Quatre amis de Tabucchi, quatre écrivains eux-mêmes font ici un travail de deuil évoquant l’œuvre de l’écrivain florentin décédé le 25 mars 2012, mois où décède Tristano dans « Tristano meurt ». À eux s’ajoute un cinquième, Carlos Gompert, qui, lui, interviewe Tabucchi sur la place qu’il occupe dans le monde littéraire du XXème siècle, période appelée post-moderne. Ce travail aborde la dimension métaphysique de cette œuvre en rapport avec les outils ontologiques de cette période.
Chapitre 1 : Dacia Maraini
Tabucchi avec Pessoa recherche une grande raison : quelque chose comme un pardon du temps. Cruellement conscient de l’artificialité de l’écriture, il garda une immense confiance dans la puissance de cette vaine supercherie. « Petits équivoques sans importance » procurent une émotion sans pareille. Tout comme « Pereira prétend », et aussi « Nocturne Indien ». Les mots nuit et nocturne reviennent souvent et les ténèbres insomniaques de ses romans se transforment en cités mystérieuses peuplées de morts, inquiets et vivants, en quête de paix. Ces morts sont bienveillants, maternels, ils se penchent à leur balcon pour vous dire quelque chose qu’ils avaient oublié de vous raconter de leur vivant.
« Nocturne indien » raconte la recherche d’un ami perdu entre Bombay, Madras et Goa. Car il y a des indices qui semblent là pour permettre la rencontre mais elle est toujours postposée comme si l’autre se dérobait au dernier moment. Laissant l’impression désagréable d’un regard sévère dont on sent le souffle chaud sur notre nuque. Il y a une autre interprétation toutefois. L’homme se cherche lui-même et quand il pense s’être trouvé, il découvre que cela lui importe peu. Le roman est un échange entre un auteur-protagoniste-narrateur et un personnage qui scrute à son tour l’auteur assis avec une belle inconnue…tout comme lui. La convive lui demande la fin de l’histoire qu’on lui a racontée : peut-être de cette façon-là justement ! par l’inversion des points de vue. L’auteur est mis à distance par un effet de longue-vue retournée et le personnage le regarde de façon détachée. Jeu de miroirs. L’Inde suggère cette disparition du corps pour ne laisser qu’une empreinte fugace, une ombre lumineuse.
En 1984 Dacia Maraini ne connaissait pas encore Tabucchi. Mais ensuite elle se retrouva sur une terrasse avec lui, à la table d’un restaurant de Sienne, puis chez lui à Florence auprès de Zé (Maria José, son épouse). Puis une autre fois à Pise et de nouveau à Florence avec sa fille.Il reste un souvenir d’une voix rocailleuse par le tabac, de fous rires contagieux, et puis ses passions citoyennes.
Chapitre 2 : Paolo di Paolo
Tabucchi aventure sa pensée jusqu’à l’endroit où l’on prend congé des choses. Ainsi il dit avoir rencontré le fantôme de Pessoa à Lisbonne sur une jetée de l’Alcantara. Il porte tout un temps une moustache comme son cher poète (La jaquette du livre est illustrée d’une magnifique photographie). Il adopte ses lunettes rondes, identiques. Il écrit « Rêve de Pessoa, poète et simulateur ». C’est une nuit de mars, l’écrivain portuguais rêve qu’il se réveille et qu’il rencontre un de ses hétéronymes, Alberto Caeiro. Dans un autre livre, « Le délire », Tabucchi approche tellement Pessoa qu’il parvient à en effleurer les dernières pensées.
Et aussi Tabucchi écrit « Tristano meurt ». Tristano se remémore, puis il oublie tout. Il géographise sa mort comme on le dit des éléphants : ils s’éloignent du troupeau pour trouver l’endroit où seuls ils régleront leurs comptes avec la vie. Et puis il y a une nouvelle intitulée « Message de la pénombre », (dans « Les oiseaux de Fra Angelico »), qui semble avoir été écrite depuis un après. Le narrateur s’adresse à une femme qu’il a aimée et qu’il aime encore : je ne dois vivre que dans ce seul instant, pour le reste je n’existe pas, ou plutôt, je suis ici sans y être car je suis ailleurs même là, en ce lieu où je t’ai quittée et partout dans le monde, sur les murs, dans le vent qui gonfle les voiles des voiliers. La mort a été le thème essentiel de Tabucchi, il était obsédé par le temps. « Il se fait tard, de plus en plus tard », « Le temps vieillit vite » : le temps où se noue un dialogue entre les vivants et les morts. Le « je » de « Requiem » rencontre un père mort depuis longtemps : j’écris à ton souvenir, ou plus exactement, à la trace qui est tienne et que tu as laissée en moi.
