Ce livre se développe dans une mise en miroir de 2 approches de la réalité : la nôtre qui est grecque à l’origine et celle de l’Autre, ici la Chine. Le résumé présente successivement les 2 approches sans tirer de conclusion en termes de « l’une meilleure que l’autre », ce qui accentue leur différence laissant pour ailleurs l’analyse de ce qu’est cette différence.
L’approche grecque
Partons du modèle F+B=A : Il y a la forme idéale (F) et un but à l’action (et donc aussi à l’action de penser, B). Ces 2 pris ensemble (F+B) créent un faux pli. Sous l’égide du regard ou du modèle, on minimise ce pli et F + B permettent d’agir (A).
Le travail de la pensée oscille dans les chicanes de l’articulation théorie – pratique.
Le faux pli provoque un dédoublement côté pratique entre production et conduite. Le faux pli tient au réel qui objecte à la théorie en empêchant toute science en tout cas de l’action. Tout au plus, le plan d’action du côté de la théorie dispose à l’avance d’un éventail ouvert de ressources (outils) et d’un horizon fixé à un but (perspective). C’est de ce rapport moyens – fin qu’on attend l’efficacité. Il faut toutefois en raison des frictions du réel (pli) apprendre la prudence qui délibérera des moyens … mais seulement d’une façon « mathématique », soit par régression depuis la fin vers les moyens voulus adéquats.
On le voit, il est difficile d’appliquer le modèle (F+B) à l’action humaine. Car dans ce domaine, la causalité instrumentale est hypothétique. Ici s’interposent des éléments imprévisibles. Mais surtout, la vie propre des moyens peut parasiter la fin. Voilà pourquoi la délibération s’impose car elle renvoie à 2 facultés : le désir du Bien (le commun) et la volonté de choix (la liberté). Il y a toujours 2 questions : la qualité de la fin et l’efficacité des moyens. Penser l’action implique un double parti-pris. Il faut envisager la conduite humaine comme un faire spécifique (modèle technique de la production dans la pratique) ; et il faut concevoir l’action comme une entité propre, isolable, maîtrisable, servant d’unité de base à la conduite.
F + B / action = engagement. L’unité d’action est faite de l’union de la tactique et de la stratégie. La tactique produit la forme et la stratégie produit la signification en donnant le sens et le but. Mais parler d’engagement enclenche d’autres conséquences. Il faut avant l’engagement bien cerner « toutes les conditions initiales », cerner les caractéristiques de l’environnement, les ressources soi-disant supposées acquises. Elles peuvent en effet varier tout d’un coup et se modifier en raison même de l’engagement dans l’action. Il n’en reste pas moins que si on s’en tient à l’action directe : le temps de la guerre n’est qu’une succession d’engagements par une sorte d’engrenage, une addition de moments d’action et …tout le temps interstitiel, c’est de l’inaction.
Résumons un instant : l’engagement est un acte qui résulte moins d’une délibération sur le lien fins et moyens que d’une croyance absolue dans les techniques (l’art) qui épaulent la praxis.
Conservons le modèle de la conduite de la guerre. Il y a lieu de laisser une place à la surprise, à la chance, à la contingence en raison de l’indétermination de la matière. L’action est toujours en porte-à-faux par rapport au réel qui est vécu comme un obstacle. L’engagement dans l’espace et le temps est local et ponctuel. La maîtrise de l’action locale et ponctuelle renvoie à un sujet, une conscience, une mémoire de l’Histoire et des mythes qui fondent celle-ci à l’origine. Ainsi la « matière » d’un général que sont ses troupes est faite avec des fantassins qui ont peur, croient dans des signes et des oracles, ont plus ou moins confiance dans leurs chefs. L’indétermination de la matière engendre le narcissisme d’un sujet qui prétend conduire son action en toute connaissance, même s’il sait que c’est pure prétention. Entre la chance et la technique, l’occasion offre à l’action d’entrer dans le cours des choses sans effraction mais en profitant de sa causalité.
