Est-il possible de sortir du Mal par la foi, se demande Agnès Pigler ? Car il y a une différence entre angoisse et désespoir : ici on est dans un état, l’état de péché.
Ici pour comprendre le Mal, il faut faire un détour par « Crainte et tremblement » (non résumé) et l’histoire d’Abraham dans l’épreuve de devoir tuer Isaac, pour répondre à la demande divine. Abraham doit renoncer à l’éthique et ses principes, (comme : « tu ne tueras point »), et il doit devenir un chevalier de la foi.
Ici on avance seul dans une nouvelle angoisse ; pour avancer il faut faire un autre détour par « La répétition » (non résumé), où on rencontre Job car, avec lui, on est dans une situation contraire à la tentation (de désobéir). Son épreuve n’est pas là à l’instigation du démon. En revenant au désespoir, on découvre avec Job, au contraire de la foi d’Abraham, que le péché finit par se manifester dans le moi.
Ce traité est un traité d’édification : le péché est extirpé du monde par un saut, le saut de la foi conduisant à un rapport transparent à Dieu.
Le plan est compliqué : une première partie aborde la maladie mortelle car elle est le désespoir ; ici on compte trois livres. Dans une deuxième partie intitulée : le désespoir est le péché, on compte encore deux autres livres.
Préface et Exorde
Ce traité serait trop édifiant. Car nous ne sommes pas tous à même de le pouvoir suivre. Or cela n’est pas exact car le traité est religieux qui par nature est édifiant (élever l’âme à la dimension de l’Esprit). Une spéculation qui n’y aboutit point est, du coup, a-chrétienne.
Notre thème est le désespoir : le désespoir est la maladie, et non le remède. Il n’y a rien au bout du chemin du désespoir que le moi.
Cette maladie n’est point à mort (Jean XI, 4) et cependant Lazare mourut. Lazare est mort et ce n’était pas une maladie mortelle, c’est un fait qu’il est mort, sans avoir été malade à mort. Le Christ pensait à un miracle qui montrerait aux contemporains qui peuvent croire, la gloire de Dieu. Quand on entend : Lazare lève-toi et sors !, on est sûr que cette maladie n’est point à mort. Quel profit pour Lazare d’être ressuscité pour devoir finalement mourir ? Quel profit, sans l’existence de Celui qui est la Résurrection et la Vie pour tout homme qui croit en lui ! Non, ce n’est point par la résurrection de Lazare que cette maladie n’est point à mort, c’est parce qu’Il est, c’est par Lui. Car dans la langue des hommes la mort est la fin de tout. Mais pour le chrétien, ma mort n’est nullement la fin de tout. Pour le chrétien, pas même la mort est la maladie mortelle. Mais en revanche le christianisme a découvert une misère dont l’homme ignore, comme homme, l’existence ; et c’est la maladie mortelle.
Première partie : la maladie mortelle est le désespoir
Livre premier : Que le désespoir est la maladie mortelle
Pour guider la lecture de K dans des textes qui de par leur style sont hermétiques, prenons un instant avec nous les repérages de Fethi Benslama, dans Lignes 2002, n°8. Le désespoir chez K n’est ni un mal inhérent à la nature humaine, ni un accident de parcours, ni une maladie ni la mort. Il relève d’une discordance des rapports qu’entretient le Moi du réel au possible (au virtuel), à travers un jeu de négociations de l’un par l’autre. Comme le Moi est un rapport à des rapports qu’il rapporte à lui-même, il en résulte une multiplicité de manières de désespérer, jusqu’à celle de ne pas désespérer, qui n’est que le comble du désespoir. Le désespéré est coinçé dans les contradictions d’un état-limite. En philosophie Husserl avait critiqué la notion autour du concept de « crise ». Mais dit K on en est venu à un état de crise permanent qui oblige à changer nos repérages. Dans le désespoir, le mourir se change constamment en vivre : le Moi ne désespère pas de quelqu’un ou quelque chose, cela n’est pas encore le véritable désespoir, c’est de lui-même qu’il désespère. Il veut être un Moi qu’il n’est pas, et, n’y parvenant pas, cherche à se défaire de lui-même. Il met alors plein d’énergie à se perdre dans le possible.
C’est comme si l’Occident allait vers sa fin. Tout indique que l’état-limite dans lequel se dissout la notion de sujet, est devenu l’état du monde, un monde obligé à concourir à cette fin de lui-même que l’Occident s’est « donné » dans le triomphe et dans le désespoir. À vouloir s’universaliser, l’Occident s’est exterminé. Jusqu’à Husserl, le « ceci est mon corps » désignait un objet distribué entre des singularités formant une communauté par la partition d’un symbôle. Du temps de K on n’en est plus là. La logique symbolique avait été celle d’un sacrifice sur une scène qui se distinguait de l’espace général de la vie réelle. Du temps de K on n’en est plus là. Cela renvoie à la fin d’un monde ; mais chez K la question est la responsabilité (l’ombre de la liberté) du christianisme dans tout ça. Il faut alors un acte de désaveu (des institutions religieuses) par quoi la négation de la négation (l’aufhebung hégélienne est lue par K dans le filtre de Husserl, soit comme la voie d’accès au symbolique) est à dépasser par une nouvelle négation. La solution n’est pas la suppression de la proposition chrétienne (du message du Christ) mais le clivage par rapport à l’église danoise, ce qui au début semblait permetre de soutenir les deux positions antinomiques dans une synthèse à travers des voies aberrantes conciliant l’inconciliable (dans une logique du « comme si »).
Le désespoir apparaît quand le maintien de la condition de conciliation s’épuise. Il faut aller dans le désespoir afin d’avoir une chance de s’en apercevoir. (Il en résulte que la position anti-philosophique de K se fait en dernier ressort par rapport à Hegel au prix d’un malentendu. Il est faux d’affirmer que pour Hegel l’usage du concept déconstruit le bien le plus précieux de l’existence qui est l’intériorité de l’existence elle-même, la « voix du cœur ».) Pour K la dialectique est la voie royale pour accéder au fondement de l’existence, à savoir le socle de la foi. Par le désespoir, le Moi plonge dans la Puissance qui l’a posé.
Chapitre premier : Maladie de l’esprit, du moi, le désespoir peut ainsi prendre trois figures : le désespéré inconscient d’avoir un moi (ce qui n’est pas du véritable désespoir) ; le désespéré qui ne veut pas être lui-même et celui qui veut l’être
L’homme est esprit. Mais qu’est ce que l’esprit ? C’est le moi. Le moi est un rapport se rapportant à lui-même. Autrement dit il est dans le rapport l’orientation intérieure de ce rapport ; le moi n’est pas le rapport, mais le retour sur lui-même du rapport. L’homme est une synthèse de fini et d’infini, de temporel et d’éternel, de liberté et de nécessité, bref une synthèse. Une synthèse est le rapport de deux termes. De ce point de vue le moi n’existe pas encore. Dans un rapport entre deux termes, le rapport entre un tiers comme unité négative (marquage de la différence) et les deux termes se rapportent au rapport, chacun existant dans son rapport au rapport ; mais pour ce qui est de l’âme, la relation de l’âme et du corps n’est qu’un simple rapport. Si au contraire le rapport se rapporte à lui-même, ce dernier rapport est un tiers positif et nous avons le moi.
Un moi ne peut avoir été posé que par lui-même ou par un autre. Si le rapport qui se rapporte à lui-même a été posé par un autre, ce rapport est bien un tiers, mais ce tiers est encore en même temps un rapport, c’est-à-dire qu’il se rapporte à ce qui a posé tout le rapport. Un tel rapport ainsi dérivé ou posé est le moi de l’homme : c’est un rapport qui se rapporte à lui-même et, ce faisant, à un autre. De là vient qu’il y a deux formes du véritable désespoir. Si notre moi s’était posé lui-même, il n’en existerait qu’une : ne pas vouloir être soi-même, vouloir se débarrasser de son moi, et il ne saurait s’agir de cette autre : la volonté désespérée d’être soi-même. Ce qu’en effet cette formule trahit, c’est la dépendance de l’ensemble du rapport qui est le moi, c’est-à-dire l’incapacité du moi d’atteindre par ses propres forces à l’équlibre et au repos.