Paolo di Paolo a téléphoné à Tabucchi pour l’interviewer sur le thème du voyage dans ses rapports avec la littérature. Une question qu’il aurait aimé lui poser et qu’il ne lui a jamais posée, c’est pourquoi il a si peu raconté de lui. Pendant son dernier été, il m’a proposé d’écrire à quatre mains une lettre entre quatre murs. Occasion de raconter un peu plus à propos de lui. Mais il refusa toujours d’écrire un livre de mémoires car la vie ne procède pas par ordre alphabétique. Elle apparait un peu ici et un peu là comme bon lui semble. Ce sont des bribes et le problème ensuite est de les recueillir.
Au fil des années, Zé a essayé de mettre de l’ordre dans les choses innombrables conservées dans une grande commode de la maison de Vecchiano. Du vivant de Tabucchi, il a demandé à son ami Piero de lui expédier à Lisbonne ou ailleurs tel ouvrage de la bibliothèque de Vecchiano, « Les derniers jours de Walter Benjamin » nécessaire pour un roman qui ne verra jamais le jour. « Une journée avec Tabucchi » c’est aussi la journée de cet écrivain : déroutante, pleine de surprises, périlleusement tributaire de ses états d’âme. Il aimait parler de la littérature plus que tout, de livres, d’histoires racontées dans des livres de vies d’écrivains. De temps en temps, Tabucchi disparaissait. Comme les personnages de ses « Dialogues manqués », il s’évanouissait dans un ailleurs injoignable, perdu dans le tourbillon de ses terribles crises de mélancolie. Puis brusquement il réapparaissait et, d’un ton léger, il parvenait à vous convaincre que c’était vous qui aviez disparu, et pas lui. Il savait aussi être dur, malpoli et ce parce qu’il avait horreur des manquements à son code de chevalerie.
J’aurais voulu, dit Paolo, lui raconter comment j’ai découvert ses livres. C’est la lecture de « Il se fait tard, de plus en plus tard » qui déclencha pour moi la pulsion d’écrire des nouvelles …loin de penser alors que je l’aiderais un jour à écrire « Voyages et autres voyages ». Tabucchi était un infatiguable voyageur, une sorte de nomade. Le voyageur ne perdait jamais de vue l’idée abstraite des lieux, l’idée pure, inconditionnelle, qui se forme dans la tête. C’était ça le monde, il est possible d’habiter un monde sans y avoir jamais été. Et d’expérimenter la veille de ne jamais partir. Mais il a réellement voyagé et c’est alors que l’idée du lieu se mettait en contact avec le lieu réel, qui confirme la matière de la vision ou vient s’y substituer. Dans tous les cas, il agit. Un lieu est aussi un peu nous, un peu comme on dit qu’on va se plonger dans un roman. Guidé par son goût pour la différence et le changement, il s’agit de saisir la solidarité des différents, l’ineffable logique des fous. Une fois par semaine, débranche ton téléphone, enferme-toi dans ta chambre et concentre-toi sur le mur. Vide-toi la tête, mets un disque de Schubert, ouvre au hasard « Les gens de Dublin » et tu verras que tu oublieras ce que Paul a écrit sur Pierre dans le Corriere della Sera.
