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Un été avec Machiavel


Auteur du livre: Patrick Boucheron

Éditeur: France Inter Equateur Parallèles

Année de publication: 2017

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Machiavel est d’abord une figure qui rendrait visible et manifeste le mal en politique. Machiavélisme. C’est plutôt un masque derrière quoi disparait celui qui nait à Florence en 1469 et meurt à Rome en 1527. Tout est donc affaire de regard ; et si nous allions voir derrière la caricature …car en fait le vrai ne se cache même pas.

Première partie : le contexte des années d’apprentissage

Laurent le Magnifique a l’énergie juvénile d’un jeune prince. Il affronte « le temps qui revient », la part active de ce temps, vivace et créative que les latins appellent antiquitas. C’est là qu’il se ressource. Sera-ce un feu de paille ? Le pouvoir des Médicis est-il fragile ?

La famille Machiavelli n’appartient pas aux anciennes familles aristocratiques, elle ne fait pas partie des magnats. Le grand père aurait fait le mauvais choix en s’opposant aux Médicis. Le père de Nicolas est donc amené à inscrire son fils dans une petite école où l’on apprend le latin mais pas le grec. Le père pousse alors son fils à compenser par des lectures et ainsi compléter le Savoir. Le père est ambitieux et il pense trouver sa revanche en se formant dans la littérature (qui devient de plus en plus accessible). Le fils reçoit cette transmission.

Machiavel lit donc le « de Natura rerum » de Lucrèce qui lui enseigne la tradition d’Epicure et sa théorie du clinamen. On pourra dire un jour que la philosophie de Machiavel, c’est le passage en politique du matérialisme de Lucrèce. Les Choses se reconnaissent en ceci qu’elles produisent une image susceptible de faire écran à leur propre nature. Gouverner c’est déchirer le rideau des apparences car derrière lui, ce sont, elles, les Choses, qui agissent. Pour cesser de se laisser dominer par Elles, il faut travailler à ne pas croire qu’il y eut un âge d’or dans l’antiquité.

Savonarole avait fait de brillantes études humanistes qu’il convertira en haine du monde. Laurent le Magnifique calcule qu’en l’attirant à Florence, il pourra en tirer parti. Mais la mort de Laurent crée un vide et une brèche dans le Pouvoir solide qu’il avait créé. La religion cherchera à combler le vide et elle prétend tenir lieu de politique de remplacement. Bien sûr la politique reviendra et Savonarole sera mis à mort.A cette époque, on assiste à un retournement d’alliances car l’ennemi c’est la France et son armée est aux portes de Rome, la ville des papes. Le pape Borgia est pour beaucoup dans l’aura de Savonarole mais le bonhomme n’en fait qu’à sa guise, on ne l’instrumentalisme pas. Le problème c’est qu’il n’a pas les moyens de ses fins. Il aura surtout été prophète d’une catastrophe à venir mais latéralement il restaurera un moment la république qui était le mode de gouvernement d’avant les Médicis. Machiavel y verra une chance à saisir : il entre au Grand Conseil comme premier secrétaire de la seconde chancellerie, bref il devient diplomate.

Deuxième partie : la préparation des œuvres à venir

Machiavel se met à voyager, à quitter Florence, à regarder son point de vue depuis une perspective décalée : Florence vue depuis la Toscane, l’Italie, l’Europe. Et Machiavel dresse une cartographie des rapports de force (Emilie Romagne, Rome, Allemagne, France). Son message ne tarde pas de parvenir aux magistrats des Dieci di liberta gouvernant Florence : « Messeigneurs sachez-le, on vous estime pour rien car vous n’y entendez rien à la guerre ! » Machiavel fera ce métier entre 1498 et 1512. Et c’est là qu’il apprend tout.