Chapitre deux : désespoir virtuel et désespoir réel
Le désespoir est-il un avantage ou un défaut ? L’un et l’autre en dialectique pure. À n’en retenir que l’idée abstraite, sans penser de cas déterminé, on devrait le tenir pour un avantage énorme. Être passible de ce mal nous place au-dessus de la bête. La supériorité de l’homme sur l’animal, c’est donc d’en être passible, celle du chrétien sur l’homme naturel, c’est d’en être conscient, comme sa béatitude est d’en être guéri. Ainsi c’est un avantage infini de pouvoir désespérer et, cependant, le désespoir n’est pas seulement la pire des misères, mais notre perdition. D’habitude le rapport du possible au réel se présente autrement, car si c’est un avantage de pouvoir être ce qu’on souhaite, c’en est un encore plus grand de l’être, c’est-à-dire que le passage du possible au réel est un progrès. Par contre avec le désespoir, du virtuel au réel on tombe, et la marge infinie d’habitude du virtuel sur le réel mesure ici la chute. C’est donc s’élever que de n’être pas désespéré. Pour qu’un homme vraiment ne le soit pas, il faut qu’à chaque instant il en anéantise en lui la possibilité. Ici le réel (n’être pas désespéré), une négation, c’est du virtuel impuissant et détruit ; d’ordinaire le réel confirme le possible, ici il le nie.
Le désespoir est la discordance interne d’une synthèse dont le rapport se rapporte à lui-même. Mais la synthèse n’est pas la discordance, elle n’en est que le possible, ou encore, elle l’implique. Sinon il n’y aurait trace de désespoir, et désespérer ne serait qu’un trait humain, inhérent à notre nature, c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de désespoir, mais ce ne serait qu’un accident pour l’homme, une souffrance, comme une maladie où l’on tombe, ou comme la mort, notre lot à tous. D’où vient donc le désespoir ? Du rapport où la synthèse se rapporte à elle-même, car Dieu, en faisant de l’homme ce rapport, le laisse comme échapper de sa main, c’est-à-dire que, dès lors, c’est au rapport à se diriger. Ce rapport, c’est l’esprit, le moi, et là gît la responsabilité dont dépend toujours tout désespoir, tant qu’il existe. Puis quand la discordance, le désespoir est là, s’en suit-il sans plus qu’elle persiste ? Point du tout. Chaque fois qu’une discordance se manifeste, en tant qu’elle existe, il faut remonter au rapport. La maladie, il l’a attrapée par sa faute, mais ça n’a été qu’une fois sa faute. La persistance du mal n’est qu’une simple conséquence de l’unique fois où il l’a attrapée. Les choses se passent autrement dans le désespoir ; chacun de ses instants réels est à ramener à sa possibilité : à chaque instant qu’on désespère, on attrape le désespoir. Cela vient de ce que le désespoir est une catégorie de l’esprit, et s’applique dans l’homme à son éternité. Le désespoir n’est pas une suite de la discordance, mais du rapport orienté sur lui-même. Et ce rapport à soi-même, l’homme n’en peut pas plus être quitte que de son moi.
Chapitre trois : le désespoir est la maladie mortelle
Cette idée de la maladie mortelle doit être prise en un sens spécial. Pour le chrétien, la mort est un passage à la vie. À ce compte aucun mal physique n’est pour lui maladie mortelle. Mais « une maladie mortelle » au sens strict veut dire un mal qui aboutit à la mort, sans plus rien après elle. Et c’est cela le désespoir. Mais en un autre sens, il est « la maladie mortelle ». Sa torture est de ne pouvoir mourir. Ainsi être malade à mort, c’est ne pouvoir mourir mais ici la vie ne laisse d’espoir, et la désespérance c’est le manque du dernier espoir, le manque de mort. Tant qu’elle est le suprême risque, on espère en la vie ; mais quand on découvre l’infini de l’autre danger, on espère dans la mort. Et quand le danger grandit tant que la mort devient l’espoir, le désespoir c’est la désespérance de ne pouvoir même mourir. Mourir la mort signifie vivre sa mort. Dans le désespoir le mourir se change continuellement en vivre, comme un poignard ne vaut rien pour tuer des pensées. Sa volonté propre c’est de se détruire, mais c’est ce qu’elle ne peut, et cette impuissance même est une seconde forme de destruction d’elle-même, où le désespoir manque une deuxième fois son but, la destruction du moi ; c’est au contraire une accumulation d’être ou la loi même de cette accumulation. C’est là l’acide, ce supplice dont la pointe, tournée vers l’intérieur, nous enfonce toujours plus dans une autodestruction impuissante. L’échec de son désespoir à le détruire est une souffrance. Telle est la loi d’accumulation du désespoir, la poussée de la fièvre dans cette maladie du moi. Ce qu’il ne supporte pas, le sujet du désespoir, c’est de ne pouvoir se défaire de son moi. Désespérer d’une chose (être quelqu’un d’autre, être César) n’est donc pas encore du véritable désespoir, c’en est le début. Puis le désespoir se déclare : on désespère de soi.
Désespérer de soi, désespéré, vouloir se défaire de soi, telle est la formule de tout désespoir et la seconde : désespéré, vouloir être soi-même, se ramène à un désespoir où l’on veut être soi, celui où l’on refuse de l’être. Ce moi, que ce désespéré veut être, est un moi qu’il n’est point (car vouloir être le moi qu’il est véritablement, c’est le contraire même du désespoir), ce qu’il veut, en effet, c’est détacher son moi de son auteur. Mais ici, il échoue malgré qu’il désespère, et nonobstant tous les efforts du désespoir, cet Auteur reste le plus fort et le contraint d’être le moi qu’il ne veut être. Mais ce faisant l’homme désire toujours se défaire de son moi, du moi qu’il est, pour devenir un moi de sa propre invention. Socrate prouvait l’immortalité de l’âme par l’impuissance de la maladie de l’âme (le péché) à la détruire, comme la maladie fait du corps. On peut de même démontrer l’éternité de l’homme par l’impuissance du désespoir à détruire le moi, par cette atroce contradiction du désespoir. Sans éternité en nous-mêmes nous ne pourrions désespérer ; mais s’il pouvait détruire le moi, il n’y aurait pas non plus de désespoir. Plus qu’en aucun autre mal, c’est au plus noble de l’être, qu’ici le mal s’attaque ; mais l’homme n’en peut mourir.
Livre deux : l’universalité du désespoir
Nul n’a jamais vécu et ne vit hors de la chrétienté sans être désespéré, ni dans la chrétienté personne, s’il n’est un vrai chrétien ; car à moins de l’être intégralement, il reste toujours en lui un grain de désespoir. Le rare ce n’est pas d’être désespéré, au contraire, le rare c’est vraiment de ne pas l’être. Mais le jugement du vulgaire ne comprend pas grand-chose au désespoir. C’est une forme de désespoir que de n’être désespéré, que d’être inconscient de l’être. Si quelqu’un, dont il a été vérifié à un moment donné la bonne santé, tombe ensuite malade, le médecin a le droit de dire de lui qu’il était alors bien portant et qu’il est maintenant malade. Il en va autrement du désespoir. Son apparition montre déjà sa préexistence. Le désespoir est une catégorie de l’esprit, suspendue à l’éternité, et par conséquent un peu d’éternité entre dans sa dialectique. Le désespoir n’a pas seulement une autre dialectique qu’une maladie, mais tous ses symptômes mêmes sont dialectiques. Et c’est pourquoi le vulgaire a tant de chances de se tromper lorsqu’il se mêle de trancher si vous êtes ou non désespéré. Ne pas l’être en effet peut très bien signifier : qu’on l’est, ou encore : que l’ayant été, on s’en est sauvé. L’absence de désespoir n’équivaut pas à l’absence d’un mal, car n’être pas désespéré peut être le signe même qu’on l’est.
