L’intérêt de ce livre est de s’attaquer d’emblée à la connaissance du 3ème genre.
La vie réussie est mesurée à l’aune d’une capacité de vivre dès à présent dans l’éternité. L’accent mis sur le lien (fort) entre action, raison et conatus explique que nous puissions approcher réellement cette divine condition ; en substituant, à nos préjugés et à nos perceptions confuses, des idées adéquates qui nous procurent intellection (intuitive à terme) et puissance.
Ce petit livre s’en tient à commenter l’Ethique. Après une introduction historique qui brosse le portrait du philosophe en son temps.
Le plan du résumé est en trois temps et il parlera : de Dieu, de la théorie de la connaissance (les trois genres) et de l’action.
Pour Scruton, le préalable à son propos est double.
Il est de proposer l’enjeu absolument moderne de lire et relire Spinoza à partir de l’image du Big Bang qui pose la question des conditions initiales (et métaphysiques) de son déclenchement : ceci revenant à dire que la science n’explique rien sans la philosophie en dialogue avec elle.
Il est de proposer l’éclairage fondamental et déroutant de la méthode de présentation de cette philosophie, à savoir « more geometrico » : y apparait la justesse de ce choix modal car c’est la seule manière de restituer l’immense effort d’harmonisation d’une vision profondément religieuse et d’une conception scientifique de l’homme moderne. Cet effort s’allie une conception de l’amitié pour rechercher la vérité dans l’ « amor intellectualis Deo ».
Dès lors ne soyons pas rebuté par un plan aride puisqu’il part de définitions et passe par des axiomes, propositions, démonstrations et scolies (applications). Le petit moment d’hésitation du lecteur contemporain face à ce menu tient à un mode de présentation des résultats juste à l’envers de ce qu’a fait Descartes. En effet ce dernier part de la nécessité d’asseoir les bases d’une construction vraie et totale sur l’élimination du problème du doute : la théorie de la connaissance est première. Spinoza lui part de la fin et en arrive à partir de Dieu à régler ainsi les conditions initiales d’une théorie de la connaissance (qui donc en résulte).
- Pourquoi existe-t-il quelque chose ?
- Comment le monde est-il constitué ?
- Que sommes-nous relativement à l’ensemble des êtres ?
- Sommes-nous libres ?
- Comment devons-nous vivre ?
Ces 5 questions sont philosophiques dans le sens où elles ne peuvent se voir répondues par l’observation et l’expérience. Ainsi la science physique s’appuie-t-elle sur la métaphysique car la raison ne connait que l’ordre géométrique : toute proposition vraie est, soit évidente, soit déduite de prémisses évidentes.
Dieu (réponses aux deux premières questions)
L’univers ne peut être expliqué, à moins d’admettre une réalité « cause d’elle-même », une substance dont la nature est d’exister : l’explication d’un tel être résiderait en lui-même, il doit nécessairement exister et le contradictoire impliquerait la dissolution de la définition.
Il y a 8 définitions :
- Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, soit ce dont la nature ne peut se concevoir qu’existante.
- Est dite finie en son genre, la chose qui peut être bornée par une autre de même nature.
- Par substance, j’entends ce qui est en soi et conçu par soi.
- Par attribut, j’entends ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence.
- Par mode, j’entends des affections de la substance. Chaque créature particulière apparait comme un mode de Dieu, comme étant d’une autre chose, par le moyen de laquelle elle est conçue.
- Par Dieu, j’entends un étant absolument infini, une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.
- Est libre la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et se détermine par soi seule à agir ; et nécessaire ou plutôt forcée, celle qu’autre chose détermine à exister et à opérer de façon précise et déterminée.
- Par éternité, j’entends l’existence même en tant qu’on la conçoit suivre nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle.
La définition 1 vient de Maïmonide.
La définition 2 est complétée : les choses finies comportent des limites soit temporelles soit spatiales, ou encore relatives à la pensée ; est fini ce qui est limité par quelqu’autre chose (les choses matérielles sont limitées par d’autres corps, les réalités intellectuelles par d’autres idées).
