Pour commencer il faut parler des métaphysiques. Il faut remonter. Depuis l’extrême abstraction vers ce qu’il y a, remonter vers ce qui est réellement, c’est faire de la métaphysique. C’est tenir un discours qui échange sans cesse du possible contre de la puissance. Le principe de la métaphysique c’est de construire ce qui est donné, de trouver les médiations de ce qu’il y a d’immédiat. C’est la fabrique de ce qu’on ne définit pas, c’est la forge de l’élémentaire : atomes, énergie, force, champs, relations, individu, identité, intensité, extension, espace et temps. Ce que fait la métaphysique comme discours, c’est de prétendre reproduire quelque chose de réel à partir d’abstractions. On ne peut pas sortir de la société ? Faire de la métaphysique c’est concevoir ce qu’est la société en général, de la considérer depuis son abstraction. C’est le regard que le prisonnier imagine pouvoir prendre sur sa cellule, de l’autre côté des murs de la prison. C’est le point de vue de ce que nous ne sommes pas sur ce que nous sommes. C’est une reconstruction mais sans celle-ci, il est impossible de déterminer dans quoi l’on se trouve enfermé. On ne peut pas sortir du temps ? Concevoir ce que c’est que le temps depuis son abstraction, donc depuis une absence théorique du temps, c’est métaphysique. Être métaphysicien c’est faire comme si : comme s’il n’y avait pas d’espace pour essayer de distinguer ce que c’est un espace et pourquoi l’espace n’est pas tout. L’opération métaphysique par excellence c’est se figurer une puissance depuis un monde abstrait où cette puissance ferait défaut. C’est se représenter l’humanité depuis une absence d’humanité, la vie depuis l’absence de vie, le monde depuis l’absence de monde. Construire ce n’est pas déduire ni définir. Mais une construction de pensée part de sa suppression. Il s’agit de faire comme si l’objet théorique était absent. On cesse de le considérer comme donné. On le fait disparaître pour mieux le faire apparaître. On le supprime comme si on pouvait le produire. Faire un abri à partir d’une anfractuosité dans le rocher c’est aller chercher un tronc d’arbre tombé au sol pour en faire un madrier de soutainement pour un toit de branchages assemblés… Cette construction n’est réalisable qu’à partir d’une abstraction. On se demande à partir de quoi on pourrait le faire émerger. Une anabase c’est construire des puissances tenables et habitables, c’est établir une forme de vie. Une anabase permet de penser le même monde autrement. Et plus puissant. Il y a une pluralité de métaphysiques ; alors il va nous falloir un critère à l’aune duquel on estimera que telle ou telle métaphysique se montre plus puissante qu’une autre. Il n’y a pas de méta-critère et pour nous le critère sera la fidélité au possible. Nous recherchons une puissance qui augmenterait sans diminuer le possible. Et comme on ne peut pas tout explorer, nous allons au fil de notre reconstruction considérer des métaphysiques orientées soit vers le résultat, soit vers le processus. Et à ces deux-là, nous opposerons une tierce métaphysique, de résistance.
Livre quatre : Anabase
Il y a trois chapitres : identité, intensité et distinction ; ordre, lien et égalité ; propriété, expression et formation.
Chapitre 1 : Identité, intensité et distinction
Les sections sont : métaphysique de résultat et identité, métaphysique de processus et intensité, métaphysique de résistance et distinction. Intermède : distinguer des frontières.
Comment puis-je être identique à moi-même ? Avant de me concevoir identique, dois-je d’abord percevoir mon identité. La multiplication des miroirs a changé le rapport des gens à leur reflet : aujourd’hui on se voit tout le temps et ces multiples versions de soi-même éloignent à coup sûr soi d’avec soi, accablé que l’on est devant le changement permanent de son reflet. Le sentiment de réitération de soi, peut-on le penser dans sa logique ? Si chaque version de soi est un moi-même supplémentaire, chaque représentation de moi est un moi différent. Le temps qui altère sans cesse mon reflet prend toute son importance. N’importe quelle occurrence de moi à chaque moment du temps m’apparait autre. L’identité est donc la compression permanente de cette dissémination de persona possibles. Être le même c’est une puissance. Pour cela il faut un présupposé logique : que chaque représentation visuelle de ma personne dans le miroir soit identique à elle-même. Qu’est-ce qui nous assure que l’identité de soi à soi reste bien la même ? On doit reconnaitre qu’on ne peut pas la définir. Alors peut-on reconstruire son identité ? Leibniz a parlé ici des indiscernables : ceci est identique à cela si tout ce qui est vrai de ceci est vrai de cela. On n’affirme pas que tout reste inchangé à la suite d’une substitution des identités, mais que les prédicats affirmés de l’un le sont de l’autre. Toutefois si on nomme l’un et l’autre respectivement par x et y, on voit bien que les deux lettres ne sont pas identiques. Il n’y a jamais d’identité absolue ou stricte, seulement des identités relatives : x est identique à y par l’intermédiaire de ce en quoi ils sont identiques. Autrement dit il n’y a pas d’identité même relative sans identification. Et qu’est-ce qu’identifier ? Si l’identité est ce qui de deux choses en fait une, l’identification est ce qui d’une chose en fait deux. Une métaphysique de résultat fait abstraction de l’identification derrière chaque identité puisqu’elle n’en conserve que le produit. De deux choses il n’en demeure qu’une. Mais une fois que les deux êtres n’en font qu’un, il n’est pas possible de revenir aux deux êtres identifiés. La puissance d’identité est donc une impuissance.
Métaphysique de processus, intensité. Concentrons nous sur le processus, c’est une compression-décompression. Au nom de la processualité, la variation, le devenir, l’identité se trouve sous le feu des critiques. L’identique c’est le grand mensonge. Entre deux phénomènes surgit une identité cachée, une différence de degré plus qu’une différence de nature. Chaque phénomène est toujours plus ou moins ce qu’il est. L’intensité est le concept qui permet de comparer un être avec lui-même et de le trouver plus ou moins. Ici on compare une chose avec elle-même. Le qualificatif extensif renvoie à un rapport de comparaison entre des choses différentes, dans la mesure où il concerne un rapport purement extérieur : à la chose la plus petite s’ajoute une quantité de matière. Mais le qualificatif intensif renvoie à quelque chose qui en changeant ni on s’étend, ni on se réduit, ni on devient autre. C’est la même lumière qui est plus ou moins claire. L’idée d’intensité est incompatible avec celle d’identité. Tout est intense. L’arbre identique à lui-même n’est qu’un effet, comme un reflet à la surface de l’eau. Si je considère que tout est fait d’intensités, alors il n’y a plus d’arbre. Il n’y a plus que des processus par lesquels « ça s’arbre ». L’arbre n’est qu’un nœud d’être, le nouage de lignes de devenir. Tout est intense sauf l’intensité qui est un absolu (ne fluctue pas) : c’est un océan de forces déchaînées, sans commencement ni fin, une masse qui ne devient pas plus grande ni plus petite, une économie sans dépenses ni perte. Rien n’est identique, tout s’identifie et se désidentifie sans cesse. La question n’est plus : où commence et où s’arrête l’homme, mais : comment s’est-il constitué ? Et comment deviendra-t-il autre chose ? Mais aussi bien que l’identification de tout, l’intensification de tout s’épuise en impuissance. Sans identité, plus d’identification et si plus d’identification, plus d’intensité. L’intensité nous rend de l’être sans autre.
Pour résister, la distinction. L’identité empêche d’être autre, l’intensité empêche d’avoir un autre. Nous appelons distinction la puissance de ne pas être confondu. C’est le pouvoir d’être autre et d’avoir un autre. Mais attention aux malentendus de Descartes et Bourdieu : c’est la qualité de quelque chose dont on reconnait qu’elle ne peut être autre que ce qu’elle est. Pour nous est distinct ce qui se distingue d’un autre ; mais ce n’est pas pour en venir à une lecture sociologique des marquages de classes. Est distinct pour nous ce qui est tout simplement séparé d’un autre.
