Lacan est donc insaisissable entre shaman, prophète et enseignant (maître). La vie de cet homme est rythmée par l’exclusion. Les légendes qui lui collent à la peau accumulent les malentendus. Sur le structuralisme, les mathématiques, la philosophie. On a déjà pointé la position de Milner. On a d’autres philosophes comme Badiou qui l’ont suivi de près (séminaire sur l’anti-philosophie). Catherine Clément est juive et rend compte du caractère encyclopédique de l’œuvre lacanienne soucieux de relire Freud avec les outils des années 68. On croise Hegel, Spinoza, Descartes, essentiellement, sans oublier Marx. Et même Heidegger. Mais l’auteure arrête de suivre le maître à partir de 1972. Je tiendrai toutefois à faire un peu écho du Lacan d’après 1972. Lacan après 1972 a fait deux choses. Il développe deux sorties.
La première va quitter la logique signifiante parce qu’avec elle, la psychanalyse se trouve impuissante à rendre compte de la jouissance féminine et de la jouissance folle. Autrement dit, dans ces deux cas, la traversée du fantasme qui signe chez les hommes la fin d’une analyse, ne suffit pas. La femme réclame une autre logique, celle de l’amour en phase avec le symptôme. Lacan découvre que les femmes se prêtent par amour à être les symptômes de l’homme. Mais elles ne sont pas acculées à ce destin. Quant à la jouissance folle, Joyce en fait son affaire sans psychanalyse, par un fantastique travail de l’écriture. Ici Lacan est carrément mis à quia. Car « normalement » Joyce devrait être soigné et la psychanalyse pourrait faire offre de soins. Sauf que Joyce n’en veut pas. Joyce est l’anti-Lacan. Après, Lacan voudra retomber sur ses pattes et recouvrira la trappe qui s’ouvrait sous ses pieds. Il prendra donc la deuxième sortie.
Cette autre sortie par contre est beaucoup moins inventive car Lacan s’y enferre et s’étrangle dans les méandres de la topologie des noeuds. il cesse de parler. En fait, il rencontre ainsi sa propre mort. Je rejoins là Catherine Clément car par exemple le séminaire l’Etourdit me tombe des mains, tout cela glissant de mal en pire (L’Etourdit est présenté dans la foulée du séminaire Ou pire…).
Introduction
En 1899 Freud écrit La science des rêves et l’édite en 1900. Lacan naît l’année suivante. Et puis un jour à 79 ans, il décida de dissoudre son école de psychanalyse. Autour de sa vieillesse s’était nouée une histoire fiévreuse, où se marquait l’angoisse de ses disciples. Comment survivre au maître quand celui-ci va disparaître ? Jusqu’au jour où le vieil homme les secoua. L’opinion qui ne connaissait rien de Lacan comprit avec plaisir qu’il était question d’une mise à mort et de la défense du bouc promis au sacrifice. Or de sa pensée tout le monde s’en f…. Ce livre veut traiter cet homme en shaman, en sorcier habité par l’inspiration.
Chapitre 1 : plaisirs d’amour
Au printemps 80 parut un numéro d’Actuel consacré aux aventures de Jacques Lacan, psychanalyste. Il venait d’entrer dans sa 80ème année quand parut un premier pamphlet contre lui : « L’effet’Yau de Poêle » par François George, travaillant aux Temps modernes. Cela n’aurait pas justifié la couverture d’Actuel s’il n’y avait pas eu tant de rafût. Lacan envoyait sur les roses ceux qui ne lui plaisaient pas. Sans la précaution oratoire qu’y mettait Freud. C’est étrange quand même cette actualité fixée sur un vieux Monsieur dans son coin, au moment où l’URSS envahissait l’Afghanistan et où démarrait la révolution iranienne. En France, on s’ennuyait au milieu des querelles PC – PS. Lacan avait donc demandé qu’on fasse lettre de candidature pour la nouvelle école à refonder. Il fallait envoyer la lettre à lui personnellement mais les candidats la firent paraître dans la Presse, laquelle ne se préoccupait que de Lacan : « c’est sur le tourbillon que je compte ». Il fut servi car les évincés firent valoir leurs droits en justice ; la loi des associations de 1901. Lacan dut y mettre la forme. Et il y eut une tribune où les arguments s’échangèrent : Delenda. Et à la Maison de la Chimie un huissier acta la mort de l’Ecole Freudienne. Mais Lacan y perdit ses amis.
Dans les années 60, un petit groupe de normaliens philosophes entendit parler d’un personnage magique, dont les textes circulaient sous le manteau. Ils ne ressemblaient pas à l’éducation classique qui était dispensée. L’auteure du livre commença à s’intéresser. Car le bonhomme parlait d’Hegel et de Freud mais tout autrement. Parti de l’hôpital Ste Anne, il était psychiatre, il déménagea à l’ENA en 64. Cette fois il remplit l’auditoire d’une foule sans cesse grandissante car même les artistes venaient. Lacan est le plus beau fleuron de l’Université Française. En revenant chaque mercredi, lentement à l’écouter, une implacable grille de langage se formait rendant caduque les formes classiques de la pensée. Cette pensée chercheuse, hantée de mythes, obnubilait. On finissait par penser Lacan. Il n’a presque rien écrit. Il appartient au destin bizarre de cet homme de n’avoir pas réussi à trouver de vrais interlocuteurs en son âge mûr. Lacan conquit des auditoires mais les rendit muets. Allez donc causer à Moïse sur le Mont Sinaï. C’est le lot de l’enseignant de susciter l’ennui. Mais c’était un prodigieux spectacle. Lacan parlait comme plane un épervier tourbillonnant autour de sa proie. Comme il en va des inspirés, un jour, plus rien ne passa. C’est comme à la corrida quand le toreador n’a pas ou n’a plus le « duende », l’inspiration. Le duende est un un petit lutin fantaisiste et on ne peut le mettre dans sa poche. Parfois cela dure des années puis quand on croit que Curro Romero est fini, le duende en revenant le ressuscite. Il y a dans le Séminaire une question qui touche à l’immortalité. C’était un phénomène bien parisien. C’était de l’amour et de cette sorte d’amour naissent la trahison de soi-même. Mais peut naître aussi une autre sorte de pensée qui se bat contre elle-même et détruit son objet. Dans le meilleur des cas elle en garde le noyau dur. Ce livre va en faire le tour. Mais rappelons encore que ce petit bourgeois était aussi héroïque comme on l’est dans la bourgeoisie. Sa femme Sylvia était juive et répondit à l’injonction de la Gestapo de s’inscrire comme telle dans un dossier. Lacan alla chercher ce dossier qu’il obtint et puis à la naissance de sa fille, il l’appela Judith. Héroïque il le fut en 1950 quand il partit en guerre contre la psychanalyse à l’américaine. À partir de 53 il fut un enjeu entre deux camps. Il était le gêneur. Comme Tintin en culottes de golf. Mais l’héroïsme peut lasser. Un jour mourut l’amour. Pour l’auteure. « Ma tête un jour se détourna. Mais quand parut le pamphlet de François George je voulus écrire ce livre. Pour parler enfin de ce qu’il a dit ».
Dans Télévision, Lacan dit : je dis toujours la vérité : pas toute parce que toute la dire, on n’y arrive pas. Dans la marge est écrit S(A) où le A est barré. Pour tout dire il faudrait plus de temps. Matériellement on ne peut la dire toute parce que les mots y manquent. Quant au signe, S, il renvoie à deux choses : le signifiant, le sujet. Le sujet du verbe, celui qui parle, celui aussi à qui l’inconscient joue des tours. Dans le lapsus, tu es parlée ; tu es un lieu de passage pour ce qui aura décidé de sortir coûte que coûte. Ceci dit, Lacan a tenu la gageure toute sa vie de dire la vérité, mais pas toute. À force il en a dit un peu plus que les autres. Mais S veut aussi dire le souffle, un son qui sort de ta bouche et une forme qui se trace sur le papier. C’est la matière du langage. Le signifiant c’est la partie la plus élémentaire du langage. Et le A est corrigé : un correcteur philosophe, un prote de génie se serait trompé. A c’est l’autre, toi pour moi et moi pour toi. Et le premier qui t’a fait : Dieu, ton père et le père de ton père. Tu dépends d’une idée d’homme ou de Dieu ou d’Etat ou d’ordre, qui transmet une sorte de barrage : la culture. La culture qu’on apprend à l’école et ta culture t’entrave. Elle est faite pour cela, elle est aussi l’Autre. Et la barre ? Ce n’est pas un barrage, c’est le contraire. C’est l’idée tout à fait folle qu’on pourrait se débarrasser de l’Autre, faire tout ce qu’on veut. Mais c’est une illusion.
Les psychanalystes ne sont jamais très gais. Lacan savait dire des choses drôles sur nos limites. De ce désaccord, lui est venu le tragique. Il fut l’homme de la discorde nécessaire. Il n’est pas étonnant qu’il est devenu bouc émissaire, bouc sacrifié, symbole du tragique, lieu de partage : il s’est laissé partager. Lacan se laissait disséminer, répéter, interpréter et puis de temps en temps lui revenait le désir de se refaire une intégrité. De Freud il garda la volonté fondatrice : fonder une institution, fonder son propre nom. Un rêve d’immortalité. Comme le père fondateur, il érigea sa propre image. Son fantasme touche à la mémoire des siècles. De Freud il garda la volonté systématique d’inaugurer un savoir. Mais il prit des risques. Il critiqua tout, autour de lui, c’était le désert des savoirs. Seule demeurait la mathématique ; ce n’est pas la part de sa pensée la plus immortelle. J’aime mieux l’autre Lacan, celui qui se laisse bouffer. Celui qui se trompe au tableau noir, celui qui s’envole et laisse aller ses phrases, et tant pis si elles l’emportent au-delà de lui-même. Prophétique et gaffeur, il m’enchante. L’amour était là où il détruisait ses formules dans un grand éclat de rire, creusant des trous de taupes sous toutes les certitudes, inquiet sans cesse, incapable de jamais s’arrêter. Freud et lui ont fondé leur propre langue dans leur langue maternelle. Avec Lacan je me sentais française. Edouard Pichon, du temps où les idées de Maurras tenaient le haut du pavé, lui rendit hommage. Pichon saluait en Lacan l’usage d’une langue dont, en grammairien, il connaissait bien les détours. Français et chrétien, issu de la bourgeoisie traditionnelle. La langue de Lacan n’est pas juive. Lacan a l’orgueil du langage, rien en lui ne connait la moindre émigration. Quand il s’adresse à ses disciples, il les traite avec sévérité comme l’apôtre Paul et avec charité comme Jésus sur la montagne. Il répartissait les disciples entre bétise et canaillerie, préférant les seconds. Dans Freud, Lacan cherchait le prophète ; quant à lui, il parlait en prosélyte. Tu es Pierre et sur cette pierre… des Pierre successifs furent appelés à fonder avec lui l’Ecole freudienne. Il aimait les jeux de mots, mais le psychanalyse ne rit jamais sans s’interroger sur son propre rire. Freud a dit que le mot d’esprit, c’est le retour du refoulé. Lacan en rénovant la fonction du langage dans son rapport à l’inconscient, rendait manifeste le moindre découpage du sens, que Freud n’avait fait que décrire avec précision. La moindre duplicité des mots lui fournissait l’occasion de faire comprendre l’interprétation. Il disait que l’inconscient n’a pas de sens, l’inconscient joue. La pensée crucifiée par le jeu de mots expirait. L’étonnant est que les disciples restaient. Ne plus parler que par jeux de mots n’amuse plus et Lacan fabrique des monstres, des êtres de langage. Souvent les lacaniens sont des monstres. Des automates animés par un souffle qui n’est pas le leur. Il y a de la sorcellerie, et de l’enseignement.