La définition 3 renvoie à la métaphysique : les choses se divisent en a) celles qui dépendent d’autres ou sont expliquées par d’autres qu’elles et b) celles qui ne dépendent que d’elles-mêmes. Une substance n’est pas intelligible par ses causes, elle l’est seulement par l’examen de son être. Par contre un enfant n’est pas une substance puisqu’il faut le penser relativement à ses causes pour former une conception adéquate de sa nature, pour expliquer ce qu’il est et pourquoi.
La définition 5 précise que les êtres dits modes sont moindres et dépendants de la substance (ces êtres moindres s’appellent « affections » soit les manières pour les substances d’être affectées, comme un morceau de bois est affecté quand on le peint en rouge).
La définition 4 a fait couler beaucoup d’encre : comprendre ou expliquer une substance c’est connaitre son essence ou sa nature mais il y a plus d’une façon de percevoir cette essence. En parlant d’attribut, Spinoza a en tête un compte-rendu complet d’une substance que n’abolit aucune description.
Par la définition 6, Dieu comprend une infinité d’attributs et on peut en donner une infinité de comptes-rendus, chacun d’eux exprimant une essence éternelle et infinie.
Quant à la définition 8 Spinoza distingue l’éternité de la durée : rien qui appartient au temps n’est éternel. L’éternité c’est celle des idées mathématiques. Toutes les vérités nécessaires sont éternelles : lorsque l’existence d’une certaine réalité est prouvée par le raisonnement à partir de sa définition, il en résulte une vérité éternelle, soit Dieu.
La définition 7 n’est pas commentée… Par contre il apparait d’emblée que Scruton aura besoin de tout le livre pour éclairer des définitions comme le temps et la liberté.
Ensuite Spinoza présente des axiomes comme des évidences et il y en a 7 :
- Tout ce qui est, est ou en soi ou en autre chose.
- Ce qui ne peut se concevoir par autre chose doit se concevoir par soi.
- Étant donné une cause déterminée, il en suit nécessairement un effet et au contraire, s’il n’y a aucune cause déterminée, il est impossible qu’un effet s’en suive.
- La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe.
- Les choses qui n’ont rien de commun entre elles ne peuvent pas non plus se comprendre l’une par l’autre ; le concept de l’un n’enveloppe pas celui de l’autre.
- L’idée vraie doit convenir avec ce dont elle est l’idée.
- Tout ce qui peut se concevoir comme non existant, son essence, n’enveloppe pas l’existence.
C’est sur base des axiomes que l’on procèdera à des démonstrations, à des preuves.
Des 2 premiers axiomes, que B soit en A est une autre façon de dire que A est l’explication de B. B se conçoit par A, ce qui signifie qu’une connaissance adéquate de B nécessite celle de A. Les 2 premiers axiomes partagent le monde en 2 genres. Le 1er comprend les êtres qui dépendent d’autres êtres, à savoir leurs causes et doivent se comprendre par elles – et ce sont les modes ; le 2d comprend les êtres qui dépendent et ne peuvent se concevoir que par eux-mêmes – et ce sont les substances.
Pour bien comprendre les axiomes suivants 3 à 7, il faut comprendre ce que Spinoza veut prouver. Pour prouver il faut pouvoir penser sur des bases solides.Elles précisent le lien modal avec la substance en termes de détermination par des causes et des effets (axiomes 3 et 4 ). Cela enveloppe (bornage) en un tout par ce qui est commun (axiome 5 ). En d’autres mots, 76 propositions systématiseront un ensemble qui soutient la thèse de l’existence (axiome 7 ) d’une seule et unique substance infinie et éternelle, à savoir Dieu.
Tous les êtres existent en Dieu comme modes de Dieu et donc dépendent entièrement de lui. La preuve de cette affirmation c’est la preuve ontologique : Dieu est « essence et existence en soi ».
