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Une histoire de la raison


Auteur du livre: François Châtelet

Éditeur: Seuil

Année de publication: 1992

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L’auteur (1925-1985) est invité sur France Culture à huit entretiens avec Emile Noël.

Préface de Jean-Toussaint Desanti : La philosophie en partage

« J’ai toujours en sa présence et dans sa proximité éprouvé le sentiment qu’une sorte de boucle se formait qui nous enveloppait tous deux dans un intérieur partagé, quelque chose comme un abri.

Son geste et sa parole étaient des signes d’accueil. De vous qui l’écoutiez à lui qui vous parlait, la distance était toujours pleine. De son caractère je le nommerais dépensier constitutionnel. C’était l’homme de l’offrande.

La philosophie est en son fond une activité corporelle et de part en part pratique. C’était un philosophe exposé et qui a pris les risques que cela appelle. Sa passion principale était de publier le vrai. Publier : donner à partager au plus grand nombre. À un entêtement dans le travail d’éclaircissement, il est resté fidèle comme à son « démon ». Et ce démon aime la lumière. »

Présentation par Emile Noël

En huit entretiens, il s’agit de parcourir non pas l’histoire de la philosophie mais celle de la raison. Ces huit émissions d’abord présentées sur France culture sont ici retranscrites à partir des Archives de l’INA. Le livre qui en est le résultat se développe comme une suite de chapitres : l’invention de la raison, la raison et la réalité, la science de la nature, la politique, Kant penseur de la modernité, l’histoire, raison et société, l’avenir.

Le point de départ est bien une invention grecque au 6ème siècle acn à Athènes. Cette invention est plutôt un chapelet d’inventions : la naissance de la démocratie, l’importance de la parole, l’hypothèse des idées, le passage de la persuasion à la recherche des idées. Comment faire passer les idées ? La vérité ne s’impose pas d’elle-même. Dans les deux premiers chapitres, Platon et Aristote sont complémentaires.

Ensuite on saute au temps de Galilée. À la Renaissance, il faut se faire stratège dans un contexte où le Moyen-Âge chrétien commence à perdre sa légitimité. La vérité a besoin de la vérification de l’expérimentateur. Machiavel instaure une dissociation dans le monde politique entre pouvoir divin et pouvoir temporel. Le souci d’efficacité dans le domaine politique fait pendant à la vérification expérimentale en science.

Les deux chapitres suivants nous plongent dans la modernité. Comment se fait-il qu’il y a du vrai ? se demande Kant. Et cela est devenu vertigineux car sans l’aide de Dieu, l’homme se découvre fini. Hegel refonde une pensée sur ce gouffre de la pensée en inscrivant la philosophie dans un nouvel horizon, le temps de l’histoire. 

Entre les deux s’annonce Nietzsche. Et cela fera l’objet des deux derniers chapitres qui vont présenter deux maîtres du soupçon. Nietzsche ne manque pas d’humour dans les questions d’absolu. Freud lui invente l’inconscient. Avec les idées vous évitez peut-être le malheur mais vous ne vivez pas. À la place de la question de La vérité, qu’est ce qui vaut ? La philosophie n’a pas d’objet propre. Elle doit sans cesse s’insérer dans l’inachevé tel qu’il est au bout des productions de savoirs propres à telle époque. Si la rationalité ici privilégiée est technique essentiellement, alors il n’est plus question de s’encombrer de métaphysique. Dès lors à l’horizontale d’un monde sans dieu, l’histoire des idées va irriguer un nouveau type de sciences dites humaines.

Mais bien au-delà des rebondissements successifs (rythmés par Galilée et Newton), la question reste ouverte de la définition de la Raison (qui n’a rien à voir avec l’entendement). Question ouverte parce qu’il n’y a pas de fin mot à la question. On va suivre donc les avatars du Logos dans un contexte français de la pensée : et d’emblée on suivra le guide de la méthode cartésienne appuyée sur les notions de : universel, concept, essence … mais d’abord dialectique.

Chapitre 1

Pour comprendre comment la philosophie a pu surgir comme genre culturel nouveau. Il y a un choix à faire : ici la Grèce classique. Et ce choix entraîne une limitation à notre propos : on ne va parler que de la Raison occidentale. Il s’agit au départ d’une idée qui va s’imposer aux élites, puis aux masses. Cette idée naît dans un contexte historique particulier. La Grèce au 5ème siècle acn est partagée entre le pouvoir de plusieurs cités qui ont en commun des dieux, une culture et une langue. Elles se font la guerre malgré la menace extérieure des barbares, essentiellement les Perses. Ces cités rivales ont créé des colonies qui très vite conquièrent leur indépendance. Il faut alors constituer de toutes pièces un urbanisme, construire des villes et instituer des constitutions. Tout cet effort met à mal les traditions, ce nouvel esprit remonte vers le centre et particulièrement Athènes. Là les hommes vont inventer la démocratie qui se définit par l’égalité : tous les citoyens sont égaux devant la loi. Ils ont le même droit à intervenir devant les tribunaux et à prendre la parole dans les assemblées où l’on délibère du destin collectif. Et en démocratie la parole devient reine… et celui qui la maîtrise va dominer.

                    Parce qu’Athènes est à la pointe du combat contre les barbares, elle devient un modèle. En même temps naissent des techniques et des arts. Le mot technique regroupe l’idée d’un savoir-faire mais aussi de l’invention d’une production originale. Dans le domaine de la parole, la technique s’appelle rhétorique ; et celle-ci est enseignée par des instituteurs appelés sophistes (= intellectuel qui sait parler). Ces instituteurs viennent du sud et en s’installant à Athènes, ils ouvrent des écoles de politique. Au temps de Périclès, il y a deux forces en présence : une vieille tradition religieuse résiste aux sophistes. La démocratie a une tendance à imposer une voie dangereuse, un impérialisme cruel, le développement d’un commerce à la recherche de toujours plus de profits. Face aux aristocrates traditionnalistes, les sophistes sont les progressistes. Et entre ces deux forces apparaît Socrate. Il aime parler et rapidement il développe une violente critique à la fois contre la tradition et contre les sophistes. Dans un dialogue Platon le présente dans un rôle qui met sur la touche « Lachès » et Nicias quand des pères de famille viennent leur demander conseil. Mais dans le débat qui n’arrive pas à dégager un vainqueur, Socrate n’apporte pas de réponse, au contraire il creuse la question : Faut-il faire donner des leçons d’art militaire à des enfants ? A quoi cela sert-il ? Que veut-on ? Que les enfants acquièrent la vertu, fort bien mais qu’est-ce que la vertu ? Bref avec ce mode de réflexion Socrate invente le « concept ». Il faut savoir que contient la question, il faut repérer l’idée qui s’y trouve, il faut en élaborer la représentation.

Platon dans « Apologie de Socrate » et puis dans « Criton » rapporte l’accueil glacial de Socrate par les autorités de la ville. Les autorités ne sont pas seulement les sophistes, ce sont aussi les hommes politiques de grande classe qui ont fait un métier de l’art de gérer une ville, de construire une flotte remarquable, d’accomplir des progrès technologiques non négligeables. Périclès est l’un d’eux. Ajoutons des historiens comme Xénophon. Tous se dressent contre ce personnage dérangeant qui ruine les divinités civiques et apparaît comme un impie. À la mort de Socrate, Platon trouve sa vocation : il va faire vivre l’homme avec des couleurs divines, c’est-à-dire hors de l’immoralité et dans la transparence de la vérité. Platon ne considère pas la tradition comme dangereuse, par contre il attaque violemment les sophistes qui amollissent les citoyens. Ils les ont jeté dans des entreprises douteuses tant sur le plan culturel que sur celui de la politique extérieure. À l’Académie son enseignement privilégie la parole mais en dehors d’une logique de persuasion. Il n’y a aucune raison pour que la majorité ait raison. Cet enseignement propose que par la seule parole on puisse construire un discours qui soit juge de toute parole. Les dialogues interrogent ce qu’est la justice, la piété, le plaisir… L’argumentaire qui s’en suit fait valoir non pas l’opinion mais le concept, c’est-à-dire l’idée claire et distincte. Car c’est sur elle et elle seule que peut se dégager l’enjeu pour centrer un débat et dégager un accord entre les interlocuteurs mis en sa présence. Et voilà la « dialectique » c’est-à-dire un art qui apporte la conviction.

