À suivre Maurice Blanchot dans sa définition du livre comme cette chose qui possède toujours un centre qui l’attire, chez Pessoa ce centre le plus dérobé et le plus impérieux n’est autre que l’hétéronymie. La fiction de Pessoa est toujours une fiction transcendante, une parole qui ne se confond pas avec le texte littéraire. Le logos de Pessoa est un écart : il s’évade du plan existentiel-textuel et se réalise sur le plan ontologique-métaphysique.
Chapitre 1 : une malle pleine de gens
Parlant de Kafka, Walter Benjamin dit que le jeu consiste à jouer le jeu. L’œuvre alors est un code de gestes qui d’entrée de jeu ne présentent aucun sens déterminé et ne deviennent symboles que par un système de corrélations et d’ordinations probatoires. Mais avec Pessoa, on entre dans le jeu à l’envers. Sa biographie est une gageure parce qu’il y a là quelque chose d’excessif, un excès par défaut : la totale absence d’indices, quelque chose d’analogue à la dissimulation dans l’ostentation d’une lettre volée, allusion à « La lettre volée » d’Edgard Poe, un excès d’anonymat de l’employé de bureau. L’hypothèse n°1 serait que Fernando Pessoa est l’alter ego d’un Fernando Pessoa en tous points identique au premier. Cette hypothèse peut s’appuyer sur un paradoxe fourni en 1931 : feindre est le propre du poète / il feint si complètement / qu’il en arrive à feindre qu’est douleur / la douleur qu’il ressent vraiment.
Fernando Antonio Nogueira Pessoa serait le fils de Joachim et de Madalena Pinheiro Nogueira, employé à temps partiel comme traducteur de lettres commerciales pour des sociétés d’import-export dans la ville de Lisbonne. Et poète à ses heures de liberté. C’est de 1914 à 1935 que Pessoa fait entrer dans le Palais de l’Immortalité, métaphore de Montale, enfouis dans un coffre à linge, ses multiples esprits empaquetés en fascicules manuscrits liés par une ficelle et portant des signatures diverses. En 1942, 7 ans après la mort de Fernando Pessoa, il est décidé par des amis lettrés d’entreprendre la publication de l’œuvre complète en accédant au coffre. En effet de Fernando Pessoa on ne connaissait que le travail d’un critique des avant-gardes, dans des revues portugaises comme Presença, Centauro, Exilio et quelques autres. Il en créa deux de plus : Athena et Orpheu. C’est aussi Pessoa qui introduisit la psychanalyse et la phénoménologie au Portugal. Côté poésie il n’y avait à peu près rien et en anglais, sauf l’exception « Mensagem », proposé dans un concours où il n’a pas été primé. Il faut aussi signaler une publication sous forme de lettre adressée à Monteiro à propos de l’hétéronymie. On le connaissait surtout comme intellectuel, polémiste féroce et contradictoire. Il y a toujours actuellement une difficulté à le cerner. Cela tient à trois raisons : les textes découverts dans la malle laissent penser qu’il peut y en avoir ailleurs, la lecture de ces œuvres est très complexe et demande du temps et encore du temps pour les comprendre, l’articulation entre les dimensions philosophiques et politiques à côté ou dans le champ poétique. On a donc deux scissions, une interne et une externe, avec la conséquence qu’il est classé dans la classe des inclassables à côté de Nietzsche, Céline, Bataille, Kafka et Gadda.