Le malaise même est ici dialectique. Ne l’avoir jamais ressenti, c’est le désespoir même. La raison en est, qu’à ne pas se considérer comme esprit, l’homme ne cesse jamais d’être dans un état critique. Le désespoir c’est l’inconscience où sont les hommes de leur destinée spirituelle. Le désespoir n’a pas de place de prédilection plus chère qu’au fin fond du bonheur. Toute innocence est de l’angoisse, et jamais l’innocence n’a si peur, que quand son angoisse manque d’objet. Seule une réflexion acérée, ou mieux, une grande foi, sauraient endurer de réfléchir le néant, c’est-à-dire de réfléchir l’infini. Ainsi le plus beau, la féminité dans la fleur de l’âge, est pourtant du désespoir, du bonheur. Si l’on n’a jusqu’au bout que ce bonheur pour bagage, on n’est guère avancé, puisque c’est là le désespoir. Le vulgaire a donc très grand tort de voir une exception dans le désespoir, c’est, au contraire, la règle. L’homme qui, sans singerie affirme son désespoir, n’est pas si loin d’être guéri. Mais la règle justement, c’est que la plupart des gens vivent sans grande conscience de leur destinée spirituelle. Que ne dit-on pas d’existences gâchées ! Mais seule se gaspille celle que leurrent tant les joies ou les peines de la vie, qu’elle n’arrive jamais, comme un gain décisif pour l’éternité, à la conscience d’être un esprit, un moi, autrement dit jamais à ressentir à fond l’existence d’un Dieu ni qu’elle existe pour ce Dieu !
Mais un signe de plus pour moi de cette maladie c’est son secret (fruit d’un amour coupable). Si bien dissimulé dans l’homme qu’il l’ignore lui-même !
Livre trois : personnifications du désespoir
On peut dégager abstraitement les diverses personnifications du désespoir en scrutant les facteurs de cette synthèse qu’est le moi. Le moi est formé de fini et d’infini. Sa synthèse est un rapport, qui, quoique dérivé, se rapporte à lui-même, ce qui est la liberté. Mais la liberté est la dialectique des deux catégories du possible et du nécessaire. Il n’en faut pas moins considérer le désespoir, surtout sous la catégorie de la conscience : s’il est conscient ou non, il diffère de nature. La conscience intérieure est le facteur décisif. Plus il y a de conscience, plus il y a de moi ; car plus elle croît, plus croît la volonté, et plus il y a de volonté, plus il y a de moi. Chez un homme sans vouloir, le moi n’existe pas ; mais plus il en a, plus il a également conscience de lui-même.
Chapitre premier : du désespoir considéré non sous l’angle de la conscience mais seulement selon les facteurs de la synthèse du moi
- Le désespoir vu sous la double catégorie du fini et de l’infini (ce paragraphe sera subdivisé en a) et b))
Le moi est la synthèse consciente d’infini et de fini qui se rapporte à elle-même, et dont le but est de devenir elle-même, ce qui ne peut se faire qu’en se rapportant à Dieu. Mais devenir soi-même c’est devenir concret, ce qu’on ne devient pas dans le fini ou dans l’infini, puisque le concret à devenir est une synthèse. L’évolution consiste donc à s’éloigner indéfiniment de soi-même dans une « infinitisation » du moi, et à revenir indéfiniment à soi-même dans la « finisation ». Par contre le moi qui ne devient pas lui-même reste, à son insu ou non, désespéré. Pourtant à tout instant de son existence le moi est en devenir, car le moi en puissance n’existe pas réellement et n’est que ce qui doit être. Tant qu’il n’arrive pas à devenir lui-même, le moi n’est pas lui-même. Mais ne pas être soi, c’est le désespoir.
- le désespoir de l’infinitude, ou le manque de fini
Cela tient à la dialectique de la synthèse du moi, où l’un des facteurs ne cesse d’être son propre contraire. On ne peut donner de définition directe d’aucune forme de désespoir, il faut toujours qu’une forme reflète son contraire. Dans toute vie humaine donc qui se croit infinie ou veut l’être, chaque instant est désespoir. Car le moi est une synthèse de fini qui délimite et d’infini qui illimite. Le désespoir qui se perd dans l’infini est donc de l’imaginaire, de l’informe. Car le moi n’est franc de désespoir que parce que ayant désespéré, transparent à lui-même, il plonge jusqu’à Dieu. il est vrai que l’imaginaire tient d’abord à l’imagination ; mais celle-ci touche à son tour au sentiment, à la connaissance, à la volonté. Ainsi on peut avoir un sentiment, une connaissance, un vouloir imaginaire. Ce qu’il y a de sentiment, de connaissance et de volonté dans l’homme dépend en dernier ressort de ce qu’il a d’imagination. Elle est la réflexion qui crée l’infini. Comme l’est le moi, l’imagination aussi est réflexion, elle reproduit le moi et en le reproduisant, crée le possible du moi. Une fois le sentiment devenu imaginaire, le moi s’évapore de plus en plus, jusqu’à n’être plus qu’une sorte de sensibilité impersonnelle, renvoyant vaguement à la notion d’humanité. La même aventure arrive à la connaissance et à la volonté. Voyons alors ce qui se passe dans le domaine religieux. L’orientation vers Dieu dote le moi d’infini, mais ici cette infinitisation, quand l’imaginaire a dévoré le moi, n’entraîne l’homme qu’à une ivresse vide. Certain pourra trouver ainsi insupportable l’idée d’exister pour Dieu, l’homme ne pouvant plus revenir à son moi.
- Le désespoir dans le fini, ou le manque d’infini
Manquer d’infini resserre et borne désespérément. Il ne s’agit ici naturellement que d’étroitesse et d’indigence morale. Le monde au contraire ne parle que d’indigence intellectuelle ou esthétique ou de choses indifférentes dont toujours il s’occupe le plus ; car son esprit justement, c’est de donner une valeur infinie aux choses indifférentes. L’étroitesse ici où l’on désespère, c’est un manque de primitivité, ou c’est qu’on s’en est dépouillé, qu’on s’est, au spirituel, émasculé. Notre structure originelle en effet est toujours disposée comme un moi devant devenir lui-même et, comme tel, un moi n’est jamais sans angles, mais de là il s’en suit seulement qu’il faut les endurcir et non les adoucir ; nullement que par peur d’autrui, le moi doive renoncer à être lui-même ni n’oser l’être dans sa singularité, cette singularité où l’on est pleinement soi pour soi-même. Mais à côté du désespoir qui s’enfonce à l’aveugle dans l’infini jusqu’à la perte du moi, il en est un d’une autre sorte qui se laisse comme frustrer de son moi par autrui. Ce désespéré s’oublie soi-même, oublie son nom divin, n’ose croire en lui-même et trouve plus hardi de l’être en ressemblant aux autres, qu’il va singer. Le danger pour le moi est dans la peur de risquer, de se risquer à vivre, par soi-même et pour soi-même. Même au prix de se tromper. Ces gens au spirituel auront été sans moi devant Dieu.
- Le désespoir vu sous la double catégorie du possible et de la nécessité
Le possible et la nécessité sont également essentiels au moi pour devenir (nul devenir pour le moi s’il n’est libre). Comme d’infini et de fin, le moi a un égal besoin de possible et de nécessité. Il désespère autant par manque de possible que par manque de nécessité.
- Le désespoir du possible ou le manque de nécessité
La nécessité, dans le champ du possible, a pour rôle de retenir. Le moi en puissance contient autant de possible que de nécessité, car il est bien lui-même, mais il doit le devenir. Il est nécessité puisqu’il est lui-même, et possible, puisqu’il doit le devenir. Si le possible culbute la nécessité et qu’ainsi le moi s’élance et se perde dans le possible, sans attache le rappelant dans la nécessité, on a le désespoir du possible. Devenir est au départ, mais devenir soi-même un mouvement sur place. Le champ du possible ne cesse de grandir alors aux yeux du moi, il y trouve toujours plus de possible, parce qu’aucune réalité ne s’y forme. À la fin le possible embrasse tout, mais c’est alors que l’abîme a englouti le moi. Il n’y a d’intensité que dans le passage du possible au réel, mais pour cela il faudrait du temps de maturation, et pas une succession d’instants rêvés. Mais à y regarder de plus près, c’est de nécessité qu’il manque. Ce qui manque, c’est au fond la force d’obéir, de se soumettre à la nécessité incluse dans le moi, nos frontières intérieures. Les deux pentes où le rêveur se perd, c’est la nostalgie (le désir) et c’est la mélancolie imaginative (l’angoisse).