Chapitre 3 : Romana Petri
J’avais décidé de parler à ma classe de « Femme de Porto Pim », histoire d’un amour tragique et enflammé entre un tout jeune baleinier et une femme mystérieuse et plus agée. L’histoire c’est qu’il débarque sur une île des Açores, la croise et en perd la raison. Le jour où j’ai écrit mon premier roman, je l’ai envoyé à Tabucchi qui m’a gentiment répondu, me donnant des conseils. C’est alors que j’ai voulu voyager vers les Açores via Lisbonne. Mais dans cette ville, la lumière n’a cessé de me retenir, là où l’Atlantique découpe le ciel en contours clair/obscur bien nets. Arrivé finalement aux Açores, en voyant le ciel, j’ai regretté celui de Lisbonne. J’étais déçue par ce que je voyais, j’avais fantasmé tout autre chose. Avant de repartir, par acquis de conscience, j’ai loué une voiture et entrepris un tour de l’île. Et là toutes les attentes ont pris corps et vinrent recomposer le puzzle imaginaire. Du voyage j’ai ramené deux passions et chaque fois que j’en ai eu les moyens, je suis repartie à Lisbonne puis aux Açores. Finalement la Fial n’est pas l’île que je préfère. Tabucchi est un écrivain qui coupe plutôt qu’il n’ajoute. D’où sa capacité de suggérer et l’on finit par avoir des visions. Au lieu que j’avais vu à la lecture s’ajoutait celui que j’étais en train d’imaginer au moment où je l’avais devant moi. Les îles que je préfère sont Florès et Pico, surtout Pico…un paysage de science-fiction.
En 1992 j’ai rencontré Tabucchi à Vecchiano suite à son invitation. Le trajet depuis chez moi passait par Florence et Pise où ses enfants, Teresa et Michele, m’attendraient dans une auto rouge. Pendant le trajet j’avais relu « Requiem » aimant y retrouver le personnage d’Isabel. C’est en effet là qu’il fait allusion à un cahier où il prépare un roman « Pour isabel » (qui ne sortira qu’à titre posthume). J’ai toujours pensé que ce cahier ne finirait jamais : car pour paraître, me dit-il, il faudrait que je sache qui elle est. Mais les écrivains peuvent agir sur des pans entiers de l’avenir. Tabucchi a toujours été très paternel avec moi. Pourtant vu mon âge, il n’aurait pas pu l’être ; il se sentait plus vieux que son âge et il se comportait comme s’il l’avait pu. Vous devez avoir eu chaud pendant le voyage, voulez-vous prendre une douche ?
Autre souvenir, cette fois à Rome fin mai 1994. Il avait eu un énorme succès avec « Pereira prétend ». Et j’étais allé l’écouter dans une de ces séances de promotion organisées par les maisons d’édition. Il ne se sentait pas à l’aise, n’aimait pas Rome, étais inquiet jusqu’à ce qu’arrive Zé par la porte du fond.
Il y a quelque chose chez Tabucchi, c’est qu’il ose. On a mangé à trois heures de l’après-midi d’un bar au four qui grésillait sous une épaisse tranche de jambon. C’est lui qui avait cuisiné et après le café souhaita faire sa sieste. Pour attendre il me proposa de lire un dernier manuscrit, celui de « Rêves de rêves » à paraître. Qu’en penses-tu ? La simplicité même, le soir il me reconduisit à la gare de Florence. Il rejoignait Zé en ville. Devant attendre mon train pendant deux heures, j’ai commencé la rédaction d’une nouvelle, brodant autour de la présence absente de Isabel dans ses romans. Tabucchi est un grand narrateur. Plus qu’un écrivain car il écrit des dialogues et une intrigue dans une construction totalement inventée de toutes pièces. Pour être un grand écrivain, il faut du talent, transformant la réalité en partant toujours de celle-ci. Isabel était fuyante comme un poisson qu’on cherche à attraper avec les mains. Quand Tabucchi m’eut relue, il me dit que la fin était trop triste. C’est bien lui ça : une touche de légèreté à la fin n’enlève rien à l’obsession mais cela l’émousse, ce qui redonne la couleur de la vraie vie, avec ironie et sens du jeu. L’équilibre alors se rétablit.
Suit ma nouvelle : « Quelques heures. Mon souvenir d’Antonio Tabucchi « .
Chapitre 4 : Ugo Riccarelli
J’ai été en apprentisage chez lui à Vecchiano. Comme dans le temps passé où on allait dans l’atelier d’un maître. Et là j’ai eu maintes ocasions de le connaître au quotidien. C’est là que m’est apparu que Vecchiano était pour lui un aimant où il ne cessait de revenir. Ce bourg lointain de Pise est à la croisée de deux autre régions comme un espace en marge, une zone franche entre la plaine de Lucques et de la Versilia. Le privilège d’être en apprentissage chez lui, c’était de partager une partie de sa force liée à ce lieu là.