Le style c’est l’homme…à qui l’on s’adresse. La contrainte vient autant du destinataire que du producteur. Le langage produit du malentendu. Soit donc une pratique fondée sur le malentendu : comment l’enseigner ? Et normalement il n’y a rien à enseigner puisque la psychanalyse est une pratique où tout se joue sur le divan. Mais l’analysant qui veut devenir analyste, il doit entrer dans une école. Et suivre des séminaires. Dans le même temps par un jeu de copinage, le futur analyste écopera de son premier client et par conséquent ira en contrôle. La psychanalyse est une rare discipline où la théorie s’apprend sur le tas en même temps que la pratique. Ici il va lire beaucoup, il va se cultiver. Toute l’histoire de Lacan repose sur le constat d’une carence de culture. Au moment du Plan Marshall, Lacan parla de Hegel, Molière, Victor Hugo et les poètes. Et puis de tous les gens qu’il fréquentait autour de la revue Le minotaure. Cela aurait pu s’arrêter là car Lacan était un psychiatre intégré et apprécié. Mais il commença à enseigner, le seul à parler du langage. Tout se compliqua quand il ajouta la philosophie à la psychanalyse freudienne ; le structuralisme. Il parla de la lettre, a, b, c, l’élément le plus petit de notre langue, la structure essentiellement localisée du signifiant. Est signifiant le matériel même du langage : lettre, signe, virgule, point, phonème. Est signifié ce à quoi renvoie le signifiant. Bête comme chou. Ce n’est pas du chou que partit Lacan mais des portes des toilettes. « Tiens, dit le frère, on est à Dames ! – Imbécile, répond la sœur, tu ne vois pas qu’on est à Hommes ! ». Chacun son regard, chacun sa porte, celle qui désigne le sexe de l’autre. Voici la guerre des sexes, la répartition des hommes et des femmes dans la culture. Travaillant sur le matériel le plus trivial, il entend la noblesse de la légende et la force du mythe. Lévi-Strauss a parlé des mythes qui sont pleins d’urine et de pêts ; il faut savoir les envers. Or le signifiant, qui est le plus petit élément du langage, obéit à deux lois : se réduire à un élément différentiel ultime et se composer selon des règles fermées. Le signifiant ne saurait être isolé : il entraîne son voisin, et le voisin du voisin, ainsi de suite jusqu’à l’unité suivante, le mot, la phrase. Quant au signifié, il ne peut être assigné à tel ou tel signifiant, mais il glisse, de l’un à l’autre, et ce glissement s’appelle le sens. Un pas encore et on entre dans la rhétorique, qui est la science des figures du langage, qui est l’art du style. Lacan parle de l’arbre – dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient » – et jouant avec l’arbre de la croix, sur l’anatomie qu’il a apprise, sur la chimie, sur les associations d’images de Roger Caillois, et rappelant la tortue, le mimétisme animal ; terminant enfin, non sans passer par l’expression grecque (èn panta) qui signifie l’essence et le tout, par un vers poétique. Tout cela dans un arbre, le glissement du signifié, voilà ce qui le fait vivre. Figure de la métonymie dans le mot à mot. À distinguer de la métaphore qui prend un mot pour un autre, l’arbre à la place de la croix : la partie pour le tout, le bois de l’arbre pour le corps qu’il supporte, et le sens qu’il entraîne.
Il lui arriva de ne plus être qu’un rhéteur. Lacan d’avant-guerre fut un grand inventeur. Vint un moment où il cessa d’inventer. Avant 1964 tout est dit. Et 64 c’est la date où il se fait exclure de l’IPA, de l’organisation internationale de la psychanalyse. Le langage finira par avoir eu raison de lui. Il y eut un numéro d’Ornicar sur l’excommunication, celle qui l’affecte, la même que celle qui frappe Galilée (comédien), Giordano Bruno (martyre). Lacan fut le premier à chercher véritablement par quel moyen il pouvait transmettre un impossible enseignement. Le piège se refermait. Il continuait à pourchasser la vérité, alors qu’à l’époque on parlait de réalité. Lacan parla à la place de la vérité comme Socrate dans les Dialogues de Platon. Prosopopée : figure de style où un texte ou un concept prend la parole. L’apprenti psychanalyste est largué et avec délice, il retourne à l’école, il se recycle. Cet enseignement, est-ce de la psychanalyse, en tout cas la seule garantie tient au fait que Lacan est psychanalyste. Et il n’a cessé de dire que nul ne pouvait assumer la garantie sans péril. Lacan parle de sujet supposé savoir. Supposé est un mot qui court tout le Séminaire jusqu’à Encore. On lui suppose un savoir. Saint Genet est acteur du temps où les empereurs romains aimaient nourrir les lions de leurs arènes avec des chrétiens. Cet acteur jouait tous les rôles et amusait. Il était bien païen mais un jour il dut jouer qu’il était chrétien. Or la grâce le touche ; il a le plus grand mal à convaincre qu’il ne joue plus ; seule la mort convainquit. La mort fut la garantie de son talent. Jean Genet l’écrivain devint voleur et écrivain parce qu’une voix l’avait surpris de dos, la main dans le tiroir. « Tu seras le voleur », et il le devint. Lacan aura subi la même passion. Tu seras Lacan : il l’est devenu. La définition de la vérité se terminait par une définition de la psychanalyse fort dangereuse (« La chose freudienne »). Le psychanalyste, c’est Actéon, coupable d’avoir aperçu la chaste Artémis au bain, qui fut par elle transformée en cerf que les chiens de la déesse dévorèrent. L’apprenti persévère et mettra longtemps à comprendre que le rendez-vous avec le sujet supposé savoir (son analyste) est un rendez-vous manqué. La vérité aussi est un rendez-vous manqué. Revenons à la lettre, à l’arbre, au sens qui glisse. La vérité n’est pas seulement mystique, elle est le rapport entre un sujet et l’inconscient : impossible à saisir, fuyante comme le furet. S’ils’agit de l’inconscient, plus rien n’est garanti. La parole sera risquée. Fini le rapport stable propre au concept philosophique.
Me voici à la recherche d’un fantôme. Que Lacan soit l’objet de toutes les projections, il n’est que trop évident. Ici l’auteure se mouille. Dans la lointaine Sibérie, existent des shamans. C’est avec des drogues que les futurs shamans s’en vont vers leur destination. Au pays des ombres, le shaman se transformait en oiseau au squelette de fer. Dès lors tout lui devenait possible. Leur capacité androgyne, leur fonction drôlatique, leur étonnant pouvoir d’agir sur leur propre corps, leur fonction thérapeutique. Du shaman, Lacan n’a aucun des caractères physiques, il les a tous transposés sur le terrain du langage. Boiteux, mal foutu, héroîque et dérisoire, grandiose et ridicule, avec ses plumes sur le corps et son nœud papillon. Sautillant de place en place pour échapper à son destin : archaïque, rétro, désuet, intemporel. Anachronique il l’est puisque l’heure grandiose des sciences humaines est passée. On en est venu à la philosophie des droits de l’homme. On n’entend plus que morale.
Chapitre 2 : le chemin des dames
Jean-François Bizot, dans le Débat, interrogea les jeunes intellectuels : au cynisme de la Realpolitik, nous avons opposé le réci,t comme gilet de sauvetage quand nous buvons la tasse. Toutes les révolutions déroutèrent. Le récit mobilise la pensée. Le récit, pensée larvée, en gestation ; pensée lovée, tout endormie dans la passion trompeuse de décrire. Dans le même temps le roman psychologique, familial, renaissait. Lacan en ce temps-là fut psychiatre et donc présentait des malades à Ste Anne. Tout l’exercice consiste à reconstituer leur vie. Se constitue lentement le récit, l’essentiel est qu’il soit énoncé. Le psychiatre doit produire des études de cas. Lacan était l’élève de Clérambault, avec qui il prépara sa thèse : de la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Et à côté il écrivait pour ses amis surréalistes. Il était publié dans une revue d’art où il côtoya les masques dogons ou sénégalais, tout ce que le colonialisme rapatriait de la mission Dakar-Djibouti. On était en 1932. Et dans ce concert polyphonique, Lacan parlait de cas, Marcelle : rien ne distingue le fou du shaman et du prophète, rien sauf le trop grand décalage entre son délire et le groupe qui l’entoure. Le prophète se trouve à l’exacte lisière où l’innovation langagière pourra se faire entendre du groupe. De la folle, on n’entend dans ses inventions, que troubles. Mais en 1933, du crime des Sœurs Papin, Lacan entend un chef d’œuvre social. La fascination pour le style délirant n’est pas innocente. Lacan y suçait le lait du néologisme. Il a des effets de création en retournant à des formes anciennes. Mais Lacan oscille encore selon qu’il parle à la Société médico-psychologique ou écrit pour le Minotaure. Dans le discours officiel, la paranoïa délirante est une faiblesse de l’esprit ; dans l’article pour la revue d’art, il parle de ces écrits porteurs d’une signification intentionnelle éminente et d’une communicabilité tensionnelle très élevée. Leur création n’ a rien d’inférieur à l’inspiration des plus grands artistes. Contradiction : ces folles écritures superbes ne sont pas communicables, sauf pour celui qui sera fou pour entendre, au sein de la même communauté humaine d’où ce fou véritable s’est exclu. Qu’est-ce qui sépare la jouissance de Marcelle (Ecrits Inspirés dans Schizographie ; publiés en 1930 par Lacan pour la société médico-psychologique) de celle de Lacan ? De l’inspiration paranoïaque, il gardera la pratique d’un jeu subtil et dangereux, entre communication et non-communication. Pour se faire entendre, il faut savoir user d’un langage ouvert sur l’invention, sur la poétique. Ouvert alors qu’on le dit fermé. Réservé à ses disciples, il fonde une école. La paranoïa fait de l’homme le porteur d’un message qui lui a été révélé ; ce message est si brûlant qu’il suscite la persécution. Le délire raconte la tragédie d’un prophète méconnu. Le délire dit vrai. Il exaspère ce qui sera partout ailleurs rapport de pouvoir. Il est banal mais s’il décolle, il rejoint l’inspiration la plus haute, fût-ce à travers le crime. Pour peu que celui-ci touche à un point de rupture. Lacan ne s’est pas occupé des hommes, mais aux femmes.
Toutes femmes ; Marcelle, Aimée, les sœurs Papin peuplent ses premiers écrits. Il a pourtant la réputation de ne pas aimer les femmes : il a dit qu’elles n’existaient pas. Prodigieux contre-sens : la femme n’existe pas ; la femme ne peut s’écrire qu’à barrer le La (dans Encore, voir plus loin). À l’époque les femmes ne cessaient de dire la même chose. Elles s’insurgent contre le mythe que leur ont fait les hommes dans notre culture. Elles écartent l’existence d’une Femme immémoriale, éternelle, immuable, moitié d’un tout dont l’homme est le centre. C’est en effet le fonctionnement dominant : un centre absolu, l’homme, flanqué d’une moitié, la femme, sa femme. Moitié d’homme, sortie de lui ; ce genre n’en est pas un. Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots, et il faut bien dire que s’il y a quelque chose dont elles-mêmes se plaignent assez pour l’instant, c’est bien de ça. L’honnêteté toutefois réclame de compléter ce texte de la suite : simplement, elles ne savent pas ce qu’elles disent, c’est toute la différence entre elles et moi. De son essence, elle n’est pas toute. Lorsqu’elle est pensée toute, elle ne peut être que le complément de l’homme ; mais elle n’est pas toute, elle échappe à l’homme, à sa langue. Et comme toute privation entraîne un plus, si la femme n’est pas toute elle jouira d’un privilège que les hommes n’ont pas, elle jouira tout court. C’est la jouissance féminine. Et cela enrage Lacan surtout que de cette jouissance, elles n’en disent rien, pas un mot. Lacan en tant qu’homme est réduit à savoir, à parler, mais pas à penser vraiment. La jouissance féminine est dans son œuvre son point de butée ; là s’arrête la théorie. La manœuvre, pour contourner cet inconnu et se l’approprier un peu, sera de dire : elle cherche l’amour. Et l’amour, ça il sait ! Rien à voir avec le rapport sexuel. D’ailleurs sur ce point aussi, il fit un tollé. L’attaque pourtant portait sur le rapport et pas sur le sexuel. Il déplaçait le sexuel, tout comme Freud, de son centre local physique. Le sexuel circule partout sur la surface du corps, mais il ne donne pas lieu à un rapport au sens logique du terme. Freud s’était défini contre Jung quant à la place du sexuel. Freud voulait une science, pas une religion (Jung place la source du désir dans les retrouvailles les plus archaïques avec des archétypes). Donc l’amour existe. Fondé sur la jouissance de Dieu, ne s’exprimant jamais mieux que dans la mystique. Il se range avec les mystiques tout comme Baudelaire, Klossowski, Hegel, Goethe, Bataille. Celui qui a écrit Madame Edwarda. Du mystique au fou, le pas est vite franchi que seul le groupe social aura le pouvoir de franchir pour fixer un enfermement ou au contraire assigner une fonction charismatique reconnue. Les inspirées l’inspirèrent toute sa vie.