Il apprend l’art de l’Etat. Dans son énorme correspondance, il aiguise peu à peu le stylet de sa langue. Une langue politique, une épée dont le fil ne s’émousse pas lorsqu’il s’agira de trancher dans le vif. Pour cela, Machiavel se met au diapason d’un discours social dont il entend la cadence et c’est en mettant en musique ces pulsations, qu’il donne à entendre quelque chose de politique. Il s’agira un prochain jour de trancher, mais trancher quoi ? En tout cas pour trancher il faut savoir dire l’alternative.

Machiavel a cherché des princes à admirer mais comme il n’en a pas trouvé, il a dû inventer un Prince de papier. Car le coup d’Etat vient à l’improviste sous l’annonce de la victoire française à Ravenne. Dans la foulée, la France et le Pape remettent en selle les Médicis à Florence. Machiavel doit quitter sa fonction de diplomate. Toute la suite de sa vie sera d’essayer d’y revenir et ainsi d’être là au coeur du jeu politique. Comment revenir ? Par des livres.Comment cela se fait-il qu’on n’a pas vu le coup venir ? Machiavel lit Pétrarque mais surtout il s’intéresse à l’observation de la mécanique des passions humaines qui agitent d’autres vies que la sienne : le boucher, le meunier, le chaufournier car où croyez-vous que l’on puisse saisir ce qu’est la politique ?

Troisième partie : comment lire le Prince ? 

Écoutons-le ! « Mon intention est d’écrire quelque chose d’utile à qui l’entend », d’écrire avec exactitude les Choses qui arrivent et laisser à ceux qui le voudront bien le soin d’en tirer des règles d’action. Machiavel prend congé de l’Ordre des Autres, de toute la politique qui a été pensée dans la tradition car il n’est plus temps d’imaginer des régimes meilleurs.

Le titre peut se traduire : « des principautés ». Cessons de prendre nos désirs pour des réalités, commençons par faire l’inventaire des différentes manières de gouverner, selon mes expériences, selon mes observations. Ce livre traite des principautés (mais pas des républiques) que l’on conquiert par la force, par ruse, par chance. Mais attention ! Il est plus facile de prendre le pouvoir que de le conserver. Comment durer ? Machiavel a une haute idée de la grandeur de l’Etat en tant que souveraineté, en tant que régime, en tant qu’institution. Pour conserver il faut des qualités qui ne relèvent pas de la morale commune. Machiavel explore ces vertus qui font du Prince ce virtuose sans scrupule au service de sa conservation.

Le chapitre 17 développe une fable. Le renard et le lion. La pensée politique est une philosophie de la nécessité et elle vise un but : se maintenir. Ses règles d’action ne s’imposent d’aucune autre fin que l’usage : user ou ne pas user selon la nécessité. Savoir doser sa force, apprendre à pouvoir ne pas être bon. La question du bien et du mal est adverbiale. Le Prince n’a pas à faire le bien ou le mal, il fait bien ou mal ce qu’il a à faire. Et à quoi a-t-il affaire ? Essentiellement à la méchanceté des hommes. Mieux vaut être à la fois aimé et craint mais s’il faut choisir, faites vous craindre ! Le Prince doit toujours se mettre en situation de supposer le pire chez ceux qu’il gouverne. On fait des lois en tentant d’anticiper sur leurs usages les plus funestes.Il y a Etat d’urgence. Que faut-il faire face à la furie française ? Machiavel observe les ingénieurs sur les chantiers de dérivation du cours de l’Arno. Et il apprend comment agir sur les actions adverses. La vertu qu’il faut en politique est en même temps une raison pratique. Aussi Machiavel n’hésitera pas à jouer de la corde patriotique. Italia Mia ! C’est du Pétrarque ; l’italianité cherchant l’expression pour une identité blessée allant jusqu’à s’accommoder d’un recours à un pouvoir autoritaire. Rien de pire que de cesser de séduire la Fortune. Le fleuve, l’Arno, est une femme qu’il faut savoir conquérir.