Et il s’en suit que tous les êtres finis communiquent par une chaîne infinie de causes et d’effets et chaque chose bornée est déterminée en son être par la cause qui la produit (proposition 29). Cette substance unique est ensemble, et Dieu et la Nature. On peut « les » considérer comme « un » créateur libre et auteur de soi et, comme l’ensemble de la création, à savoir ces êtres qui sont en Dieu et qui se conçoivent par lui. Du point de vue métaphysique Dieu seul est libre (proposition 32). Rem : la définition 7 y est liée : les choses n’ont pu être produites par Dieu d’aucune autre manière ni dans aucun autre ordre qu’elles ont été produites.
Mais il ne faut surtout pas passer à côté de la thèse la plus originale : l’axiome 6 à propos de la vérité. Scruton y dégage les rapports de l’esprit et du corps.
Dieu possède une infinité d’attributs… mais un seul concerne les sciences physiques. Deux des attributs divins nous sont connus : la pensée et l’étendue. L’étendue désigne l’espace et le corps. Une théorie complète du monde matériel -la science- englobe tous les existants de même nature. Cependant si la science dit bien la vérité, elle ne dit pas toute la vérité : Dieu peut être appréhendé par d’autres voies. On peut l’approcher selon l’attribut de la pensée. Sur cette voie Dieu est un être pensant. En étudiant la nature de la pensée, on scrute l’être de Dieu et on s’achemine vers une théorie intégrale du monde.
Tout ce qui existe peut être appréhendé par 2 voies incommensurables.
Scruton a une petite idée là-dessus : je sais que je suis ensemble, un esprit et un corps ; que mon esprit consiste en des idées et des entités mentales et mon corps en des particules spatiales. Cette relation que j’aperçois en moi s’applique à toute la nature : tout événement physique est corrélé à un événement mental ou spirituel. Mais quelle est cette relation entre le corps et l’esprit ? Contrairement au dualisme de Descartes, Spinoza prône que l’esprit et le corps, c’est un seul et même individu, que l’on conçoit tantôt sous l’attribut de la pensée et tantôt sous celui de l’étendue.
Ces 2 directions de la connaissance s’appliquent aussi aux modes. L’esprit est un mode fini de la substance infinie appréhendée comme pensée. Le corps est un mode fini de la substance infinie appréhendée comme étendue. C’est ce que dit la proposition 13 : l’objet de l’idée constituant l’esprit humain c’est le corps. Autrement dit une manière de l’étendue précise et existant en acte, et rien d’autre. Les 2 modes sont une seule et même réalité envisagée de 2 manières différentes. Ceci n’est pas sans conséquence.
Tout objet physique a un homologue spirituel et ces objets sont identiques comme en moi le corps et l’esprit.
Existe déjà l’idée de tout être physique, certes pas nécessairement dans tout esprit humain, mais bien en Dieu qui englobe l’entièreté du réel dans la pensée. Il n’y a pas d’interaction entre l’esprit et le corps, bien qu’ils soient identiques parce qu’une interaction implique une relation de cause à effet.
Comment comprendre ceci ? Par une application ou exemple : John de l’autre côté du pré s’agite. Je demande à Hélène à côté de moi de m’expliquer ce qu’il nous veut : « les impulsions électriques de son cerveau dynamisent les neurones moteurs » versus le discours non verbal de John : « qui nous prévient du danger d’un taureau qui nous fonce dessus ». Que retenir comme discours pertinent dans la situation ? En effet, il est impensable d’additionner les fragments de discours de John à ceux d’Hélène. On retiendra le discours non verbal parce que c’est plus facile d’exposer l’avis de John vu qu’il donne des indications sur son état d’esprit. Un tel exemple fait sentir que le langage du corps n’a pas de lien cause-effet avec le registre spirituel mais que sa pertinence résulte de l’interprétation qui lie le langage du corps à un état d’esprit, présidant à une intention ici traduite dans des gestes puisque la voix ne porte pas loin assez pour nous avertir.
Qu’en est-il de ces modes finis que nous disons objets inanimés ? Si nous étions en train de les appréhender comme Dieu les voit, on aurait connaissance de leurs homologues spirituels.