Christine et Lea Papin, deux sœurs, sont bonnes à tout faire, au Mans, en 1933, dans une famille dirigée par une mère et sa fille, pas tendres, dures comme c’est normal pour l’époque, et pour leurs féroces habitudes de classe. Un soir d’orage, il y a une coupure de courant. Les patronnes sont sorties ; quand elles rentrent, elles engueulent les deux sœurs qui n’y sont évidemment pour rien. Elles n’ont rien fait, sont restées ensemble et ont attendu que la lumière revienne. À la colère, d’habitude elles ne répondent pas ; mais cette fois… Elles prennent chacun sa chacune, leur font sauter les yeux de leurs orbites, les poignardent et lacèrent leurs cuisses et leurs ventres. Elles utilisent leurs instruments du quotidien dans leur espace domestique ; elles souillent le sexe de l’une avec le sang de l’autre. Puis quand c’est fini, elles nettoient et s’en vont au lit. Dans la foulée voici l’histoire d’Aimée qui s’en prend à Mme Z, une actrice à la mode, au moment où elle va jouer au théâtre. Aimée vérifie son identité, l’empêche de passer en sortant un couteau que l’actrice saisi par la lame en se coupant. Voilà donc deux crimes. Le crime c’est la sortie du social, le geste fulgurant qui d’une inconnue fabrique une énigme pour ce même groupe social, sidéré. Leur internement en psychiatrie croise Lacan qui parle non pas de monomanie mais de passage à l’acte. Ce n’est pas la seule enfance de l’intéressé qui détermine la violence inattendue, c’est l’enfance de sa mère ou de son père, c’est plus haut la fondation familiale. L’acte n’est plus qu’un passage entre imaginaire et réel, l’histoire refoulée et l’actualité subite. Emprisonnées les sœurs devinrent de vraies délirantes. Aimée aussi, mais elle guérit car l’acte une fois qu’il est fait, un conflit cesse d’exister. Lorsque Christine fut emprisonnée, elle fut séparée de Léa. C’est la séparation qui est la cause du délire, de même que l’étroite coexistence des deux sœurs est à l’origine du crime. La paranoïa féminine renvoie à une homosexualité refoulée. Mais il fallut d’abord que les deux sœurs soient l’une pour l’autre le seul univers. Avec les seuls moyens de leur ilôt, elles doivent résoudre leur énigme, l’énigme humaine du sexe. Éduquées ensemble, elles ne se sont jamais frottées à l’existence de l’autre, homme. Ces deux sœurs trouvent leur plaisir entre elles et dans le meurtre elles trouveront une jouissance sacrée ensemble. Lorsqu’un autre couple se présente sous forme hostile, le couple se déchaîne, le délire à deux vient du mal d’être à deux, de l’impossibilité de se distinguer de l’autre, au point que lorsque l’autre n’est plus là, surgissent la déperdition d’identité et la folie. De même Aimée était inséparable. Mais comme dans sa vie elle ne fut pas inséparable d’une seule femme, cela lui permit de ne pas tuer jusqu’au bout. L’objet identique fut d’abord sa mère, nous étions deux amies. Puis se fut une aristocrate déchue qui dicte les normes, fait la roue et polarise Aimée et c’est là qu’Aimée entend parler de Mme Z. La marquise déchue dit à Aimée : tu es masculine. Comme Christine pour Léa. C’est alors que la troisième femme arrive ; la sœur d’Aimée qui viendra habiter avec le jeune ménage. La sœur a subi une hystérectomie et quand Aimée accouche, la sœur ne cesse de jouer auprès du bébé le rôle de mère inassouvie. Si Christine, trop proche de Léa, n’avait pu projeter la haine qu’avec Léa, et sur un autre couple, Aimée mettra du temps à élaborer une dérivation de plus en plus lointaine de la haine amoureuse qu’elle porte secrètement à cette autre soi-même. Et elle part pour Paris, quittant son foyer, en proie à un délire qui la rapproche géographiquement de ces êtres de luxe qui sont à l’origine du complot contre elle. Aimée frappera Mme Z, paranoïa d’autopunition. De femme en femme, Christine et Léa dont l’inconscient ne pouvait admettre l’existence de l’Autre, frappent deux femmes. Prison de verre du narcissisme, mécanisme d’inversion psychique, image d’homme au sein d’un couple homosexuel. Dans l’énigme féminine, Lacan trouvera deux voies de traverse. La première le conduira par le chemin familial à cet éternel discours sur l’amour qui passa par le Banquet, l’amour courtois, Sade et Kant. La seconde voie c’est le stade du miroir. Le moment où on devient soi parce qu’on n’est plus le même que la mère. Attention au danger du trop proche. Il faut avoir la bonne distance. Les paranoïaques frappent parce qu’elles sont trop près d’une image féminine menaçante, et trop loin d’autres images inaccessibles. La bonne distance vient par l’école, la culture.
Lacan était un homme et il ne sera jamais une femme paranoïaque. Aimée écrit, dans les moments féconds de son délire. Aimée a mis longtemps à rompre les amarres d’avec sa sœur aimée et haïe. Chaque fois plus solitaire, plus délirante, plus écrivain. Et en écrivant elle a tapé dans l’œil du psychiatre avec l’indice de la dimension masculine, mais pour l’œil du poète, elle a écrit, au travers de la sublimation du langage, l’effraction plusieurs fois avant de passer à l’acte. Et Lacan oscille entre une distance trop proche, amoureuse de la poète, trop lointaine, froideur thérapeutique face à la malade. En 1946, dans les journées de Bonneval, Lacan avec son ami Henri Ey découvre Hegel, relu par Kojève. Dès lors solidement encadré, le délire féminin s’assagit pour un temps. La loi du cœur et le délire de présomption. Son être est enfermé dans un cercle, sauf à ce qu’il le rompe par quelque violence où, portant son coup contre ce qui lui apparaît comme le désordre, il se frappe lui-même par voie de contrecoup social. Dans « Propos sur la causalité psychique », Lacan parle encore un peu de Aimée, mais il développe un cas étrange. Un jeune homme amoureux, incarnation de la loi du cœur, donc aussi du délire de présomption. Ce gentilhomme échouera dans une amère jubilation, cherchant à faire enfermer sa trop jeune et jolie Célimène « dans un endroit où d’être homme d’honneur on ait la liberté »… nous voilà… chez Alceste, Molière, le Misanthrope. Soit le répondant masculin d’Aimée. Alceste ne relève pas de l’auto punition féminine mais de l’agression suicidaire du narcissisme. La fascination est loin, le regard est froid. Dans l’Encyclopedie française, Lacan rédige l’article : famille. Tout est en ordre sous la prévalence du principe mâle. On est en 1948, on reconstruit le monde. Le principe mâle a un revers. Ce principe inversé c’est la Sainte Vierge définie comme l’occultation du principe féminin sous l’idéal masculin, car puissant est le rêve d’un monde sans femmes. Entre guerriers. Marie est sublimement vierge. Marie l’androgyne est homme et voilà décrite la mère du garçon homosexuel . Lacan relit la naissance freudienne de la psychanalyse avec Dora, Schreber et les hystériques. La psychanalyse est partie de l’inversion. Parce qu’elle cherchait l’inconscient soit l’envers des normes. Lacan est un homme, Lacan sait. La Vierge est émasculante et elle est principe du Tout. Clément prend l’image du triptyque de Bosch (les folles à gauche et à droite Schreber, Alceste) maintenant refermé mais qui peut s’ouvrir « même si on n’est plus au même endroit », révélant un autre Lacan créateur.
Et c’est la trouvaille du stade du miroir. Il commence par parler de la pigeonne qui ovule quand elle n’est pas seule. Et si on essayait de la leurrer avec son reflet sur un miroir. Miracle elle ovule stimulée par l’imago. Il y a une situation différente avec l’enfant de six mois guidé par sa mère et passant devant un miroir, et qui s’arrête cette fois, et rit. C’est la première fois que le petit d’homme s’assume. Ce stade est un drame noué entre une incomplétude et une anticipation. Le petit anticipe sa propre figure adulte. Émulsion : un sujet qui n’en était pas un, et qui advient au monde, comme effet de l’action inconsciente. Le drame c’est que si le moment ne se passe pas bien, c’est l’autisme. Mais de toute façon et même quand ça se passe bien, il y a aussi une aliénation, sociale, celle-là. Et donc le stade va équiper le petit d’homme d’une armure. Pour dépasser les fantasmes archaïques dont parle Mélanine Klein. L’armure sera orthopédique, parant à un corps morcelé. Carapace. L’opération ne donne pas une identité mais accès à une identification : jamais le sujet ne sera tout à fait lui-même. Les sœurs Papin frappent leur propre image et s’identifient. L’enfant au miroir voit son image inversée. Lacan va finir par s’ennuyer car ce qui le meut, ce qu’il aime, c’est le passage à l’acte et pas le ronron du banal et du normal. Il ne faut pas grand chose pour que l’armure vole en éclat. Kafka succède à Jérôme Bosch, avec la Métamorphose. L’enfer et le jardin des délices sont tout proches et le paradis des bulles soit disant sereines baignant dans l’harmonie sexuelle est dérangée par un animal intrus, un petit lynx, pas du tout à sa place. La description du stade du miroir se conclut en deux points : une critique violente du sentiment altruiste (l’apparition de l’Autre s’approche menaçante) car l’agressivité est constitutive du sujet et saute aux yeux chez le philanthrope. La psychanalyse ne sera pas pédagogique : on ne peut rien faire pour aider les gens. Lacan tourne le dos au champ du politique (l’action pour le changement). La deuxième conclusion insiste sur la servitude volontaire ; la psychanalyse devra trancher ce nœud de la servitude parentale. L’amour seul est capable de lutter contre la force des vieilles images.
Ainsi entre la mère et l’enfant, la séparation. Freud a parlé de l’Ichspaltung. Lacan raconte une fable : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Un œuf se rompt et voilà que s’en échappe quelque chose qui ne serait pas bon de sentir se couler sur votre visage, sans bruit pendant votre sommeil pour le cacheter. Au réveil ce vampire fluide est en train de digérer l’homme, plus exactement l’Hommelette, un compromis entre l’homme et l’omelette. Freud aurait appelé cette amibe, la libido ! La libido est irrésistible, indestructible, elle vous colle à la peau. C’est le seul organe produit de la séparation, qui ne peut être scindé. C’est l’essence de l’œuf, l’équivalent de l’âme médiévale qui s’envole au moment de la mort. Sauf à dire que c’en est l’inverse, puisque cette âme amibienne tout imaginaire s’envole, elle, au moment de la naissance. Et envolée, elle est à jamais perdue. L’hommelette figurera tous les objets de désir. Tout au long de sa vie, l’homme séparé de l’hommelette, la sentira se poser à quelque point de son corps, habité pour un temps par un désir local. Le désir germant dans la crêpe, se niche ici ou là ; jamais mieux que dans le détail, le trait minuscule, le petit défaut. Soit l’objet petit a. Le désir ne cherche pas le sujet dont il se fout, il cherche l’objet. Un pas de plus, de Freud à Lacan, c’est un petit objet déchu. Que le désir se repaisse d’un déchet, un regard, celui de Béatrice, soit trois fois rien, un battement de paupières et le déchet exquis qui en résulte, et voilà surgi l’Autre. La liste de cet objet petit a renvoie à des objets qui ont un rapport avec la séparation : le sein, le pénis, l’enfant, le regard car l’Autre est une mascarade (ou pure parade). L’Autre c’est juste un déchet mais qui est là où existe une voie de passage entre l’intérieur ou l’extérieur (d’où l’urine, les fèces, le coït…). On en viendra à la topologie des figures d’Eicher mais alors Lacan n’inventera plus rien. Il faut faire l’amour, qu’est ce qu’il faut faire pour faire l’amour ? L’amour ici on le fait sans rapport, sans rapport avec l’Amour.