Dans le contexte culturel du Portugal, il faut épingler une période entre 1910 et 1926, le temps de la première République qui est l’expression d’une bourgeoisie soutenant la démocratie parlementaire avec une tendance libérale hostile aux franges intellectuelles perturbatrices. La bourgeoisie accède au pouvoir sans révolution. Il y a dans cette émergence une absence idéologique, une absence d’un projet à proprement parler culturel et c’est ça qui est responsable de la fragilité et de la faiblesse de ce pouvoir. Il n’y a rien d’innovant dans cette expérience politique. Pessoa dans ce contexte a une position idéologique complétée par des accents aristocratiques et des délires impérialistes. En Espagne voisine, ces accents se trouvent chez Miguel de Unamuno et Ortega y Gasset, aux textes relevant de catégories à connotation mystique et méta-historique. Les jeunes gens de la revue Orpheu résonnent en écho de la revue italienne La Voce qui a pour cible la bourgeoisie pantouflarde dépassée par les enjeux de la période. De plus les avant-gardes qui venant de Paris sont introduites par la revue Orpheu, sont des bulles qui éclatent dans une succession de -ismes, dont le futurisme. Mais qui n’a rien à voir avec la vitesse, les locomotives et les moteurs à explosion. L’homme futur cherche à s’évader et Pessoa s’enfuit dans son humble costume d’employé de bureau. Pessoa développe des idées nationalistes, impérialistes et même dictatoriales. Mais il n’est pas Borgès. Il vaut donc mieux se passer des étiquettes en -ismes et parler à propos de Pessoa de littérature négative ; il faut ici discerner contre la raison la libération de l’onirisme et de l’inconscient. Et puis il y a l’hétéronymie qui permet à chaque moi d’écrire des poèmes en même temps que tous les autres privilégiant la synchronie à la diachronie, brisant les catégories hégéliennes, pointant une non adhérence chez l’homme entre son dedans et son dehors.
Dans le XXème siècle, Pessoa est une mauvaise conscience plurielle. Il fait partie de ces êtres qui semblent voués par le destin à cumuler en eux des peines qui ne le concernent pas. Morse qui transmet le non du oui : le négatif de Pessoa c’est l’évitement du signe affirmatif. Il répudie la prévalence car dans tout oui, il a compris qu’il y a un minuscule non qui gravite sur une orbite bizarre, qui explore le côté pathologique de la santé. En tout cas il est convaincu que le Verbe ne peut devenir chair sans une certaine dose de vulgarité. Il n’aime que l’idée platonicienne du monde. Une graine minuscule, issue de la famille, est devenu une Weltanschauung et a assumé une dimension ontologique, a trouvé dans une époque un terrain propice à sa croissance jusqu’à obturer l’artère centrale de la Tradition qui va d’Aristote à Descartes, créant des bifurcations inconnues, pour comprendre le rapport à soi et à autrui. Le péché intellectuel de Pessoa c’est la perversion d’abdiquer face à un réel pour posséder l’essence du réel. Et si Pessoa avait inopinément trouvé au-delà, ce Réel majuscule, à partir duquel il est possible de se pencher sur le réel minuscule ? On a dit que les hétéronymes étaient trois poètes (Reis, de Campos, Caeiro) et un diariste (Bernardo Soares) sans oublier Fernando Pessoa l’orthonyme. C’est donc 5 mais il y a en plus deux philosophes, Raphael Baldaya et Antonio Mora. Le Pessoa orthonyme est un Pessoa esthéticien, critique littéraire et écrivain de polars. Puis plus on creuse dans le coffre plus on trouve…Tout ceci témoigne d’un génie et d’une folie.
La folie, il la connait depuis Durban pour lui-même mais aussi en apprenant l’internement de sa grand-mère paternelle à Lisbonne. Il s’auto-analyse comme souffrant d’une hystero-neurasthénie. La folie tient moins à l’ésotérisme qu’à l’hétéronymie. Quant à l’écriture des hétéronymes, elle est absolument géniale et elle, elle guérit Pessoa.
À partir d’ici Tabucchi se tiendra sur le plan de la fiction qui préside au fait littéraire. La littérature est probablement une folie mais la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas. Un des grands soucis de la littérature depuis Pessoa c’est les rapports au Moi quand celui-ci doit traduire en littérature son expérience intime d’être habité par la présence d’autres moi(s) en lui, d’avoir le sentiment d’être tant d’hommes à la fois. Pessoa n’est pas un romantique comme Nerval ou Rimbaud car il opère en créateur responsable qui distribue les rôles de son système. Et en cela il est à l’avance dans un courant qui saisira tout le XXème siècle. Et ce moment par avance est daté exactement de mars 1914 quand Caeiro sort des limbes et se met à écrire des poèmes. Précédant les œuvres frères de Svevo, Pirandello, Joyce et Machado. L’hétéronymie témoigne d’une solitude qui est le protagoniste du Moi dont le regard se tourne vers le dedans de l’âme subjective. Le microcosme devient alors macrocosme, le sujet devient son propre objet, il n’y a plus d’autre mais un alter ego, l’hétéronyme. La solitude assume ainsi une dimension métaphysique. Mais la solitude métaphysique n’est que la partie noble de la solitude énigmatique : à l’échelon plus bas on rencontre la vie monotone du petit employé de bureau, métaphore d’une solitude existentielle.
