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Transmettre, apprendre


Auteur du livre: Marcel Gauchet

Éditeur: Stock

Année de publication: 2014

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Mais il y a un second courant non plus intellectuel mais social quand dans les années 70 triomphe l’individualisme. Conjugué à Darwin, cela donne un tournant pédagogique par lequel : 1) on fait uniquement cas des diktats de la science jusque dans les déferlements managériaux et l’apparition des départements recherche et développement dans l’innovation ; 2) on disqualifie la tradition et ses impositions de savoir ex cathedra ; 3) on occulte la nécessité de la transmission en faveur de l’acquisition des connaissances ; 4) on mise sur la capacité des individus à trouver la meilleure façon d’acquérir ce qu’il a besoin. Le livre revient alors sur Piaget car c’est lui qui a confondu connaître et apprendre.En fait et bien au contraire, on ne sait pas comment on acquiert la lecture, l’écriture et le calcul. En fait on a complètement perdu les bénéfices essentiels d’une bonne transmission en déboulonnant les figures de l’autorité. On a jeté le bébé et l’eau du bain, et d’ailleurs la famille a repris en charge cet axe de la transmission faite de souci collectif à ce niveau.

Première partie : le sacre de l’apprenant

Chapitre 1 : de la société de tradition à la société de la connaissance, l’individu et le savoir 

D’emblée on attaque la question de la transmission dans la culture traditionnelle et on rencontre le kudos. L’école apparait quand il y a lieu de faire découvrir l’écriture, par définition réservée à une caste de scribes car c’est un apprentissage à part. On retiendra qu’il y a une attitude qui y est liée : réceptive, directe, passive.

L’autre pas est celui de la période moderne et là on bascule par un compromis avec la tradition pour accéder à la connaissance indirecte et active où dominent les outils d’observation et d’expérimentation. Le rénové et « les modernes » (rétrospectivement la filière est appelée « les scientifiques ») font différence et on se met à parler « des humanités ». On parle ici de l’humanisme et donc ici des humanités qui renouent avec la tradition aux sources de l’antiquité et ce avec une méthode qui met l’accent sur la grammaire et l’apprentissage du latin. Incidemment mais essentiellement le partage des tâches entre l’école et la famille évolue de ce que les familles se déchargent sur une école dont on attend qu’elle offre les clés de la réussite sociale. Et ainsi débarrassée la famille profite d’une pure intimité affective.La transmission manque au moins dans 3 domaines où les nouvelles pédagogies échouent : sur l’éthique, le civisme et la langue littéraire (l’aisance dans l’expression). La famille y supplée quand elle peut.

Chapitre 2 : la révolution de l’apprendre, Ivan Illich et l’écoleEn effet cette pensée (déscolariser la société, 1971, Seuil) est génialement anticipatrice de la philosophie des réseaux. À regarder ce qui en reste 50 après, cela semble avoir échoué car l’école est toujours là et même plus que jamais. Pourtant il y a une réussite dans l’échec. La pensée d’Illich contient en son sein de façon souterraine un souci de maintenir un sens  à la transmission. En fait l’école actuelle (et son lien avec les familles exigeantes pour leurs enfants) s’évertue en vain à répondre au plan individuel et ce parce qu’elle oublie sa vocation collective laquelle pourtant devrait rester comme le souci d’une société qui se reproduit.

Deuxième partie : résistances de la transmission

Chapitre 3 : les transmissions familiales

On commence par faire de la sémantique entre transmission, communication, socialisation, pour insister sur la famille comme acteur principal et toujours tel dans la transmission ; bien plus que la transmission par les pairs même si celle-ci existe fort à l’adolescence. On en vient à la reproduction des valeurs par les familles. 

La sémantique aide encore à clarifier les notions de transmission, tradition et traduction. Ici on entre dans l’indicible qui est transmis par les familles. Transmissions psychiques, morales, cognitives. Dans ce chapitre on rencontre Régis Debray (médiologies) et Pierre Legendre qui comme psychanalyste insiste sur le fait que les familles donnent le nom. Mais on croise aussi Hannah Arendt qui elle ajoute la notion de monde commun. Transmission de l’amour et de la mémoire. Dans les transmissions morales on rencontre Pierre Bourdieu (les héritiers) mais aussi Ronald Inglehart qui en 1930 avait pointé pour 1970 l’arrivée d’une révolution des valeurs post matérialistes. L’accent qui est sans cesse réaffirmé c’est qu’actuellement les familles transmettent un capital culture. La familiarité avec l’écrit, la littérature prônent une recherche impossible de l’égalité mais en même temps veulent pouvoir transmettre leur patrimoine sans être freinés par les droits de succession. On fait dans ce chapitre l’analyse de la disqualification de tout ce qui est de l’ordre des contraintes. Mais on conclut avec Paul Ricoeur autour du chemin de la reconnaissance. Paradoxe.

Chapitre 4 : maîtres et disciples

La famille assure mais une autre source de transmission est intéressante à analyser. Jusqu’ici le livre a développé l’idée 1) que les années 70 ont basculé de la logique ancestrale à la modernité (le rénové) opposée aux humanités : ceci signifie que par dessus tout on parie sur la capacité de l’individu de savoir son bien dans tout ce qui est offert et 2) que l’utopie d’Ivan Illich qui consiste à parier sur les vertus du réseau échouera mais sans pour autant disparaître complètement. En tout cas aujourd’hui l’école comme institution n’assure rien de la transmission. Or celle-ci est essentielle sur les possibilités et les conditions préalables avant de pouvoir faire son marché (utilitarisme) sur les réseaux. D’ou le travail en creux pour montrer le relais qui est trouvé par la transmission côté familles, lesquelles donnent (ou pas) les préalables nécessaires.