Intermède (p 329). Comment distinguer deux êtres ? En traçant une frontière. Le raisonnement part de Kant et de sa distinction entre borne et limite. Il y a là une différence entre homogène et hétérogène. Soit on a une frontière qui se trace de passer des deux côtés ; soit on a une frontière qui s’arrête à un côté : ici le connaissable , et au-delà la « terra incognita ». Il faut apprendre à concevoir la frontière comme un acte par lequel l’homogène s’hétérogénéise, et l’hétérogène s’homogénéise. Les frontières sont des puissances de distinction.
Chapitre 2 : Ordre, lien et égalité
Les sections sont : métaphysique de résultat et ordre, métaphysique de processus et lien, métaphysique de résistance et égalité.
Il ne suffit pas de distinguer les êtres, il faut pouvoir les ordonner. Celui qui voit de l’ordre dans les choses ne les identifie pas seulement, il les articule. Il classe et hiérarchise, il progresse et dispose de l’un dans l’autre et va du moins au plus, de ce qui est compris à ce qui comprend. Mettre de l’ordre c’est éliminer des possibilités en les soumettant les unes aux autres. La relation d’ordre est définie comme une relation binaire qui engage deux termes. Elle est à la fois réflexive, antisymétrique et transitive. Pour tout x dans un ensemble, xRx : c’est-à-dire que x entretient cette relation d’ordre avec lui-même, c’est comme l’identité. Pour tout x et y de l’ensemble, si xRy et yRx, alors x=y. A supposer que quelque chose soit inférieur ou égal à autre chose, si cette chose est aussi inférieure ou égale à la première, c’est que toutes deux sont égales. Pour tout x et y et z, si xRy et yRz, alors xRz : si une première chose est inférieure à une deuxième, elle-même inférieure à une troisième, la première est inférieure à la troisième. Alors que l’identité revient au même et fait du sur place, l’ordre déploie des identités de proche en proche, d’un être à l’autre. C’est pourquoi l’ordre comprend l’identité et l’égalité à titres de possibilités. Mais attention notre identité peut être un ordre mais elle ne l’est pas nécessairement. a et a sont compris dans le premier a ou dans le second peu importe. En revanche quand a et b sont compris en b, il m’est impossible de les combiner en a parce que b comprend a et parce que a est compris dans b, et non l’inverse. Un des deux êtres est plus que l’autre parce qu’il le contient de sorte qu’en comprenant l’un, je comprends l’autre du même coup. Dans une métaphysique de résultat l’ordre est par conséquent la relation minimum entre des autres, alors que l’identité est la relation minimum entre des êtres. L’identité est moins contraignante puisqu’elle comprime deux êtres en l’un ou l’autre alors que la relation d’ordre les comprime nécessairement en l’un plutôt que l’autre. Dans la métaphysique classique européenne, Descartes parle de la « res extensa », la chose étendue. Qu’est-ce qu’un corps ? C’est de la matière ordonnée. La matière se donne à la forme : elle n’est qu’en puissance et peut être n’importe quoi. Mais si on la soumet à une relation d’ordre, alors elle s’étend. Deux êtres étendus ne peuvent passer l’un dans l’autre, c’est l’un des deux seulement qui passe dans l’autre, sans réciprocité. Deux parties de l’espace forment en réalité une partie plus grande. L’étendue c’est cette puissance de limiter la dissémination de chaque partie du monde. L’extension comprime les parties dans leur tout. Quand le tout est en substance, les parties ne sont pas substantielles. 2 est dans 3, il se trouve presque écrasé, presque parce que 2 possède des caractéristiques que 3 n’a pas : le fait d’être pair. C’est ce qui lui permet d’échapper à l’écrasement. L’impuissance de la relation d’ordre tient à ce qu’elle ne peut répondre à la menace d’écrasement des êtres que par plus d’ordre. Et le risque d’écrasement augmente d’autant plus et il devient cosmique (Confucius illustre de propos). En conservant le même principe métaphysique mais appliqué au monde vivant et au monde social, on passe par intrapolation, par l’application de ce qui vaut pour tout à ce qui vaudrait pour certains domaines limités. Mais attention il y a dans cette opération des déformations : un fait ontologique devient une norme sociale. Une métaphysique de résultat cherche à fonder. Ce qui compte c’est l’ordre, notre ordre, ma place dans le classement (game illustre ce propos). Cela révèle une impuissance : la compression de plusieurs possibles en un seul, qui a tendance à les comprendre, donc à suffire, rend de plus en plus difficile la décompression.
Quelqu’un qui veut éviter d’écraser les êtres dans un ordre cherchera plutôt à penser leur lien, ce qui finalement aboutira à un « tout est lié » ; la liaison est universelle. Il ne s’agit plus d’un ordre mais d’une activité infinie par laquelle tout communique. Giordano Bruno oppose le lien comme processus de formation du fini sur fond d’infinité chaotique. Le lien est réciproque ; le lien c’est le préindividuel, c’est ce qui une fois décomprimé semble donner deux termes indépendants mais reliés. L’identité intérieure des choses se trouve remplacée par une relation primitive dont les choses multiples et distinctes ne sont jamais que l’expression. Tout se lie dans le vivant. Le lien n’est ni le milieu ni quelque chose qui circulerait entre les êtres du milieu. C’est l’ensemble des relations possibles sans lesquelles ils n’existeraient même pas. Mieux vaut se figurer un équilibre précaire d’ordre et de désordre où peuvent subsister, d’où peuvent émerger des êtres apparemment distincts. Le lien n’est pas ce qui tient mais ce qui fait qu’on tient car on se tient les uns les autres. Les entités ne sont plus que des effets de leur lien. Si l’ordre généralisé écrase des possibles, le lien généralisé les dissout. Tout être doit en devenir un autre, tout doit passer dans autre chose, annulant l’un et l’autre dans le passage, dans le lien qui s’absolutise. Comment en sortir dans ce dispositif où deux puissances se rendent l’une et l’autre impuissantes ?
L’égalité. Appelons égalité une résistance simultanée à l’ordre et au lien. Une égalité c’est une communauté d’êtres qui se répondent, dont aucun ne comprend les autres sans être compris par eux. Qui devient égal ? Celui qui soumet ce qui le soumet, celui qui domine ce qui le domine (schémas p361). Précisons l’égalité par symétrie de l’égalité par répartie qui a notre préférence. L’égalité par symétrie c’est ce par quoi un être répond à un autre en lui faisant exactement ce que l’autre lui fait. L’égalité par répartie c’est ce par quoi un être répond à un autre en lui faisant ce que l’autre est incapable de lui faire.
Chapitre 3 : Propriété, expression et formation
Les sections renvoient comme à chaque fois à la métaphysique de résultat versus la métaphysique de processus, par rapport auxquelles échappe une métaphysique de résistance.