À l’époque de Pessoa, le devant de la scène littéraire était occupée par les fastes déliquescents d’Huysmans et d’Annunzio ainsi que par des silhouettes de surhommes épaves d’une fin de 19ème siècle à la dérive. Pessoa est toujours plus proche de Monsieur Teste (Valery) et d’un personnage de cloporte chez Kafka. Dans la biographie il y a à aller chercher les racines de la solitude dans la disparition du père, mort de tuberculose en 1893 (Pessoa a 5 ans), dans la mort de Jorge son frère en 1894. Le silence de la maison est rempli de deuil et de folie vu le départ pour Durban et l’obligation d’y habiter chez son beau-père quand sa mère se remaria. L’adolescence et la jeunesse de Fernando sont celles de la communauté blanche sud-africaine, période qui va de 1896 à 1905. Et comme de cette période Pessoa ne dit rien, il reste à feuilleter l’album de famille où les photos témoignent d’une éducation puritaine et d’une pédagogie répressive dans des mœurs victoriennes subies dans un pays lointain. Il y a une photo sur le perron du cottage de Durban où l’adolescent a le visage de la saudade, époque où il était heureux et où personne n’était mort. C’est une fois muni de son diplôme et du prix obtenu à l’examen d’admission à l’université du Cap que Pessoa décide de rentrer à Lisbonne pour la faculté des lettres. Etudes rapidement arrêtées. Ce qui domine malgré tous ses efforts d’intégration c’est une inaptitude à s’insérer dans le monde réel, dans le sentiment d’être ici-bas un étranger. Et donc au milieu d’une vie choisie routinière, dès mars 1914 surgissent trois hommes seuls : Reis, Caeiro, de Campos. Pessoa en a fixé la carte d’identité avec rigueur ; ce sont tous des déplacés. Dès l’apparition de ces trois personnages, Pessoa ne vit plus qu’en circuit fermé, inventant des avant-gardes culturelles qui affectent profondément le Portugal.
Le paulisme est proche du symbolisme tardif et de l’orphisme morbide de Klimt et Gaudi. L’intersectionnisme agrège en poésie les décompositions futuristes de Delaunay, l’atonalité et les théories physiques sur l’espace-temps. Suivront d’autres moments prodigieux jusqu’à ce que le rideau tombe au bout de 20 ans. Mystique et féru d’ésotérisme, l’orthonyme finit par sortir Mensagem. On sent le frisson métaphysique, la terreur de l’homme face aux choses, le mal de vivre et l’approche gnostique de soi-même, la douleur de la guerre. La gnoséologie, la phénoménologie ont fonction de se rendre à la terrible plausibilité du réel. Dans un moment néoclassique, ce sera encore l’ironique acceptation d’un monde incompréhensible et invivable. Pessoa c’est tout ça et au même moment. Car tout ça ne cesse de se développer selon son fil sans qu’on sache s’il y aura jamais eu un moment de synthèse et un temps pour une conclusion. On est plutôt éternellement suspendu à la production d’un Observateur inertiel dans la théorie de la relativité, observateur de sa propre vie. Combien de vies y a-t-il dans une vie ? le péché où tombe Pessoa en tentation c’est qu’il devient ce qu’il n’est pas donné d’être. Plus on jouit de la vie, plus elle fait mal.
Chapitre 2 : une vie, plusieurs vies
Ce chapitre fait le relevé de toutes ces vies dans une vie, il y en a au moins 16. Cela ne se résume pas. Ce qui est le plus étonnant c’est que les revues réelles vont recueillir les échanges entre tous ces personnages. Toute une correspondance réelle avère de leur existence vu qu’elle aboutit dans la boite aux lettres de critiques littéraires, comme Sa Carneiro.