Dans la relation maître disciple se dégagent des notions par quoi transmettre un savoir implique du temps, une initiation, de la passion et surtout la puissance du don. Renvoi à Françoise Waquet dans son livre « les enfants de Socrate ».

Troisième partie : comment apprend-on ? théories et débats

Chapitre 5 : éducation et récapitulation : l’emprise d’un paradigme

La science ne peut pas tout sur le monde des idées. Dans les années 70, l’idéologie individualiste rencontre les aspirations et par la conjonction de 2 sources (psychologique, biologique) donne au courant une toute puissance qui finira par s’emballer, rompre les amarres et sauter le garde-fou. L’apport de Piaget a pourtant servi un temps. Par contre aujourd’hui la science pédagogique compose de façon pragmatique à partir de l’influence d’une source juridique (assurances). On croise Kieran Egan qui s’inspire de Darwin, Spencer, Granville et propose un courant qui se fourvoie mais qui littéralement fait place aux jeux (théorie des) jusque chez les enfants. Importance de la découverte de la génétique pour expliquer que tout n’est pas en train de reproduire la phylogenèse dans l’ontogenèse. Piaget pense en termes de stades à partir de l’épistémologie génétique. Claparède qui le précède produit le tour de force que 1) le raisonnement phylo-ontologique est faux et parle à tort de récapitulation à l’identique comme d’une accumulation de souvenirs, 2) ….mais quand même…. le développement se fait et il se fait par étapes car la nature a tout fait comme ça ….et ça s’appelle le progrès. Ceci a des conséquences sur notre conception de ce que c’est d’apprendre dans un cadre correcteur de récapitulation culturelle, en s’appuyant sur des outils cognitifs. Ce qui est important c’est que Kieran Egan a fait passer ces idées dans le souffle d’un mythe car dans un discours scientifique il est quasi impossible de faire tenir ensemble le bien de tous à partir d’une entrée par les choix de biens individuels. Reste que tout ceci est faux.Piaget  se trompe mais il aura servi d’appui à ceux qui à juste titre ont vu les excès du système traditionnel. Il prend l’intelligence comme objet, oublie complètement le sujet dans son acte d’apprendre. Il rejette Freud et l’inconscient. Il fonce dans la psychologie expérimentale. Piaget est marqué par la biologie et va basculer vers la logique pensant le progrès comme accès à des niveaux d’intelligence supérieurs. Au début il était en lien avec Brunschwig et Balduin avec « Child Study ». Mais après il revient à son vrai dada, l’histoire des sciences. Il s’intéresse à des situations idéales, à un face à face entre intelligence et expérience qu’il recrée en laboratoire. Pourquoi alors a-t-il été utilisé autant en psychopédagogie ? Dans les sciences de l’éducation ? En fait il servira de caution.

Chapitre 6 :  nature ou culture ? Piaget vs. Vigotski

Vigotski prend le contre pied. Et introduit à la culture et à la transmission à partir d’outils de transformation du psychisme appelés médiateurs. L’apprentissage des fonctions psychiques supérieures (l’écriture et la conceptualisation scientifique) ne peut se faire que dans le cadre de l’enseignement scolaire et avec les médiations d’adultes. L’enseignement scolaire s’adresse chez l’enfant à des fonctions psychiques encore immatures ; et c’est cet enseignement qui a pour fonction de les développer. La pensée a une fonction : celle de permettre une plus grande maîtrise de l’activité propre grâce à  l’accès à un plus grand contrôle de soi-même et des rapports aux autres. Et pour cela tous les outils sont nécessaires en se disant bien que le mouvement part de l’inter-psychique vers l’intra-psychique. 

La grande innovation est dans la notion de « zone proximale de développement » ; dans cette zone, avec l’aide des adultes l’enfant sera le plus à même d’exécuter une tâche qu’il ne serait pas à même de faire seul. Et ça c’est un renversement de point de vue par rapport à Piaget. Les outils transmis par l’école affectent l’ensemble des comportements non pas à la manière d’habitudes extérieures mais en intégrant la personnalité elle-même et en transformant l’ensemble des dimensions. On voit l’importance de la dimension spécifiquement culturelle des acquisitions indispensables au déploiement de la pensée avec ce qu’elle a d’irréductible du côté d’un tiers transmetteur (ainsi dans l’apprentissage de l’écriture).

Quatrième partie : pour une phénoménologie de l’apprendre

Chapitre 7 : lire, écrire, compter

Ceci est en fait la vraie conclusion du livre. Comme préalable à la connaissance si chère à Piaget, la question escamotée est celle du langage écrit. Il y a ici un handicap grandissant dans les classes populaires. Les 3 acquis fondamentaux de savoir lire, écrire et compter sont des préalables à toute construction de soi-même par soi-même. Il est loin d’être facile d’apprendre, c’est une boite noire mais en tous cas il est essentiel que l’enfant rencontre des passeurs. Car c’est eux qui prennent à leur compte tout le travail de transmettre et peuvent en donner une définition attentive toute sa complexité. 

Conclusion : faut-il encore apprendre à l’âge d’Internet ? promesses et illusions du grand bouleversement

À partir de ce chapitre on sort de la lecture historique pour essayer de pressentir l’avenir. Il y a 6 ans que le livre est paru ; cela ne donne pas de recul suffisant. L’auteur sort de son point de vue d’historien où il excelle et comme tout un chacun partage ses humeurs… à chacun de lire ces 20 pages et d’en tirer profit.