                    Pour le philosophe il n’y a pas de fait car le fait ne renvoie qu’à l’expérience singulière d’un individu placé dans des circonstances singulières. Le philosophe a une exigence supplémentaire. Le fait égare, seul le logos est un guide sûr. Dans le logos, le mot, la parole ne fait pas que signifier (=faire signe vers un sens). Ce que nous avons à prendre en compte c’est non seulement ce que signifient les faits mais vérifier la validité de cette signification. Un dialogue met en scène des types d’interlocuteurs fixés à un point de vue, représentant une position. Chacun joue son rôle et lorsque une signification est évoquée devant lui, il réagit en fonction de son point de vue pour vérifier si de ce point de vue cette signification est acceptable. Le dialogue est alors une épreuve de recevabilité. Et du coup le concept-clé de la philosophie est le concept d’universalité. Soit le résultat de la totalisation des différents accords qui s’établissent au cours du dialogue. Le dialogue ne s’achève que lorsque tous les interlocuteurs sont d’accord pour dire qu’on est arrivé à répondre à la question. Il y a deux dimensions dans cette sagesse : une théorique (conceptuelle) et une pratique car l’accord entraîne l’exigence de se comporter selon les prescriptions définies par ce discours. Le concept est une construction dans une épreuve de la signification à laquelle le fait est soumis. Le concept n’est rien d’autre que la structure mentale qui accompagne le développement du discours. Le concept n’a pas d’autre sens que ce développement discursif. Mais surtout l’orientation ainsi dégagée est pratique ; et pas abstraite. Même extrêmement concrète puisque si on va jusqu’au bout de cette logique de jugement, on en vient à dégager un critère qui juge de la conduite « bonne ». Et cette prétention en vient à pouvoir définir qui est fou, qui est criminel.

                    Et bien sûr cette avancée sera jugée excessive. Il y a un dialogue appelé « Gorgias » qui met en scène un personnage qui ne se laisse pas entraîner dans toutes ces conséquences sur les conduites. C’est Calliclès. Sa position est radicale puisqu’il va tourner le dos à Socrate dont le propos ne l’intéresse tout simplement pas. Comment répondre ici sinon en dégageant le concept de vérité. Le discours philosophique ayant une valeur universelle …a un répondant dans la réalité. Et voici la première ontologie, une doctrine de l’être. C’est ce qu’on appelle l’hypothèse des Idées et qui est développée dans le dialogue « Parménide ».

Chapitre 2

On doit maintenant analyser l’impact de l’hypothèse des Idées. Cette invention est-elle recevable ? rappel : un discours universel est un ensemble d’énoncés cohérent, bien composé, légitimé à chaque étape de son développement, tel qu’un individu de bonne foi soit obligé par la rectitude de ce discours à s’y soumettre. Mais face à Calliclès, l’hypothèse des Idées est décisive pour montrer qu’au-delà des apparences, le discours philosophique n’est pas qu’universel. De plus, il dit ce qui est tel que cela est. Le discours philosophique dit l’être. Retour à « Lachès » et qu’est-ce que le courage. Qu’est ce que l’essence du courage ? Pour être reçu un tel discours doit avoir un répondant dans le réel. il faut que cette « essence » du courage existe quelque part. La philosophie de Platon s’est nourrie des travaux des mathématiciens. Qu’est-ce qu’un triangle ? Triangle cela peut être une figure que l’on dessine sur le sable. Alors c’est une image singulière : tel triangle dessiné  tel jour à telle heure par telle personne ayant telle dimension. À partir de ce triangle on peut faire des expériences mais on ne peut rien déduire avec certitude. Mais on peut voir le triangle autrement et considérer le mot triangle avec la convention établie entre ceux qui parlent de la figure : alors nous appelons triangle, le polygone à trois côtés ou la figure constituée par trois droites se coupant deux à deux. Et pourtant cela ne nous assure toujours pas de certitude. Pour Platon il y a un autre monde où des triangles possèdent une réalité. Cet autre monde n’est pas une idée en l’air, imaginaire, parce que sans elle, il n’y a plus rien qui tient. Ce monde-ci où nous sommes est le monde des apparences. Mais l’autre monde n’est pas religieux, il est actuel et peut être saisi par les exercices mentaux nécessaires. Avec l’hypothèse des Idées, le discours qui a recueilli l’adhésion est étayé du fait qu’il y a une autre réalité que la réalité apparente que nous percevons. C’est dans le dialogue « La République » qu’est présentée l’allégorie de la caverne. Le triangle essentiel dans cet autre monde est toujours le même et c’est lui le véritable objet du discours universel.

Le point de départ de toute philosophie est la reconnaissance de la nécessité de ce détour par ce monde stable, construit antithétiquement du monde des apparences. Le monde des Idées est constitué d’essences qui entretiennent les unes avec les autres des rapports clairs. Et à l’hypothèse des Idées il faut en ajouter une autre, celle qu’il y a en l’homme quelque chose qui lui permet de saisir cette réalité transcendante, de saisir l’essence. Pour nommer cette fonction, Platon utilise la notion de psuchè, d’âme ou d’esprit. Il faut supposer que l’homme possède en même temps qu’un corps plongé dans les apparences, un esprit capable à travers la constitution du discours, de saisir les Idées ou essences. La philosophie va proposer un cours des études, un cursus studiorum, pour permettre aux hommes-enfants de devenir enfin adultes sachant enfin ce qu’il en est de l’être. Et ceux qui auront terminé ces études auront trente ans ; et on pourra les dire philosophes parce qu’ils verront les essences immuables, leur articulation les unes avec les autres, les divers secteurs ainsi constitués. Mais ils verront surtout l’Idée suprême, l’Essence qui illumine toutes les autres, qui rend compte à la fois de leur apparition et de leur configuration. Ce que le soleil est pour le monde sensible, l’Idée de Bien ou l’Idée de Un l’est pour le monde intelligible. On entre ici dans une mystique de l’intelligible ; il y a tout un pan de l’enseignement platonicien qui est ésotérique. L’entreprise platonicienne vise à rendre l’homme satisfait en dépit du départ des dieux. L’essence fait qu’un triangle n’est pas un carré. L’essence est ce noyau à partir de quoi peuvent se déployer de multiples variations. L’essence définit le déploiement de ce que peut être la chose dont l’essence est l’essence. Le monde sensible copie le monde intelligible et du coup peut être énoncé à son propos un certain nombre de vérités partielles. Platon a privilégié la première partie de la définition de la technè, même si nous avons bien dit qu’elle avait aussi une dimension créatrice, productrice de réalité. Et le Moyen-Âge reprendra ce versant à partir de l’hypothèse d’un Dieu Créateur. Il y a à dire un mot sur la notion d’être : soit  ce sur quoi on peut s’appuyer pour essayer de vivre comme il convient à un homme digne de ce nom. L’être c’est ce qui est fiable, ce qui indique comment acquérir le savoir indispensable à une conduite juste dans un souci de l’intérêt général.