Le temps, grâce à l’occasion, coïncide avec l’action sous les auspices du bon moment. Ceci échappe à la science car l’arrière-plan de l’occasion c’est la nécessaire adaptation à l’instabilité des choses. L’occasion marierait le général et le particulier, l’occasion participerait à l’harmonie qui est faite de nombre et de mesure. Mais comment prévoir l’occasion ? En étant prudent pour parer au négatif. Il faut savoir raisonner par calcul (syllogisme) à partir des éléments de conjoncture et en se livrant à des conjectures. On reste toujours dans une logique du vraisemblable ce qui permet de reconstruire l’état d’esprit de l’autre (l’ennemi) dont on est sûr qu’elle dégage la vérité sous le voile. Entre théorie et pratique, le temps se dédouble : comme le temps est accidentel, on n’en attend aucun bienfait car du temps sort du bien et du mal. La seule ressource face à ça c’est l’improvisation d’une action risquée où tout délai est suicidaire. On parie sur les retours de fortune, si aujourd’hui je n’ai pas eu de chance, demain apportera l’occasion de reprendre la maîtrise…. Car le monde finalement est stable.
Au-delà du monde de l’action, c’est tout le monde de l’humain – en philosophie on parle d’ontologie – qui est fait de successions nécessaires mais discontinues et décousues entre lesquelles peut s’opérer la rencontre opportune.
L’occasion viendrait réparer la déchirure du fait d’exister. De l’occurence à l’intervention, un croisement existe, une intersection, une tangence. Mais le poids de la culture laisse cependant l’occasion dans l’ordre de l’événement, de l’avènement, de l’incarnation. L’occasion est une déesse capricieuse qui fait appel à la perspicacité, à l’audace. Autant de vertus qui valorisent le plaisir du risque, de la surprise et renvoie au désir de gloire (être le maître du temps).
La culture force le réel et occasionne la mise en cause comme causa sui. On a ici finalement privilégié la science et la technique : soit tout ce qui peut constituer un objet à mettre dans les mains d’un sujet. Cette attitude frontale, idéale, se traduit en peinture dans la perspective et en art politique dans la rhétorique jusqu’au cynisme. L’effet se trouve au bout de l’effort, de la force. On veut dans l’action se faire un nom. On n’a qu’un garde-fou, la prudence pour freiner les excès qui rompent la mesure. Le désir crée le besoin, le manque et c’est ce manque qui est le moteur de recherche de la plénitude.
L’idée de manque est dérangeante car elle équivaudrait à la déchirure du fait d’exister. On ne franchit pas si facilement le mur de la particularité ; pour rejoindre le général, et c’est la mystique qui ferait immédiatement rencontrer le divin. On est dans l’alternative physique des corps ou de la métaphysique de l’âme et les contraires s’excluent. On en reste à la séparation qui oppose les choses, moi et les autres, moi et le monde des conduites. Les moralistes envahissent le terrain. Au delà du calcul, l’action stratégique devient magique …ou seulement technique.
Dans cet entre deux, on patauge en se rabattant sur l’instrumentalisation des conduites. Comme les causes sont individuées, on en arrive aujourd’hui à une certaine définition de l’Intelligence Artificielle (IA), la gestion des big data. Cela signe un embarras, la métaphysique d’arrière-fond coince. On est écrasé par l’Être éternel qui barre l’accès à l’approche du devenir. On est perdu dans un clivage d’acier devant tout changement radicalement neuf dans ce que l’on appelle les conditions initiales.
L’approche chinoise
En s’appuyant sur la propension.
Tout réel se présente comme un procès régulé et continu découlant de la seule interaction des facteurs en jeu, à la fois opposés et complémentaires. Il n’y a pas d’un côté la connaissance et de l’autre l’action. Pour agir, on s’attachera à détecter les facteurs favorables à l’oeuvre dans leur configuration, en s’appuyant sur le potentiel de la situation. Ce potentiel est pris dans la logique d’un déroulement régulé et il est conduit à se développer de lui-même et peut nous porter.
La stratégie s’appuie sur 2 notions : celle de situation et celle de configuration telle qu’elle prend forme sous nos yeux.