- Le désespoir dans la nécessité ou le manque du possible
Le critère le voici : à Dieu tout est possible. Mais le mot est décisif à l’homme à bout de tout, et lorsqu’il n’existe nul autre possible humain. L’essentiel pour lui c’est qu’il veut croire qu’à Dieu tout est possible, s’il a la la volonté d’y croire. Mais n’est-ce pas la formule pour perdre la raison ? La perdre pour gagner Dieu, c’est l’acte même de croire. Ainsi donc le salut est le suprême impossible humain. C’est là le combat de la foi, qui lutte comme une démente pour le possible. Sans lui en effet point de salut. L’issue ne dépend que d’un point : le combattant veut-il se procurer du possible : veut-il croire ? Et cependant à parler humainement il sait bien sa perte archi-certaine. Et c’est là la dialectique de la foi. Le croyant voit sa perte mais il croit. C’est ce qui le garde de périr. Il s’en remet tout à Dieu sur la manière du secours.
Le déterministe et le fataliste sont des désespérés.
Chapitre deux : le désespoir vu sous la catégorie de la conscience
La conscience va croissant, et ses progrès mesurent l’intensité toujours croissante du désespoir ; plus elle croît, plus il est intense. Le fait, partout visible, l’est surtout aux deux extrémités du désespoir. Celui du diable est le plus intense de tous qui rugit comme un défi. Au minimum, c’est un état, une innocence sans soupçon même d’être du désespoir.
Avec Franck Olivar, dégageons le raisonnement qui oscille entre malédiction et renoncement. Car derrière tout ça, il y a une évolution par rapport au religieux. Finalement K est convaincu que la raison est impuissante à élucider le mystère qui lie un individu à la révélation divine. Aucune explication objective ne peut s’aventurer sans se compromettre, dans l’intimité d’une conscience. Face à l’inaccessible vérité absolue, l’homme ne peut qu’angoisser. L’homme pour le philosophe n’a aucune garantie que ses choix sont les bons. L’angoisse trouve son origine dans la nécessité qui s’impose à l’homme d’avoir à choisir entre une multitude de possibilités. À l’angoisse la foi est le seul recours. Comme on l’a vu, l’origine du désespoir résulte du composé qui constitue la co-substance propre à un homme fait de fini et d’infini dont il est une synthèse. Le fini relève des sens, du corps et de la connaissance ; l’infini renvoie à nos paradoxes et à nos aptitudes à la croyance. Cette relation se maintient dans une tension permanente et consciente de son existence, elle constitue l’individu. Mais lorsque celui-ci côtoie des « états-limites » de perdition, d’exubérance ou d’insensibilité, survit un état qui plonge l’individu dans le désespoir. Le seul recours est la foi. Et quand bien même, l’homme adhère à cette foi salvatrice, l’acte de foi ne nous contente jamais intellectuellement et ne nous délivre aucune certitude. Il faut convoquer du courage pour vouloir choisir et ce choix de la décision est radical.
- Le désespoir qui s’ignore ou l’ignorance désespérée d’avoir un moi, un éternel
Cet état exprime le droit de chicane de la Vérité. Mais ce droit de chicane on le sous-estime, de même que les hommes sont bien loin d’ordinaire de tenir pour le bien suprême le rapport au vrai ; chez eux le plus souvent, les sens l’emportent largement sur l’intellectualité. Presque toujours, quand quelqu’un semble heureux et se flatte de l’être, tandis qu’à la clarté du vrai, c’est un malheureux, il est à cent lieues de désirer qu’on le tire de son erreur. Sa vie ne connaît que les catégories des sens, l’agréable et le désagréable, et elle envoie promener l’esprit, la vérité. C’est qu’il est trop sensuel pour avoir l’hardiesse, l’endurance d’être esprit, d’être cet absolu, que l’homme peut être. Nous sommes tous une synthèse à destination spirituelle, c’est là notre structure. Oui d’être dans l’erreur, c’est au contraire de Socrate ce qu’on redoute le moins. Qu’importe que le désespéré ignore son état, en désespère-t-il moins ? Si ce désespoir est de l’égarement, l’ignorer y ajoute encore : c’est être ensemble dans le désespoir et dans l’erreur. Cette ignorance est au désespoir comme elle est à l’angoisse, l’angoisse du néant spirituel se reconnaît précisément à la sécurité vide d’esprit. À côté du désespéré conscient le désespéré sans le savoir n’est éloigné de la vérité et du salut que d’un pas négatif de plus. Le désespoir est une négativité et l’ignorance du désespoir en est une autre. Le chemin de la vérité passe par elles toutes et on doit remonter la pente à rebours en revenant de l’erreur. Mais l’individu n’est pas féru de dialectique comme le philosophe ; dans l’ignorance le désespéré est en quelque sorte garanti, mais à son dam, contre la conscience, c’est-à-dire qu’il est dans les griffes certaines du désespoir.
C’est dans cette ignorance que l’homme est le moins conscient d’être esprit. Mais justement cette inconscience c’est le désespoir, que ce soit une extinction de tout esprit. Ce désespoir qui s’ignore, est la forme la plus fréquente du monde. Le spécifique du désespoir c’est l’ignorance même de sa propre présence. Par suite pour juger de sa présence, il est aisé de voir que la définition esthétique du manque d’esprit ne fournit pas de critère. Rien de plus normal car l’esthétique ne peut définir en quoi consiste l’esprit, comment serait-elle capable de répondre à cette question qui ne la regarde pas ? La définition esthétique du manque d’esprit ne donne donc pas de critère de la présence ou non du désespoir, c’est à la définition éthico-religieuse qu’il faut recourir, à la distinction entre l’esprit et son contraire, l’absence d’esprit. Tout homme qui ne se connaît pas comme esprit ou dont le moi n’a pas pris en Dieu conscience de lui-même, toute existence humaine qui ne plonge pas ainsi limpidement en Dieu, mais se fonde sur quelque abstraction universelle et s’y ramène (Etat, Nation) ou qui, aveugle sur elle-même, ne voit dans ses facultés que des énergies de source mal explicable, et accepte son moi comme une énigme rebelle à toute introspection, toute existence de ce genre est du désespoir. C’était la pensée des Pères de l’Eglise, en traîtant de vices brillants les païennes vertus ; voulant dire par là que le fond du païen était du désespoir, et que le païen ne se connaissait pas devant Dieu comme esprit. De là venaient aussi cette étrange légèreté du païen à juger et même à louer le suicide. Péché de l’esprit par excellence, évasion de la vie, révolte contre Dieu. il manquait aux païens de comprendre le moi tel que le définit l’esprit. Sans rapport à Dieu et sans moi, une base leur manquait pour juger le suicide, chacun ne devant rendre compte à personne de ses libres actions. Reste une différence pourtant, entre le paganisme d’autrefois et nos païens modernes, c’est que le premier est orienté vers lui, tandis que les seconds, c’est par éloignement ou trahison qu’ils en manquent, ce qui est le vrai néant de l’esprit.