Suit ma nouvelle : « Choses de Türku ».
Chapitre 5 : Conversation entre trois amis
Dans ce dialogue on retrouve Ugo Riccarelli qui raconte la première fois ou comment on entre en contact avec Tabucchi. À Vecchiano il y avait une sorte d’école, un restaurant où on se retrouvait à son invitation ensemble autour de lui à manger et boire beaucoup. Ce lieu s’appelait Scuola di Avane. Il invitait à lire une page qui méritait qu’on en discute. C’était un professeur artiste, il lisait tout ce qui sortait. Et il donnait son appui à ceux qui lui plaisaient. Je vais soutenir ton roman dans le concours pour le prix Strega mais que les choses soient claires ! si j’appuie ta candidature, tu dois gagner.
À un moment il n’a plus été possible de distinguer quand Pessoa avait transmigré en lui. Comme Pessoa Tabucchi n’a eu de cesse de raconter ça à travers tous ses personnages, des « soi-même » qui n’existent plus. Tabucchi aimait la nature sentimentale du Portugal. C’est un pays ancien, chevaleresque où la notion d’absolu est encore tenue en grande estime.
Chapitre 6 : Interview de Tabucchi par Carlos Gompert
Le point de départ est de savoir si Tabucchi est postmoderne. Pour ce faire il faut parler du temps cyclique et de la revisitation du temps passé. Il faut prendre la période comme la saudade, qui est une forme de nostalgie… du futur. Et il n’y a pas contradiction. Par postmoderne, il faut prendre en compte le travail de destruction fait par les avant-gardes, destruction d’une culture puissante quand elle s’effondre. La postmodernité c’est la culture des hommes qui sortent des décombres. La postmodernité rompt aussi avec les avant-gardes, qu’elle voit comme des erreurs. La postmodernité intègre le désir métaphysique qui manquait aux avant-gardes. Un écrivain postmoderne ne se demande jamais comment il peut interpréter le monde dont il fait partie. Il se demande dans quel type de monde il vit et la nature de ce qu’il y fait. Sous cet angle, mon œuvre contribue à offrir une idée du monde, problématique.
Maintenant la question conduit à parler de fiction et de métafiction. L’écriture se rattache-t-elle à la recherche mais avec un discrédit jeté sur les techniques de l’écriture ? Non c’est même le contraire. Il s’agit d’une confiance supérieure dans l’écriture. La littérature est capable de réfléchir sur elle-même. Qu’est-ce qui est le plus important la réalité ou l’image de la réalité ? l’auteur postmoderne cherche à rendre le lecteur plus attentif, actif dans son œuvre. La métafiction révèle la fiction à nu. Il ne s’agit pas de montrer les trucs mais de montrer que la littérature et la vie ne sont pas en divorce. La littérature a rendu les choses plus opaques, ce qui tend à expliquer les difficultés de l’homme pour comprendre le monde. Ce n’est pas un abandon de la réalité mais un abandon de la volonté épistémologique du passé. La littérature est un révélateur qui mesure la validité des acquisitions de certitudes. Cela a un effet de défiance par rapport à la science. Cela prend l’allure d’une critique de la rationalité et du cartésianisme. Les personnages cherchent beaucoup plus qu’ils ne trouvent, d’où l’importance de l’image du labyrinthe. La vie est un rébus : dans la vie je me perds souvent parce que les directions sont toujours multiples. Mais mes personnages ne sont pas toujours vaincus.
La vie aujourd’hui n’a plus de buts. Cela tient à la perte de sens religieux de l’existence. Je déteste vivre dans le monde actuel mais je ne voudrais pas vivre dans un autre. J’ai l’impression de vivre au bord d’un désastre. Je suis un vrai laïc mais je crois cependant qu’il existe des règles, les dix comandements, et les règles ont été inventées par la religion. C’est peut-être du moralisme que d’enquêter sur le thème du Mal. J’ai conscience que le Mal est présent de façon compacte et péremptoire. (Regardez le film de Pasolini « Les 120 jours de Sodome. La république de Salo). En tant qu’écrivain je ne peux y opposer un Bien. Je sème une petite graine d’inquiétude dans l’espoir qu’elle fera germer des fruits, un jour