Je le fais bien avec une mélodie : dont je peux rendre compte en termes de fréquences relativement au mouvement et repos dans l’espace (hauteur, timbre, durée). Mais de la musique je sais aussi rendre compte en disant que telle note répond à une autre comme une pensée communique avec une autre dans mon esprit, dans ma conscience. Et là le physicien n’a rien à se mettre sous la dent. Le critique musical rend compte des mêmes objets que le physicien mais en des termes spirituels, il indique l’intention animant la ligne musicale et la menant à la conclusion ordonnée. La musique est dans les sons et est entendue sous les concepts auxquels nous avons recours lorsque nous rendons compte de la vie spirituelle des personnes.
La musique nous plonge dans les profondeurs de l’âme du monde. Ces rares entre-visions de l’âme des choses montrent ce que doit être le monde dans la vision de Dieu, soit un univers spirituel.
On entre maintenant dans la gradation entre connaissances du premier, second et troisième genre.
La théorie de la connaissance
On repart de la définition 4 : par idée adéquate, j’entends une idée qui, en tant qu’on la considère en soi, sans rapport à l’objet, a toutes les propriétés ou dénominations intrinsèques à l’idée vraie. Je dis « intrinsèque » pour exclure ce qui est extrinsèque, à savoir la convenance de l’idée avec ce dont elle est l’idée. On s’appuie sur l’axiome 6 : toute idée correctement comprise correspond exactement à son objet, puisqu’une idée n’est autre que la conception de son objet selon l’attribut de la pensée. Et on en arrive à la proposition 33 : il n’y a rien dans les idées de positif à cause de quoi on les dit fausses.
D’accord mais pas sans une objection : dans la perception sensible, nos idées suivent les mouvements de notre corps et non pas l’ordre logique intrinsèque. Comme le dit la proposition 26 : l’esprit humain ne perçoit aucun corps extérieur comme existant en acte, si ce n’est à travers les idées des affections de son propre corps.
Prenons une application ou exemple. L’image que j’ai du soleil est l’homologue spirituel (l’idée) d’un objet physique. Mais cet objet n’est pas le soleil, il n’est qu’une modification de mon corps (un processus cérébral). Les rationalistes pointent là la fausseté des observations appuyées sur nos sens. Mais pour les empiristes, les rationalistes n’ont jamais garanti leurs vérités.
Spinoza, lui, dit que c’est en mathématique qu’on trouve le paradigme de la connaissance adéquate : ainsi 2 droites inscrites dans un plan ne s’y croisent qu’une seule fois. Dieu parce qu’il englobe l’entière réalité dispose nécessairement d’idées adéquates car il ne saurait exister en lui quelque privation de connaissance. C’est donc impossible d’avoir une connaissance adéquate du soleil par le biais des modifications de notre corps, seule la science le permet en tant qu’elle vise à l’acquisition d’une idée adéquate du soleil en procédant par déduction à partir de principes premiers, more géométrico. Toutefois parce qu’elle n’est pas Dieu, la science comporte idées adéquates et notions communes et la communauté scientifique offre une certaine garantie contre la fausseté.
Une notion commune est une propriété quelconque qui s’étend à tout : les choses qui sont communes à tout et, sont autant dans la partie que dans le tout, ne peuvent se concevoir qu’adéquatement. Les notions sont aussi dits communes parce que nous les possédons tous : nous avons une idée adéquate de l’étendue. Le domaine de la science est la réalité matérielle puisqu’elle affecte toutes les réalités matérielles ou corps, y compris le corps propre ; raison pour laquelle les axiomes de la géométrie y sont pour nous des évidences.
Autrement dit, la connaissance du 2ème genre est plus proche de la façon dont Dieu connait, que celle du 1er genre où nous sommes des girouettes soumises aux préjugés changeants et où nous sommes privés de raison. L’homme a une connaissance confuse et mutilée. Mais il y a un 3ème genre de connaissance. Nous faisons acte d’intuition lorsque nous allons de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses : lorsque nous apercevons l’exact rapport entre une chose et la substance divine dont elle dépend.