Sur la propriété. La métaphysique de résultat revient une dernière fois à la charge. Il ne suffit pas de concevoir des êtres égaux. Ces êtres sont différents et s’ils diffèrent c’est parce qu’ils n’ont pas les mêmes qualités, les mêmes propriétés. Armstrong appelle propriétés des caractéristiques répétables dans l’espace-temps, qui peuvent donc être instanciées par plusieurs entités particulières. Par propriété il faut entendre la possession d’un être par un autre. La propriété est le concept qui permet de rendre compte de l’existence d’une sorte de communauté de types entre des êtres distincts. Sans propriété on peut éventuellement penser différentes entités mais on ne comprendra pas ce qu’elles ont de commun, la possession de certaines de leurs qualités. Or la puissance de posséder ou d’être possédé ne joue pas exclusivement entre deux êtres, il y a un troisième terme : celui qui partage ce qui est possédé ou qui pourrait le posséder à la place du propriétaire. Il faut qu’il y ait la possibilité de plusieurs propriétaires : une propriété on la gagne, la perd ou la partage. Une propriété n’est jamais identique à son propriétaire. Une propriété que ce soit une qualité première de forme, de figure, de masse, de mouvement, ou une qualité seconde de couleur, d’odeur, est un être partageable entre quelques êtres. Ce n’est pas leur singularité, ce n’est pas non plus une partie commune à ces différents êtres ; faute de quoi deux objets bleu pétrole se recouperaient, ils auraient toutes leurs parties en commun, ils seraient le même objet. Il n’existe pas de propriété absolument singulière, ni de propriété absolument universelle. Une propriété est une communauté particulière, c’est un commun exclusif. C’est ce que certaines choses possèdent que d’autres n’ont pas. Aucune propriété ne peut être exclusive au point d’être singulière sinon elle se confondrait avec la singularité de l’objet, sa solitude. La propriété c’est l’indice du groupe. Toutes les choses singulières ne sont pas des individus, il y a aussi des traits, c’est-à-dire des entités qui sont simultanément singulières (identifiables comme telles et indivisibles en tant qu’espèces ultimes) et sujettes à répétition (donc non uniques). Ainsi le sourire de Marta. Il faut faire le deuil de la possibilité que ce qui appartienne à Marta ne puisse appartenir qu’à elle, si on veut pouvoir dire que cela lui appartient. La possession est partagée tout en restant unique ; la possession est 1 et 2 à la fois, mais elle n’est pas identique. Elle n’est pas comme toute identité la simple compression de deux choses en une, mais la compression plus compliquée de deux choses isolées en deux choses qui en partagent une troisième et forment désormais un groupe (les choses ocres). La propriété passe dans les deux propriétaires et ce n’est plus quelque chose d’indépendant. Elle est maintenant quelque chose des deux êtres. Par intrapolation dans le social, Marx dit que toutes choses possèdent des qualités et certains hommes possèdent des choses comme si elles faisaient partie de leurs qualités. Entre féodalité et capitalisme on est passé de « nulle terre sans maître » à « l’argent n’a pas de maître ». L’argent est devenu une propriété quasi sans propriétés. Pourtant quelque chose de la puissance de la propriété demeure au gré de ces transformations. Afin d’obtenir des traits communs entre des êtres séparés et singuliers, la pensée estime toujours nécessaire de sacrifier une possibilité entre trois possibilités, donc de comprimer un possible possédé entre deux possibles possédants. Qui a ? Qui est eu ?
Plutôt que de dire qu’une qualité est possédée, représentons nous qu’elle est exprimée. Ici on se rapporte aux qualités des choses, aux attributs, aux possessions, à la propriété privée ou à la communalité, que comme produits d’un processus permanent par lequel l’être de toutes choses s’exprime. L’expression c’est une sorte de processus de compression-décompression par lequel un être extériorise son intériorité. L’expression désigne une puissance de l’être et des êtres vivants. Qu’est-ce que cette puissance d’expression de l’être ? Il faut prendre en considération la triade que forment la substance, l’attribut et l’essence. Par un attribut la substance de l’être exprime son essence. Il y a ce qui exprime, ce qui est exprimé et ce par quoi c’est exprimé. Processus par quoi ce qui semble niché à l’intérieur parvient à sortir. Ce que je suis vraiment je dois le réaliser. Nietzsche n’est pas d’accord avec Spinoza. C’est au contraire en extrapolant le moi aux choses, qu’on a conçu en métaphysique une substance et une essence des êtres. Alors l’expression métaphysique est-elle l’extrapolation de l’expressivité de nos corps aux choses, ou bien, l’expressivité l’intrapolation de l’expression métaphysique de toutes choses à nos corps ? A vrai dire le mouvement va dans les deux sens. Va et vient entre la perception de nos semblables dont nous tirons une abstraction métaphysique en concevant une substance des choses en soi, et la conception abstraite d’un en-soi que nous appliquons à nos semblables : nous leur prêtons un être caché (développement ici sur l’authenticité, alliance de l’occulte et de la transparence p 378). Mais comment cette intériorité s’est-elle formée ? Comment cela s’est-il imprimé en elle ? Voilà la tache aveugle de cette métaphysique de l’expression. Toute chose est d’abord ce qu’elle devient ensuite. Or cette préqualification d’une puissance intérieure est une impuissance : on ne peut jamais comprendre comment la chose s’est formée.
Pour résister remplaçons la puissance de l’expression par celle de la formation. Tout se forme. Rien n’est prédéfini, rien non plus n’est une somme de propriétés. Tout semble une formation, c’est-à-dire la compression progressive en soi de l’effet de ses rencontres avec d’autres êtres. Ce qui prime ce sont les propriétés relationnelles. Et ce sont d’abord les relations entre les êtres qui ont des qualités (développement ici avec l’exemple de la fragilité). En métaphysique c’est le problème des dispositions (disposition à être cassable comme renvoi à la rencontre d’un verre et d’un sol dur). Ce qui permet de penser ce que nous appelons une formation c’est que toutes les qualités, y compris les qualités premières des choses (leur masse, leur forme) sont formées et se forment. Il n’existe pas d’un côté des dispositions de choses et d’autre part leurs qualités propres. Les dispositions ne sont pas comme des qualités propres. En réalité ces qualités qu’on croit propres sont comme les dispositions des propriétés relationnelles incorporées. Toute propriété est une sorte de disposition incorporée. Ainsi la masse d’un objet, c’est le propre de la rencontre d’un corps avec une force qui en affecte la direction et la vitesse. Et la forme d’un objet est une qualité de la rencontre entre l’objet et son environnement incorporé par l’objet. Il en va de même pour les qualités jugées secondes comme la couleur et l’odeur. La formation c’est ce par quoi la qualité relationnelle s’incorpore chaque chose en relation. Connaitre un objet c’est comprendre et raconter sa formation (dans une biographie qui renoue in fine les trois puissances résistantes de la distinction, de l’égalité et de la formation p 386).
La plus puissante possible. Nous cherchons une puissance fidèle au possible. Les seules puissances que nous admettons ce sont des contre-puissances. Notre but : préserver du possible et ne jamais trouver de force que dans la lutte contre les forces qui défont le possible. Pour connaitre, pour agir, pour sentir avec le plus de puissance, rien ne nous semblera meilleur que de percevoir et de concevoir des êtres égaux, distincts et sans cesse en formation.
Livre cinq : Rendre puissant
Il y a 4 chapitres : ordre et désordre du temps ; vie sans subjectivité, vie subjective et subjectivité sans vie ; vivre entre semblables en guerre ; être non hégémonique.
Pour commencer, parlons de « rendre ». En tant qu’êtres vivants, percevants et pensants, à mesure que nous sacrifions du possible pour distinguer, égaliser et former des êtres, à mesure que nous comprenons ce qui nous est donné, que rendre ? De la puissance. Et qu’est-ce qui nous sera rendu ? Des contre-puissances, de celles qui résistent au sacrifice de trop de possibilités. Nous sommes soumis à des puissances mais que faire du temps, de la vie de nos semblables ? Les comprendre, comprendre leurs résistances et leur résister aussi. Les rendre encore plus puissants mais plus et mieux déterminés, différents et égaux. Rendons à chaque puissance matérielle, sensible, politique ou éthique à laquelle nous nous sentons soumis, son autre. Cherchons le moyen de la rapporter à cet autre et de l’y opposer : qu’est-ce que ça peut être ? Qu’est-ce que ça empêche et qu’est-ce que ça permet ?
Chapitre 1 : Ordre et désordre du temps
Les sections sont : soumis au temps, rendre le temps, l’éternité en triptyque et la traînée de fumée du présent, impuissance du temps-processus et impuissance du temps-résultat, dater, la formation de la présence et de l’absence, l’ordre du temps, puissance du présent, puissance du passé, puissance de l’avenir, qu’est-ce que la subjectivité ? un désordre du temps, positions subjectives sur le temps, intermède : la langue contre le temps.