La situation recèle le potentiel qu’on peut faire jouer en sa faveur. Faute de référence théorique, on interprétera les éléments comme source d’effets. Courage et lâcheté sont le produit de la situation au lieu de nous appartenir en propre. Pas de planification mais une constante évaluation et même une supputation selon 5 critères : le moral, les conditions météo, les conditions topographiques, le commandement et le système d’organisation. La circonstance grâce à la variabilité peut être infléchie par la propension et faire advenir le profit. Le potentiel de la situation est ce qui tire profit de la variable. Image : le dénivelé du torrent, l’étroitesse de son lit charrient de grosses pierres rondes.
Avec le point de vue de la transformation et non pas de l’action.
On ne veut pas la destruction mais la déstructuration à travers l’action indirecte. L’engagement n’est que le résultat à titre de conséquence d’une transformation qui s’est opérée en amont. Le temps est tout sauf une succession de moments d’actions, c’est l’entre 2 qui compte car le déroulement permet une évolution (et ce n’est pas dû à moi) qui passe à travers moi. La transformation est trans-individuelle.
La transformation concerne en même temps soi et les autres et l’une est conséquente de l’autre : c’est parce que l’authenticité intérieure ne se dément pas qu’elle vient à informer tout le comportement et alors elle se rend transparente en dehors puis devient si complètement manifeste que cette objectivation en s’intensifiant réagit forcément sur l’entourage par un ascendant. La transformation s’opère sur tous les points de l’ensemble concerné. La transformation n’a pas de lieu propre, elle n’est pas locale comme l’action, elle n’est pas localisable et son déploiement est toujours global. Donc elle ne se voit pas. Soit le flux continu qui imprègne le monde de sa tendance y étendant à l’infini sa mouvance. Image du vent.
Soit une autre conception de l’occasion.
Le potentiel crée la tension vertigineuse d’où vient l’élan après quoi le moment adapté est très court : moment le plus adéquat pour intervenir au cours du processus engagé, tellement on y est poussé. Image de l’oiseau qui fondant soudain sur sa proie d’un seul coup lui rompt les os.
L’occasion est l’aboutissement d’un déroulement et la durée l’a préparé. L’occasion on la trouve aux 2 bouts de la durée : celle où on la croit surgir à l’improviste et dont il faut savoir profiter ; mais il y en a une en amont, soit le point de départ du processus engagé quand a commencé à s’opérer le clivage à partir duquel le potentiel a progressivement basculé d’un côté (notion d’amorce). On prévoit l’occasion. La notion de crise est à repenser comme le moment de l’amorce. La crise est blocage, la sortie de la crise est sa dissolution. Il faut au plus tôt déceler les moindres tendances qui sont portées à se déployer. Il faut prévoir à quoi elles conduisent. Image de la fissuration qui appelle une réparation, une suture.
Ne rien faire et « que rien ne soit pas fait ».
Dès lors qu’on agit, on instaure un commencement par rapport à la façon dont la situation évoluait. Parce qu’il apporte de l’extérieur et donc interfère, l’agir ici est source d’embarras. Dès lors il vaut mieux ne pas agir. Il y a à ne pas cesser de retrancher de toute inférence et de réduire son affairement. Le degré zéro de l’agir auquel on parviendrait correspond au plein régime de l’efficacité. Dès lors qu’on fait, il y a nécessairement du faire qui est laissé sur le côté et qu’on ne pourra jamais rattraper. Or c’est ce reste-là qui prépare notre défaite.
Le contraire de l’agir sera donc d’épouser le cours du réel et de s’y conformer : il convient toujours d’accompagner le réel pour qu’il puisse évoluer à son gré. La transformation impliquée se substitue à l’action dirigée. Pour que cet ordre, qui est celui de la régulation s’étende et soit constant, il faut faire le non faire. Mais il convient d’assister ce qui vient naturellement. Il faut laisser couler l’évidence. Image du jardinier qui ne tire pas sur les feuilles pour qu’elles poussent mais ne néglige pas de sarcler. En supprimant les contraintes et les exclusions, le jardinier permet que chaque existant puisse s’épanouir à son gré. La frontière entre faire et non faire s’efface et on ne sait plus ce qui est efficace, à quoi il faut attribuer l’effet. Le mode d’agir qui convient c’est « à peine », c’est la fadeur qui rejoint le fond indifférencié des choses.
Il n’y a pas d’étagement des degrés d’être mais des avènements .