L’Ethique a beaucoup parlé de Dieu, elle va peu parler de la nature humaine. Mais c’est pour introduire la notion de volonté.
Que représente donc mon individualité ?
La table est bleu-gris, cette couleur est un mode de Dieu. Pourquoi alors devrions-nous attribuer cette couleur à la table et non pas directement à Dieu ? Et pourquoi sommes-nous si réticents à regarder la table comme une propriété de Dieu ? Ou à dire que ce gris-bleu est une qualité de Dieu et non pas de la table ? Parce que nous voyons ce livre, cette table comme un individu séparé et non comme un état passager de la substance divine à laquelle il appartient et est inhérent.
Les modes finis peuvent être en un sens dépendants d’eux-mêmes sur le modèle de l’auto-dépendance divine. Le bonhomme de neige ne peut résister à la fonte. Il y a des modes finis qui résistent aux coups ou se régénèrent ou se protègent. Cet effort est la cause des propriétés d’un être et de leur constance : plus le conatus d’une chose est puissant, plus cette chose est indépendante et adéquate à elle-même. À propos des minéraux et des animaux on dira qu’ils n’ont pas la même persévérance dans l’être.
Le conatus d’un être est aussi son essence. Je dis appartenir à l’essence d’une chose ce dont la présence pose nécessairement la chose et dont la suppression supprime nécessairement la chose. Ou encore sans quoi la chose et inversement ce qui sans la chose ne peut ni être ni se concevoir.
Mais l’effort du corps est également effort de l’esprit, volonté. Et parlant d’un individu, on impliquera le corps et l’esprit en parlant d’appétit.
Les hommes eux ont une conscience de leur appétit qui s’appellera désir.
Rares sont les authentiques individus que nous discernons, et la plupart du temps, en physique, tout se ramène à cellules et molécules avant de fuir en une énergie diffuse dans l’espace et le temps.
Aux hommes nous donnons des noms propres qui renvoient à une entité durable et à une existence autonome. Plus leur conatus est intense et plus ils se rapprochent de Dieu parce que leurs actes les conduisent à comprendre et assumer leur condition.
La liberté ne convient qu’à Dieu seul parce que lui seul échappe à l’erreur. Mais dans un autre sens les modes finis peuvent contenir en eux à des degrés variables les causes de leur activité et de leur persistance. Bien que toute causation a son origine en Dieu, ce qui nous commande peut être externe et agissant du dehors (les causes qui affectent une pierre) ou interne (opération de nos désirs). À quoi s’ajoute que plus le conatus est intense et plus les chaînes causales sont internes. En prenant conscience de la vertu contraignante de ces chaînes causales qui se trouvent en nous, nous nous en affranchissons et accédons à la 2ème forme de liberté.
Ce qui est génial chez Spinoza c’est qu’il nous donne accès au point de vue de Dieu. Comment ?
Étudions d’un peu plus près les affects.
La haine, la colère, l’envie se suivent les unes les autres par la même nécessité et vertu de la nature que les autres singuliers. La reconnaissance des causes précises par lesquelles elles se comprennent et ont des propriétés précises est aussi digne de notre connaissance. Il n’y a pas de connaissance sans entrer dans une expérience d’amour, et de la joie.
Les propriétés de n’importe quelle autre chose impliquent 1) que j’appelle cause adéquate celle dont l’effet peut se percevoir clairement et distinctement par elle ; et inadéquate ou partielle, celle dont un effet ne peut se comprendre par elle seule ; 2) je dis que nous agissons quand il se fait en nous ou hors de nous quelque chose dont nous sommes cause adéquate, c’est à dire quand de notre nature il suit, en nous ou en dehors de nous, quelque chose qui peut se comprendre clairement et distinctement par elle seule ; et nous pâtissons quand il se fait en nous quelque chose, ou quand de notre nature il suit quelque chose dont nous ne sommes que la cause partielle ; 3) par affect, j’entends les affections du corps qui aident ou contrarient la puissance d’agir de ce corps, et en même temps les idées de ces affections impliquent que si donc nous pouvons être cause adéquate d’une de ces affections, alors par affect j’entends une action, et dans le cas contraire où nous sommes cause inadéquate, passion.