- Du désespoir conscient de son existence, conscient donc d’un moi de quelque éternité ; et des deux formes de ce désespoir, l’une où l’on ne veut pas être soi-même et l’autre où l’on veut l’être (dans ce paragraphe il y aura deux sous-paragraphes, a et b)
Une distinction ici s’impose : le désespéré conscient sait-il bien ce qu’est le désespoir ? Au fond, tu l’es bien plus que tu ne t’en doutes ! La pleine lumière sur soi, la conscience d’être désespéré, se laisse-t-elle concilier avec le désespoir même ? Bornons-nous à noter la grande variabilité de la conscience, non seulement sur la nature du désespoir mais aussi sur son propre état, lorsqu’il s’agit de savoir s’il est du désespoir. La vie réelle est trop nuancée pour ne dégager que d’abstraites contradictions comme celle entre les deux extrêmes du désespoir, notre inconscience totale et son entière conscience. L’état du désespéré dans son for intérieur se doute bien de son état, il le ressent même mais sans grande envie de s’avouer dans quelle ombre il vit. Ou qui sait si, par des distractions ou d’autres moyens, travail, besognes en guise de passe-temps, il ne cherche à se maintenir dans cette pénombre sur son état, mais là encore, sans vouloir voir nettement qu’il se distrait dans ce but, qu’il agit de la sorte pour ne pas vouloir sortir de l’ombre ? Mais l’intensité du désespoir croît avec la conscience. Et on verra croître la conscience du moi. Le contraire de désespérer c’est croire : en se rapportant à soi, en voulant être soi, le moi plonge à travers sa propre transparence dans la Puissance qui l’a posé.
- Du désespoir où l’on ne veut pas être soi-même, ou désespoir-faiblesse (féminin)
- Désespoir du temporel ou d’une chose temporelle
Ici nous sommes devant l’immédiat pur ou de l’immédiat avec une réflexion simplement quantitative. Ici pas de conscience infinie du moi, de ce qu’est le désespoir ni de la nature désespérée de l’état où l’on se trouve ; ici désespérer c’est simplement souffrir, ou subir passivement une oppression du dehors, le désespoir ne vient nullement du dedans comme d’une action. L’homme du spontané n’est qu’un détail dans l’immensité du temporel, qu’une partie intégrante du reste du monde matériel et cet homme n’a en lui qu’un faux-semblant d’éternité. Ainsi le moi est toujours passif, même s’il désire. Voici qu’advient alors, que survient à ce moi irréfléchi quelque chose qui le fait désespérer. C’est du dehors que doit venir son désespoir lequel n’est qu’une passivité. Donc il désespère, ou plutôt, il dit qu’il désespère. Mais le désespoir c’est perdre l’éternité et de cette perte-là il ne dit mot. C’est là le désespoir de l’immédiat : désirer d’être un autre, se souhaiter un nouveau moi. L’homme de l’immédiat, en désespérant, n’a même pas assez de moi pour souhaiter ou rêver d’avoir au moins été celui qu’il n’est devenu. Infinie est la différence entre le moi et ses dehors. Comme toute cette vie a été changée pour l’homme de l’immédiat et qu’il est tombé dans le désespoir, il fait un pas de plus, l’idée lui vient : tiens ! Et si je devenais un autre ! Mais saurait-il alors se reconnaître ? Quand on suppose l’immédiat mélangé de quelque réflexion sur soi, le désespoir se modifie un peu ; l’homme, alors un peu plus conscient de son moi, l’est aussi par là, un peu plus de ce qu’est le désespoir et de la nature désespérée de son état ; qu’il parle d’être désespéré n’est plus absurde mais c’est toujours du désespoir-faiblesse, un état passif ; et sa forme reste celle où le désespéré ne veut pas être lui-même.
Le progrès sur le pur immédiat, c’est déjà que le désespoir ne sort pas toujours d’un choc mais qu’il peut être dû à une réfexion. Ce début de réflexion ouvre cette action de triage où le moi s’aperçoit de sa différence intime avec le reste du monde extérieur. Mais cela ne le mène pas très loin. Car non plus qu’aucun corps humain aucun moi n’est parfait. Cette difficulté le fait reculer d’effroi. Alors il désespère. Il comprend quel renversement ce serait de le lâcher, son moi. Sa réflexion l’aide à comprendre qu’on peut perdre beaucoup sans pour autant perdre son moi. Il pressent vaguement qu’il doit y avoir dans le moi une part d’éternité. Mais il a beau se débattre : la difficulté heurtée exige une rupture avec tout l’immédiat, et pour cela il n’a pas assez de réflexion éthique. Mais si rien ne change, il s’arrange autrement. Il tourne tout à fait le dos à la route intérieure qu’il eût dû suivre pour être vraiment un moi. Toute la question du moi, du vrai, est alors comme une porte condamnée au fin fond de son âme. Lentement il parvient alors à l’oublier ; avec le temps il le trouve presque ridicule surtout quand il est en bonne société. Et dans la chrétienté c’est un chrétien qui fait partie des chrétiens bien élevés. Plus le désespoir s’imprègne de réflexion, moins il est visible ici-bas, ou moins il se rencontre. Bien rares ceux dont la vie, et encore faiblement ait une destination spirituelle ! Vient alors une heure dans la vie où ils se mettent à une orientation intérieure. Mais aux premiers obstacles, ils s’en détournent, la voie leur semble conduire à un désert désolé. Non le désespoir n’est vraiment point une chose qu’on ne trouve que chez les jeunes, et qui nous quitte en grandissant ! La jeunesse vit dans l’illusion, attendant l’extraordinaire de la vie et d’elle-même ; par contre chez les vieux l’illusion touche souvent leur façon de se rappeler leur jeunesse. Mais une erreur bien autrement désespérée, c’est de croire le désespoir l’apanage uniquement des jeunes. Quelle sottise de penser que la foi et la sagesse peuvent nous venir aussi nonchalament, sans plus avec les années à l’instar des dents, et de la barbe ! Le jeune désespère de l’avenir comme d’un présent in futuro ; il y a quelque chose dans l’avenir dont il ne veut se charger et avec quoi il ne veut pas être lui-même. L’homme d’âge désespère du passé comme du présent in praeterito, mais qui ne s’enfonce pas comme du passé car son désespoir ne va pas jusqu’à l’oubli total. Ce fait passé est peut-être même quelque chose dont le repentir au fond aurait dû se saisir. Mais notre désespéré n’ose pas laisser les choses aller jusqu’à une telle décision.
- Désespoir quant à l’éternel ou de soi-même
Le désespéré qu’on a décrit ne se doute pas de ce qui se passe, en somme dans son dos ; croyant désespérer d’une chose temporelle, il parle sans cesse de ce dont il désespère, mais en réalité, son désespoir regarde l’éternité. Ce dernier désespoir est un progrès considérable. Si l’autre était du désespoir-faiblesse, ici l’homme désespère de sa faiblesse. Mais au lieu d’obliquer alors franchement du désespoir vers la foi, en s’humiliant devant Dieu sous cette faiblesse, il s’enfonce dans le désespoir. Par là son point de vue change : il sait maintenant qu’il désespère quant à l’éternel. Ici il y a croissance. Naturellement l’homme a aussi plus de conscience de la nature désespérée de son état. À présent le désespoir n’est pas seulement un mal passif, mais une réaction. (Lorsque l’homme perd le temporel et désespère, le désespoir semble venir du dehors, quoique venant toujours du moi ; mais quand le moi désespère de ce dernier désespoir, ce désespoir-là vient du moi comme une réaction, et diffère par là du désespoir-défi qui lui jaillit du moi, en action). Sa croissance même d’intensité rapproche ce désespoir en un sens du salut. Car sa profondeur le garde de l’oubli cependant cette forme-là n’en ramène pas moins à celle du désespoir où l’on veut être soi-même. Une amante maudit l’homme qu’elle haît mais maudire n’aide guère et enchaînerait plutôt. Il en est de même ici de notre désespéré en face de son moi. Ce désespoir d’un degré plus profond que le précédent, est de ceux qu’on rencontre moins souvent dans le monde. c’est ce qu’on appelle l’hermétisme, le contraire du spontané pur qu’il méprise pour faiblesse intellectuelle. Notre désespéré a assez d’hermétisme pour tenir les importuns, c’est-à-dire tout le monde, à distance des secrets de son moi, sans perdre l’air « d’un vivant ». Le besoin de solitude prouve toujours en nous de la spiritualité et sert à la mesurer. Occupé du rapport de son moi à lui-même, le désespéré hermétique n’avance pas. Apaisé son besoin de solitude, c’est comme s’il en sortait, rentrait chez lui, tendre avec sa femme et ses enfants. Mais au fond cet hermétisme c’est de l’orgueil. Tu peux être fier de toi !! Mais de vite se rassurer : mais non ce n’est pas de l’orgueil, puisque c’est de sa faiblesse qu’il désespérait ! Un confident, un seul, suffit pour abaisser d’un ton l’hermétisme absolu. (Mais ce confident le démoniaque lui n’en voudra pas). Quant à l’hermétique, le suicide le menace s’il ne croise un poète.