Nous sommes au temps parce que tout ce que nous sortons du temps, y retourne. On n’extrait rien du temps en un certain sens que pour l’y replonger en un autre sens, plus enveloppant. L’Univers a-t-il un début ? Une fin ? Un début sans fin ? Une fin sans début ? Cela dépend des modèles. Par exemple cela implique que la première cause soit une singularité, un point, de dimension zéro, avec une quantité de chaleur et d’énergie infinies. Or ce point d’origine absolue se situe-t-il hors du temps ? On ne peut répondre qu’il n’y a rien avant le point d’origine sauf dans une position d’autorité. Il y a nécessairement un avant métaphysique au début du temps physique, car le temps physique est déterminé comme distinct alors que le temps métaphysique est quasi indéterminé et commun…c’est au moins temporaliser. Le temps métaphysique c’est cette puissance de temporalisation. Afin de supprimer le point d’origine et la singularité, le point qui devient un foyer de contamination métaphysique de la temporalisation, G Veneziano et Li-Xin Li ont évoqué un univers qui se serait engendré lui-même, prenant la forme d’une boucle. Hélas ce dernier modèle échoue à préserver la spécificité du temps ; on obtient un temps détemporalisé. Le temps coupe au moins en trois tout ce qu’il y a : une coupure et deux parties coupées qui ne se recoupent pas.
Rendre le temps. Le temps nous est donné mais nous aimerions le rendre dans toute sa puissance. Mais mal le rendre serait l’écraser. De cet écrasement deux voies en ont parlé. Dans la subjectivité le temps devient durée, c’est le temps comme activité de la subjectivité, le temps de la mémoire chez St Augustin. Husserl en traite ici avec la conscience comme une capacité de rétention et de protention qui courtcircuitent le temps objectif. On trahit le temps en l’écrasant dans la subjectivité. Mais l’autre voie aussi écrase, dans l’objectivité. Confondu avec le passé, le temps devient éternité, écrasé dans le présent le temps est appelé devenir, quant à l’avenir le temps c’est une illusion. Alors comment sortir de l’écrasement ?
En réduisant la puissance du temps, on obtient l’image d’un tableau éternel ou au contraire d’une sorte de trainée de fumée qui ne cesse de s’effacer elle-même. L’éternaliste rend indistinct passé, présent et futur comme les triptyques de J Van Eyck qui étaient refermés la plupart du temps. Et ouverts par leur propriétaire qui se plaçant du point de vue de Dieu pouvait contempler les événements passés, présents et futurs en une seule fresque. En les rendant égaux, il n’y a plus aucune différence objective entre passé, présent et avenir. Tout est traité en peinture comme du passé, à la façon d’un résultat obtenu. Pour l’éternaliste le temps tout entier est du même genre que le cinéma ; il relève d’un défaut de perception qui génère une représentation illusoire, inaccessible à un être percevant ce qui existe vraiment. L’éternaliste rend impuissante une perception toute puissante. En face de lui il y a le présentiste. Celui-ci concentre toute la temporalité dans le réservoir incessant de nouveauté du présent, soit un processus sans résultat. C’est l’image héraclitéenne d’un flot continu sans début ni fin où tout passe, mais toujours dans le même sens. Si on y est plongé on file avec lui. Et du passé on n’a plus aucun souvenir objectif. Ce qui vient d’être disparait dans l’instant et s’évanouit comme une trainée de fumée : c’est toujours maintenant.
Deux impuissances (de résultat, de processus) à saisir la puissance complexe du temps. Car après tout, le présentiste n’arrive pas à rendre raison de l’urgence liée à l’action. Parce que ce que nous avons à faire n’a pas encore été fait, il faut faire ce que je fais. Maine de Biran parle d’un sentiment d’une cause ou d’une force actuellement appliquée à mouvoir un corps, bref c’est le sentiment du présent. De son côté l’éternaliste et son point de vue de l’éternité ce n’est qu’un point de vue du passé qui consiste à traiter par avance ce qui est fait et ce qui le sera, comme ce qui aura été fait, comme un passé anticipé. Alors que proposer ?
C’est simple, en datant le passé. Attention, la datation n’est pas absolue mais elle atteste au moins un ordre. Elle atteste que certaines parties de la matière sont plus vieilles que d’autres. Bien sûr la mesure est actuelle, mais la mesure est un indice qui est la preuve du passé en général et l’indice d’un passé en particulier, par une mesure possible mais conditionnelle d’un certain ordre. Quand on date, on mesure le rythme d’une absence même infime dans la matière et d’une absence régulière. À partir d’une absence comme résultat, on prend le pouls d’une absence comme processus. Par la connaissance et la présupposition du processus régulier et rythmé d’une absence, on prétend accéder à des cycles d’absentification. En faisant le compte de ces cycles on estime ce qui du passé nous sépare encore. Et on trouve un âge. Être agé c’est être présent mais contenir en soi quelque chose qui manque de plus en plus. Que contient un corps âgé ? Non plus un supplément de présence mais plutôt un supplément d’absence de charges perdues. Et l’ordre de ce qui est perdu, c’est le passé. C’est lui qui résiste à la pure éternité et au pur devenir.
La formation de la présence et de l’absence. Le temps est la formation générale de la présence et de l’absence. Qu’entendre ici par présence ? La présence n’est jamais absolue, elle est le contraire. Ce qui est absolu est absolument seul, ni présent ni absent. Le comique, le ridicule c’est l’absolu qui prétend se rendre présent, dit Kierkegaard. La présence est relation. Serait présent ce qui est là. Là où ? Dans quoi ? Présent à quoi ? Il faut de l’autre à l’être présent. Il n’y a jamais de présence que relativement à autre chose. Et cette présence-là est susceptible de degrés. On est toujours plus ou moins présent. L’absence est un éloignement, la présence un rapprochement. La présence n’est que spatiale. Que 2+3=5 c’est une relation et cela ne prend pas de temps. Or ce n’est pas le cas pour l’opération de les additionner parce que la relation est maintenant orientée. Pour opérer il faut donner une présence aux nombres. La présence est l’indice d’une formation : ce par quoi n’importe quel être est à rapporter à un autre. Ce n’est pas leur rapport mais leur mise en rapport. Dès que les êtres entrent en présence mutuellement, ils sont pris dans le temps. Leur présence prend une forme ordonnée qu’on peut raconter dans une histoire.
L’ordre du temps. il y a un ordre objectif du passé sur lequel je peux subjectivement me reposer : tout ce qui passe n’est pas également passé. Tout ce qui a eu lieu n’est pas contemporain dans le néant mais relativement présent et relativement absent et ce en quantités variables. La présence d’un être identique passe en elle-même. Jamais elle ne disparait complètement : elle se forme, se rapporte à elle-même et s’affecte. Elle prend forme passée. Nous datons, donc il y a un ordre du passé. Cet ordre est le signe que dans l’Univers il y a une présence de plus en plus importante. La présence générale des êtres augmente puisque tout ce qu’il y a et ce qu’il y a eu s’accumule. La présence particulière de tel ou tel être diminue puisque chacun vieillit. Le présent s’éloigne de chaque version passée d’un être.