Venons en à Aristote. Il reprend le travail de Platon parce que ce dernier n’a pas vu ce qui avait quelque chance de rendre la philosophie acceptable au plus grand nombre. En effet l’Académie n’a pas produit des hommes politiques de grand talent. Et le programme d’études proposé n’y était pas séduisant. Autrement dit il faut adapter la philosophie aux exigences de ce monde-ci, c’est-à-dire plus aisément praticable. Chez Platon le couple essence-apparence est coupé de façon absolue. Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut présenter les choses si l’on veut que la philosophie soit active. Il faut partir du monde sensible fait d’opinions et où l’on construit ses certitudes à partir de ses expériences. Il n’y a pas à montrer à cet homme qu’il se trompe nécessairement. On commence par lui faire confiance. Mais à celui qui expérimente, Aristote va demander qu’il formule ce qu’il trouve dans un certain discours et construise à leur propos conceptions ou théories, en vue de savoir exactement ce qu’il veut dire. Lorsqu’au début d’une démonstration on a donné un sens à un mot, il faut lui conserver ce sens jusqu’à la fin de la démonstration. Puis Aristote complique la chose : puisque le discours courant est ambigu, il faut se conformer pour être clair et convaincant, à des formes normales (standard) du discours ; il y a à dégager des topoï. Aristote dégage une logique de la théorie de la définition, de la théorie du jugement et de la théorie de l’ensemble des jugements démonstratifs, et cela s’appellera « syllogisme ». Ensuite Aristote montre que si le discours ainsi formalisé est convaincant, alors il doit correspondre à l’expérience de l’autre. L’adhésion est signe que le discours est bien compris mais c’est aussi la preuve que celui qui le reçoit voit les choses comme l’émetteur du discours.

L’accord porte ici sur la chose dont on parle et pas sur l’Idée. Alors l’essence devient autre chose. On la trouve dans les choses mêmes. Elle est le noyau commun que chacun peut repérer pourvu qu’il sache exprimer son expérience selon les formes normales d’un discours bien construit. Aristote à l’inverse de Platon introduit une constante circulation entre essence et apparence. L’essence n’est pas une réalité au-delà, l’essence est l’essence de l’apparence comme l’apparence est l’apparence de l’essence. Ce que c’est renvoie à ce qu’une chose a l’habitude d’être. L’essence est donc dans la réalité sensible quelconque, ce qui est permanent, ce qui subsiste quels que soient les accidents. L’essence de l’homme est de posséder la parole signifiante renvoyant au logos, au noyau signifiant. Pour faire de la philosophie avec Aristote, chacun est invité à vérifier à chaque instant la validité du langage philosophique, et plus seulement sa légitimité (liée à la cohérence du discours de portée universelle). Aristote ajoute à Platon un critère, celui de la vérification ; chaque citoyen est invité à vérifier à chaque instant dans la réalité, au sein du monde des apparences, la validité des énoncés philosophiques. Aristote ouvre tout un champ de recherche qui se déposera dans des encyclopédies. Aristote invite à développer sa connaissance en fabriquant un discours qui, autant que possible, restaure les articulations de l’être même. Faire correspondre les articulations du discours aux articulations de l’être, voilà le travail du philosophe. Le programme aristotélicien est de construire un texte porteur d’intelligibilité qui rend l’être aussi transparent qu’il est possible. Et qui permet de constituer des savoirs et d’accomplir des actes aussi sensés qu’un homme peut espérer en accomplir.

Chapitre 3

Le mot-clé est légitimité. Ici on fait un bond dans le temps de deux mille ans. On s’arrête au seuil de la modernité dans un moment-charnière appelé Renaissance par un effet d’après-coup. Mais bien sûr si on veut rester légitime dans notre propos, il y a à tenir le grand écart. Autour de 1500 des figures de penseurs scientifiques surgissent de façon essentielle ; et des philosophes comme Descartes et Spinoza vont devoir s’adapter à cette nouvelle réalité, car la science mobilise les énergies tout autant que la conduite de la cité. Le grand écart c’est d’un côté ceux que l’on vient de quitter, Platon et Aristote, et de l’autre côté Copernic et Galilée. La légitimité est sollicitée du fait que les mille ans du Moyen-Âge ne se balaient pas comme étant obscurantistes. Même si cela se mesure mieux dans le domaine politique, il y a tout un travail théologique qui restaure la raison face à la foi ; et qui prépare les esprits à un changement vu des nouveaux besoins liés aux progrès des sciences et des techniques. Notre dette envers l’orient de la Méditerranée est immense. Entre le IIIème s. acn et le VIème s. pcn, la vie culturelle est intense dans cette région qui a récupéré l’héritage de la Grèce après son effondrement. D’une part l’émergence de l’Islam et d’autre part les Pères de l’Eglise approfondissent et adaptent ces trésors de la pensée. D’abord néoplatonicienne puis aristotélicienne la philosophie est transmise jusqu’à nous par des passeurs comme St Augustin, St Bernard et St Thomas. Si nous faisons un tel bond c’est parce qu’on a décidé de parler du développement de la rationalité technique. Au fond il s’agit de comprendre comment cette rationalité est apparue et autour de quelles idées principales elle s’est constituée et, pour quelles raisons elle s’est imposée. La philosophie dans son développement n’est jamais indépendante du contexte à l’intérieur duquel elle apparaît. La philosophie n’a pas d’objet en soi, elle emprunte ses objets à une réalité extérieure. Et entre le XIVème s et le XVIIème s, le contexte nouveau c’est la science. Ici la philosophie va se nourrir des transformations profondes de la conception de la nature. La Renaissance tire les marrons du feu. Dans les siècles qui l’ont précédée, tous des progrès s’étaient accumulés de manière assez secrète sans entrer en contact les uns avec les autres. Mais tout d’un coup ils se mettent à interagir. Et ainsi apparaît une nouvelle physique. Entre la seconde moitié du XIVème s et le XVIIème s, il y a une mutation dans l’intérêt des gens. Cela s’observe dans l’atelier de Verrochio : tous les artisans sont là réunis au-delà de leurs talents de sculpteurs car Verrochio les incite à se considérer comme des explorateurs de la réalité. Là ils acquièrent une pratique en relation avec la réalité matérielle. Il y a une véritable éducation de l’œil liée à un intérêt pour la matérialité des choses. Cela s’observe aussi dans le domaine de l’imprimerie et dans la modification de la façon de lire. On passe de la lecture à voix haute à une lecture silencieuse ; et le livre prend un aspect plus abstrait car on ne lit plus avec l’oreille. Ajoutons la naissance des villes, des corporations, la radicalisation et la mise en application technique de toutes les inventions du Moyen-Âge.

Et à ce carrefour voici Copernic. En astronomie c’est la conception aristotélicienne qui avait cours, soit une division du monde supra-et infra-lunaire, soit un monde hiérarchisé : en haut la forme pure, en bas la matière pure. Deux principes gèrent les mouvements : dans le monde supra ce mouvement est régulier et répétitif alors que dans le monde infra les mouvements sont singuliers car chaque corps existant ici-bas est composé d’une forme et d’une matière qui luttent l’une contre l’autre. Ici-bas il y a les mouvements naturels (la pierre tombe, la flamme monte) et violents quand on impose une autre direction aux choses que le mouvement qui lui est propre. C’est toujours le mouvement naturel qui gagne. Dans cette coupure supra/infra, deux sciences sont apparues : astronomie/physique. Ces sciences ne s’adossaient pas aux mêmes principes. L’astronomie s’appuie sur la géométrie alors qu’ici-bas on pense la physique de façon descriptive car on y consigne des constats. En astronomie tout restait plus ou moins lié à Ptolémée, mais au Moyen-Âge on a multiplié des observations qui ne cadraient plus avec cette lecture de la nature. Pour garder le lien, on va compliquer et surcompliquer les explications de ces phénomènes hors-cadre. Copernic arrive et se dit qu’il y a moyen de simplifier mais à condition de faire tourner les planètes autour du soleil, juste une hypothèse donc. Cette idée peut s’exprimer de manière mathématique. Mais surtout la simplification aboutit à des tables de prescriptions astrologiques avec Kepler. L’Eglise ne s’en offusque pas car c’est dans l’air du temps. il n’en va pas de même avec Galilée. Celui-ci fait rouler des billes sur un plan incliné, il regarde le fonctionnement des pendules et il fait plein d’autres expériences qui l’amènent à conclure que le monde supra-et infra-lunaire obéissent aux mêmes principes. Le monde est un. Du temps de Galilée, il y a eu un formidable développement des mathématiques qui apparaît comme un corpus d’ensemble ayant ses règles, son langage et offrant l’image d’une rationalité intégrale, transparente. La nature écrit en langage mathématique. Il faut pour cela apprendre le langage qu’elle emploie pour parler. On simplifie le compliqué par l’usage de caractères complexes ; plus la réalité est compliquée plus le schéma qu’on en tirera est complexe. Il faudra multiplier les volumes simples et c’est toujours possible vu que la nature est totalement intelligible. La science n’est plus descriptive, elle est explicative (déduction, interpolation, extrapolation).