Chapitre 3 : la bouchère ne voulait pas de caviar
Vint le temps où le psychiatre devint Lacan tout court. Cette transformation demandera toute une série de ruptures, une scission, une exclusion, qui accouchèrent en 1964 de l’acte fondateur de l’Ecole freudienne de Paris (EFP). Celle qu’il décidera de dissoudre en 1980. Pour comprendre le geste de dissolution, comme répétition de la casse originelle, il faut revenir sur les années 53-64. Dans cette période, Lacan mit en cause la morale, dont il traitait à sa façon, au-delà du bien et du mal : le désir, le manque, la destruction du moi, qui, abolissant les systèmes défensifs, devaient libérer le sujet. Cela ne plaisait pas à Marie Bonaparte, une puissance au sein de la Société Psychanalytique de Paris créée en 1926 (correspondance sur la scission de 1953 jusqu’à l’excommunication). Pourquoi fut-il exclu ? Sacha Nacht avait proposé de fonder un Institut de psychanalyse,on y obtiendrait la reconnaissance officielle par un diplôme et uniquement pour les médecins. Marie Bonaparte s’insurgea. Lacan devint directeur à la place de Nacht. On se prépare à le nommer président mais Marie fait volte face car Lacan a oublié (l’étourdi) de lui garder ses fonctions honorifiques. Mic-mac qui aboutit à l’élection de Lacan ..qui démissionne six mois plus tard ! C’est la fondation de la nouvelle Société française de psychanalyse. La SFP demande son affiliation à l’IPA. Mais l’institution ne serait reconnue que si Lacan s’en retire. Exclu avec quelques uns il fonde l’EFP. Ceci ne répond qu’au comment mais pas au pourquoi. Jean Laplanche en nomme la cause : la pratique didactique. Au-delà, c’est parce que c’est un emmerdeur. Lacan souffre de tout ceci et à la fin il évoque Spinoza et le processus du « kherem » (53) jusqu’au « chammata » (64). Il faut situer là dedans la vocation shamanistique. Cela part de la faute qui apparaît sur le corps de l’enfant ou qui est commise par l’enfant à l’improviste. La faute est nécessaire mais ensuite s’ouvre un destin pour libérer l’enfant, il sera shaman. Les mandarins de l’Institution, le relais des psychanalystes français qui trahirent Lacan signalent une humiliation, la faute. L’auteur de celle-ci doit disparaître, car il avait franchi la ligne invisible d’une pollution. Les séances lacaniennes sont à durée variable. Le dispositif de la cure repose sur un qui parle et l’autre qui se tait. Les scansions sont significatives et la fin de la séance en rend compte. Ne rien répondre bouscule les défenses moïques et provoque une nécessaire régression.
En 53, alors que le kherem se prépare, Lacan produit son Discours de Rome. La fonction et le champ de la parole et du langage en psychanalyse donnent le ton. Et ce ton a changé, il est devenu celui du mage et d’ailleurs ce discours invoque Prajapati (Upanishads). Lacan déteste son passé. Et mêmes ses propres lettres de l’époque publiées dans Ornicar. L’heure est venue de la prophétie. La parole est le seul moyen thérapeutique en analyse. Et rien d’autre. L’écoute du psychanalyste s’intéresse moins au sens qu’à une forme : si le discours du patient est ennuyeux, Lacan en conclut qu’il parle de l’ennui. Quant au contrat passé avec le patient, il n’est que de parole. Le patient a toujours le pouvoir de ne plus revenir.
En Grèce antique, le maître de la vérité est le vieux de la mer, Nérée porteur de non-mensonge et de divination, les deux faces de la vérité archaïque, celle qui n’est pas encore la non-contradiction logique, mais plutôt le mi-dire. Ceci lie la prise de parole à la possession du sceptre (autorité oraculaire) et à un lieu (une tombe en forme de ruche au sanctuaire de Trophonios à Lébadée). En descendant dans cette tombe pour y jeûner, le patient est conduit par deux jeunes Hermès vers la source de Léthé (oubli) et de Mnémosynè (Mémoire). Au bout d’un temps, les Hermès ressortent le patient et le tiennent assis sur le trône de la mémoire pour qu’il revienne à lui moyennant un énorme éclat de rire revivifiant. Juste tout près d’Alétheia (vérité). La suspension de séance est le temps de la coupure juste, dans le sens qu’elle ponctue la parole du patient à son juste prix. Plus prosaïque, le psy est le scribe enregistreur, qui recueuille le do kamo, l’homme authentique en train d’émerger. Le temps c’est de l’argent, le patient n’est pas le seul patient de son analyste, et son témoin privilégié ne peut pas passer sa vie à l’entendre. Tout ce temps est celui développé entre parole et langage. Dans un temps où le langage préoccupe tous les chercheurs français de l’époque : Barthes, Althusser…La ponctuation est l’art de distinguer par des signes reçus les phrases entre elles, et les différents degrés de subordination qui conviennent à chacun des sens ; moment où la signification se constitue comme produit fini. Et voici Descartes et une dissertation sur le sujet. Je pense, je suis : sur ce point fragile de coexistence repose la possibilité du monde réel, et d’un Dieu qui veuille bien nous le garantir. Lacan ponctue la séance à la virgule : « je suis celui qui pense : « donc je suis » ». Entre les deux un processus de décalage entre deux niveaux d’énonciation. Et ce n’est plus du tout ce que voulait dire le philosophe (la coïncidence entre la pensée et l’existence obtenue par forçage au bout du doute) car dans la lecture du psychanalyste, le cogito devient une ruse, un énoncé comme les autres, un tour de passe-passe qui se passe en fait de garantie. Le sujet c’est le sujet de la science. Mais avec Lacan, la scansion c’est frustration, agressivité, régression. Mais dans le sens où elle permet la réapparition des modalités enfantines d’expression.
Il faut maintenant parler de la demande : avec l’offre, j’ai créé la demande. On demande ce dont on manque. Et en économie, le marché subordonne l’offre à la demande. Nul n’irait devancer la demande. Le psychanalyste fait une offre au patient : parlez-moi. Et quand le patient parle, une demande d’un autre genre émerge. Demander, le sujet n’a jamais fait que ça, il n’a pu vivre que par ça, et nous prenons la suite. La non-réponse à la demande fait sortir les phrases perdues de l’enfance pour lesquelles il y a prescription (papa est mort, et moi je crie). Le psy supporte, encaisse en silence. Et là Lacan fait de la grammaire autour des temps du verbe : passé défini, parfait, le futur antérieur : j’aurai été ceci, mais c’est fini. La demande incertaine est là : délivrez-moi des phrases assassines de l’enfance. Voilà c’est ressorti, c’est dit, du coup c’est fini, en place, bien rangé, rendu inoffensif. Tout est dans Freud, mais rien n’y est vraiment. Le futur antérieur lacanien est une navette logique qui va du futur au passé et du passé au futur. Dans j’aurai été, il y a une torsion qui suppose des germes du futur que l’on trouve rétroactivement. Le futur antérieur change l’histoire. Le sujet-supposé-savoir, c’est Lacan pélican, qui trouve à manger et régurgite pour les petits au nid. Et ce jusqu’au moment où il ne trouve plus rien, alors il mange son propre foie et le régurgite pour les autres. Et là l’homme Lacan, sorti du cabinet, entré dans son séminaire, adresse à son tour une demande. Mais qui va l’entendre ? Et là Lacan retourne la question, marché de dupe : une demande insatisfaite, à partir d’une offre de Gascon.
Lacan enseigne donc que dans la dialectique du besoin et de la demande, s’interpose le désir. Lacan commence un enseignement sur l’éthique. Lacan relit une histoire freudienne pour parler au nom de ceux qui écoutent (et il y en aura peu). Cette histoire est celle de la belle bouchère. Freud reçoit une belle femme, très sûre de piéger le maître sur une de ces affirmations : le rêve est un désir réalisé. Et elle raconte qu’elle a rêvé d’un dîner manqué. Elle veut donner un dîner mais il ne reste plus qu’une tranche de saumon fûmé. On est dimanche et les magasins sont fermés et donc in fine la patiente renonce à son projet. Freud lui rappelle qu’un rêve prend son matériel dans les jours précédents : il s’est passé quelque chose ? Il se fait que la bouchère rapporte que le boucher a décrété un jeûne pour maigrir ; la bouchère rapporte dans la foulée une blague de son mari : un peintre a voulu faire son portrait mais le boucher décline l’offre de prendre la pose (en allemand pour faire un portrait, le sujet se pause, s’assied) : à ma figure vous préférerez sûrement une tranche de derrière d’une fille. Mais ne comptez pas sur moi pour vous la servir. De ce mari la bouchère est amoureuse car visiblement il la comble. Mais elle rapporte qu’alors la bouchère lui a demandé de ne pas lui rapporter de caviar. Bien qu’elle en raffole. Qu’est-ce que ça vient faire ? La veille du rêve, ajoute la patiente non sans gêne, elle a rendu visite à son amie dont elle est jalouse (parce qu’elle plaît à son mari). Une amie très maigre heureusement, car le mari, on l’avait compris, aime avoir quelque chose de consistant à se mettre sous la main. Mais l’amie aimerait être invitée à dîner chez eux parce qu’on y mange bien. Freud triomphe car le rêve parle bien d’un désir réalisé. Lacan regarde dans cette histoire de caviar. La bouchère a une drôle de façon de désirer. Il faut qu’il reste insatisfait par deux fois : dans le rêve, avec le caviar. Si on prend l’amie, son désir est simple : elle aime le saumon qui est gras. Mais se le refuse pour ne pas grossir. La bouchère dans son rêve le lui refuse, elle s’est donc identifiée à elle. Pourquoi si ce n’est pour rester insatisfaite. Parce qu’elle est trop satisfaite. Elle veut autre chose que d’être satisfaite sur ses besoins ; elle en veut d’autres, gratuits. Donc le caviar aussi doit être refusé « car ce n’est pas ça ». Lacan rassemble ses morceaux en vue d’une synthèse : le miroir, le manque, le désir. Ce qui manque encore c’est l’Autre. Que la femme s’identifie à l’autre femme, c’est l’hystérie de Dora (Freud). Mais qu’elle s’identifie à l’homme, ça c’est Lacan : la bouchère cherche à savoir pourquoi son mari aime son amie, si plate. La bouchère, le sujet (hystérique), devient cette question. Et pour y répondre elle se met à sa place, à lui, désirant l’autre femme comme fait son mari. Le caviar et la tranche de saumon rapprochent les deux femmes : l’une et l’autre aiment ces amuse-gueules, l’une et l’autre s’en privent, délibérément. Ce n’est pas tout. L’amie c’est le phallus (le saumon de Lacan est devenu entier). Désirer le phallus (c‘est ce que le mari lui trouve, à l’amie, au grand dam de sa femme). Désirer le saumon c’est désirer le phallus. Demande de la bouchère : du saumon fumé ou du caviar. Désir de la bouchère : que manquent le saumon et le caviar. La demande porte sur un objet, le désir porte sur le manque, un manque qui s’appelle l’Autre.
C’est quoi , c’est qui, l’Autre ? L’Autre n’est pas nécessairement une amie, c’est ce qui manque, ou plutôt, c’est un lieu où le sujet humain s’en va puiser de quoi exprimer son désir. Ce désir est troué, toujours en quête de ce qu’il n’a pas, et qui ne veut surtout pas avoir. Le saumon fumé est le signifiant du désir de la bouchère, puisé à la source vive de l’Autre : son amie maigre. Elle ne rêve pas de son caviar, elle rêve du saumon de l’amie. L’inconscient de l’amie c’est bien le discours de l’Autre. Pas tout à fait vrai. L’Autre c’est aussi la loi, le père, dépositaire de la culture. Le comble du symbole, le comble de la loi humaine c’est l’Autre, c’est que c’est une notion logique, celle que Platon a introduit pour creuser le même. Il faut faire apparaître le manque pour qu’advienne le réel (dialogues Parménide, Théetète, Le Sophiste). Cette notion, Lacan la retrouve chez Lévi-Strauss près les indiens algonkins. Lacan revient avec l’histoire d’Œdipe Roi. La ville de Thèbes souffre de la peste, pourquoi ? Bien évidemment c’est l’inceste. L’énigme lui a été posée par la Sphinge, il la connaît. Il y répond. La catastrophe survient et il ne lui reste plus qu’à quitter le trône, errer aveugle sur la route de l’exil. En fait l’énigme est sans réponse (et inversément la réponse est sans question) car la catastrophe est au bout de la ligne, toujours inévitable. Perceval, c’est l’idiot du village. Arrive un bâteau magique, bénêt il n’ose poser la question : la réponse est là, c’est le bâteau, et la question ne vient pas. Quel est ce danger ? La mauvaise distance. Il eût été préférable pour Œdipe que l’énigme ne fut pas résolue. Répondre à la question c’est pratiquer l’inceste. Il est préférable quand une réponse existe de poser une question et de ne pas laisser la réponse, isolée. Ne pas poser la question, c’est la solitude. Dans les deux cas, la logique est écologique : l’inceste c’est le pourrissement, la solitude c’est la stérilité. L’échange pour fonctionner suppose une réserve. Le langage et l’alliance ont la même fonction. Trouver la distance, mère-fils, analysant-analyste. On se contentera d’explorer les chemins de l’impasse ; on dressera la géographie des limites.