- Du désespoir où l’on veut être soi-même, ou désespoir-défi (masculin)
Le dernier désespéré décrit restait faible de ce qu’il ne veut être lui-même. Mais un pas dialectique de plus, et voilà le défi. Ici le désespéré veut être lui-même. Le défi est du désespoir grâce à l’éternité, et où le désespéré abuse désespérément de l’éternité inhérente au moi pour être lui-même. C’est justement parce qu’il s’aide d’éternité que ce désespoir s’approche tant de la vérité, et c’est parce qu’il en est si proche, qu’il va infiniment loin. Ce désespoir qui mène à la foi, n’existerait pas sans l’aide de l’éternité ; grâce à elle, le moi trouve le courage de se perdre pour se retrouver ; ici au contraire il refuse de commencer par se perdre, mais veut être lui-même. À l’aide de cette forme infinie le moi veut désespérément disposer de lui-même, ou, créateur de lui-même, faire de son moi le moi qu’il veut devenir, choisir ce qu’il admettra ou non dans son moi concret. Car celui-ci n’est pas une concrétion quelconque, c’est la sienne. Ici notre homme est stoïcien. Ne reconnaissant pas de pouvoir au-dessus de lui, il manque intérieurement de sérieux. Ici on vole à Dieu la pensée qu’il nous regarde et c’est là le sérieux. Le désespéré ne fait que se regarder et là il ne peut se donner plus qu’il n’a. Il n’y a au bout de ce compte que le moi, rien que le moi. Or le moi à aucun moment ne reste constant et notre désespéré se dote donc d’un moi hypothétique. Ce prince absolu est un roi sans royaume. Au fin fond ce qui est refusé ici c’est le salut !! Le désespoir prend cette forme finale que de refuser d’espérer comme possible qu’une misère temporelle, qu’une croix d’ici-bas puisse être enlevée. Rien de plus absurde que cette phrase : à Dieu tout est possible !
Deuxième partie : le désespoir est le péché
Livre quatre : on pèche quand, devant Dieu ou avec l’idée de Dieu, désespéré, on ne veut pas être soi-même, ou qu’on veut l’être
L’accent porte ici sur être « devant » Dieu, ou avoir l’idée de Dieu ; ce qui fait du péché ce que les juristes appellent du désespoir « qualifié », sa nature dialectique, éthique, religieuse, c’est l’idée de Dieu. Les plus dialectiques confins du désespoir et du péché sont ce qu’on pourrait appeler une existence de poète à orientation religieuse. Mais c’est toujours péché pour le chrétien, le péché de rêver au lieu d’être. La différence entre la vie de poète et le désespoir est bien mince, c’est l’idée de Dieu, la conscience d’être « devant » Dieu. Mais cela devient un fouillis inextricable si la conscience va jusqu’à la notion de péché. Dans son secret supplice, Dieu, qu’il aime par-dessus tout, uniquement le console et cependant ce supplice, il l’aime et ne voudrait y renoncer. Être soi devant Dieu, c’est son plus grand désir, sauf en ce point fixe où le moi souffre. Là le désespéré ne veut pas être lui-même. Sa religiosité fit son malheur, il pressent, il devine que l’exigence de Dieu, c’est qu’il lâche ce tourment. Mais il le retient.
Chapitre premier : les gradations de la conscience du moi (la qualification devant Dieu)
Renversons maintenant les termes dialectiques de tout le développement. Cette gradation de conscience jusqu’ici s’est vue sous l’angle du moi humain. Mais ce même moi devant Dieu prend une autre qualité ; il n’est plus seulement le moi humain mais le moi en face de Dieu. Quel accent infini Dieu ne donne-t-il au moi en devenant sa mesure ! La vieille dogmatique n’a pas tort de dire que d’être contre Dieu élevait le péché à son infinie puissance ! L’erreur était toutefois de considérer Dieu comme en quelque sorte extérieur à nous ; car Dieu ne nous est pas extérieur. Tout péché est devant Dieu, ou plutôt, ce qui fait d’une faute humaine un péché, c’est la conscience qu’a eue le coupable d’être devant Dieu. Le désespoir se condense à proportion de la conscience du moi ; mais le moi se condense à proportion de sa mesure.
Appendice : la définition du péché implique la possibilité du scandale (rmq gen sur scandale)
Cette opposition du péché et de la foi domine le christianisme et transforme en le christianisant, tous les concepts éthiques. Cette opposition repose sur le critère souverain du chrétien : s’il est ou non devant Dieu, critère qui en implique un autre : l’absurdité, le paradoxe, la possibilité du scandale. Où est cette possibilité du scandale ? En ce point que la réalité de l’homme devrait être d’exister en Isolé devant son Dieu ; et que son péché devrait occuper Dieu. Du christianisme, n’est-il pas temps d’expliquer que si les hommes s’en scandalisent c’est au fond qu’il est trop élevé, c’est que sa mesure n’est pas celle de l’homme ; que l’homme ne peut plus le comprendre. Imaginons un pauvre journalier et l’empereur le plus puissant du monde, et que ce potentat ait le caprice de l’envoyer chercher, qu’arriverait-il ? Sûrement, le journalier n’en parlera pas, ne répondra pas à cette convocation folle ; en parler d’ailleurs serait à coup sûr être l’objet de la risée des gens biens. Supposons maintenant, une réalité non extérieure mais intérieure, sans rien de matériel pour convaincre le journalier, excepté sa foi, aurait-il assez d’humble courage pour oser y croire ? Et le christianisme alors ? La leçon qu’il enseigne, c’est que cet individu existe devant Dieu, peut parler avec Dieu, sûr toujours d’en être écouté, et c’est à lui qu’on offre de vivre dans l’intimité de Dieu ! Quiconque n’ose le croire, par défaut d’humble courage, se scandalise. Mais s’il se scandalise, c’est que la chose est trop haute pour lui, et voilà pourquoi il faut écarter cette idée. Car qu’est-ce que le scandale ? De l’admiration malheureuse, parente de l’envie, mais une envie qui se retourne contre nous-mêmes.
Chapitre deux : la définition socratique du péché
Pécher c’est ignorer. Il faut bien voir ce que cette tâche d’être ignorant est au dessus des forces de l’homme (qui fait toujours valoir qu’il sait ou plutôt croit savoir). Bien loin d’écarter la définition socratique par l’empêchement de s’y tenir, je veux avec le christianisme m’en servir pour faire saillir les angles : sans la rigueur chrétienne toute définition du savoir en louvoyant découvrirait son vide. Socrate commence par l’ignorance. Intellectuellement c’est à l’ignorance qu’il tend, au rien savoir. Ethiquement il entend toutefois toute autre chose, par rapport aux dieux. Socrate n’est pas un moraliste religieux, encore moins dans le champ chrétien, un dogmatiste. Socrate ne pousse pas jusqu’à la catégorie du péché. Si le péché est ignorance ce n’est pas une faute. On ne commet l’injuste qu’en sachant ce qui est juste. Mais entre le paganisme et le christianisme la différence, c’est la doctrine du péché. Du coup pour le chrétien, le païen et l’homme naturel ne savent pas ce qu’est le péché. Qu’a-t-il manqué à Socrate dans sa détermination du péché ? La volonté, le défi. Voici quelqu’un qui dit le bien et par conséquent l’a compris ; et quand ensuite il est pour agir, le voilà commettre le mal !! Il faudrait à notre époque et c’est peut-être son seul besoin, une pareille correction d’éthique (chrétienne) et d’ironie (socratique). Mais cela semble le cadet de ses soucis. Au lieu de dépasser Socrate, nous aurions déjà grand profit à revenir sur son distinguo entre comprendre …et comprendre, sans sauter d’emblée à la question du saut dans la foi salvatrice. Mais dans le fond, le blocage chez Socrate c’est le manque d’une catégorie dialectique pour passer de comprendre et agir. Le christianisme part de ce passage et le long de cette voie il se heurte au péché. Mais le christianisme noue le point final par un paradoxe : qu’il vous soit fait selon votre foi !!