Puissance du présent. Le présent vient en premier. Rien n’est plus présent que le présent. Cela signifie que tout ce qui est, commence effectivement par être présent. Rien n’est à venir avant d’être. Quand le présent a été présent, rien n’était plus éminent, rien n’était plus présent. Et c’est ce qui explique notre sentiment du présent. Au présent nous sommes au bord d’une falaise d’être qui ne donne sur rien. C’est le vertige du présent. Le présent est le point initial de la présence. C’est là ce qui apparait au bord du rien. C’est là que se déterminent les êtres, qu’ils entrent en relation et se forment. Les êtres ne viennent pas du passé ni de l’avenir. Le surgissement de ce qu’il y a c’est le présent. Qu’est-ce qui passe ? Ce qui perd ne serait-ce qu’un peu de cette présence maximale du présent. La présence surgit d’abord au présent mais c’est le passé qui le détermine. Comment ? Tout simplement parce que le passé sépare peu à peu le présent de l’avenir, c’est-à-dire de l’indétermination. Il en fait un certain présent. Et déjà ce certain présent passe, il se décolle du présent, il est passé. Qu’est-ce qu’il en reste ? De la présence. La présence de ce qui passe diminue relativement à celle de plus en plus importante du présent.
Puissance du passé. Le maintenant est une intensité accrue de cette présence, comme un bourdonnement dont on augmenterait le volume dans l’Univers. « Un » présent passe mais « le » présent, lui, il avance, il se gonfle de détermination, il se gonfle du passé. Notre Terre vieillit. Mais je peux dater tel moment du passé ; autrement tout le passé se trouverait écrasé dans le présent. Chaque moment du passé reste distinct, il ne se confond pas dans le passé en général. Tout moment passé résiste à sa fusion dans le présent parce qu’il conserve quelque chose de sa puissance d’indétermination. Il ne devient pas complètement ce qu’il est devenu. Ce qui devient complètement c’est le présent. Et le passé lui résiste. On peut considérer la Terre non par rapport à ce qu’elle est devenue (son présent), mais par rapport à ce qu’elle aurait pu devenir (son avenir). Et relativement à cet avenir, à cette possibilité, la formation de cette boule rocheuse est demeurée ce qu’elle était, un événement dont les conséquences sont encore ouvertes. Dans l’ordre du temps, le moment d’accrétion de la Terre résiste ; c’est un événement encore sans effet, qui demeure ce qu’il a été une fois advenu. Bien sûr relativement au présent de plus en plus fort, le moment vieillit. Mais si on le considère abstraction faite de ses conséquences, on retrouve sa puissance. Et l’événement, en tant qu’il reste ainsi un peu indéterminé, a encore de la présence, même si, dans l’ordre du passé, l’accrétion de la Terre est devenue le maillon d’une chaîne qui de proche en proche conduit à ce que la Terre est aujourd’hui. Tous les présents vieillissent par rapport au présent.
Puissance de l’avenir. L’avenir est le fond du temps. Par rapport à l’avenir, rien ne vieillit. Par avenir vaut mieux n’entendre qu’un minimum de présence, de détermination. C’est un horizon auquel le présent tourne le dos. L’avenir c’est le réservoir du possible. C’est de là que provient ce qui pourrait être. Qu’est-ce que cet « à passer » ? Dans 8 milliards d’années, le soleil sera devenu une naine blanche. C’est « l’à passer » de notre planète. Il s’agit d’un ordre de faits plus ou moins probables qu’on pourrait raconter à la manière d’une histoire qui pourrait, qui devrait avoir lieu. Ce n’est jamais qu’un futur passé. Or il ne faut pas confondre cet ersatz de passé projeté subjectivement sur l’avenir, avec l’avenir lui-même, qui demeure l’absence et donc l’indétermination les plus grandes possible. À mesure que le passé s’étend, il sépare, il décolle l’avenir du présent. Chaque présent, en passant, demeure à égale distance de l’avenir, de son indétermination relative. Quant au présent de plus en plus déterminé, il s’en éloigne. L’avenir contrairement au passé n’est pas un processus ordonné. C’est un fond de quasi indétermination, un point fixe de référence, la source du possible, le trou noir d’absence dans l’être, dont se désolidarise progressivement le présent, l’augmentation sans retour des déterminations de l’Univers. Puisque nous gagnons en présence, nous nous éloignons toujours plus de l’avenir.
Qu’est-ce que la subjectivité ? Un désordre du temps. Tout ce qui oppose à cet ordre-là du temps un autre ordre, est une subjectivité. Tout souvenir est un court-circuitage de l’ordre du passé. L’ordre du passé se trouve détricoté par la mémoire. L’homme qui se souvient résiste au temps. A l’intérieur de l’ordre du temps surgit un contre-ordre, une série concurrente de présences. Là un jour lointain est plus intensément proche qu’un jour proche. Celui qui imagine fait pareil. Un être qui se fait des représentations rend présent quelque chose d’absent. Ce faisant il rend présent de l’avenir. Cette poche de résistance contre-temporelle forme un sujet. Le sujet est l’ordre concurrent du temps. Aimer est une puissance de subjectivité (p 427).
Positions subjectives sur le temps. il existe au moins trois manières de réformer le temps au point de le déformer. Ce sont trois pôles d’attraction pour toute position subjective : une subjectivité conservatrice, contemporaine ou prophétique. Une subjectivité conservatrice accorde un maximum de présence au passé. Son ennemie est la subjectivité contemporaine qui donne toute sa valeur au présent toujours renouvelé. Par réaction la subjectivité prophétique fait honte au présent aussi bien qu’au passé, parce qu’elle compare tout à l’avenir, à la possibilité d’autre chose que ce qu’il y a. Or toutes les trois sont impuissantes à nous rendre le temps égal. Comment leur résister ? Une subjectivité résistante résiste à sa propre puissance subjective qui consiste à hiérarchiser et à supprimer des temps possibles. Pour s’efforcer de percevoir et de concevoir avec justesse différemment mais également ce qu’il y a, ce qu’il y a eu, ce qu’il y aura. Elle voudrait faire du temps une juste société de présences, un ordre d’intensités dont les parties demeureraient distinctes, égales et se formeraient mutuellement.
Intermède. La langue contre le temps. Ici le développement parle de la démotivation de la langue par un travail du temps. Par démotivation on entend l’écart actuel de plus en plus fréquent entre le sens étymologique et son usage commun dans le social.
Chapitre 2 : Vie sans subjectivité, vie subjective et subjectivité sans vie. La puissance sensible.
Les sections sont : la vie du vivant, le vif du vivant, le vivant résiste à la matière et la subjectivité résiste au temps, le cercle de la subjectivité. Intermède 1 : vivre avec du vivant non subjectif, Intermède 2 : vivre avec des subjectivités non vivantes.
La vie du vivant. Mais alors qu’est-ce que la vie ? Dans la tradition européenne il y a une dichotomie persistante entre une tendance à concevoir le monde hors de nous mécaniquement, et à nous concevoir nous-mêmes téléologiquement. Le vivant serait réductible à ses composants physico-chimiques, à des causes et des effets. Tandis que notre vie subjective serait orientée par des fins et irréductible à ses éléments et ses structures. Pourtant régulièrement la séparation entre le vivant hors de nous et la vie en nous se comble dans notre connaissance, alors tout vit. Ce que nous entendons par « vie » s’étend partout à partir du foyer de notre subjectivité qui cherche en elle et autour d’elle ce qui souffre, ce qui jouit, ce qui se contracte et se rétracte, ce qui s’alimente, se défend, se produit, possède un métabolisme, ce qui communique, bref c’est le triomphe des métaphysiques du processus. La vie n’est pas un résultat définissable mais une force ancrée dans l’inorganique et qui l’anime déjà. L’idée d’organique est trop rigide. Retenons l’auto-organisation spontanée ou l’émergence de structures complexes ; certains attribuent la vie et l’âme aux cristaux. Âme renvoie alors à un objet psychique qui échappe à la physiologie. Le cristal sentirait, résisterait, se reproduirait comme une première reconfiguration de l’élément primitif de la vie. Le cristal est donc une autre forme prise par la matière du vivant. Ils naissent, vivent et meurent en un certain sens. Les cristaux qui se forment systématiquement méritent qu’on leur reconnaisse une certaine vie. On croit qu’on connait plus et mieux la vie. C’est faux : on la reconnait plus ou mieux. Alors reviennent les métaphysiques de résultat qui resserrent la définition de la vie contre le flou d’un courant vitaliste. Mais dans notre 21ème siècle on est revenu à un certain vitalisme mais c’est dans les laboratoires : des entités assemblées artificiellement ont une sorte d’activité qui imite la vie. On est dans la métaphore, mais la vie est toujours une métaphore. C’est ce que le vivant donne de lui-même à tout le reste. Le vivant ne peut se comprendre et se définir qu’à partir d’autre chose. Il faut que ce qui le compose soit inorganique ; c’est fascinant comme si tout avait toujours été un peu vivant. Entre la matière non vivante et vivante on trouve des systèmes physico-chimiques caractérisant une signature du vivant. En retour cette signature de vitalité peut rendre compte de différents types d’identités bio-chimiques qu’on trouve être moins que vivant mais plus que non vivant… l’infravie.