Si la mère satisfait trop, l’enfant n’aura plus jamais faim. En 1980, Lacan fait la même chose que la bouchère. Il se paye le luxe de pouvoir formuler une demande de disciples encore insatisfaite. Il dissout, comme l’’enfant refuse le biberon. Suit l’histoire de Mary Barnes qui réussit à inquiéter son entourage devant le refus réitéré de boire au biberon. Elle veut être nourrie par sonde, elle exige des sondes pour éliminer les déchets, elle veut descendre aux enfers. Lacan réussit tout juste à avoir encore faim. Suit l’histoire de Hartmann, Kriss et Loewenstein, à la recherche d’un moi autonome, débarrassé de l’inconscient ; ils suggérèrent au patient de s’identifier à son analyste, au moi fort. Et de parler de l’éthique du transfert. Aux USA on empaquette la jeune fille et on la frôle le temps d’exacerber ses désirs. On la touche pour qu’elle prenne conscience de sa capacité de maîtriser ses passions. Evidemment en appui sur un analyste qui a appris à se tenir (ayant réussi de son côté l’épreuve du bundling). C’est de l’abus de position dominante et cela n’apprend rien à l’analysant qui n’y est en rien sujet. Freud et Lacan s’opposent à ces dérives jungiennes. Mais sur son chemin éthique Lacan vit l’exil. Le non-agir permet le développement du transfert jusqu’à sa liquidation.
Le non-agir n’est pas un interdit. Est non-agissant celui qui a la capacité d’agir, mais ne l’exerce pas. Celui qui peut montrer l’action dans le simple fait de la réserver, il s’agit d’un pouvoir. C’est le pouvoir de faire le bien ; mais ici il s’agit d’autre chose, il s’agit de la vérité, de la seule, de la vérité sur les effets de vérité. dès qu’Œdipe s’est engagé dans cette voie, il a déjà renoncé au pouvoir. Freud avait découvert un pouvoir effrayant quand il pratiquait l’hypnose et l’amour suggéré. Y renoncer c’est franchir un pas décisif. La vérité c’est l’expression d’une souffrance. Toute souffrance est signe de réminiscence. Si à travers le non-agir de l’analyste, le moi se désagrège, et si les armures tombent en laissant passer les langages de l’enfance et leurs désirs perdus, la question du patient restera toujours sans réponse. Et le sujet sera la question. Mais cette question au moins aura été formulée. En fait il faut voir que le contrat d’analyse conduit à l’impasse : l’amour c’est donner ce qu’on n’a pas. Le patient doit dire tout ce qui lui passe par la tête. Et quand l’analyste se tait, il n’est pas très poli non plus. Porter la parole c’est accueillir le jaspinage. Non-parler, non-agir, c’est un renvoi à pas toute, pas de rapport sexuel. Pseudo-Denys l’Aréopagyte a formulé une théologie négative, Lacan formule une psychanalyse négative. Tout le positif est sujet à caution. Prophylactique : exploration des contraintes sans capacité de les transformer sauf par un constat. L’amour est vérole. Ce qui est au bout de la cure ce sera la chute de l’armure du moi. Freud a une formule : là où s’était, c’est mon devoir que je vienne à être. Bonoparte faisait un contre-sens en parlant de : là où fut ça, il me faut advenir. Mais ce sujet, existe-t-il ?
Chapitre 4 : la marelle et les quatre coins
1964 , c’est le chammata ; Lacan quitte Ste Anne pour l’ENA. Le monde de l’université lui fait bon accueil , Lévi-Strauss, Braudel. Althusser commence à faire parler de lui car il relit Marx. Lacan s’est transformé, il dispose de ses outils de transmission, il se sert des textes, des instruments logiques, des travaux de Lévi-Strauss structuraliste. Les vrais structuralistes furent Dumézil, Benveniste, mais pas Foucault ni Barthes, ni Lacan. Cette mode a duré 20 ans mais mourra en Mai 68. Après, ce sera le retour à l’histoire, à l’événement, l’aléatoire. Lacan, Foucault et Lévi-Strauss, on appellera cette constellation : la mort de l’humanisme. Sartre dans l’ombre attend son heure qui viendra en mai. Il y a un fossé entre ces différents penseurs et ce au milieu d’un désert théorique. On est à l’époque de la fin de l’impérialisme américain qui sous l’aide humanitaire asservissait les peuples et les individus. C’est alors qu’arrive la philosophie des droits de l’homme. Les jeunes philosophes apprirent d’Althusser à fonder un communisme non soviétique ; ce sont les maoïstes. Parmi eux il y eut les nouveaux philosophes. Lacan ne fait pas de politique mais dialogue avec les étudiants, interrompant son séminaire. Il dénonce la montée du racisme. Il critique les rêves du moment, chez ces étudiants, qui à Vincennes, se voient occuper un lieu non-lieu universitaire, comme un dehors d’où ils portent leurs coups à l’Université. Lacan les apostrophe sur leur cécité : mais quel Dehors ? Lui qui a passé sa vie à défendre la part « lettrée » de la psychanalyse, le voici confronté à la négation de toute culture dans une revendication absolue de non-culture. Il ne se trompe pas sur l’essentiel de la contestation : s’il est anti-progressiste, la psychanalyse est progressiste et elle analyse ce contre quoi vous vous révoltez. En effet quand le régime en eut marre de voir les étudiants jouir entre eux à Vincennes, ils furent déménagés à St Denis. Prenez garde aussi à ce que la révolution ne vous rende chocolat. Et il avait raison car la contestation ne survécut pas. Nombreux sont devenus des cadres rentrés sagement dans les rangs. Lacan n’a rien compris à 68, il préféra ses amis.
1965, à Normale, il parla de la science et de la vérité : puisque la psychanalyse doit se tenir dans l’impouvoir, et dans le non-agir, il lui faut donc travailler la vérité. Et étonnamment, il fait retour à Freud. Quant à la justification du scientisme. Il lie Freud à Brücke, à Helmhotz, Du Bois-Reymond et la neurophysiologie, suivant les lois de la thermodynamique. L’inconscient est pensé en termes énergétiques. Ses appartenances historiques renvoient à la société de la double monarchie, à des bornes judaïsantes vidées de toute spiritualité (juif de savoir), au capitalisme le rendant agnostique politique, bref à une éthique bourgeoise pour qui respect de la vie rime avec inhibition face à trois destins : l’agitateur révolutionnaire (Marx), l’écrivain qui de son style marque la langue (Kafka), le penseur de l’être (Heidegger). Freud n’arrivera pas à faire de la psychanalyse une science mais il saute aux yeux que Lacan marche dans ses pas, Lacan a voulu rester pour les autres, l’homme de la vérité. Lacan critique sauvagement Paul Ricoeur, Jaspers et Mounier le personnaliste. Freud a laissé parler la vérité, Lacan a choisi de faire parler la vérité par sa bouche (on n’est pas loin du mystique). Tout à son nettoyage, il disqualifie toute magie qui contaminerait le transfert. La magie c’est la vérité comme cause sous son aspect de cause efficiente. Les effets seuls apparaissent mais non la vérité de la cause. La pensée sauvage est proche de la science mais sa logique est encore prise dans les réseaux mythiques et les images. Pour que la science existe il faut que le mythe se réfléchisse (Grèce). La religion aussi est rejetée puisque le sujet y est disqualifié pour la course à la vérité, vu que toute cause est remise en Dieu. La vérité ne sera ni sémantique, ni magique, ni religieuse. La psychanalyse sera la science de la cause matérielle, c’est-à-dire du signifiant. La théorie de l’objet-petit-a, le fameux objet déchu. Surtout une science qui peut communiquer son savoir : et il y eut des schémas et des graphes et des objets topologiques plongés dans un espace non euclidien. Il parlera avec le plan projectif pour expliquer les deux tours d’une analyse : le premier pour passer du dehors au-dedans en manifestant la précarité de l’appui sur le moi (il ne faut rien attendre de l’autre), le second tour passant du dedans au dehors en traversant les illusions du fantasme (il n’y a d’identification que symptômatique). Et il écrira l’Etourdit. Il y eut le schéma Z , la bande de Moebius (une structure sans endroit ni envers), le schéma R et le shéma I… Il y eut le nœud borroméen et les disciples raffolaient. Mais attention Lacan jouait de ces moyens sans y attacher la même valeur de vérité que leur attribuèrent ses étudiants. Resta le joueur comme dans l’énigme des trois voleurs : un directeur de prison promet qu’il libérera celui qui pourra dire quelle couleur de disque est collée dans son dos. Le directeur annonce qu’il y a cinq disques, trois blancs, deux noirs mais ne colle que des disques blancs. Tous franchirent la porte ensemble mais après un certain temps, le temps logique du voir, comprendre, décider ou conclure. Ce fut le temps de la fin des découvertes pour Lacan , toute son énergie passa à transmettre. Dans la conclusion je montrerai un pas d’écart par rapport au parti-pris de Catherine Clément. Car la notion de torsion est un ajout tardif essentiel. Ainsi que la notion de trou. Tout l’enjeu est travaillé dans le séminaire RSI, Réel, Symbolique, Imaginaire. Le symbolique est-il en position dominante dans le nouage du mot (logique signifiante) avec l’image (stade du miroir) quand on sait qu’il n’y a pas de rapport (généralisation du sexuel) ?
De jeu, Freud avait parlé avec son jeu de la bobine appelé Fort-Da. Un enfant joue avec une balle retenue par une ficelle. Il la cache sous son lit : oooo et puis la fait revenir : aaaa. Freud commente que ce jeu permet à l’enfant de symboliser l’absence de sa mère. Lacan ne joua jamais gratuitement ; son ambition était encyclopédique. Son séminaire était une sorte d’Académie à l’antique (Platon, Aristote en leurs jardins). Et si Lacan qui avait dû « se retenir de faire » au divan, avait eu besoin d’un espace de repos, une aire de jeu. Le coin où il s’autorise enfin du faire. Et voici Winnicott et son espace transitionnel, son objet transitionnel. L’ours en peluche, déchiré, déchiqueté, préféré. Cet objet vient à l’enfant, mais ni du dehors, ni du dedans. La période transitionnelle dure tout le temps de l’établissement de la bonne distance, établissant de bonnes relations entre l’enfant et le monde. Les accessoires mathématiques sont les objets transitionnels de Lacan. Et cela aurait eu la fonction vitale de le préserver dans un espace psychique soumis, effectivement, à persécution.

Suivent deux schémas, ou plutôt un schéma Z tiré à quatre coins et un graphe appelé graphe du désir. On décrit ici le schéma : supposons un carré virtuel où on a quatre coins que l’on parcoure depuis le coin supérieur gauche vers le coin supérieur droit. Appelons les C1 et C2. Puis au lieu de suivre le côté du carré en descendant verticalement vers le coin inférieur droit (C3), on trace la diagonale filant au coin inférieur gauche C4 et seulement ensuite on achève par la base du carré C3 vers C4. La lettre Z apparaît pour rendre compte de la communication. Pour cela il faut nommer les coins et il peut y avoir plusieurs façons de les nommer : C1, c’est le Sujet (S mais barré parce que pas encore solide en sa définition) ; C2 c’est la Mère et on a le trajet du Fort-Da, mais cela peut s’appeler a, pour désigner l’autre à qui on parle (Freud place ici le ça et Lacan le réel) ; C4 c’est a’, c’est le moi, c’est celui qui représente le sujet en en tenant le rôle dans la communication, soit la diagonale des échanges a-a’ (mais Freud l’appelle aussi Idéal du moi, où le moi se fixe une existence rêvée, et Lacan Imaginaire) ; C3 c’est A, le grand Autre, le Père (Freud parle ici de surmoi et Lacan de symbolique). Ce schéma créé par Lacan questionne le sujet d’une part quant à son sexe mais aussi quant à son existence (problème de la procréation et de la mort). Le réel de Lacan est tout aussi difficile à cerner que le sujet. Le sujet c’est le sujet du signifiant mais existe-t-il car tout le jeu est de le faire signifier. Autrement dit c’est pas gagné. Le réel c’est l’impossible et donc c’est un mur que l’on longe (le séminaire L’Etourdit) ou c’est ce qui cogne (le séminaire Le Sinthome). En fait, en deça, le schéma Z ne s’arrête pas encore car du C3 il y a tentative de franchir le mur grâce à l’inconscient qui avec l’autre diagonale cherche à forer un passage de C3 à C1. Autrement dit, ce schéma annonce le schéma R où est clairement dessiné une zone du franchissement. Ce sera alors une analyse de la logique du fantasme qui illusionne sur la réalité. Ce schéma annonce le schéma I où le cadre du fantasme est incapable de protéger du réel qu’il aurait dû apprivoiser. Le fou est mis à mal dans la culture. Rien n’arrête l’épouvante de la psychose ou la terreur des images de la Mère archaïque. Rien ne peut suppléer dans la logique signifiante (qui est celle du fantasme) ? Si, il y aura l’écriture de Joyce et l’amour de Encore.