La vie de l’esprit n’a point de halte ; si donc un homme, à la seconde même où il reconnait le juste, ne le fait pas, voici ce qui se produit : d’abord la connaissance târit. Ensuite reste à savoir ce que la vérité pense du résidu. La volonté est un agent dialectique qui commande à son tour la nature inférieure de l’homme. Si elle n’agrée le produit de la connaissance, elle ne se met pas nécessairement à faire le contraire. Mais elle laisse passer quelque temps. Entretemps la connaissance s’obscurcit. Et alors la connaissance fait meilleur ménage avec la volonté. À la fin c’est l’accord parfait où est ratifié tout ce qui arrange. Mais a-t-on jamais dépassé le socratisme ? Oui, en pire, car l’hellénisme manque de ce courage, et le christianisme lui, en a.
Le christianisme a son point de départ paradoxal, tout part de la Révélation (et donc d’un savoir divin). Ainsi comprendre est à la portée de l’homme mais croire est le rapport de l’homme au divin. Le péché pour le chrétien gît dans la volonté.
Chapitre trois : que le péché n’est pas une négation, mais une position
La dogmatique orthodoxe insiste sur la Révélation pour instruire l’homme déchu de ce qu’est le péché, leçon par conséquent qui doit faire foi pour nous, puisque c’est un dogme. Et dans le paradoxe, foi et dogme font alliance. Par une méprise étrange, une dogmatique spéculative s’est flattée de comprendre cette doctrine que le péché est une position (et non une négation). Or le secret de toute compréhension est que l’acte même de comprendre dépasse toujours la position qu’il pose. Les théologiens se bardent de systèmes en multipliant les assurances. Mais d’avoir trouvé « la négation de la négation », ils ont trouvé tentant de définir le péché en regard du repentir, comme son contraire (ce qui sape la position par un retour à une définition du péché comme négation). Le fond du paradoxe c’est qu’on doit croire pour faire éclater la contradiction de tous les essais de comprendre.
Les théologiens se flattent de comprendre le christianisme. Mais pour moi en un temps aussi spéculatif, où « tous les autres » s’agitent tant pour comprendre, c’est un devoir éthique d’avouer que nous n’avons pas le pouvoir, ni le devoir, de comprendre. Le besoin d’aujourd’hui serait un besoin d’un peu d’ignorance socratique. N’oublions pas que l’ignorance de Socrate était une sorte de crainte et de culte de Dieu, tant par cette parade voulait-il tenir la frontière entre l’homme et Dieu (comme celui qui a le plus grand des savoirs), en creusant entre deux un abîme. Mais le christianisme tient à une définition positive du péché. Le péché impliquant le moi, élevé à un infini de puissance par l’idée de Dieu, implique aussi le maximum de conscience du péché comme d’un acte. Cette définition du péché contient le possible du scandale, le paradoxe, qu’on retrouve comme conséquence dans la doctrine de la rédemption. Le christianisme travaille alors contre lui-même car il pose si solidement la nature positive du péché qu’il semble impossible de l’éliminer !
Appendice au livre quatre : le péché alors est-il une exception ? (la morale)
Puisque le péché est du désespoir élevé à une qualité de puissance encore plus grande, quelle doit donc être sa rareté ? Le péché n’existe plus dans le paganisme mais uniquement dans le judaïsme et le christianisme. Nous sommes ici à un tournant dialectique. De ce qu’un homme n’est que médiocrement désespéré, il ne s’en suivrait pas en effet qu’il ne le fut pas du tout. Au contraire (nous avons montré la majorité des hommes pâtir d’un désespoir de degré inférieur). Mais nul mérite non plus n’est lié à un degré supérieur. Aux yeux de l’esthétique c’est un avantage car seule la force l’intéresse ; mais pour l’éthique un degré supérieur de désespoir éloigne plus du salut qu’un degré inférieur. Il en est de même avec le péché. La vie de la plupart des hommes est, à l’envisager dans une indifférence dialectique si éloignée du bien (la foi), qu’elle est presque trop a-spirituelle pour s’appeler péché, presque trop même pour s’appeler désespoir. Comment se fait-il qu’une vie d’homme soit à la fin si a-spirituelle qu’il semble que le christianisme lui devienne inapplicable ? Est-ce un sort qu’on subit ? Non, c’est le propre fait de l’homme. Personne ne naît a-spirituel ! Cette soi-disant société chrétienne est une piètre édition de christianisme, pire elle le profane. Qui prêterait à un amoureux l’idée de plaider son amour, d’admettre que cet amour n’était son absolu, l’Absolu ? Comment le croire capable d’admettre qu’il n’est pas amoureux, de se dénoncer comme ne l’étant pas ? Soyiez sûr que l’amoureux vous traîtera de fou. Car l’amour ne se prouve pas, il aime ! Or c’est exactement ainsi qu’on parle du christianisme dans la bouche de pasteurs qui le traduisent en « raisons » !
Livre cinq : la continuation du péché
L’état continu de péché est un péché de plus. Demeurer dans le péché c’est le renouveler. L’éternité, son comptable, est obligée d’inscrire l’état où l’on reste dans le péché au passif des nouveaux péchés. Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché. L’absence de repentir après chaque péché est un autre péché, chacun même des instants où ce péché demeure sans repentir est un péché nouveau. Mais combien rares sont les hommes dont la conscience intérieure garde une continuité ! L’essence même de l’éternité est un continu et elle l’exige de l’homme, c’est-à-dire qu’elle veut qu’il ait conscience d’être esprit et qu’il croie. Mais le péché n’est-il pas le discontinu ? Nous revoici dans la théorie que le péché n’est qu’une négation, dont nulle prescription ne pourra jamais faire une propriété. Qu’il n’est qu’une négation, un impuissant essai de se constituer, voué à tous les supplices de l’impuissance, dans un défi désespéré, à n’y jamais réussir. Oui c’est la théorie des philosophes ; mais pour le chrétien le péché est une position, une continuité de plus en plus positive. Et la loi de croissance de cette continuité n’est pas la même que celle qui régit une dette, ou une négation. Car une dette ne s’accroît de n’être pas payée ! Toute existence dominée par l’esprit même si cet esprit se prétend autonome, est assujettie à une conséquence intérieure, conséquence de source transcendante, qui dépend au moins d’une idée. L’admirable mécanisme qui devait à la conséquence tant de souplesse de jeu, est maintenant détraqué et pire est le désarroi. Le croyant dont la vie repose sur l’enchaînement du bien, a une peur infinie du moindre péché, car il risque de perdre infiniment, tandis que les hommes du spontané, qui ne sortent pas du puéril, n’ont pas de totalité à perdre, pertes et gains étant pour eux que du partiel, du particulier.
Mais avec non moins de suite que le croyant, à l’opposé, le démoniaque s’attache à l’enchaînement intérieur du péché, dans la persévérance de refuser tout salut qui lui est offert. Au croyant il peut en arriver à demander grâce qu’il cesse de vouloir le convertir ! Car ce serait l’affaiblir. Non il est décidé à n’écouter que lui-même, à n’avoir affaire qu’à lui-même, à s’enfermer avec son moi, à se cloîtrer derrière une clôture de plus, enfin, à s’assurer par le désespoir de son péché contre toute surprise ou poursuite du bien. Il a conscience d’avoir coupé tous les ponts derrière lui. Il rend vil et vain tout ce qui a nom repentir et grâce.