Quatrième partie : un recul pour mieux sauter 

Si Machiavel pensait pouvoir revenir aux affaires avec son livre, c’est raté. Le pape place un Médicis au pouvoir car cela arrange aussi la France. Machiavel déplace son théâtre des opérations. Il écrit des pièces : Les masques, Mandragore. Par le théâtre, Machiavel applique à une intrigue plaisante l’implacable mécanique des passions et des intérêts qui agitaient le Prince dans un monde désenchanté où chacun semble s’exprimer par sentences. L’amour y est la poursuite de la guerre par les mêmes moyens.

Machiavel a une conception dramatique de l’Histoire. Relire le Prince à partir de la Mandragore, c’est comprendre qu’il y a une force théâtrale qui traversait ce premier texte. Chacun joue son jeu tantôt comique tantôt cruel et la vérité du théâtre réside dans la mise en tension des paroles affrontées. Rien n’est plus subtil que de percevoir cet art de la provocation joyeuse. En décrivant les politiques de Borgia et d’Agathocle roi de Sicile, Machiavel fait des caricatures si grossières qu’on se demande s’il ne fait pas là des démonstrations par l’absurde. En même temps, le théâtre apporte de la varietas : et en effet, nous devons être divers, indisciplinés, tristes et gais, tout cela à la fois pour ne pas désespérer du métier de vivre.

Et ses amours féminines ? Machiavel en parle avec tendresse et obscénité. Il aura été fidèle à sa femme, Marietta Corsini, toute sa vie. Machiavel a une conception forte de la famille. Mais on sait qu’il a eu une autre histoire d’amour et dans cette correspondance là on trouve un mélange de pulsions, d’animalité, de difformité entre rire et pleurer. Son écriture dévoile une fois encore ce qui demeure hors scène.

Après 1512, il ne cessera plus d’écrire : poésie, traités, philosophie morale, histoire, tout est bon pour s’exercer au mot juste, qu’exige selon lui la méchanceté du temps. (Quand la politique dissout la langue du politique dans des téléréalités, il reste l’exigence littéraire et le courage de nommer). Ce décapage pacifique est terriblement politique car il redonne aux mots toute leur explosivité.Machiavel croit aux grands exemples des hommes illustres. Il écrit le Discours sur la première décade de Tite-Live. Souhaitez-vous parvenir au but que vous poursuivez ? Faites comme le bon archer ! Trouver le bon angle, au besoin se décaler un peu mais sans louvoyer, affronter le motif comme ceux qui dessinent les paysages en cherchant à raccorder les rythmes, rendre visible la qualité des temps. Là en bas est la bonne position pour envisager l’art de gouverner. Le peuple connait ce qui l’opprime. D’une certaine manière comme les peintres, l’écrivain rappelle que pour mettre au jour la vérité de la Chose elle-même, il faut l’inventer.

Cinquième partie : les Discorsi 

Machiavel commente Tite-Live pour y chercher des règles d’action. La multitude est plus sage et plus constante qu’un Prince mais il arrive que le peuple se trompe. C’est quand il est trompé. Qu’est ce que le peuple ? Une opinion rarement fondée parce qu’il voit les choses de loin. Comment peut-on être républicain ? En permettant au peuple de s’approcher de la réalité du pouvoir pour qu’il voie les choses de près. Le pouvoir repose sur les crimes de son installation à l’origine. Romulus tue Remus, est-ce pour des raisons supérieures ? Est-ce dans le souci du bien commun ? (Réponse 4 points plus loin).

Ce que le peuple ne veut pas, c’est d’être dominé. Le peuple accède à la vérité de la domination, ça il voit de suite. Il y a 2 humeurs, 2 aspirations sociales car en face du peuple, le pouvoir lui, il veut dominer. La bonne santé de l’ordre politique est donc dans l’organisation des désordres sociaux. Toutes les lois qui se font en faveur de la liberté naissent de l’opposition de ces 2 humeurs. A travers cette organisation, elles prennent le point de vue du peuple en reconnaissant l’amour de la justice comme moteur de leur action.