Chapitre 3 : Alvaro de Campos, ingénieur métaphysicien
Campos fut doté de la diachronie des mortels. Il prit part à la vie publique et risqua d’être inculpé pour d’arrogants manifestes, connut l’amour, se lança dans des polémiques, fonda des mouvements éphémères, se résigna à cohabiter avec l’angoisse métaphysique que son ironie prétendait autrefois recouvrir, avant de mourir à 49 ans, le 30 novembre 1935, en même temps que son inventeur. Il fut celui qui noua le plus son existence à l’existence réelle de son auteur au point de s’y superposer parfois dans un réseau de renvois et d’échanges de rôles. Ainsi Campos avait eu l’aplomb de s’immiscer dans la relation entre Fernando Pessoa et Ophelia Queiroz, étant quasi la cause de leur rupture. Le 25 septembre 1929, il avait écrit à Ophelia d’arrêter d’attendre une réponse de Fernando ! Campos fut choisi par Pessoa comme élément perturbateur parce que de tous les hétéronymes, il était le seul homosexuel. Ophelia sensible et intelligente avait perçu dans Campos une présence ennemie et l’avait écrit à son fiancé. Le 15 octobre 1920, Pessoa avait déjà informé Ophelia de son intention de séjourner dans une clinique psychiatrique et on est en droit de penser que le jeu avec le feu tenait en réalité le joueur sous son contrôle. Car Campos finit par réclamer une vie propre, prêt à prendre la place du Maître. Fernando Pessoa finira par dompter sa créature et la situation se stabilisa entre eux au détriment de l’histoire d’amour avec Ophelia. Campos avoua son amour homosexuel pour un jeune homme mais il conserva toujours dans son cœur le doux souvenir de l’amour pour une femme, amour auquel il refusa de s’assujettir pour ne pas être marié comme tout le monde, par un mariage vu comme un choix imposé.
Homme du sud, né sur la côte océane, Campos aima la mer et les voyages. La mer se confond dans « Ode maritime » à l’histoire du Portugal, histoire d’un petit peuple courageux, toutefois sensible à la violence colonisatrice jusqu’à la perte de l’innocence. Les lieux de ses voyages sont des lieux géométriques, ils appartiennent à l’espace du concept et du désir. Campos fut un poète d’avant-garde dans un contexte précis. Il est une créature projetée dans l’Histoire. Pessoa, pure coïncidence, vécut l’avant-garde historique et en proposa simultanément par le biais de Campos, un portrait critique vu de l’intérieur. Campos eut le coup de foudre pour un futurisme très personnel, introverti et mystique, à la formulation obscure et anti-marinettienne. Il douta aussi des utopies et des théories qui interprètent le monde. Il pressentit les totalitarismes, il refusa la fraternité idéologique, le populisme socialiste et la charité chrétienne. Mais il garda une âme spinoziste : il sembla avoir affaire à un ectoplasme collectif formé de la pensée de tous les vaincus. La philosophie de poche de ce dandy c’est Wilde, Whitman et Schopenhauer
Chapitre 4 : un enfant traverse le paysage
Dans une poésie décadente, Alberto Caeiro est un Maître. Égal de l’Enfant-qui-pénètre-le-Mystère. Il fait penser à Pascoli et à Teixeira de Pascoaes et au paulisme de Pessoa. Mais plutôt l’enfant peut-être provient-il du hallier orphique et platonisant de Rilke et d’Annunzio, en phase avec la revue Orpheu ? Un Christ redevenu enfant dans le 8èmepoème du « gardeur de troupeaux », où l’on croise le panthéisme dithyrambique et dionysiaque de Nietzsche ? Et ici on trouve écho chez Antonio Mora. Quoiqu’il en soit, la meilleure définition de l’enfant transparait dans la prévision de son futur nous indiquant où il va. Cet avenir qui se nourrit aux rêves d’autrui n’est pas paisible et psychanalytiquement il trouve place dans les pages du « livre du ça » de Groddeck plutôt que chez Freud. Les amitiés électives ici ont nom Messmer, Otto Rank, Alfred Adler, Carl Jung.