Chapitre premier : le péché de désespérer de son péché
C’est un essai de donner au péché une contenance, un intérêt, d’en faire une puissance. Le désespoir du péché n’est pas dupe de son propre néant, sachant bien qu’il n’a plus de quoi vivre, l’idée de son moi n’est plus rien. On veut y voir alors le signe d’une nature profonde, qui prend naturellement son péché fort à cœur. Jamais je ne me le pardonnerai. Ce mot vous remet tout de suite d’aplomb dans la dialectique du moi. Jamais il ne se pardonnera…mais si Dieu voulait le faire, aurait-il la méchanceté, lui-même, de ne pas se pardonner ? En fait c’est quand il tenait bon contre la tentation, qu’il s’est jugé devenir meilleur que ce qu’il n’est ! Mais sa rechute rend soudain au passé toute son actualité. Rappel intolérable de la fierté ; de là un attristement profond. Tristesse qui tourne le dos à Dieu. Quand il devrait d’abord lui rendre grâce pour avoir si longtemps secouru sa résistance, et lui avouer, et s’avouer à soi-même que ce secours déjà excédait son mérite, enfin s’humilier sous le souvenir de ce qu’il fut.
Je ne pourrai jamais me le pardonner…peut-être veut-il dire que Dieu ne pourra jamais le lui pardonner !
Chapitre deux : le péché de désespérer quant à la remise des péchés (le scandale)
Ici la conscience du moi s’élève à plus de puissance par la connaissance du Christ, ici le moi est devant le Christ. Désespérer quant à la rémission des péchés est à ramener à l’une ou l’autre formule du désespoir. C’est en effet du défi (plus que de la faiblesse) de refuser d’être ce qu’on est, un pécheur, et de s’en prévaloir pour se passer par là de la rémission des péchés. Mais ici c’est le contraire, on est faible en voulant de désespoir être soi-même, en voulant être pécheur au point que le pardon manque. Un moi face au Christ est un moi élevé à une puissance supérieure par l’immense concession de Dieu. Plus croît l’idée de Christ, plus le moi augmente. Sa qualité dépend de sa mesure. En nous donnant le Christ pour mesure, Dieu nous a témoigné jusqu’où va l’immense réalité d’un moi ; car ce n’est que dans le Christ qu’il est vrai que Dieu est la mesure de l’homme. Mais avec l’intensité du moi augmente l’intensité du péché. Dieu nous offre la réconciliation en nous remettant nos fautes. Le pécheur pourtant désespère et l’expression de son désespoir s’approfondit encore ; le voilà en contact avec Dieu, mais c’est parce qu’il en est plus éloigné encore et plus enfoncé dans sa faute. Le pécheur en désespérant de la remise des péchés, semble vouloir serrer Dieu de tout près : mais non les péchés ne sont pas remis, c’est une impossibilité ! Tu dois croire disait-on mais maintenant c’est une profondeur de génie que de ne pas croire ! Le péché de désespérer sur la rémission des péchés est le scandale. Bien entendu ce péché le païen ne pouvait le commettre. Mais avec le christianisme tout a changé. Mais quel est l’état de la chrétienté ? Elle désespère de la rémission des péchés. Le malheur c’est le dogme de l’homme-Dieu. Jamais doctrine humaine n’a rapproché en fait l’homme de Dieu ; aucune n’en était capable. Personnellement Dieu est le seul à le pouvoir.
Dans différents pays, la foule a pu en imposer aux rois, ainsi découvre-t-on à la fin que la somme de tous les hommes en impose à Dieu. Le dogme de l’homme-Dieu a rendu les chrétiens insolents et blasphèmes. Un peu comme si Dieu s’était mis dans l’embarras ; et que les malins eussent raison de dire : c’est ta faute, pourquoi t’être mis si bien avec les hommes ? Aussi le christianisme a pris ses sûretés en appliquant la doctrine du péché à l’humanité. L’individu (et non la foule) est toujours au dessous du concept : l’homme. La théologie du coup qu’elle manie les concepts n’aide pas ; elle parle de rémission de tous les péchés dans un point de vue universel où le péché concerne l’humanité entière. Mais le péché est individuel : c’est moi qui suis pécheur. L’éthique au lieu de faire abstraction du réel nous y plonge. Toutes les abstractions n’existent pas pour Dieu ; pour lui, incarné dans son fils, il n’existe que des individus. Mais rebondissement théologique à propos de l’ubiquité divine. Le concept de Dieu embrasse tout… Encore une fois K se démarque. La doctrine du péché individuel, le mien, disperse la foule. Le péché est le seul prédicat de l’homme inapplicable à Dieu. Le pécheur c’est l’homme, un abîme béant sépare de Dieu sa nature. C’est ici que culmine le scandale. Dieu a dit : scandalise-toi ou crois ! Pas un mot de plus ; à toi de faire ce que tu veux, mais le Jugement t’attend !! Et ici attention : on ne juge pas les masses mais toujours un individu, un homme puis un autre. On a cru que de s’inscrire dans une communauté ecclésiale on bénéficierait d’un jugement collectif… et les pasteurs ont prêché dans ce sens. Les théologiens ont fait passer que le nombre a pu faire l’injustice et que la communauté peut redresser le tort ; maintenant c’est bien à Dieu à son tour de s’incliner !
Mais individus nous l’étions et devant Dieu nous le restons toujours. C’est cela la conscience ; elle dispose tout de telle sorte qu’un rapport immédiat suit chacune de nos fautes…
Chapitre trois : l’abandon positif du christianisme, le péché de le nier
C’est là le péché contre le Saint-Esprit. Ici le moi s’élève à son suprême degré de désespoir. Il ne fait pas que rejeter loin de lui le christianisme, il le traite de mensonge et de fable. Désespérer de la rémission des péchés est une attitude positive en face d’une offre de la miséricorde divine ; ce n’est plus un péché tout à fait en retraite, ni en simple défensive, c’est de l’offensive. C’est le péché qui attaque. Le péché contre le Saint-Esprit est la forme positive du scandale. La possibilité de scandale est le ressort dialectique de tout le christianisme. Le christianisme tombe alors en dessous du paganisme, en accusant Dieu de démence. Dieu et l’homme sont deux natures que sépare une différence infinie de nature. Toute doctrine qui ne l’admet pas est folie aux yeux des hommes. Dieu a tout porté sur la croix sauf le scandale qui signe l’impuissance de Dieu. Il ne peut faire que son amour ne tourne en son exact opposé. Le pire pour l’homme, pire encore que le péché, est de se scandaliser du Christ et de s’entêter dans le scandale.
Ô misère d’une âme qui n’a jamais ressenti ce besoin d’aimer où l’on sacrifie tout par amour. Mais si ce sacrifice même de son amour lui découvrait le moyen de faire le pire malheur d’un autre, que ferait-elle ? Sombrer dans la mélancolie, s’écarter de l’amour, n’osant en assumer l’action qu’elle entrevoit ? Cette âme sombrera non d’agir mais de l’angoisse de pouvoir agir ! Ou bien l’amour vaincra, et par amour cet homme osera agir. Mais dans sa joie d’aimer, sa tristesse sera cette possibilité même d’agir. Aussi n’est-ce qu’en larmes qu’il accomplira cette action de son amour, qu’il fera le sacrifice, car toujours flotte sur la peinture de l’intériorité, l’ombre funeste du possible. Et cependant sans cette possibilité, son acte eut-il été l’acte du vrai amour ?
Nous voici au bout de ce parcours. Il en ressort une absence de conclusion car pour K dans sa vie il n’est pas qu’un écrivain. Aussi pour le lecteur, plus averti que moi, il est une conviction : K n’a pas fait le pas, le saut, dans l’acte de s’humilier devant le Christ aimant. Il en est patent que le drame de sa relation avec l’amour de sa vie s’est soldé par un pas de retrait… Mais qu’en sait-on, au fond ? Cela ne regarde que lui face à son Dieu.