Mais alors qu’est-ce qui résiste ? Appelons le vif ce qui dans le vivant s’oppose à la diffusion et dissolution de la vie. Dans le corps qui vit c’est le sentiment de vivre de ce corps. C’est le vivant qui revient sur soi. Et le premier indice c’est la souffrance, c’est plus que la douleur seulement physique. Quoi qu’il n’y ait pas de douleur sans quelqu’un pour l’éprouver. La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite dans ces termes. Et si on prend la lèpre, voilà une maladie de l’insensibilité ? Non parce que la souffrance lui est liée au plan social. Comment comprendre le paradoxe de la souffrance à la fois nécessaire et néfaste pour un vivant sensible ? Ce qu’on appelle souffrance nait d’un effort contrarié. Il y a toujours un obstacle, un ennemi, une force inverse, alors ça souffre. Pour souffrir il faut donc s’efforcer d’abord. Et la souffrance est la destruction de cet effort, mais elle en est aussi le signe, raison pour laquelle elle sert d’indice du vif à la fois pour les autres et pour soi-même. Quand est apparue l’anesthésie, il y a eu des critiques rappelant que l’analgésie est anti-naturelle, anti-morale et émolliente. Le remède pour E Burke c’est le travail, effort qui prend le risque de la contrariété. On en vient ici à parler de sublime comme réveil musculaire et nerveux de l’organisme qui retrouve le sens du vif. En esthétique il s’agira de l’horreur délicieuse, une sorte de terreur se rapportant à la conservation individuelle violentée. Et la jouissance ? La jouissance est rarement évoquée quand il s’agit de rappeler le sentiment du vif. Non, la jouissance c’est l’inverse de la souffrance. La jouissance serait le sentiment de la vie alors que la souffrance serait le sentiment du vif.
Le vivant résiste à la matière, la subjectivité résiste au temps. Est vivant ce qui résiste matériellement à la matière. Le mécaniste s’oppose au vitaliste en mettant l’accent sur « résiste matériellement » et le vitaliste sur « résiste à la matière ». Mais à ne pas prendre ensemble les deux « accents » on introduit de la confusion. Il faut tenir en même temps le vivant et la subjectivité car ce sont tous deux des puissances de résistance. Le problème c’est, selon l’accent, qu’ils ne résistent pas à la même chose. Le vivant résiste à la matière alors que la subjectivité résiste au temps (voir chap préc). En quoi le fait de considérer une plante comme une forme de subjectivité modifie-t-il mon idée de la subjectivité ? De la subjectivité il n’y a jamais d’assurance de son existence ou non. Quand une subjectivité sent, à moins que d’être de mauvaise foi, qu’il est quasi impossible de nier qu’il y a dans ce corps une poche de temps désordonnée (un ensemble de représentations : la présentation d’absences sous forme de souvenirs, de conceptions) elle reconnait qu’il y a là une forme de subjectivité. Mais en s’éloignant de son foyer, une subjectivité atteint vite des cas-limites où elle se dissout. La souffrance c’est la vie avec la subjectivité.
Le cercle de la subjectivité. Comment distinguer une subjectivité ? Partons de la technique. Un être qui a une subjectivité fait preuve de technique, il laisse derrière lui des œuvres. Mais de quand datent les premiers objets techniques humains ? Du temps de l’homo habilis. Pour y voir clair il nous faut une définition de l’artefact marquant la différence d’avec ce qui a été fait en vue d’avoir un effet déterminé. Kant oppose cause et fin : un artefact est un objet qui a été fait sans qu’on se prononce sur son usage. Et un objet naturel est plutôt un objet infait qui n’a pas été conçu ni fabriqué. Kant oppose opus et effectus, où la différence tient au concept de fin. Si l’effectus est infait, le pur fruit de la causalité, l’opus est un objet technique dont la cause se trouve être au moins en partie finale. Et la fin c’est une sorte d’inversion du sens de la causalité. Mais ce n’est qu’un quasi court-circuit. Ce n’est jamais l’objet final lui-même qui cause sa production mais la représentation de son état final qui entre parmi les causes de sa mise en œuvre. C’est donc comme si l’effet d’une activité de production était la cause de l’objet produit. On n’est donc pas ici avec un effet qui précède sa cause. Si le court-circuit était réel, l’objet deviendrait son propre principe à travers le temps, il serait absolu. Il ne l’est pas. C’est sa représentation qui sert d’intermédiaire, soit une distinction conceptuelle entre art et nature. Or une représentation c’est la présentation de quelque chose d’absent. Je dois présupposer que l’architecte a eu son plan dans la tête, a eu une représentation intérieure parce qu’il est une subjectivité. Or ce que je présuppose là c’est ce que je voulais prouver. D’où un cercle conceptuel. Cercle frappant le concept de technique de vicieux. Attention maintenant on n’a pas trouvé de critère distinctif entre nature et art. On peut appeler tout, subjectivité mais alors, c’est une qualité commune mais non distinctive. Comment résister à cette confusion ? Sans retomber dans une métaphysique de résultat ? En recherchant un critère objectif de la subjectivité ? L’impuissance est au rendez-vous. C’est perdre la puissance de la technique et de son autre, de la nature et de son autre, de la subjectivité et de son autre, parce que c’est s’ôter la possibilité de les relier. En fait le mal est dans l’exclusive. La puissance de l’idée de technique, c’est d’indiquer dans la matière ce qui relève de l’activité d’une subjectivité et ce qui n’en relève pas. Ce qu’on appelle la subjectivité est un cercle qui se laisse étendre et contracte, dont la variation répond à une logique même si elle n’a pas de fondement, c’est une puissance circulaire. Aujourd’hui on identifie altération et confusion.
Intermède 1. Vivre avec du vivant non subjectif. Voilà le concept d’anthropocène (p 459). Nous proposons de qualifier de nature ce qui résiste à la subjectivité. Il y a de la vie sans perception, sans rétention de la présence et sans représentation. C’est cette altérité que notre subjectivité peut considérer comme nature. Intermède 2. Vivre avec des subjectivités non vivantes. Voici l’IA (p 463). La critique porte sur le concept de singularité renvoyant à des robots qui prendraient le dessus sur l’espèce humaine. Ici on est juste à l’inverse de l’Intermède 1. Non et non. Notre subjectivité vit entre. C’est dans cet écart que notre subjectivité vivante se forme, que nous nous formons entre semblables et que nous développons notre puissance politique.
Chapitre 3 : Vivre entre semblables en guerre. La puissance politique
Les sections sont : le cercle de nous, un foyer de subjectivité, déformation du semblable ( :), il y a la guerre, empire et négociation, émancipation, devenir quelqu’un ou cesser d’être ?