La question des armes est cruciale pour l’exercice de l’Etat. Comment se distribue le recours à la violence légitime ? Machiavel critique les armées de mercenaires. Les armées qui gagnent sont celles qui recrutent dans le peuple. Et le mieux c’est une milice civique comme au temps des romains où les légions se composaient de paysans soldats soudés dans la nécessité de défendre leurs libertés. Cela fonctionne comme ça en Suisse dans les armées cantonales.

Qu’est ce alors que la paix ? C’est la violence en puissance, celle qui n’a pas besoin de s’exercer sinon par des effets de menace, insidieuse, informulée si possible. Il faut maintenant dire un mot du risque de voir le peuple armé s’insurger. Les conjurations sont vouées à l’échec car le coup d’Etat renforce l’Etat. Mais l’Etat en se renforçant s’affaiblit. Dans son Histoire de Florence, Machiavel montre que le coup d’Etat révèle le secret de l’Etat, sa violence constitutive. Romulus tue Remus.La violence est fondatrice du droit. Mais attention, la fin ne justifie pas les moyens. Au moment où l’on agit, la fin nous est inconnue, et elle arrivera toujours trop tard pour justifier les moyens. Le crime de Romulus ne cesse de se répéter, le crime dure encore aujourd’hui.

Sixième partie : un style

En 1519 Laurent de Médicis meurt. L’adresse du livre Le prince était pour Laurent, elle tombe à plat. Le pape place Julien de Médicis parce qu’avec lui il pense pouvoir s’entendre. Machiavel n’aura obtenu finalement qu’une chose dans la poursuite de sa fin : non pas un retour au pouvoir mais une reconnaissance comme écrivain. On lui commande l’Histoire de Florence mais il n’est pas prêt à tout pour rentrer dans les grâces du pouvoir. Il va ruser car ce livre d’Histoire est une façon de profaner les grandeurs du temps. Le ressort de sa narration c’est le déniaisement. Il décrit la force du conflit, de la discorde, de l’inimitié, de la mésentente dans le devenir politique de sa cité. L’historien fait entendre les sans voix en redonnant la même dignité aux Ciompi (lutte ouvrière de cette époque) qu’aux Médicis.

Avec son livre d’Histoire, il obtient en plus quelques missions (d’abord des petites pour mesurer si on a raison de lui accorder confiance). Mais même s’il est diplomate dans des grandes villes comme Rome et Venise, l’époque est aux guerres d’Italie de la 2ème vague, celle qu’on appellera européenne. En fait Machiavel renouera très vite avec la vie militaire. Il désespère de la république et de la capacité de tous les italiens à s’unir et s’armer (avec le peuple) face aux armées impériales, lesquelles regroupent la France, l’Espagne et les Habsbourg. il désespère mais croit qu’il n’est jamais trop tard pour organiser la riposte, jamais trop tard pour s’adonner aux politiques de l’amitié. Quand tu ne peux vaincre l’autre, fais en toi un ami. Que peut l’Histoire ? les Choses reviennent toujours pareilles, les visages changent, les lieux changent, mais ceux qui savent de quoi est fait le pouvoir reconnaissent ce retour du même, cette répétition des mauvais choix, des mêmes erreurs.

1527 marque la fin d’un monde, le sac de Rome. Quand Florence l’apprend, un soulèvement populaire réclame la restauration du Grand Conseil et de la république. Mais pour Machiavel cela arrive trop tard. Il pense que cela fera long feu. Mais aussi comme par hasard, ses forces déclinent et il meurt.

Après sa mort, il ne cessera de hanter notre modernité politique comme un spectre qui rôde. On ne s’en sortira plus, avec lui, contre lui, d’après lui, tout contre lui, jamais sans lui.On peut donner des dates de sa résurgence dans l’Histoire. 1795, 1864, 1933 (Gramsci), 1945 (Raymond Aron), 1972 (Althusser)…sans oublier Claude Lefort… Comme épilogue, Boucheron va plutôt sur les pas de Merleau-Ponty.