C’est alors qu’apparaît Descartes qu’on appellera l’administrateur de la révolution copernico-galiléenne. Son regard embrasse un très vaste domaine. Il est physicien praticien et il s’efforce de tirer les conséquences méthodologiques de la pratique scientifique qu’il utilise. Le projet qu’il a est de rendre l’homme maître et possesseur de la nature. Mais au lieu d’être un rentre-dedans comme Giordano Bruno et Galilée dans une moindre mesure, il prend la précaution de s’entourer de plein d’intellectuels proches du pouvoir. Son entreprise exige une décision et un travail collectifs. Il décide de promouvoir la nouvelle physique et la fait triompher sur tous les plans. Il va même jusqu’à chercher à rassurer l’Eglise et la Sorbonne en écrivant Méditations métaphysiques : il n’y a pas lieu de craindre la nouvelle physique car elle ne menace en rien la foi car cette science est indépendante du maintien de la foi traditionnelle. Descartes est amené à produire une nouvelle ontologie. Il n’est plus possible de rester dans l’ontologie d’Aristote. Descartes pose la question de la nature du sujet connaissant et la nature de l’objet connu. La question n’est plus qu’est-ce que l’être mais qu’en est-il de la connaissance. La théorie du Cogito définit le sujet connaissant : je pense. Le je pense se conçoit de lui-même. Même si je décide de douter de tout, je me rends compte en doutant que je pense. Et pour douter (penser) il faut être. il y a à montrer que s’il y a de la pensée, elle ne peut être que pensée pure capable d’abstraire le sensible. La pensée soumet le monde sensible à une analyse telle qu’on peut par la suite revenir vers lui pour le rendre intelligible. En regard de cette pensée pure, la matière est matière pure ne possédant plus aucun élément spirituel, et ce à la différence d’Aristote. La matière c’est l’étendue et le moment. La perfection divine exige que Dieu écrive en langage mathématique quand il crée le monde.

En terminant on reparle de légitimité car la recherche de la rationalité légitimise un discours que tout homme de bonne foi peut accepter. La vérité est distribuée de façon démonstrative. Le triangle est élément du sujet connaissant.

Chapitre 4

Les grandes découvertes, la Réforme, l’essor des sciences et des techniques bouleversent le tissu social. Et donc aussi la rationalité qui s’efforce de penser l’Etat, de le penser comme principe de la société. La prise de position de la philosophie par rapport à la réalité politique est déterminée par les transformations qui se produisent au sein de la société. Elles sont de deux ordres : socio-éco-politiques et spirituelles, et dans les deux cas l’enjeu est la relation commandement/obéissance. Il y a une réorganisation des rapports sociaux du travail et il y a un profond ébranlement de la pensée catholique romaine par une usure administrative et intellectuelle. En même temps des phénomènes nationaux apparaissent ; les nations se différencient entre elles autour de la langue, le mode d’administration et les mœurs. Le cadre catholique universaliste mal adapté provoque une Réforme pour faire réapparaître la vraie religion. À propos de l’invention de l’Etat, le problème à légitimer est la puissance souveraine. Les désordres sociaux produisent des mutations spirituelles et économico-politiques. Et voici deux penseurs : Nicolas Machiavel et Jean Bodin.

Du temps de Machiavel l’Italie n’est pas unifiée car c’est partout la guerre. Entre les cités et à l’intérieur de celles-ci où des factions briguent le pouvoir par la violence ce qui crée des troubles civils extrêmement douloureux. Comment y remédier ? Il faut quitter en tout cas les idées traditionnelles encore là : la société était considérée comme un fait naturel. Et vu que l’homme est un animal social, le fait de vivre en société ne doit pas faire problème. Si les sociétés sont désorganisées c’est en raison de la méchanceté. L’Eglise avait ajouté que les chefs détiennent leur pouvoir de Dieu lui-même. Comme les monde social et politique sont donnés, il fallait faire avec. Machiavel au contraire pense qu’il faut d’énergiques préparatifs pour instaurer un pouvoir durable. Il y a à enseigner les règles du pouvoir auprès des princes. Qu’est-ce qui fait qu’une société est une ? L’unité de la société est le fruit de la politique car la politique est un acte. Pour que cette société existe comme une, il faut un acte fondateur relevant de la volonté du prince. Pour qu’une société dure, il faut faire ce qu’il faut pour qu’elle dure. Machiavel détermine le politique comme quelque chose qui doit être pensé à part, qui n’est donné ni dans la nature humaine ni dans la nature tout court. Le politique est quelque chose qu’il faut penser, sur quoi et par quoi il faut agir. En attribuant au prince cette volonté unifiante, Machiavel nous conduit à Bodin. Pour ce dernier il faut expliquer l’origine et la signification d’un certain nombre de concepts à l’œuvre dans la pensée comme dans la pratique politique. Ainsi la potestas et l’auctoritas. La potestas nous vient des romains via l’Eglise ; la puissance est le statut de cela qui peut, tout ce qu’il peut. La potestas chrétienne est divine : Dieu souverain est le seul à détenir la potestas. Lorsque l’Eglise devient une institution, le pape détient l’autorité, le pouvoir de déchiffrer les textes sacrés. Il y a une rivalité inévitable entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Les hommes de pouvoir ont besoin d’un soutien du pouvoir spirituel. Charlemagne se fait sacrer empereur à Rome en 800. Potestas, cela qui n’a rien au-dessus de soi, devient un enjeu en 1020 avec Grégoire VII. Marsile de Padoue au contraire en 1324 affirme que les prêtres ne doivent s’occuper que des affaires spirituelles si l’on veut que règne la paix civile. La véritable souveraineté est du côté temporel : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine ». Un souverain, cela veut dire quelqu’un qui n’a personne au-dessus de lui (ce quelqu’un peut être une institution). En 1576 Bodin sépare deux mondes. Puissance souveraine, la notion d’Etat est ainsi définie, même si cela est encore abstrait.