La puissance politique tient à une sorte de cercle magique : le cercle du semblable. Ce n’est pas un cercle d’identité, c’est plutôt un cercle changeant et dynamique. C’est un cercle historique qui se rétracte et qui s’étend selon les lieux, au fil des époques, au gré d’une condition commune imposée, de reconnaissances mutuelles, de relations de subjectivités qui cherchent ce qu’elles partagent. Ce cercle relève d’une croyance pratique, on ne peut que le reconnaître et pas le connaître. Quand un être leur (aux « nous ») semble trop distinct, les foyers de subjectivité arrêtent le cercle en excluant cet être dans le camp des autres, appelé « eux ». Mais le cercle varie sans cesse ; la seule condition c’est que pour le reconnaître, il faut en être : on n’y entre jamais, on y est. Jamais on ne forme de soi-même le cercle. Il est un effet de nous sur les autres et des autres sur nous, à travers les activités. Il n’y a pas lieu de le regretter. La puissance politique ne commence pas par des grandes idées mais par de petits cercles de reconnaissance qui s’étendent peu à peu. Les clans, tribus, ethnies, couches, classes, intérêts, patrimoines deviennent des cités, Etat, parti, associations ; la politique construit le semblable.
Un foyer de subjectivité. Vers l’âge de deux ans, l’enfant est censé apprendre à s’identifier. En psychologie du développement on parle de l’apprentissage de la différenciation, de la situation, de l’identification, de la permanence de l’identification et de la méta-identification. L’enfant est d’abord de la subjectivité non réflexive qui apprend à se capturer et à se fixer sur un corps. Cette subjectivité trouve un foyer et une incarnation. Les vivants produisent le milieu où ils vivent. La forme diffuse de la subjectivité que secrètent la perception et la pensée, dans laquelle l’enfant baigne, y gagne un centre d’action. Comment un tel foyer se forme-t-il ? En incorporant ce à quoi on l’identifie et en exprimant ce à quoi il s’identifie. C’est cette boucle de rétroaction qui forme un foyer de subjectivité. Se définir ne suffit pas, je ne suis pas ce que je veux. Je sens la résistance de ce qu’on perçoit, de ce qu’on pense de moi et je la fais mienne. Je suis la résistance du sentiment du monde à mon égard et de mon sentiment à l’égard du monde. Possédé et dépossédé, j’incorpore. L’insulte stigmatisante joue un rôle fondamental dans la formation d’un foyer de subjectivité. De la qualité douloureuse qui m’est imposée, je fais une propriété. Résister c’est refuser de subir la stigmatisation comme une objectivité.
Déformation du semblable : domination, exploitation, destruction. La formation d’une hiérarchie de dominance entre semblables tient en grande partie aux conditions de vie, aux ressources disponibles, en fonction de l’espace vital. Cela existe chez les poules mais là ce n’est pas réflexif. La domination se définit comme une hiérarchie de dominance réflexive. On ajoute ici la légitimation de la hiérarchie selon une formule « d’égalité dans l’inégalité » ; il s’agit de tenir sa place. Et on s’y soumet parce qu’on y est forçé. Ajoutons toutefois la servitude volontaire quand il apparaît qu’on est égal aux dominants dans le cadre d’un système social de l’inégalité qui est leur condition (à chacun sa place avec les droits et les devoirs même pour le maître). Chacun se fait une conception d’un rapport de force. Celui qui instaure la situation de domination est celui qui a choisi de penser la rencontre comme un pur rapport de force. Dès que la possibilité d’égalité est rompue, l’inégalité s’inscrit dans le passé comme une condition. Si la domination affecte l’être même de notre foyer de subjectivité, l’exploitation déforme son produit : la captation par l’un de l’œuvre de l’autre. Reste l’ultime brisure de symétrie entre semblables, la destruction. Elle porte sur tout le milieu de vie de la subjectivité. C’est la destruction de la condition de possibilité du semblable. L’histoire est la condition de ce qui cherche à échapper. La domination historique c’est juste un fait : on peut projeter dans l’avenir la possibilité de l’égalité mais on ne peut pas faire semblant que notre passé a été une histoire de l’égalité. On ne trouvera jamais de raison à la domination historique. Mais ce fait est notre condition. Le mal ce n’est rien d’autre que le produit de l’histoire. Frantz Fanon est traversé par une contradiction en lien avec le souvenir : n’ai-je pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les noirs du 17è siècle ?
Il y a la guerre. Il y a toujours la guerre parce que le semblable est déformé par son histoire. Il y a la guerre parce qu’il y a eu la guerre. La guerre c’est l’absence irrémédiable de commun distinct. La guerre n’est pas la condition nécessaire de semblables comme le pense Hobbes, c’est seulement leur condition historique. Il se trouve qu’il y a la guerre. Il n’y a pas de raison à la guerre mais il y a une explication : c’est le passé. On peut toujours par abstraction chercher la paix, mais il vaut mieux tout penser en champ de bataille et en camps, c’est ça la culture. Le plus puissant c’est de toujours penser ce que nous faisons comme une guerre …et de ne jamais vouloir la faire.
Empire et négociation. Si la guerre est l’absence de commun distinct, donc la révélation de ce qu’il n’y a rien de commun entre nous, rien que l’on puisse déterminer, nommer et défendre en tout cas, alors trois grandes puissances politiques prétendent gagner la guerre et y mettre fin : l’empire, la négociation et l’émancipation. Il faut concevoir la forme impériale comme l’établissement historique de l’universel. C’est la recherche imposée à des semblables d’un commun distinct qui vaudrait au-delà des différences dans l’espace et le temps. L’empire cherche une soumission du fond du cœur. Mais arrive un jour où l’empire s’installe et pour s’installer doit composer avec des intermédiaires. Au bout des conquêtes, il y a à s’implanter dans la durée. Et là les intermédiaires qui ont négocié la soumission se découvrent indispensables à la survie de l’empire qui a besoin d’eux. La négociation c’est le moment du marchandage du commun. Par négociation c’est le marché qui décide. On en vient au contrat pensé par Rousseau, Hobbes, Locke, Rawls…et Bruno Latour. Parvenir à un accord, cela n’arrange personne en particulier mais cela ferait surgir un commun de volontés différentes et conflictuelles. Or c’est loin de se passer comme ça. En effet on n’a dans un débat que ceux qui peuvent y être représentés. Pour compenser une inégalité, on ajoute une inégalité, la représentation advocative où l’on parle pour l’autre qui ne peut pas parler. On en vient donc à une représentation de l’inégalité. La réussite c’est seulement le commun d’un certain état de fait et de rien de mieux. La négociation ne peut aboutir qu’à une sorte de justice dans le cadre d’une injustice, qui reste le cadre transcendantal.
Émancipation. Dans un sens négatif on dira que c’est toute soustraction à un commun imposé. Dans un sens positif on en vient à institutionnaliser un autre commun. Toute émancipation est l’espoir de la constitution d’un commun fugitif comme pour les « sociétés marrons ». Mais on ne sort pas de ça : ce sont des puissances de processus qui craignent désespérément de devenir des résultats. Ajoutons que l’espérance est minée par les défaites. Dans un processus qui finit en résultat, on dira qu’il s’épuise. « Rester en mouvement » se fétichise.
Devenir quelqu’un ou cesser de l’être. Dans la première voie c’est l’invisibilité et l’effacement des subjectivités qui forment le problème principal et la politique devient : il faut être socialement reconnu, visible et vu. Une telle recherche d’émancipation de la reconnaissance se confond avec le fait de pouvoir devenir quelqu’un. Mais attention on reconnait toujours ce par quoi on exige d’être reconnu. La lutte exige une reconnaissance : plus je veux être vu, plus je promeus la politique de reconnaissance faciale. Alors la deuxième voie c’est l’inverse, l’invisibilisation. Et au bout s’émanciper serait devenir quelqu’un pour cesser de l’être. Nous voilà dans un conflit entre moyens et fins comme en parle Agamben dans La communauté qui vient : la singularité quelconque définit le sujet de la politique. Être quelconque, pouvoir être n’importe qui, n’importe quoi, redevenir une possibilité, c’est impossible. Une fois que ce quelconque a été reconnu comme subjectivité, la lutte se scinde entre l’exigence de se rendre puissant et l’exigence de se rendre possible…et on en vient à une liberté imposée. Pour se rendre possible, l’émancipation doit se rendre nécessaire avec des effets d’autorité. Une hégémonie est non seulement résistante, elle est irrésistible. Afin qu’une politique ne produise pas que de la subjectivité hégémonique, on a besoin de lui opposer une autre puissance, l’éthique.