Aujourd’hui Pessoa est reconnu comme le plus grand poète du 20ème siècle, par Gianfranco Contini, André Breton, Octavio Paz, Roman Jakobson, Armand Guibert. Tabucchi y ajoute sa touche en attirant l’attention sur le Regard qui traverse cette poésie. Que révèlent les choses qui ne révèlent rien d’autre qu’elles-mêmes quand on les regarde ? les choses qui n’ont pas de signification mais une existence et dont l’unique sens occulte est qu’elles n’ont aucun sens occulte du tout ? renvoyant à une existence qui n’est ni acte, ni puissance, ni accident, ni substance. Tabucchi y retrouve du Jaspers, Sartre, Heidegger.
Alberto Caeiro est mort de phtysie. De santé fragile il a toujours vécu chez sa tante, retiré à la campagne dans le Ribatejo, comme un gourou.
Chapitre 5 : Bernardo Soares, homme inquiet et insomniaque
Bernardo Soares est un homme debout à la fenètre. C’est un comptable dans la Baixa. Il est taciturne et épie la vie. Mais la fenètre s’ouvre sur 2 mondes, extérieur et intérieur, car la chambre est une chambre d’hôtel, juste pour 2 ou 3 nuits. La fenètre ouvre donc sur deux mondes, tous les deux étrangers à Bernardo Soares. La vie du dehors ne l’embarque pas, la vie intérieure est inventée. Il écrit « le livre de l’intranquillité », une autobiographie de Fernando Pessoa, c’est un roman qui s’écrit pendant 20 ans, work in progress. Pour Pessoa la notion de projet est essentielle. Le livre ici est construit par la postérité, un peu comme le projet de livre de Mallarmé, qui ne semble possible qu’à être son propre projet en acte dans la mesure où il contient en germe la dissolution des genres littéraires. Pessoa est un dramaturge pour une scène où il convoque ses hétéronymes à travers la poésie. Son projet n’est pas de faire un roman, c’est une utopie littéraire, un livre absolu.
Bernardo Soares c’est Fernando Pessoa moins le raisonnement et l’affectivité, se limitant à une activité d’observation. Cela fait écho du projet de Rilke dans « Malte Laurids Bridge ». Chez les 2, le regard renvoie un rapport entre le Moi et le monde extérieur. La consistance de Bernardo Soares est constamment dissoute par Fernando Pessoa pour en venir à quelque chose derrière le regard, l’âme. L’âme c’est la conscience et l’inconscient, le moi, l’être et l’être-là (le dasein). On parle ici de la vie réelle mais aussi d’une vie éternelle regardant le monde des vivants de son œil sain et le monde des morts de son œil fixe.
Le récit de ce qui n’est pas racontable -air, couleurs, lumière – est un art renvoyant à l’esthétisme anglais. Ruskin, Turner, Keats, Hopkins. Bernardo Soares nous conduit dans un paysage où nous perdons tous nos repères parce que nous ne sommes plus dans le cadre mais au-delà dans un écart. Cette peinture des mots fait écho à Montevideo chez Jules Laforgue. Ici il y a un ever-spleen-day comme un dimanche où la métaphysique s’effiloche sur la grève du quotidien. La dégustation du néant engendre une inquiétude capable d’investir tout l’univers. Le décadentisme ici nous place au côté de Beckett et Montale. Le mal de vivre est un dérivé de dessassossego, le manque de tranquillité avec de l’ennui, de l’énervement, de l’angoisse, du trouble, une inaptitude et une incompétence à l’égard de la vie quotidienne. Bernardo Soares prend un ton dysphorique qui s’écarte résolument de l’atmosphère bourgeoise de Vienne ou autre ville d’Italie du nord qui se retrouvait dans un sanatorium en haute montagne (ou au Lido dans « Mort à Venise » avec Thomas Mann et Mahler) et où l’on discourait sur la mort, l’art, la beauté, l’identité. Les codes de Bernardo Soares font voler tout ça en éclats, jusqu’à la porte de sortie offerte par Freud proposant la voie royale des rêves. Bernardo Soares insomniaque préfère suivre Levinas et Blanchot : la vie comme impossibilité d’accéder au repos.