Après la Réforme et les guerres de religion, des bouleversements dans la structure de la société apparaissent quand les bourgeois deviennent entrepreneurs. En économie un nouveau terme fait florès : production, moyens de production, rapports de production. Des manufactures naissent en embauchant les paysans chassés de leurs terres par la transformation de la propriété. Dans des rapports sociaux inégaux suite à la constitution d’un pouvoir au service des producteurs propriétaires de leurs manufactures, apparait un phénomène nouveau, la pauvreté des villes qui engendrera le prolétariat. Un nouvel ordre du marché et l’individualisme possessif commence à régner. Cela a des effets politiques en Angleterre. La monarchie anglaise est servie par une administration archaïque. La nouvelle société rue dans les brancards et le peuple de Londres s’institue juge, décide de destituer le roi et puis de le décapiter (1649). Cromwell prend le pouvoir mais la disparition de Charles I repose la question du pouvoir légitime. Pour Machiavel il faut une unité politique pour que la société existe et se maintienne, dans la figure du prince. Bodin ajoute que ce qui peut assurer l’unité d’une société est nécessairement puissance souveraine, souveraine et reconnue par consensus. Trois temps donc : souveraineté-légitime, étayée sur une théorie politique. Et voici Hobbes et Locke.

Hobbes est un penseur matérialiste et aristotélicien. Il est convaincu par la physique du temps de Copernic et Galilée et il s’efforce de construire une théorie de l’être qui corresponde à la nouvelle mécanique. Il a une théorie de l’homme : l’homme est un corps, matérialité caractérisée par la puissance. L’homme est un être qui peut, l’homme est désir et rien ne lui est interdit de ce qu’il désire. Il n’y a pas d’autre limite à sa liberté que son désir. Hobbes en politique décrit l’homme dans un état de nature, avant qu’il n’entre en société. L’homme est donc totalement libre de faire tout ce qu’il est capable de faire. Mais l’état de nature est contradictoire car il croise rapidement en société un autre homme qui lui aussi a un désir illimité ou plutôt limité par ce que peut son corps par rapport au désir qui l’habite. Et inévitablement c’est la guerre. La solution c’est alors de se défaire de sa puissance au profit d’une puissance souveraine, qu’ils créent tous les deux. Dans le contrat qu’on signe alors, tous les membres de la société renoncent à leur désir pour laisser le souverain statuer sur ce désir. S’il y a de l’Etat il ne peut être que souverain contre les ennemis extérieurs et par rapport à ceux qui sont ses citoyens. Mais attention le souverain ne peut jamais exiger de ce citoyen qu’il se veuille du mal à lui-même.

Puis voici John Locke au moment de la seconde révolution anglaise (1714) qui réinstalle au pouvoir Guillaume d’Orange de la lignée des Hanovre. L’état de nature est celui des droits naturels. Dès le moment où il existe l’homme a des droits. Les hommes sont libres et égaux en tant qu’ils ont tous le même droit de survivre et d’essayer de faire triompher leurs opinions concernant les actions collectives à décider. S’en suit le droit de travailler son lopin de terre, de disposer du gibier que l’on aura abattu, de construire sa maison pour se protéger de la rigueur du temps et de la défendre. L’homme a le droit de protéger sa propriété. Les citoyens passent contrat entre propriétaires en se désaisissant de leur liberté. Le contrat est passé entre cotoyens et souverain ; cette instance supérieure a pour mission de défendre la propriété. Mais attention, la propriété ne va pas sans le travail : seul celui qui travaille sur sa terre a le droit d’y être propriétaire (on sort de la logique de la rente). L’Etat est libéral. Reste à préciser des termes comme état de nature et liberté. L’homme à l’état de nature, c’est ce qu’on s’efforce de découvrir dans ce qui le constitue au plus profond, ce qui ne dépend pas des éléments historiques. L’état de nature n’est qu’un concept. L’homme libre, ça aussi c’est un concept. Dans le domaine du contrat politique, cela ne peut se penser que par rapport à cette étrange servitude volontaire. La délégation de pouvoir n’est pas nécessairement légitime et Locke lui oppose l’insurrection sacrée.

Quant à la légitimité elle ne trouve pas ses critères et Locke dépasse de loin les droits de subsister car il faut être assuré de garder sa dignité. Et d’insister une fois encore sur le droit au travail, lié fondamentalement au droit d’être soi-même, comme une personne.

Chapitre 5

Kant va réunir les deux champs d’investigation présentés séparément dans les deux chapitres précédents : les domaines de la science et de la politique ont besoin d’être compris. On est en plein siècle des Lumières, autour de 1781. La critique de la raison pure (CRP) et la critique de la raison pratique (CPR) sont liées à une nouvelle question : comment se fait-il qu’il y a du vrai. L’Aufklärung sur l’aspect intellectuel est un mouvement qui regroupe un certain nombre de penseurs militants autour de l’exigence d’user uniquement de la lumière naturelle (la réflexion) pour éclairer la vie de l’homme et lui faciliter la réussite. On s’oppose donc ici à l’usage d’une lumière spirituelle, et au recours aux explications métaphysiques (âme, Dieu et monde) en lien avec la théologie. Les philosophes du XVIIIème s sont des gens qui n’ont confiance qu’en l’expérience, qui s’intéressent à la science théorique, aux techniques, à la vie quotidienne, aux transformations des mœurs. L’objectif est la liberté, la libération de l’homme ; c’est l’époque où partout se réunissent dans des petites sociétés savantes l’apothicaire, le médecin, l’avocat, les gens de métier, les ingénieurs pour discuter de façon à éliminer tout recours aux superstitions. Et sur l’axe politique il s’agit de sortir des tyrannies. Kant croit l’homme perfectible, il se situe dans une perspective de progrès. Ajoutons qu’en philosophie il y a lieu en ces années-là de renverser la méthode cartésienne attachée aux « idées innées » qu’il appelait « semina veritatis »… et que l’expérience a seulement pour fonction de réveiller. C’est selon qu’on est pour ou contre lui qu’avaient surgi des penseurs empiristes (Hume) ou cartésianistes (Spinoza, Malebranche, Leibniz). Celui qui compte c’est Hume successeur de Locke : toute connaissance vient de l’expérience, la cause ne peut pas être dite raison : car il n’y a pas de relation d’intelligibilité entre la cause et l’effet, il y a tout au plus des constats. Dans la nature il n’y a pas de règles générales, il n’y a pas de nécessité supérieure qui fasse que le monde soit ceci ou cela.

                    Jusqu’alors on a tenu pour évident qu’il y a du vrai. Tout au plus on s’était interrogé sur le comment se fait-il que l’homme se trompe. Mais Kant est radical en sa critique (CRP). La critique part du fait qu’il y a du donné mais il n’y a pas à tenir ce donné comme un dogme. Il y a à le critiquer, soit se demander quelles sont les conditions de possibilité du donné. Comment doit-on concevoir le statut du sujet connaissant pour qu’il y ait de la connaissance, comment doit-on concevoir l’objet connu pour qu’il y ait de la physique (Newton) et de la mathématique ? L’analytique transcendantale apporte à ces questions des réponses descriptives. Au départ il faut une affection et il faut que le sujet connaissant en soit affecté, qu’il reçoive quelque chose (finitude). Il y a un donné qui affecte la sensibilité de l’homme. Ce sera le matériau de la connaissance ; la sensibilité n’est pas neutre car ce qu’elle reçoit, elle le transforme passivement. La sensibilité est informée, elle a des formes, tout message se donne dans la spatio-temporalité. Tout cela se produit transcendantalement, l’homme en est inconscient. Et comme d’emblée la sensibilité donne formes au message extérieur, on ne saura jamais ce qu’est la réalité extérieure avant d’être informée, c’est la chose en soi. La seconde étape est active : le « je » connaissant applique les règles de l’entendement à ce matériau, ce sont les catégories. On ne peut percevoir et concevoir le réel sans y introduire la causalité, de même dans le domaine des transformations accidentelles, il y a à fixer la stabilité dans une substance. Mais maintenant que devient l’objet connu ? C’est le résultat de cette opération, c’est une production du sujet connaissant. Dans l’analyse des phénomènes on ne peut guère aller plus loin mais il reste une notion à saisir : à côté de l’entendement, il y a la raison. C’est la faculté des principes. L’homme ne se contente pas d’assigner une relation de causalité entre deux termes successifs, il voudrait remonter la succession des causes pour en arriver à une cause première. Mais dans le domaine de la CRP cela n’est pas légitime. Il n’y a de connaissance vraie que celle qu’on peut vérifier. La raison n’a qu’un seul usage théorique, celui de se critiquer elle-même, être capable de se fixer des limites. Il n’y a pas de savoir absolu. On est dans un système ouvert.