Chapitre 4 : Etre non hégémonique. La puissance éthique
Les sections sont : manières d’être, pour interrompre une hégémonisation, résister/se résister, sans se promettre l’infini, s’interrompre
Ce que nous entendons par éthique est le domaine des manières d’être. orientées sur la recherche du souverain bien ou d’une action juste. Mais il y a un autre souci en éthique, sur la façon de faire, en réfléchissant aux moyens employés par des subjectivités individuelles, communautaires ou institutionnelles. Une bonne manière ne fait pas une bonne action, en effet il y a des manières polies de dominer. L’émancipation n’est jamais réductible à un contenu parce qu’elle n’est en fin de compte rien d’autre qu’une certaine manière de devenir. S’émanciper c’est parvenir à une manière non hégémonique d’être, de connaitre et de faire connaitre. C’est l’émergence temporaire de subjectivités qui se laissent être et se rendent puissantes. Des subjectivités émancipées sont la condition et l’effet de la formation d’un commun distinct, d’un universel qui n’appartiendrait à personne, en deçà des conflits qui nous opposent.
Pour interrompre une hégémonisation, comment lui résister ? Comment catégoriser nos façons de nous imposer aux autres ? Aussi que des façons de rompre cette hégémonisation ? Attention il ne s’agit pas de supprimer une hégémonie vivante ennemie, il y a d’autres solutions que de l’interrompre : lui opposer quelque chose d’autre. L’interrompre alors c’est trouver en elle, avec elle, le moyen non autoritaire de renverser son autorité.
La première forme d’hégémonisation c’est celle de toute subjectivité qui se présente comme puissante. Ainsi en va-t-il de quiconque se fonde sur un principe. Pour cette personne, l’action s’enracine dans un principe évident qui se confond avec son foyer, son corps. Et si elle gagne d’autres subjectivités c’est qu’elle est dans le bon, elle éduque. Et la subjectivité à laquelle on se soumet pour apprendre, est plus puissante précisément parce qu’elle obtient la soumission. Quiconque se sent puissant se vante de l’être et devient pour les autres une autorité. Elle tire sa puissance de sa capacité à définir ce que nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas faire et à déterminer de l’inconditionnel. De l’extérieur cette position est vue comme autoritaire. C’est tout ce qui nous apparait du dehors : la confusion du principe de l’autorité avec ce foyer vivant qui l’impose et qui en fait s’impose. Le tyran ne se voit pas comme ça. Adorno le décrit comme le prototype psychologique d’une impuissance sublimée. Mais c’est plus exactement une subjectivité qui dans un cadre intime se sent chef en puissance, se découvre une certaine puissance de fasciner et de faire autorité. Je suis celui qui autorise et qui interdit, je suis celui qui fixe la frontière du possible et de l’impossible. Ici on confond l’idée, le principe avec un corps. Le Père devient un corps idéalisé et une idée incorporée. Pour les autres cette subjectivité puissante rend autoritaire en réaction à cette autorité. Comment interrompre ce cercle ? En trouvant son principe, et en le rétablissant comme possible. Alors l’autorité qui ne disparait pas, cesse d’être hégémonique. Suivent alors une suite de manières d’être rivales : où chaque fois on distingue le « pour soi » d’avec « pour les autres », car un autoritaire pour soi ne se vit pas comme autoritaire, il se vit seulement comme puissant.
Les autres manières d’être hégémonique sont : libérale (mais impuissante pour les autres) ; lucide (dépressive pour les autres) ; libre (confuse pour les autres) ; engagée (fanatique pour les autres) ; rationnelle (bornée pour les autres). / La manière d’être libérale s’interrompt en trouvant le possible qu’elle rend nécessaire : là où un « tu peux » devient un « tu dois pouvoir ». / La manière d’être lucide s’interrompt en trouvant son point de vue, le camp secret que le sujet ultra-lucide cache aux autres et à lui-même, en trouvant ce à quoi cette subjectivité tient en particulier. / La manière d’être libre éprouve tout ce qui la détermine comme une contrainte qui empêche la liberté ; le confusionnisme n’est rien d’autre que l’hégémonie d’une puissance subjective confuse qui s’éprouve elle-même comme une liberté absolue ; pour l’interrompre il faut trouver la connaissance qui fonde sa pensée en secret. / Quant à la subjectivité engagée, elle s’interrompt en trouvant sa possibilité ; il y a toujours un point intime où ce en quoi elle croit, ce pour quoi elle agit, est encore choisi, parce que ce n’est pas un devoir mais une possibilité, un saut risqué de son esprit, son point de faiblesse. / Et on en vient à la subjectivité rationnelle ; pour l’interrompre il faut trouver ce qu’elle pense sous ce qu’elle connait.
La guerre est générale et pour la comprendre, il faut rapporter ces manières d’être les unes aux autres. Entre la puissante et la libérale, comme entre la lucide et la libre, il y a hostilité. Mais il peut aussi y avoir du mépris ; la lucide et la libérale méprisent l’engagée et inversément l’engagée méprise les premières qui lui apparaissent faibles puisqu’impuissantes. La subjectivité rationnelle méprise la subjectivité puissante et la subjectivité libre, parce qu’elles lui apparaissent biaisées ne reconnaissant pas l’objectivité ; la puissance et la liberté méprisent l’invocation à la raison. Alors que l’hostilité provient de ce que deux puissances s’inversent et ne partagent ni ce qu’elles font aux autres êtres, ni ce qu’elles font d’elles-mêmes, le mépris le plus profond provient d’une interprétation différente du possible. Les puissances subjectives qui rendent nécessaires estiment que les puissances subjectives qui rendent possible ou impossible ne sont pas assez fortes ; au contraire les subjectivités qui rendent possible ou impossible jugent le nécessaire un forçage.
Enfin en se rapportant les unes aux autres, les puissances subjectives en guerre peuvent être rivales. La rivalité c’est une puissance partagée mais différemment orientée. La libérale, la rationnelle, la lucide sont rivales mais alliées dans l’impuissance. La puissante, la libre, l’engagée sont rivales mais alliées dans la puissance. L’engagée et la rationnelle sont rivales mais alliées dans la nécessité. L’autoritaire et la lucide sont rivales mais alliées dans l’impossibilité. La libérale et la libre sont rivales mais alliées dans la possibilité.
Seule peut valoir universellement une vérité tenue par une forme de subjectivité non hégémonique de sorte que l’émancipation est la condition éthique de l’apparition de quoi que ce soit d’universel.
Résister, se résister. S’émancipe une subjectivité qui s’oppose à toute hégémonie en permettant aussi qu’on s’oppose à la sienne. La résistance initiale d’une subjectivité qui s’émancipe à tout ce qui empêche l’émancipation est donc une résistance nécessaire mais non suffisante. Il faut y ajouter une résistance réflexive. Il y a à affronter sa propre némésis en concevant les possibles effets contraires de sa puissance. Mais ce faisant elle peut devenir trop auto-critique dans l’hyper-lucidité. Excessivement consciente elle se rend impuissante ; et elle arme d’autres autorités qui la récupéreront. D’où, la résistance doit résister à la récupération. Ici la manière d’être préconisée est d’être un exemple. En tout cas montrer qu’il est possible de le faire et non que c’est nécessaire.
Sans se promettre l’infini. Il faut résister à l’infini car il faut à un moment cesser de résister. Une puissance métaphysique s’use. Alors elle devient un appel.
S’interrompre. Il n’y a pas de fin, il y a juste des interruptions. Maintenant, c’est à vous !