Ce livre use et abuse de la litote pour se charger d’ironie. Cela crée un drôle de dialogue incertain avec un interlocuteur inexistant dans un climat qui tombe dans le grotesque. Lisbonne ici entre en littérature comme ville symbole quand les plus belles pages décrivent le salon de coiffure où un barbier vaque à ses occupations.
Chapitre 6 : un filet de fumée
La cigarette unit Pessoa et Svevo. La cigarette est un objet qui affecte Bernardo Soares à titre anecdotique mais qui envahit le quotidien de Pessoa tel que Pinheiro le fixe en portrait. Zeno personnage de Svevo est lui obsédé par la dernière cigarette, coinçé dans un désir de ne pas arrêter de fumer malgré les promesses faites à sa femme. Des critiques littéraires se sont emparés de la cigarette en se laissant guider par Lacan, considérant l’appui sur la cigarette en regard de l’aphanisis du sujet, la peur d’un sujet d’être privé de l’objet de son désir. On peut aussi lire Freud qui lie la cigarette à un besoin compulsionnel, un caractère rituel et une fixation à un stade de l’évolution infantile.
La nostalgie de l’enfance est indéniable chez Pessoa. La pulsion vers l’enfance n’a rien à voir avec la nostalgie des premières années mais concerne une enfance autre relevant de l’archétype et de la fiction où trône la figure rassurante d’un père. Une autre enfance à laquelle Campos aspire dans son incessante dialectique rythmée par l’opposition spéculation/non spéculation ainsi que dans la tension entre deux pôles : le souci ontologique d’un regard rivé sur le réel versus une lassitude infinie de cette interrogation, le bien-être de l’abandon à la grande paix silencieuse et déserte absolument physiologique. Le stade de la parfaite santé c’est au stade de l’enfance immémorielle car elle cesse quand on entre dans la mémoire. Le regard rêvé sur la terrible réalité est terriblement fatiguant. Se réfugier dans le sommeil est le seul moyen d’oublier l’angoisse, présente depuis des siècles dans notre civilisation. Se réfugier dans le sommeil c’est rêver, le moment du réveil réintroduit l’insupportable conscience. Mais entre le rêve et le réveil, il y a un troisième stade, celui de la perception phénoménale et de la pure sensation dans une heureuse satisfaction orale. C’est dans l’enfance qu’on jouit de la grande santé de ne rien comprendre.
Campos fume d’abord comme un dandy, commençant à pressentir les problèmes qui l’accableront plus tard mais il ne s’y attarde pas. Mais la cigarette du Campos de la maturité n’a rien à voir avec le culte de la vie gaspillée, la cigarette est là comme intention provocatrice. Face à la métaphysique, il tient le grand écart entre Kant et Hegel, en poète métaphysique qui déteste la métaphysique. La métaphysique de Campos a cette qualité de l’empêcher d’être pratique comme le Estève dans le bureau de tabac du poème Tabacaria. Le bureau de tabac a une nécessité même si elle est irréfléchie : le choix porte sur ici parce que c’est là qu’on vend le produit capable de neutraliser son angoisse métaphysique. Campos en arrive à la conclusion que le réel et le rêve c’est la même chose et là on tombe dans l’absurde. À ce moment là, ce temps de la grande santé est une condition pré-spéculative. Campos voit l’univers se constituer autour de lui sans idéal et sans espérance, il est lui aussi un Estève homme normal, sauf que cette normalité ne dure que le temps d’une cigarette.
Chapitre 7 : à propos des lettres d’amour
Dans la correspondance de Fernando Pessoa avec Ophélie Queiroz on ne peut pas ne pas penser à la correspondance de Kafka avec Felice Bauer en novembre 1912. De même Pessoa a choisi la littérature parce qu’il ne pouvait pas choisir l’amour. Les lettres ne font que d’étaler le code stupide et dangereux de l’Amour. La bétise renvoie à celle entre Bouvard et Pécuchet (Flaubert) et elle amène l’idée de déclarer son amour en copiant les lettres de ceux qui savent y faire. Ils se réfèrent alors au style de Shakespeare dans les lettres à Ophélie dans la pièce Hamlet. Campos écrivant mieux que Pessoa, ce dernier le copie quand il écrit à Ophelia. Tout Pessoa est du comme si.