                    Pour Kant c’est dans le domaine moral (la CPR) que la raison peut trouver son plein usage. La seconde critique rend raison de la première. On part ici de la conduite des hommes dans leur vie quotidienne. L’acte qui n’est pas fait dans un but personnel est de l’ordre de la moralité. Si on peut dégager des préceptes de bonne conduite, cette morale doit être universelle. Où irait-on si mentir était un acte moral ? Il ne faut mentir en aucune circonstance. L’homme a le choix, il a le choix entre être libre et être déterminé. L’homme est un être passionné et en cela il est déterminé, mais il est dans la nature intelligible de l’homme de pouvoir, par une décision, s’extraire de cette détermination. L’homme peut se vouloir volonté, peut se vouloir porteur d’universel. Il peut se vouloir législateur et sujet dans un règne de fins rendues possibles par l’autonomie de la volonté. C’est dans l’acte que l’homme atteint l’absolu. Ceci dit à la fin de sa vie Kant a dit de la chose en soi, qu’elle existe, la réalité existe extérieurement à la pensée humaine. Il faut distinguer l’ontologie de la connaissance scientifique. La science n’a pas tué la métaphysique.

Chapitre 6

L’idée du progrès intellectuel et matériel héritée de l’âge des Lumières est radicalisée par un événement majeur, la Révolution française. Les gouvernants et leurs peuples apprennent leur destin historique. Hegel formalise cet événement. Il s’efforce de construire le savoir qui rend intelligible le devenir de l’humanité et d’organiser son présent sous les auspices de la raison. Hegel constitue une synthèse de tout le savoir philosophique passé. Kant est encore un homme des Lumières mais Hegel voit chez lui une naïveté optimiste qu’il ne partage pas. La lecture de Hegel est tragique. Hegel s’inscrit dans le courant de la philosophie politique initié par Locke. Il prend en compte les avancées d’Adam Smith en économie politique. Condorcet fait bien sentir ce face à quoi Hegel est confronté. La période est dramatique et Condorcet pense que si tous les hommes avaient accès à une vie matérielle et intellectuelle décente, ce qui leur est un droit légitime, il n’y aurait pas de méchanceté dans le monde. Condorcet c’est la version matérialiste de la vision idéaliste kantienne. La nature humaine est perfectible, c’est une question de temps. La philosophie de l’histoire dont la pensée chrétienne a élaboré les concepts fondamentaux, devient réaliste, elle se met à penser l’histoire des peuples, des nations. Pour Hegel la vie c’est l’histoire de l’humanité. Il faut penser l’histoire. De son temps les jeunes se sont opposés à la rigueur de la pensée kantienne. Dans le courant romantique Sturm und Drang se développe une pensée philosophique. Du temps des conquètes européennes de Napoléon, suite à la reprise des rènes du pouvoir au lendemain de la Révolution, une forme de pensée est avide de concret, de réalité. Ces jeunes sont des prophètes qui exhibent Dieu, l’âme, bref ils retournent à ce que Kant critiquait. Mais Hegel va se dégager de ce champ d’oppositions, par le haut. La recherche de l’absolu est légitime. En même temps qu’il se donne de penser la vie, il se donne aussi pour mission de réconcilier l’absolu et le savoir. Il pense que l’on peut reprendre tout l’acquis de la métaphysique occidentale pour la porter à un plus haut niveau.

Il faut pour cela revoir le rapport de la philosophie à la vérité. Avec St Thomas la question de la vérité est la question de la coïncidence entre la pensée et son objet. D’un côté on a la pensée, de l’autre l’être. Cela suppose que ces deux côtés sont différents mais en connivence. Cette question du critère de la vérité – à quoi reconnaître l’idée qui correspond effectivement à ce dont elle est l’idée, qui correspond à l’être qu’elle représente – n’a pas trouvé de réponse. Pour Kant la pensée produisait une forme de l’être. Hegel change de principe : et si l’on disait que tout ce qui est pensée est pensée de l’être ? On entre dans un pari, un jeu : si l’on disait que tout ce qui est être, pour être, doit être en quelque manière pensée ? Tout ce qui peut être pensé, tout ce qui a un sens, tout ce qui entre dans la signification, qu’il s’agisse du discours, de tel geste que je fais, de telle attitude que je prends, de telle œuvre que je construis, si l’on disait de tout cela, que c’est à la fois de l’être et de la pensée, qu’adviendrait-il ? En supposant que tout cela est à la fois de l’être et de la pensée, tout cela est vrai. Mais alors tout est possiblement soi et son contraire, c’est le chaos. Ici Hegel précise un point crucial : l’être n’est pas immobilité mais devenir. Ce point est traité dans La science de la logique (1816) :  que se passe-t-il quand on veut penser le terme « être » ? L’être est ce qui est. De l’être on ne peut rien dire, sinon qu’il est. Mais en employant le mot « rien », cela veut dire que le mot « être » est un mot vide, un mot qui ne dit rien. Donc le mot « être » pose, comme étant ce qui le constitue, le néant. Pour pouvoir penser l’être, il faut penser le néant sans quoi le mot « être » n’a pas de signification. Et du côté de la pensée : quand on pense l’être, on ne peut pas ne pas penser le néant, mais quand on pense le néant, on pense quand même quelque chose, donc on pense quand même qu’il est. Entre pensée et être, voici un mouvement qui renvoie l’être au devenir. Le devenir est la vérité à la fois de l’être et du néant. On est renvoyé à l’histoire. Il y a de l’histoire. L’être devient. Et le tissu de la pensée est l’histoire. Le philosophe a pour objectif de mettre de l’ordre, un ordre d’intelligibilité historique dans cet immense matériau fourni par ce que les hommes ont pensé.

La Phénoménologie de l’esprit (1806) en avait suivi déjà le mouvement. L’esprit est parti de l’Insulide, passé par la Chine, les Indes, la Perse, l’Egypte, la Grèce, le SERG pour en venir au moment où Hegel travaille dans son bureau. Prenons une coupe dans ce livre : la description de la cité grecque est arrimée à la tragédie car c’est elle qui fait comprendre la pensée de ce temps-là. Les grecs ont découvert la liberté et la raison a servi d’instrument de compréhension entre ces divers hommes libres, ils ont donc construit le projet du discours rationnel. Hegel montre comment à un moment s’amorce la décadence et Rome survient comme antithèse du moment grec. Ici on développe une perspective différente qui aboutira au Droit romain. Les romains ont perdu des éléments que les grecs avaient apportés si bien que la pensée chrétienne succède aux grecs et aux romains en proposant une synthèse. On n’est pas comme chez Condorcet dans un devenir cumulatif, car pour Hegel, un peuple joue son rôle dans l’histoire de l’humanité. Pour jouer ce rôle, il est obligé de vaincre par la violence la figure qui l’a précédé. Il sera lui-même vaincu par la violence mais chaque fois du nouveau est introduit jusqu’au moment où on arrive à la période ultime. Par la dialectique Hegel introduit une périodisation position-opposition-dépassement. Il y a là une vision qui s’efforce de réconcilier la recherche de l’intelligibilité intégrale et les aspects les plus concrets de la réalité humaine dans l’histoire. Hegel insiste beaucoup sur le rôle des héros. Le héros c’est celui qui accomplit une étape de l’histoire de l’humanité mais qui ne sait pas qu’il l’accomplit. Bonaparte a institué l’Etat moderne mais il ne le savait pas. C’est le philosophe qui comprend et formalise dans un discours les apports de chaque période et de ceux qui en ont été les agents les plus résolus. Pour Hegel l’Etat moderne est la réalisation de la raison. c’est ce qu’il développe dans Principe de la philosophie du droit.