Lacan revient sur le travail de Freud sur la psychose. C’est l’analyse des écrits du président Schreber. Quand Lacan relit Freud, il parle de métaphore paternelle et du symbolique qui fait tenir par le nom de famille, le Nom-du-Père, le sujet qui vient au monde. Le délire de Schreber ne dispose pas de cet appui. Faute de pouvoir se repérer au père, il se repère à sa mère mais la place du père restera vide. La forclusion est un terme juridique : est forclos ce qui, dans le régime des coutumes du droit, n’a plus cours ; cela peut renvoyer à la déchéance d’un droit qui n’a pas été invoqué et que l’on n’a pas fait valoir dans les délais prescrits. Le père a déçu, est déchu. Et cela apparaît d’autant plus que le père tient le rôle de gardien des valeurs familiales. Quant à la mère, elle est venimeuse et elle prévaut, elle renvoie à l’archaïque où elle se réservait le rapport à son tout petit enfant, quand il ne parlait pas encore. Ici Clément rapporte dans son commentaire l’histoire de Pierre Rivière. Le signifiant se déchaîne dans le réel « quand la faillite fut ouverte du Nom du Père, du signifiant qui dans l’Autre, en tant que lieu du signifiant, est le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la Loi ». D’où un surmoi tyrannique. C’est alors que Lacan ajoute deux petits ajouts : le Père ce n’est pas Dieu car il faut préserver le mystique ; désormais Lacan va parler de lui à la troisième personne, il dit Lacan, quand avant il disait moi ou je. Il prend la place du Père Mort, du mort dans le jeu de bridge. Il est comme Freud : on ne l’entend pas non plus ; et c’est donc bien là le signe d’une filiation.
Et maintenant le graphe qui ressemble à un ouvre-bouteille. Il est vite décrit. Cela commence par un lacet qui formera une boucle en s’élevant et en partant vers la gauche en redescendant. Ce trajet est coupé par une ligne qui le croise depuis la gauche vers la droite. Le point de départ de la boucle c’est point delta, son arrivée c’est au point S barré (définition connue du sujet). Le point delta est le point de départ du trajet du désir. La ligne coupe d’abord la boucle en S puis en S’ (ici il s’agit de signifiants). On a là la cellule élémentaire du langage et du sujet qui parle. Quand la boucle et la ligne se croisent, en haut ça fait un circuit : une phrase part à l’aveuglette, mot à mot, le sujet parle mais où va-t-il ? il faut qu’elle s’arrête sur une signification et c’est l’acte du sujet qui par la ponctuation décide de stopper là. Cette signification est rétroactive car si sur la ligne les mots défilent, le sens, lui, sera obtenu quand tout d’un coup un mot éclaire ce qui défilait à l’aveugle. Ex : les mots liberté, propriété défilent mais quand surgit capitalisme le sens est coloré d’une certaine façon (il serait différent si était sorti le mot communisme). La phrase fait sens, point. Pour l’instant. Là où il y avait S’, on met A soit l’Autre, trésor des signifiants ; là où il y avait S on met S(A) qui n’est pas un lieu mais un moment qui pousse à ce que le Sens advienne, un appel vers l’Autre donc. Quant au point de départ il se renomme comme sujet et arrive en I(A) ou idéal du moi que l’on connait. Le sujet barré court d’une certaine façon après lui-même et n’a de chance de se trouver qu’en parlant, je n’existe que quand j’aurai parlé. On a déjà rencontré ça avec le stade du miroir entre le moi et son image reflétée chez un autre (i(a), cette image où je me plais quand le miroir est bienveillant). Pas de moi sans image dans la glace. Cela va rebondir pour compliquer un peu les choses et pour cela il faut rouvrir le circuit n°1 (entre S(A), A, i(a), m) sur une question car le désir n’a pas trouvé son compte à si bon marché. La question vient de l’Autre : que me veut-il ? mais cela va vite se refermer. En se refermant, elles redoublent l’étage inférieur par un deuxième circuit et là le graphe est complet. Rappelons nous qu’au circuit inférieur on va de l’image au moi ; c’est pareil au dessus et là on part de d(pour désir) vers S(barré, soit le sujet) poinçon de objet-petit-a (soit la formule du fantasme). Le désir va vers le saumon fûmé qui manque au dîner ; le losange ou poinçon réunit les sigles plus grand que, plus petit que. Chacun a son fantasme par quoi il est poinçonné (on ne confondra pas saumon et caviar). Les sigles sont absurdes pris ensemble, façon de signifier son côté impossible à trouver dans le réel. Le fantasme est imaginaire mais nécessaire au sujet, sinon il délirerait. Là où à l’étage inférieur on avait S(A) ici on aura S(A, mais barré) et là où on avait A on aura Sujet barré poinçon de D (D pour demande). En fait le A de l’étage inférieur est maintenant renommé comme pulsion à l’étage supérieur, soit la castration. Et ce avec en regard en S(A barré) la jouissance. Autrement dit, on a un graphe qui articule la logique signifiante à la logique pulsionnelle au registre de la jouissance phallique. Le deuxième circuit part de la jouissance vers la castration puis se boucle entre désir et fantasme en tant qu’accomodateur de la castration (un désir de contrebande). La castration signifie que la demande n’est pas exaucée. Arrêtons nous sur la jouissance. L’amour c’est donner ce qu’on n’a pas. La jouissance est du côté signifiant parce que le signifiant de la jouissance existe, c’est le phallus. Sans ce signifiant générique du négatif, et « impossible à négativer » lui-même, n’existera aucun autre signifiant. Le phallus est le fondement culturel du langage. Voilà fondé un enseignement si solidement verrouillé que nul ne pourra le mettre en doute. Ici s’arrête la lecture du graphe, tout du côté masculin. Il faudra attendre Encore pour reviser la situation avec l’apport du côté femme. Et le pas tout. Je signale le résumé de Zizek à propos du même graphe dans le livre, ils ne savent pas ce qu’ils font (blog X, 6). Mais Clément laisse tomber le Lacan d’après 1972 pour préférer la période 53-64 où il est parlé d’amour de Socrate et d’Alcibiade. Alcibiade aimait Socrate qui lui ne voulait rien savoir de cet amour-là. Un soir ils couchèrent côte à côte mais Alcibiade attendit en vain car il était sûr que sa séduction agirait sur ce vilain bonhomme, trop heureux de tomber dans les bras du plus bel homme d’Athènes (Platon, le banquet). Alcibiade compare aux figurines des Silènes qui, creuses, cachent l’agalma de la beauté sous une enveloppe laide à mourir. Si Alcibiade met un signe négatif à l’agalma, c’est parce qu’il n’a pas vu le sexe de Socrate, chose qu’il eut voulu que Socrate lui cédât en avouant ainsi son désir : et en passant sa division de sujet. De dépit, il se rabat sur Agathon dans un sursaut d’amour-haine quand le lien d’amour (transférentiel) est rompu. Alcibiade a projeté Socrate dans l’Idéal du Maître parfait, complètement imaginarisé sous la figure du Phallus triomphant à partir du phallus manquant…. Et Lacan décida de dissoudre son Ecole.
L’heure en vint aux mathèmes. Le terme fait écho du mot mathématiques en se souvenant que manthanein veut dire apprendre et donc étude. Apprendre quoi ? La division du sujet est un nœud. La division du sujet fut introduite par Freud à propos du manque de pénis de la mère, devant le regard de l’enfant. C’est un manque qui révèle le Phallus. Y a d’l’Un et il fallait comprendre le rapport entre l’Un et l’Autre. Ce qu’il a fait après 72 c’est ramener les choses à lui, tout à lui, en faisant ainsi de lui le fondement de son école. Et puis il l’a dissoute : « qu’il suffise d’un qui s’en aille pour que tous soient libres, il faut que ce soit moi dans mon école ». Le sujet est en exclusion interne à son objet. Pour être l’Autre enfin, il décida d’être l’Un et il se transforma en preuve vivante de ses délires mathématiques. Il devenait le mathème, le signifiant, le phallus, le manque : il s’excluait lui-même. On peut se contenter d’être Autre comme tout le monde, après une vie passée à vouloir l’être malgré la Loi. Cette loi est trouvée en 66 et dit qu’il faut 10 ans pour que son enseignement soit entendu. Mais malgré la Loi, Aimée, Léa et Christine tuèrent. Malgré la Loi, Lacan résista à l’offensive du groupe analytique. Malgré la Loi, il fonda son école. Malgré la loi il répéta que la jouissance existe, parce qu’elle se joue contre la Loi. Malgré la Loi, il dissout. Être Autre comme tout le monde il le rêva : j’ai rêvé cette nuit que quand je venais ici, il n’y avait personne.
Je ressens en Lacan deux passions contradictoires. La première c’est le scientisme. Il se servit de l’idée de science comme d’un mythe. Il a joué avec le fantasme d’une science que l’on pourrait dégager de l’emprise des mentalités. Cette passion était celle de l’enseignant. L’autre passion, c’était la sienne propre, c’était la passion de l’amour, qu’il cherchait encore à élucider. La femme, le phallus, la jouissance cela titilla Derrida qui parla de phallogocentrisme. « Les femmes ont accès à la jouissance phallique mais sous condition de ne pas s’étourdir d’une nature anti-phallique dont il n’y a pas trace dans l’inconscient. Pour sortir du phallus, il faut changer de monde ce qui n’est pas possible ». La porte se refermait. Derrida avait relu « La lettre volée » d’Edgar Poe selon la grille de Lacan. Le ministre surprend la lettre de la reine et la dérobe. Quand il réalise que la reine l’a vu et sait que le ministre a vu qu’elle l’a vu, ce ministre cache la lettre. Un détective la trouvera sur base du fait que le ministre aimait les romans policiers. Il devait avoir caché la lettre en surface sur une table, juste un peu chiffonnée. Lacan analyse la nouvelle du point de vue du ministre. L’histoire devient une possession, la lettre brûle les pattes. En dérobant la lettre, il possède le signe de la femme car il en est possédé. Pour cacher la lettre il emploie la ruse mimétique des animaux qui font le mort. Et en replaçant la lettre, le ministre devient femme ; il retourne la lettre comme si c’était une peau de lapin et fait écrire son adresse à la place de la reine. L’écriture est féminine. Il s’écrit donc une lettre de femme. Dupin châtre le ministre. Derrida prend la relève mais Lacan refera ce geste à propos de don Juan et puis avec l’analyse de Foucault à propos des Ménines où de nouveau Lacan dérange avec un regard en-dessous des robes de l’infante.
Le livre va se terminer avec la folie dans l’écriture de Marguerite Duras qui a tout compris de l’enseignement de Lacan sans y avoir assisté. Il n’y a d’amour que dans l’amour courtois. Le ravissement de Lol V Stein raconte la façon dont une femme, elle-même, se garde de la folie en se rangeant à côté d’un couple en train de faire l’amour. Juste à côté pour une fois, ce qui l’expulse de la fascination du bal où son fiancé était parti avec une autre femme qu’elle, pourtant sa fiancée. De nouveau il y a deux lectures du roman mais Clement n’en retient qu’une … Je ne résume pas la conclusion qui renvoie au phénix, à l’oiseau de feu. Selon mon habitude je préfère laisser le lecteur découvrir le résumé du livre dans cette dizaine de pages mais surtout le point de vue déterminant de l’auteure.
Comme annoncé je vais maintenant parler des Séminaires Encore et Le sinthome
« Encore », une histoire d’amour
Si on lit attentivement on trouvera trace du style de Lacan.