Et de quoi parlent ces lettres ? d’horaires et de trajets. Chez Pessoa l’habitude devient tic et le tic devient obsession si bien que le tic-tac des horloges finit par renvoyer à des zones obscures au cœur de minuscules abîmes quotidiens. Ces lettres parlent aussi de la photographie, cette horreur parce qu’elle donne des êtres une image provisoire. Les lettres en arrivent à parler de déambulations parce que la schize du moi conduit à se trouver ici et de ne songer qu’au moment où on sera là. L’obsession du temps rebondit dans l’espace où il y a à tracer des itinéraires dans la Baixa pour ses rendez-vous. Les lettres parlent de la projection comme mécanisme où il finit par s’aimer lui-même dans l’autre qu’il feint d‘aimer. Cet amour ne libérera rien restant étranglé par l’obligation d’un mariage, abstraction faite de la chambre nuptiale. Pessoa vit sa vie en littérature si bien que celui qui écrit sous dictée est l’orthonyme du Pessoa réel. On en arrive à devoir parler de la fiction dans l’hétéronymie, la seule fiction qui soit une fiction vraie. Cela aura été jusqu’à la graphie car la main en emploie une différente pour chaque hétéronyme.
Chapitre 8 : le Marin, une énigme ésotérique
MI de Ornellas de Andrade a écrit 7 interprétations du « Marin » de Pessoa, suivant la méthode de Ricoeur dans son herméneutique du soupçon, selon laquelle il y a toujours une couche du sens en dessous de la couche qu’on interprète, épluchant un oignon successivement : symbolique, platonicien, plotinien, nietszchéen, heideggerien pour aboutir à l’hétéronymie. Tabucchi en ajoute une huitième en rappelant le goût de Pessoa pour les jeux d’énigmes.
Dans « La tempête » de Shakespeare, il y a trois jeunes filles qui pleurent la mort d’une quatrième. Elles se leurrent durant toute la soirée où elles convoquent le passé, un passé fictif, un passé qu’elles n’ont peut-être jamais vécu. Prospero avait pourtant montré que le monde est un théâtre. Mais avec la logique du Marin, Pessoa reconvoque les trois jeunes filles. Celles-ci se demandent : qu’est ce qui est arrivé après ça ? / après ? après quoi ? /peut-être était-il revenu dans sa patrie, mais laquelle ? / oui, laquelle ? et qu’ a-t-on fait du marin ? quelqu’un le sait-il ?
Dans les jeux d’énigmes, un prisonnier est enfermé dans une cellule à deux portes : l’une mène à la liberté, l’autre à l’échafaud. Chaque porte est gardée par une sentinelle : l’une ment toujours, l’autre dit toujours vrai. On offre la chance au prisonnier de pouvoir poser une question à une sentinelle pour trouver la solution. Celle-ci consiste à demander à l’une des sentinelles quelle est la porte qui d’après son collègue donne sur la liberté et choisir l’autre porte.
Chez Pessoa, le sens d’une vraie solution de ce jeu à trois voix doit être cherchée dans l’équation entre l’apparence illusoire et la vérité occulte. Pessoa s’imprègne de tout le courant ésotérique comme solution.
Chapitre 9 : Note sur Faust
Tabucchi reste sur cette veine. Car ce qui compte ce sont les voix qui font contre-chant au chant de Pessoa.
Chapitre 10 : entretien avec Andrea Zanzotto
Dans un jeu de l’envers Tabucchi se tait et donne la parole à un autre se contentant de lui poser des questions.Parmi celles-ci on dégage un fil d’Ariane concernant la langue et surtout les langues quand comme Pessoa on a appris l’anglais et le portuguais. Cela fait écho chez Zanzotto qui utilise le dialecte régional pour dire son enracinement dans une communauté et l’italien comme support de communication publique, universelle. Cette structure oppositionnelle semble adoptée par Pessoa qui déplie ses nombreuses pelures d’oignon dans des langues hétéronymes.
Zanzotto a toutefois le souci de dire que la littérature support de toutes ces langues, comme une enveloppe ou une malle pleine de gens, joue en faveur de Pessoa l’orthonyme en le guérissant peut-être de la schizophrénie.