La raison qui jusque là était de l’ordre du discours devient l’apanage de la société toute entière. L’époque de Hegel est dans le vrai parce que dans le fil de l’histoire qui compte, soit là en Allemagne à ce moment. La vérité d’alors ne peut être que la totalité de toutes les connaissances humaines. Le vrai est le tout. Dans La phénoménologie de l’esprit, il y a à la fin un chapitre sur le savoir absolu. Et ce chapitre fait huit pages. Comment cela est-il possible ?  Hegel explique à son lecteur qu’il vient d’acquérir le savoir absolu en lisant toutes les pages de ce livre. Si l’être est le devenir, la vérité de l’être est le devenir de la vérité. Hegel ne se contente pas de faire une histoire de la pensée philosophique, où chaque philosophie vient à sa place pour occuper la fonction qui lui revient dans le nécessaire développement de l’histoire universelle, mais aussi il analyse des « attitudes existentielles » comme le moine ascétique, le seigneur féodal, le courtisan du temps de Louis XIV, le neveu de Rameau, le révolutionnaire puritain, toutes ces attitudes étant mises à leur place à leur époque. Hegel ne réfute aucune philosophie, il s’en tient à la situer dans son contexte. Ce qui est illégitime c’est de fixer une philosophie en dehors de son temps. Selon le devenir de l’esprit, l’histoire assigne un cours nécessaire au destin de l’humanité. Car l’esprit se doit d’achever toutes ses figures dans la figure de l’Etat moderne. La totalité du réel conçu comme se transformant fait l’originalité de la philosophie hégélienne ; il n’y a pas d’être sans qu’il y ait des transformations. (Platon avait éliminé le devenir comme étant de l’inintelligible. Car sur ce qui devient on ne peut pas faire des énoncés stables. Même Descartes s’en méfie. Et du coup il s’est empressé de transformer le temps réel, en fait le temps vécu, en un paramêtre mathématique. C’est-à-dire de le projeter sur quelque chose d’omnitemporel, ni daté ni localisé.)

Pour en finir, au XXème s. arrive la philosophie analytique formelle : l’être est ce qui est et ne peut être rien d’autre que ce qui est, mais l’être n’est pas concevable sans le néant, non-existence de l’être, et re-mais, dès que je prononce « néant », il est. Soit soit, mais en tant qu’être vivant, mon expérience est toute différente : non pas être et ne pas être, mais être ou ne pas être. La question existentielle de Kierkegaard est bien celle-là. A cela Hegel répond qu’en fait elle renvoie encore à la question d’être et ne pas être. L’existence ne peut être comprise, rendue intelligible, que par la référence à la possibilité de la non-existence. Qu’est-ce que définir sinon dire ce qu’est une chose en montrant tout ce qu’elle n’est pas ? La bonne définition est toujours différentielle. Affirmer c’est nier, toute définition est en même temps négation. La dialectique (a, non a, non non a) n’est pas une méthode ; le discours doit épouser le mouvement de la pensée de l’être. Le dépassement n’est pas du tout inscrit dans la nécessité. La philosophie de l’histoire montre qu’il y a des impasses de l’histoire ; il y a du contingent.

Chapitre 7

Le titre du livre est : une histoire de la rationalité. Pourquoi « une » ? Jusqu’ici nous avons cherché une définition de la rationalité en se basant sur une histoire de la philosophie dont l’origine est pour ce qui regarde l’Occident fixée au temps de Périclès à Athènes, soit sous l’égide du personnage de Socrate. On a clairement fait valoir un contexte en partant de ceci que la philosophie est toujours contextuelle : les problèmes qui posent question à tel moment et ici, interpellent les philosophes platoniciens autour de la conduite des affaires de la cité ; au temps de la Renaissance autour de la science ; du temps de Kant autour de l’individu ; du temps d’Hegel autour de la société et du collectif. Mais nous restons sur notre faim pour ce qu’il en est de la définition de la rationalité : est-ce la méthode pour dire le vrai sur tous ces contextes ? Autrement dit, il y aurait « une » rationalité pour les grecs, dans le discours. Il y aurait une rationalité pour les géomètres renaissants, dans les mathématiques. Il y aurait une rationalité pour les modernes, dans les phénomènes… Mais on doit aussi pointer chez François Châtelet lui-même un point de vue modeste si bien que ces émissions diffusées sur France Culture font émerger « une » hésitation qui dans les deux derniers chapitres va cristalliser nettement. Il va dire qu’il a beaucoup aimé Hegel mais c’est fini, cet amour a passé. Ces deux derniers chapitres vont s’en prendre violemment à Hegel, lui renvoyant un refus étayé sur la dialectique dont il faut se souvenir qu’elle est hors des moyens de l’homme depuis son inventeur, Socrate.  Quand on en est venu à Hegel la dialectique rationnelle renvoie à l’Esprit. C’est d’abord ce point qui va nous retenir et puis avec Marx, Engels, Kojève et Nietzsche, on va dégager des perversions de sa pensée.

                    Voici « une » confrontation entre raison et société. Avec Hegel on n’a plus à philosopher parce que nous savons. Il faut désormais appliquer le savoir. Ce savoir absolu reçoit des applications : une philosophie de l’histoire de la philosophie qui s’appellera dans La science de la logique (1816), philosophie de la nature (science), philosophie de la religion, philosophie de l’art et surtout La philosophie de l’Etat (1821). L’Etat moderne est né (Révolution française + Empire napoléonien) et, parce qu’il est apparu, je (Hegel) suis capable de penser la totalité de l’histoire. Hegel se situe au commencement de la fin de l’histoire. Cet Etat constitue un aboutissement : La philosophie de l’Etat ne doit pas être séparée de l’ensemble du système : « le réel est rationnel et le rationnel est réel ». L’histoire de l’humanité toute entière peut être comprise comme rationnelle moyennant les concepts nécessaires. L’histoire c’est le développement de l’Esprit (Geist) qui se traduit en Culture, soit une raison immanente qui se développe. Ce qui est vraiment réel dans le passé de l’humanité, c’est ce qui peut être élevé au rang de concept, ce qui peut être pensé. Les hommes ont accompli des actes multiples, il y a eu des événements, ce qui a eu de l’effet ou une signification. Affirmer que « le réel est rationnel », c’est dire : devant la masse d’informations prodigieuse que nous avons concernant le passé de l’humanité, nous sommes obligés de pratiquer une sélection, opérée grâce à l’outil conceptuel et à la recherche d’intelligibilité, et qui écarte les événements sans importance, ne retenant que ceux qui comptent, ceux-là qui entrent dans le concept : il y a une intelligibilité profonde de l’histoire de l’humanité. C’est le postulat même à la racine de toute recherche historienne. « Le rationnel est réel », c’est la réciproque. Dès le moment où un événement s’impose avec une force suffisante comme cause d’autres événements, nous ne pouvons l’écarter. Il nous faut tenter d’en rendre raison. Et pour cela il nous faut forger des concepts inconcevables, des concepts nouveaux. C’est là la fonction de la dialectique. L’histoire de l’humanité est guidée par une raison immanente. Chaque peuple intervient dans l’histoire à son tour pour réaliser dramatiquement une certaine figure de l’esprit qui dépose certains résultats, repris -niés-développés par la figure ultérieure. La Geistlichkeit, l’état d’esprit d’un peuple, l’ensemble des mœurs cela renvoie à : les actions menées, les actes historiques, les institutions politiques, les formes culturelles que sont l’art, la religion et la philosophie de ce peuple. Les peuples agissent et pensent sans attendre des philosophes pour les guider. Le philosophe construit un discours dans l’après-coup des événements, qu’il rend intelligibles. La vérité de la cité grecque au temps de Platon n’est pas une invention platonicienne. Hegel ne décrit pas comment l’Etat doit être mais comme il est. C’est très important que les gens connaissent ce qui est comme cela est. En général les hommes ne sont pas à la hauteur de leur histoire. Il s’agit donc de comprendre comment l’Etat qui est doit être connu.