Dans la sexualité, la jouissance de l’homme n’a rien à voir avec celle de la femme, voilà la thèse. Il n’y a pas de rapport en raison de la logique. Mais l’homme n’est pas logique. Et donc il pense, et il le dit, que la femme, qu’il a, doit vivre les choses comme il les sent ; le contraire est impensable. En outre il est prié de témoigner de sa puissance : Jouis ! L’homme obsessionnel vit donc entre deux femmes, celle qu’il aime et celle qu’il baise. Du côté des femmes, l’hystérique n’est jamais satisfaite de l’homme, qu’elle a. Parce qu’elle cherche autre chose. L’obsessionnel et l’hystérique font un beau couple (unis dans l’incompréhension). Malgré l’injonction du surmoi : Jouis « dans la jouissance du corps de l’Autre », l’orgasme n’en fait qu’à sa tête. Un impossible s’interpose toujours entre les deux. La jouissance ne se produit pas sur commande à cause de ce cercle de l’amour qui tourne sur lui-même et s’interpose entre les 2. Les femmes trouvent ici une in-définition d’elles mêmes qui, pour elles, leur permet de limiter la faille. Quelle faille ? La faille de « ce : je ne veux rien en savoir », qui caractérise la bêtise de l’homme, est, du côté féminin, en train d’assigner l’amour comme ce qui recouvre la faille. Voilà posé la question du lien entre amour et savoir.
Lacan, en tant qu’homme, épuise la logique masculine. Il convoque la logique de l’Un, celle que les philosophes masculins suivent inconsciemment depuis Platon et son mythe de l’androgyne. Il y a à se défaire de l’espace du savoir dit « moderne »…pour ouvrir une place au corps. Pour en jouir ou en être joui ? Mais sans le signifiant comment même aborder cette partie du corps, que l’on appelle le sexe ? Le signifiant s’interpose pour empêcher de saisir ce qu’il en est de la jouissance du corps de l’Autre. Le chapitre fait donc état de ce qui fait obstacle et avance la nécessité de redéfinir ce qu’il en est du Phallus, c’est à dire du sexe dans la logique du signe.
Lacan parle du langage et en distingue le registre de la parole. La fonction de la parole et la fonction de l’écrit sont exactement en jeu dans cette échappée du discours qui donne la prépondérance au point de vue féminin. Lacan veut toutefois aussi enseigner ce qu’est le discours de l’analyste dans ce domaine confronté à l’énigme du sexe au féminin. Freud s’était mis en posture d’apprendre des femmes hystériques ce qu’est la psychanalyse. Culturellement de son temps il avait buté sur le mystère de la jouissance féminine. Lacan arrive cinquante ans plus tard. C’est donc le rapport qu’il y a entre la question de la féminité et la question du discours de l’analyste qu’il cherche à signaler. Le discours de l’analyste, c’est le discours par excellence qui ne se stabilise pas. Les autres discours peuvent se contenter de toujours produire plus, plus d’objets, plus de signification, plus de sujets qui n’ont rien à faire de leurs diplômes…. Le discours de l’analyste ne produit qu’un signifiant vide qui ne débouche sur rien, ce qui fait que ça dérape toujours vers autre chose. Le discours de l’analyste insiste sur le « ça ne va pas » en tant que ça fait barre.
C’est parce « ça ne va pas », qu’il y a cette barre sur laquelle on insiste, parce que c’est par elle, qu’il y a quelque chose d’autre qui s’impose. C’est dans l’écrit, qu’il y a une inscription d’une barre, de la négation, des négations. Et l’écriture est une suppléance de « ce pas tout » sur quoi repose la jouissance de la femme. L’inconscient n’est que phallique et dès lors la femme n’y trouvera rien sur la question de la féminité. La femme a donc à voir avec l’inconscient à n’y être prise que comme effet, symptôme pour un autre corps, le corps de l’homme. Lacan épuise la logique aristotélicienne et la complète en lui ajoutant la possibilité que du vrai vienne du faux : la double négation fait jouer un « ne pas » sur le faux. Phallique est toute fonction à quoi répond quelque chose qui la supplémente : une a-fonction qui fasse place alors à de l’indéterminé. Il faudrait mettre la demande d’amour du côté de l’Autre. L’Autre c’est l’autre du signifiant, c’est lui qui fait appel. Il faudra aller plus loin encore et faire appel à l’Autre mais redéfini comme l’Autre Femme.
C’est en tant qu’incarnation distincte du sexe que les signifiants prennent leur fonction. Mais ici, il faut considérer les effets du signifiant en tant qu’il s’agit de l’écrit et de la lettre, gramma comme ce qui ne se révèle qu’à l’écrit. Nous devons nécessairement supposer, en deçà du signifiant, l’être, même si nous savons bien que l’être en soi, nous ne l’avons pas. Les effets du signifiant, c’est d’abord de supposer l’être en deçà du signifiant mais c’est aussi de supposer l’être dans un au delà. Au delà du signifiant, il faut remplacer l’être par le « par-être », ce qui est la substitution de la révolution kantienne, c’est-à-dire changer le point de vue de la connaissance et substituer, à ce qui serait cette supposition de l’être, la supposition du phénomène. Lacan essaie de mettre en place le par-être qui est le mouvement de la lettre qui n’est jamais achevé et qui est toujours impliqué dans l’absence de rapport sexuel, alors que l’Autre du signifiant ferait l’impasse sur cette absence de rapport sexuel, pour reproduire des corps. Pour engendrer il faut que l’homme et la femme s’accouplent et copulent. C’est ce battement entre la barre et quelque chose qui va la contourner qui est en jeu dans l’écrit. La fonction de l’écrit : c’est s’intéresser à ce qui a disparu et essayer de le faire réapparaître. Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est l’amour. « Le signe n’est donc pas le signe de quelque chose mais d’un effet qui se suppose en tant que tel du signifiant ». Cet effet, en fait, c’est le sujet. L’Autre ne pourra jamais être pris pour l’Un. Mais son signe peut en susciter le désir.
Tous les besoins de l’être parlant sont contaminés par le fait d’être impliqués dans une autre jouissance à quoi ils peuvent faire défaut. Si l’homme pouvait revendiquer cette position à partir de quoi apparaît une forme d’existence ramassée totalement dans la revendication, par contre, du côté d’une femme, c’est le refus de cette revendication, et c’est la remise en question de l’exception, qui prédomine. Le pouvoir et la domination n’intéressent pas la femme. Car pour elle, peut-être, la jouissance montre-t-elle qu’en elle-même, elle est en défaut. La jouissance phallique concerne tous les hommes et son autre nom est la castration. Il faut que de son côté quelque chose boite. « Tous les hommes », c’est une proposition universelle. Universelle moyennant une exception. La castration entraîne le partage des femmes selon la loi. Mais l’exception du hors-la-loi s’autorise de prendre toutes les femmes. « C’est la jouissance qu’il ne faudrait pas, s’il y en avait une autre que la jouissance cadrée par la castration…mais il n’y en a pas d’autre… SAUF celle dont la femme ne dit mot ». Le sauf introduit toute la dialectique du vrai et du faux. L’homme atteint au vrai en passant par le faux. Il est faux qu’il y en ait une autre de jouissance…ce qui n’empêche pas la suite d’être vraie. On la refoule la jouissance parce qu’il ne convient pas qu’elle soit dite. Et cela pour la raison que de dire, ce serait pour dire qu’elle ne convient pas (même pour l’homme). Se développe finalement côté homme le renvoi vers l’objet partiel (vers une maîtresse) à la place de l’Autre qui ne s’atteint que par l’intermédiaire de ce qui vient à sa place. Se développe côté femme une toute autre logique qui n’en passe pas par l’objet. Il y a une altérité dans la jouissance elle-même qui fait qu’il y a de l’écrit qui se passe et l’écrit, c’est de la fiction. Pourquoi l’avoir nommée autre jouissance ? À cause de la barre, à cause de la barre de l’écrit, à cause de la non compréhension, et c’est pour ça que la non compréhension est tout à fait centrale. La question de l’écrit, de la barre et de l’altérité qui se présente à l’intérieur même du processus est importante.
Si on part du tout et d’Aristote, on voit que la question de la jouissance se pose au-delà de la question de l’existence : nous sommes joués par la jouissance. Freud a ici fabriqué le mythe du Père de la horde qui se joue des autres puisqu’il est au-dessus des lois. On peut définir quelque chose parce qu’on se met à l’extérieur ; je peux définir un champ en le bornant de l’extérieur, je peux définir un concept mathématique en en donnant la description. Par contre, je ne vais pas pouvoir définir la jouissance : je ne puis pas me placer a l’extérieur de la jouissance puisque je suis joué par elle. De même que je ne peux pas définir une femme parce que je ne peux pas me mettre a l’extérieur de cette condition ; « une femme ne se définit pas ». On ne s’amuse pas à dire qu’il n’y a pas d’autre jouissance, au contraire, il y a une autre jouissance et il y a ce qu’on peut dire. Entre les sexes, chez l’être parlant, le rapport ne se fait pas. Mais cela a une conséquence aussi : c’est à partir de là seulement que se peut énoncer ce qui, à ce rapport, supplée. IL supplée à la défaillance de l’Un. Si l’inconscient est structuré comme un langage, c’est au niveau de la langue qu’il nous faut interroger cet Un. C’est de là que se saisit le nerf de ce qu’il faut bien appeler l’amour. L’exception fait signe vers l’autre féminin. Ce qui est totalement valable pour l’homme, ne l’est pas tout-à-fait pour la femme : cela veut dire que « lorsqu’un être parlant se range sous la bannière des femmes, c’est à partir de ce qu’il se fonde de son être pas tout à sa place dans la fonction phallique ». Le L majuscule dans La femme, ferait définition (comme on dit L’homme). Pourtant côté femme, le signe La est barré et ce signe, il désigne la place d’un signifiant qui manque. Le La barré (femme) est un signifiant qui est le seul qui ne puisse rien signifier et seulement de fonder le statut de la femme dans ceci qu’elle n’est pas toute. Ce qui nous permet quand même de parler des femmes. La femme, elle a divers modes de l’aborder le phallus comme symbole du sexe mâle et de se le garder. Mais il y a quelque chose de plus. Une jouissance au-delà du phallus. Cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien, n’est ce pas ce qui met sur la voie de l’existence. Aristote a beaucoup parlé de l’amitié dans des termes qui rappellent que sa fonction est de donner le sentiment d’exister. Mais à la suite de la mise en question de la position d’existence, on sera obligé de remarquer la fragilité du positionnement masculin dans la sexualité. Ceci fera apparaître une autre forme de l’Autre : non pas l’Autre non barré, qui de l’extérieur régit tout (l’Autre de l’exception), mais le signifiant de l’Autre barré (l’expression de la question même du fait que l’Autre du maître ne tient pas), qui vient dire que le tout ne se laisse pas enfermer, et donc déborde de ses propres limites sans que quiconque puisse lui imposer des bornes.