Images : soit la terre , le ciel, la voie et le naturel. Au niveau de l’accomplissement concret qui est celui de l’actualisation, on a la Terre que l’homme imite. Mais en amont de lui, celui des linéaments encore discrets des choses, préfigurant l’actualisation et les informant, on a le Ciel que la Terre imite. Plus haut encore, on a le cours sans fin des choses qui les fait passer de la latence à l’actualisation et réciproquement, c’est la Voie que le Ciel imite. Et en amont de la Voie, il y a le Naturel comme capacité d’advenir sponte sua. Le Naturel lui n’imite rien, il ne se rapporte à rien d’autre qu’à lui-même. Dire qu’un degré (ou stade) imite le précédent ne veut pas dire qu’il le reproduit mais qu’il s’en inspire et qu’il le relaie. On n’en vient donc pas à une transcendance. La vertu des choses doit s’entendre dans l’ordre de l’effectivité qui rend propre à un certain effet, qui possède la capacité de la produire.
Et l’immanence est cernée par 3 formules s’enchaînant en spirale : elle est désintéressée, elle fait advenir mais sans posséder, elle agit mais sans appuyer.
L’effet se réalise sans qu’on y fasse son nom. Le réel se conçoit à partir du fond d’initiative et de réactivité qui ne cesse de s’investir dans le grand procès du monde, sans jamais dévier ni s’épuiser, répondant au fond d’humanité et de solidarité qui est en nous et qui conduit le monde de façon régulée. C’est du fond indifférencié que ne cessent de s’actualiser les existants individuels. C’est de la plénitude que la Voie procède et où elle conduit à s’en retourner.
Il y a ici la dialectique du plein et du vide. Image du vase qui est redressé quand il est vide et qui penche et se vide quand il se remplit trop. Il y a 2 façons de concevoir le vide : soit un vide d’inexistence (métaphysique de l’être et du non-être) ; soit un vide fonctionnel comme fond latent des choses. Selon cette 2ème conception, chaque actualisation n’est plus murée dans sa particularité mais peut communiquer en son fond avec les autres et par relation découvrir sa propre virtualité. Le vide est ce qui permet le passage de l’effet.
Remarque : la suite du livre apporte des nuances en distinguant Confucius en son école de Lao-Tse en son école. Il signale aussi le dévoiement des légistes qui ont poussé certains enseignements vertueux sur une voie perverse par laquelle toute la stratégie se ramène à de la manipulation.
Mais comme des contraires, ils se conditionnent mutuellement et c’est de cette logique que le sage tire sa stratégie car il y décèle de l’interdépendance et c’est elle qu’il exploite. Il choisit le retrait et ce sont les autres qui le poussent en avant. Les contraires se retournent l’un dans l’autre constituant la réserve de l’autre.De l’efficacité à l’efficience. L’effect est la dimension opératoire de l’effet, il est ce qui conduit à lui et le rend effectif : il est l’effet en cours. L’effect est l’effet habité de vide et porté à se déployer. Les vertus d’humanité et d’équité en tant qu’elles agissent sont des vertus inférieures mais l’une néanmoins est supérieure à l’autre, l’humanité à l’équité, puisque quand on agit par humanité on agit mais sans viser à agir et même sans avoir en vue d’agir , mû qu’on est par la compassion. Le sentiment qui s’élève en nous possède une globalité de principe, c’est à dire vis-à-vis de tout homme parce qu’il est homme. Cette vertu d’humanité embrasse alors l’humanité toute entière et la recouvre généreusement; tandis que quand cet amour est porté aux autres, n’étant plus aussi étendu, on agit par équité seulement pour être juste : cet agir est donc ajusté, il est adapté au cas par cas et sa vertu s’étiole dans la particularité. Pour contrer cette déviation, il y faut en plus la mise en service du fonds d’effet (effect) comme ressource : comme on dit de quelqu’un qu’il a du fond. Image : c’est la souche et le tronc de l’arbre à partir de quoi se déploient naturellement les branches comme autant d’effets singuliers. Le nom de ce fonds c’est le fonds d’immanence. La logique processive est hors métaphysique : c’est par sa dimension virtuelle qu’un effet reste actuel. Car c’est en amont que le réel ne résiste pas.