                    Hegel constate que les gouvernements de son temps sont inadéquats ; ils ne savent pas comment utiliser l’instrument qu’ils ont à leur disposition. Hegel coordonne ce qui a été pensé avant lui sur cette question par Locke, Adam Smith et Ricardo. Il s’agit d’une synthèse dépassante, le nouveau c’est une théorie au sens strict. Il faut partir de la famille, laquelle se définit par le patrimoine (les enfants, les propriétés). La propriété privée est un élément normal de la société, et cela justifie le droit qui protège la propriété. La réalité sociale s’impose à nous sous la forme du droit privé qui régit la possession des enfants et des biens. De plus les hommes ne se contentent pas d’avoir cette relation de sang, ils travaillent. Ils produisent, ils consomment, ils entrent dans le domaine économique, ils forment un système : production-distribution-consommation. La société civile, la société bourgeoise, est traversée de contradictions irrémédiables, irrécusables ; il n’y a pas de synthèse possible. Ces contradictions restent mais elles sont fructueuses. Le conflit pour le profit engendre la rivalité. Mais le profit fait marcher la société civile. Grâce au profit les hommes se lancent dans des entreprises et font progresser l’humanité. Les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres… et plus nombreux. Quand les tensions deviennent insupportables, la société civile s’efforce d’inventer des solutions pour éviter que ces contradictions ne compromettent l’unité du corps social. La société civile quoiqu’il en soit, est toujours dangereuse. Il faut donc passer à un stade supérieur. Et voilà l’Etat. Ce qui le caractérise c’est la souveraineté, il est l’absolu sur cette Terre. Il incarne la volonté de la collectivité tout entière. L’Etat est la raison en actes. Pour que l’Etat soit vraiment absolu, pour qu’il représente effectivement la volonté de la collectivité, il faut opérer une profonde transformation de ceux qui incarnent la souveraineté étatique. Jusqu’ici les gouvernants s’étaient imposés par la force, par leur pouvoir économique, par la capacité de séduire l’électorat. À la tête il faut des hommes formés à l’éducation rationnelle, soit les fonctionnaires. Entre eux et les représentants d’intérêts particuliers il faut des organismes spécialisés dans le maniement des discussions destinées à apparier l’intérêt universel et les intérêts privés légitimes.

                    Marx va dire maintenant que si le système hégélien est historiquement faux (il suffit de voir l’Etat prussien de Frédéric-Guillaume IV en 1840), s’il est faux en pratique, c’est qu’il doit être faux en théorie. L’Etat n’est en aucune manière l’arbitre au-dessus de la société civile, c’est un produit de la société civile à travers des gouvernements liés avec les classes économiquement dominantes. Il n’y a qu’une seule science, la science de l’histoire. En étudiant les mouvements ouvriers, lui et Engels, forgent un nouvel instrument qu’ils appellent matérialisme historique. C’est une pensée équivoque déchirée entre deux directions : en disant qu’il n’y a qu’une seule science qui est la science de l’histoire, en même temps L’idéologie allemande veut dire qu’il n’y a qu’un seul présupposé, l’homme empirique. Ceux qui comptent dans l’histoire sont ceux qui produisent et reproduisent les sociétés en les transformant. Ce sont les travailleurs, ceux qui sont en contact avec la nature, qui la transforment pour l’appropriation sociale. Ce n’est plus une histoire de l’Etat mais une histoire des sociétés. Les actes  des gouvernements ne sont que l’expression d’une lutte profonde traversant toutes les réalités sociales, la lutte des classes. Mais ensuite Marx et Engels ont habillé leur découverte du vieux schéma de la nécessité, issu de la philosophie de l’histoire engendrée par St Augustin. Le matérialisme dialectique cherche à créer une autre réalité. Comme on n’a trouvé dans l’histoire des luttes ouvrières que finalement ce que disait Hegel, soit une aspiration à la concrétisation de la possibilité de la social-démocratie dans le courant libéral, certains suiveurs devant l’équivoque sans doute propre à Engels vont forcer le trait dans l’instauration par la Révolution léniniste du dogme des Etats socialistes.

                    Terminons avec la notion de fin de l’histoire attribuée à Hegel. L’Etat est la finalité morale et le moyen de la réalisation de l’humanité. Kant reste avec l’individu qui par ce qu’il est libre, peut vouloir la promotion absolue d’un acte moral. Hegel dit que l’homme ne peut se réaliser que dans la collectivité. L’ Etat est une organisation rationnelle de la société qui doit permettre à chacun de se réaliser pleinement. La fin de l’histoire c’est l’avènement de l’Etat mondial, jour où toutes les luttes internationales seront achevées et où un pouvoir central règnera sur la planète ; ce pouvoir sera rationnel. La structure de l’Etat est la raison en actes ; comme on en entend des échos dans l’Apocalypse de St Jean. Marx et Engels se voulaient pratiques dans leurs meilleures pages. Il y a, en résonance avec leurs formulations (en tout ca du premier Marx), « l’imaginaire de la société » qui aujourd’hui encore travaille en profondeur les changements essentiels, et ce quelles que soient les révolutions technologiques.

Chapitre 8

Ce dernier chapitre sort de la philosophie avec un poète et un thérapeute. Nietzsche s’en prend aux bases mêmes de la rationalité occidentale. Remontant au choix effectué à l’origine, il pointe à juste titre une erreur au détriment de la « vie » qui aurait dû être valorisée. Il s’en suit que toutes les valeurs sur lesquelles le progrès des Lumières s’appuyait ne tiennent pas la route provoquant un nihilisme généralisé. Quand en outre la religion chrétienne assigne à l’origine une faute inexpiable que seul le salut par la grâce divine pourra rédimer, l’homme devient vil. En économie la logique consommatrice pervertit l’imaginaire social. Pour rétablir un peu de dignité, seule une élite aristocratique reforgera la volonté nécessaire dans un combat incertain où peut-être pourra réapparaître « ce qui vaut ». En tout cas avec Nietzsche c’est en art que la philosophie apprend à passer relais à des non-philosophes mieux à même en empruntant des détours, de  reconstruire le Bien à partir du Beau. Freud quant à lui prend à bras le corps les ressentiments et les passions tristes pour dégager la vérité dans les conflits pulsionnels. L’inconscient lui aussi disqualifie les systèmes philosophiques devenus positivistes dans les sciences y compris humaines. Le sujet de la science monté sur scène du temps de Descartes se voit obligé de changer au contact des civilisations « primitives » rendues proches par les ethnologues partis chez ces autres, que l’Occident avait traité comme force de travail pure au temps des colonies. C’est surtout dans l’accent mis sur la différence sexuelle que s’est révélée toute l’importance des pas d’écart vu que « la raison n’est pas une ». L’approche philosophique ne surplombe plus rien.

                    Ce dernier chapitre se termine comme un tableau impressionniste fait de toutes sortes de touches colorées où la rationalité « classique » est déclarée obsolète mais où la nouvelle rationalité n’est pas au rendez-vous de l’avenir tel que l’auteur le voit. Je laisse le lecteur lire cette vingtaine de pages et se faire son opinion. Puisque c’est à cela que l’auteur nous invite, faute de pouvoir conclure.