Dans ce chapitre, c’est sur l’âme qu’il faut se pencher parce que cela est le résultat de l’opération phallique (castration) chez l’homme. Par la castration, l’homme est mis hors-sexe, ce qui laisse place à l’autre sexe. Cela le met dans l’amour courtois avec une âme. Du côté de l’homme, Lacan écrit le sujet et la castration qui le supporte comme signifiant. Ce qui n’est pas tout à fait vrai (le sujet c’est la femme et non pas l’homme). L’Autre n’est pas seulement ce lieu où la vérité balbutie. Il mérite de représenter ce à quoi la femme a foncièrement rapport. La femme a rapport au signifiant de cet Autre, en tant que, comme Autre, il ne peut rester que toujours Autre. C’est en tant que sa jouissance est radicalement autre que la femme a davantage rapport à Dieu, que ce que raconte Aristote sur les quêtes de l’homme pour le souverain bien. Parler d’amour est en soi une jouissance. C’est la femme qui jouit, et si l’homme jouira à son tour, c’est d’elle qu’il l’aura appris. L’homme qui apprend par elle, sort des plaisirs du prégénital (masturbation…). L’hors sexe, c’est l’amour courtois et voilà sur quoi l’âme spécule. Mais il se trouve aussi que les femmes aussi sont amoureuses c’est à dire qu’elles âment l’âme. Qu’est ce que ça peut être que cette âme qu’elles âment dans leur partenaire toujours homo jusqu’à la garde…et dont alors elles ne sortiront pas ? Cela ne peut les réduire qu’à l’hystérie, à faire l’homme, d’être de ce fait hors-sexe elles aussi. Il leur est toutefois difficile de ne pas sentir l’impasse qui consiste à ce qu’elles se mêment dans l’Autre. Ce n’est pas une autre question que de savoir si ce terme dont elle jouit au-delà de tout ce jouer qui fait son rapport à l’homme, si ce terme, lui, il sait quelque chose. Lacan fait place alors ici à l’instance de la lettre ou à l’écriture. Elle ne fait pas ce qu’on attend d’elle, elle ne rentre pas simplement dans le jeu réciproque de l’amour tel qu’il est décrit par l’intermédiaire de la structure du fantasme, elle ne se borne pas dans la position de l’hystérie, de l’objet a, de l’hystéron, du résidu. La femme ne se réduit pas à cette position masculine, qui lui assigne telle position dans son fantasme à lui, à cette position de symptôme de l’homme. Il y a de la perversion dans l’amour courtois. Si on met en route la dialectique de la contingence, il va falloir chercher du savoir à travers un procès d’écriture. Il y a nécessité de buter sur le fait que dans la visée de la vérité, la seule chose qui s’énonce c’est le ratage. Mais la chose qui reste comme impossible à écrire est pourtant bien là : il n’y a pas de rapport sexuel et si on veut que la contingence ne se ramène pas à de l’aléatoire, alors il faudra parler de la rencontre et de l’amour car la femme prête à l’homme…de quoi habiller l’objet partiel qui cause son désir d’un semblant d’être. La femme n’y trouvera pas son compte. Ce qui en aucun cas ne pourra s’écrire, c’est le rapport sexuel…et de ce fait l’apparente nécessité de la fonction phallique se découvre n’être que contingence. On passe ici dans le régime de la rencontre. Le vrai ne s’atteint que par des voies tordues. Reposons la question : Il y a de l’Un, est-ce que c’est l’exception ? Tout de suite, selon la première hypothèse de Parménide : Si le Un c’est l’exception, le Un en plus, alors il apparaît tout de suite que ce Un n’est pas Un. Donc on est amené à la troisième formule de la sexuation qui refuse que l’exception fasse signe vers l’Autre Jouissance à n’importe quel prix. L’homme doit abandonner son machisme pour entendre ce que le monde des femmes a à lui dire. Pour accéder au pas-tout, il y a une sortie nécessaire du rapport infantile à la mère. Impasse d’aller trop vite à la contingence. Il faut supporter l’impossible, puis le suspens …
Qu’est ce qui sait ? Est-ce qu’on se rend compte que c’est l’Autre ? Et que le savoir il est à prendre ? Le sujet résulte de ce qu’il doive être appris, ce savoir, et même mis à prix. Le savoir vaut juste autant qu’il coûte, de ce qu’il faut y mettre de sa peau. La fondation d’un savoir est que la jouissance de son exercice est le même que celui de son acquisition. Parlons-en de cet appris qui ne repose que sur l’échange.
Quel rapport peut-il bien y avoir entre l’articulation qui constitue le langage et une jouissance qui se révèle être la substance de la pensée, reflétée dans le monde par la science traditionnelle ? La structure pour s’y brancher ne démontre rien sinon qu’elle est du même texte que la jouissance, en tant qu’elle sert à marquer de quelle distance elle manque, celle dont il s’agirait si c’était ça. Elle ne suppose pas seulement celle qui serait ça mais elle en supporte une autre. Baroque : tout est exhibition du corps évoquant la jouissance, à la copulation près. Le baroque c’est la régulation de l’âme par la scopie des corps. Tao, Dieu, Eglise : elle est si peu fondée dans la béance propre à la sexualité de l’être parlant, qu’elle risque d’être au moins aussi fondée que l’avenir de la science. Ceci n’y exige qu’une chose : que ses conclusions ne prêtent pas à conséquence. Impasse. D’où…l’économie de la jouissance, c’est trouver quelque chose là-dessus en sachant que ça passera par des voies essentiellement contingentes. Le sexuel s’y redéfinit : le partenaire de l’Autre sexe reste Autre. La fin de la jouissance est du côté de ce à quoi elle aboutit, c’est à savoir que nous nous reproduisons. Ce qui parle n’a a faire qu’avec la solitude. Cette solitude elle peut s’écrire. Elle est ce qui, d’une rupture d’être, laisse trace. Ce qui est vrai, c’est que le partenaire de l’Autre sexe reste l’Autre. Et on est reconduit à ne rien savoir de ce qui le reproduit. Il ne sait pas si ce qu’il reproduit, c’est la vie ou la mort. Il n’y aurait alors que la requête de l’objet partiel qui viendrait satisfaire la jouissance, la pulsion génitale, le rapport plein de l’Un avec l’Autre ? Eh bien, non ! Il n’y a pas de sujet connaissant. Il y a des sujets qui se donnent des corrélats d’objets, corrélats de parole, jouissante en tant que jouissance de parole. Mais ce n’est quand même pas rien.
Le dernier chapitre c’est sur l’amour. Car dans la dialectique possible, impossible, nécessaire et contingent, il y a à faire place à la rencontre et à l’amour. Le sujet est l’hypothèse de Lacan, et le côté énigmatique du savoir à déployer au-delà de la science est le propre de la jouissance Autre. L’inconscient est le témoignage d’un savoir en tant que, pour une large part, il échappe à l’être parlant. « Cet être se manifeste dans toutes sortes d’affects énigmatiques ». L’inconscient est un savoir faire avec la langue ? Comment l’être peut-il savoir ? Puisque la limite est faite de ce qu’il y a des êtres qui parlent, on se demande ce que peut bien être le savoir de ceux qui ne parlent pas ? « Quel changement tout d’un coup pour qu’on interroge cet être sur le moyen qu’il aurait de se dépasser, d’en apprendre plus qu’il en a besoin dans son être pour survivre comme corps ». Le savoir qui structure une cohabitation spécifique avec l’être qui parle, a le plus grand rapport avec l’amour. Tout amour se supporte d’un certain rapport entre 2 savoirs inconscients. Il n’y a pas de rapport sexuel parce que la jouissance de l’Autre prise comme corps est toujours inadéquate : perverse d’un côté, énigmatique de l’autre. C’est de l’affrontement à cette impasse que se définit un réel qui est mis à l’épreuve de l’amour du partenaire. L’amour ne peut réaliser que le courage au regard de ce destin fatal. Mais est-ce bien du courage qu’il s’agit ou des chemins de la reconnaissance ?
« Joyce, le sinthome »
C’est un mot qui fait symptôme baroque de ce qu’il date d’une époque si ancienne de la langue française, qu’aujourd’hui il en devient pédant. Mais justement cela est le qualificatif qui convient pour Joyce. Il y a chez Joyce un parti-pris contre la psychanalyse, la science et la philosophie. Lacan d’emblée le fait mesurer des écarts entre ce qui se croit et ce qui est vrai. Il faut lire Dedalus où un jeune collégien chez les jésuites fait l’expérience de l’hypocrisie des bons Pères. Il sent que son père en l’envoyant étudier là, s’illusionnait, et le trompait. Il n’y a plus moyen de croire. La consistance s’éprouve ailleurs, elle est « de la couleur de l’art et de la splendeur de l’être ». Il faut du nœud, dit Lacan ? Mais quand le nœud ne tient pas, il faut une suppléance, dit Joyce. Pour que les choses tiennent, il faut alors que quelque chose enveloppe. C’est l’écriture.
Le langage véhicule un grand mensonge : entre l’homme et la femme, entre le père et le fils, il y a pire que pas de nœud, il y a l’énigmatique question du sexuel. Enigme du corps. Énigme de la jouissance féminine. Rien ne lie le 1 de la série avec le 2 : c’est tout le problème de la différence entre 0 et 1, la différence entre le vide et l’ensemble vide, qui est l’enveloppe. Les femmes font un ensemble mais pas un tout. La question du tout, c’est celle de la limite à la série : 1, 2…3… D’où on part ? Quel est le fondement ? Le 1 confirme son détachement d’avec le 2 par forçage depuis un troisième, le corps. « Corps de Joyce devenu étrangé… comme une raclée fait tomber le moi, la pauvre unité du sujet-résultat de la rencontre sexuelle, comme une pelure au pied du corps ». Normalement le corps donne consistance au moi, …c’est toujours dans Dedalus : le collégien se retrouve mêlé dans une bagarre mais bizarrement quand à terre, les lunettes cassées, il devrait sentir de la douleur, il se sent sortir de son corps et il repense à une fille, Hélène, qu’il a croisé. Pour rendre compte de la difficulté de Joyce, Lacan explique que le recours à l’art tentera d’enchâsser un regard « étranger », un regard en tiers : le regard d’Hélène qui colmate ce corps en proie aux malheurs de la raclée sexuelle. L’art de Joyce use de l’artifice pour fasciner. Un style équivoque y résiste à toute interprétation. Il y a ici épiphanie, langage élevé à la hauteur de l’art et cela pour parer à un réel qui est troué par le sexuel.
Le réel cogne. Le langage dans les discours tourne court. Lacan montre ici qu’il est mis devant autre chose que la logique langagière classique qui dans le cadre de la représentation s’arrimait à un Autre, trésor du signifiant. Chez Joyce, le symbolique, la loi, la culture des Pères Jésuites et que le père de Joyce trouvait bon, tout ça dysfonctionne. La jouissance du pouvoir et la jouissance du sens sont les lieux d’un double ratage. L’art de Joyce se détache du politique mais …en faisant appel d’une Autre politique. La jouissance qui reste rappelle que le meneur du jeu se nomme Ignorance, il n’y a pas de Connaissance qui tienne à Saint Thomas d’Aquin. Comment faire pour rattraper du sens mis à mal par le réel, infiltré par la jouissance incompréhensible de Dieu ? Peut-être que l’on ne peut pas ? Joyce s’interroge dans « Ulysse » quant à Bloom : est-ce un bon artificier ? Mais il ne voit pas qu’il prend la place du Grand artisan aux yeux de Lacan. Par son art, il redonne de la consistance à I’Imaginaire. Quant au sens, il ne reviendra pas.
Alors qu’est ce qui dans l’art de Joyce fait que ça tient ? Art, artifice, faute, erreur, mensonge. Quelle est la différence entre vérité et réel ? Comment réparer l’erreur ? Dire d’un nœud qu’il tient, est ce dire que la rigidité est le réel du nœud ? L’idée d’ensemble impose t-elle le tout comme le réel de l’ensemble ? Et le sexuel, c’est plus réel ? C’est ici qu’il faut revenir au fondement. Chez Joyce on glisse du père à la mère. Eve a créé la première langue, celle d’avant toutes les langues inventées par les hommes. Du coup l’art de Joyce revient à travers l’écran du sens trompeur à un niveau du langage beaucoup plus équivoque, encore équivoque pourrait-on dire, dans la langue de Eve. Et les mots sont utilisés au niveau phonatoire car c’est là le lieu de résonance qui renvoie toutes les langues, non à une capacité d’être traduites, mais là où les mots dansent. « Finegans Wake » est un travail interminable, work in Progress, in process. Là derrière il y a l’inconscient, non pas de Freud mais de Jung. En éternelle suspension. C’est ce déséquilibre du pas qui ne tombe pas tout à fait, qui se rattrape. Mais il faut que Joyce y mette du sien. Tout son moi est convoqué. Cela ne le rend pas fréquentable, ni plaisant.
Ce qui se module dans la voix n’a rien à voir avec le signifiant. Ça montre quelque chose à quoi accrocher les signifiants : une autre dimension. Mensonge ? ou réel ? À la limite peu importe. Pour Lacan, ce quelque chose, c’est Hélène, une image chargée d’affects. À quoi sert-elle ? Sinon à freiner l’impact de la raclée, l’impact du corps meurtri dans l’âme, non pas d’un individu. Non la honte est bien plus profonde parce qu’elle affecte la totalité des irlandais « dans l’esprit incréé de leur race ». C est cette création qui justifie la littérature. Et on est loin de la psychanalyse. Ce développement est à compléter de l’apport de Jacques Aubert dans le livre Joyce avec Lacan (blog IX ,6).
L’Être se manifeste dans toutes sortes d’affects énigmatiques. Telle était la conclusion d’Encore. L’Esprit incréé de la race irlandaise, c’est Hélène, une image chargée d’affects. Telle est la conclusion de Le Sinthome. Deux fois on parle d’affects en renvoyant au corps, à l’amour et à l’écriture