Définissons la causation : c’est une explication : la relation entre la cause et l’effet est d’ordre intellectuel. L’explication parfaite ou adéquate est une déduction. Par déduction j’entends que de la connaissance de la cause découle nécessairement la connaissance de l’effet. La définition des affects ou émotions reflète la construction des rapports de l’âme et du corps.
L’émotion est un affect du corps et simultanément l’idée de cet affect, c’est ce qui se passe quand notre capacité d’action augmente ou diminue, l’activité étant simultanément physique et mentale.
Entrons dans la partie qui aborde la question de la vie meilleure.
L’action
L’esprit agit en tant qu’il a des idées adéquates et il pâtit en tant qu’il a des idées inadéquates. La distinction entre agir et pâtir est une question de degré. Dieu étant la cause plénière et originelle de toute chose, lui seul agit sans pâtir de rien. Nous pouvons approcher cette divine condition en progressant dans la connaissance, en substituant à nos perceptions confuses des idées adéquates qui nous procurent intellection et puissance.
La théorie de l’activité intellectuelle n’a qu’un très vague et lointain rapport avec ce que nous nous appelons volonté et action : « on me pousse dans le dos et je tombe sur les oeufs que je portais et ceux-ci en sont cassés ». Les oeufs sont cassés parce que l’on m’a poussé. Par contre si je décide de jeter les oeufs par terre, c’est moi la cause du gâchis et en plus comme c’était délibéré, je suis responsable. Raisonner me donne une conception claire et nette de mon action et fait de moi une cause.
Spinoza parlera ici d’action, comme un effet qui suit d’une idée claire et distinctement conçue.
Bien entendu les idées ne sauraient avoir d’effets sur les corps.
Mais à chaque idée correspond une modification du corps. Lorsque nous décrivons un effet physique comme action nous signifions que la cause physique correspond à une idée plus ou moins adéquate. Plus l’idée est adéquate, plus la cause de l’agent est interne et plus elle relève du conatus qui définit cet agent. L’adéquation des idées implique la puissance.
Est rationnelle la personne qui s’efforce sans cesse d’augmenter sa puissance de convertir le pâtir en agir et de fortifier en elle la joie, l’indépendance et la sécurité qui sont les marques authentiques de la liberté. Parvenir à la plénitude de cette condition exige une réforme de nos affects, une maîtrise de ce qui peut nous dominer.
En effet nos affects résultent d’une augmentation ou baisse de notre puissance, laquelle est une perfection. La joie est une passion qui augmente notre plénitude.
Notre essence est l’effort par lequel nous tâchons de durer et persévérer dans notre être.
Lorsque cet effort ne concerne que notre intellect, on le nomme volonté. Lorsqu’il se rapporte au corps et à l’esprit, on l’appelle désir. Le désir est donc l’essence véritable de l’homme, le désir est l’appétit avec la conscience de l’appétit.
L’esprit et le corps se meuvent parallèlement. Toute modification de la puissance du corps est en même temps un changement de la puissance de l’esprit. C’est ainsi qu’une blessure physique qui diminue la puissance du corps a pour parallèle mental la souffrance qui réduit notre faculté de penser. L’esprit s’efforce d’imaginer ce qui peut augmenter la puissance du corps en même temps qu’effacer les images de ce qui le contrarie. Plus notre intellection est inadéquate et plus le corps et les causes externes exercent leur contrôle. La vie émotionnelle renvoie à une nature incarnée mue par des forces dont nous n’avons qu’une connaissance partielle. L’affect reste cependant une forme de pensée où se déploie une activité mentale plus ou moins grande. La dépravation d’un affect est également une dépravation intellectuelle et celui que mènent et dirigent ses passions a du même coup une compréhension déficiente du monde.
Étant aussi des formes de pensée, les affects peuvent être changés par un raisonnement. De plus les affects peuvent être étudiés dans leur aspect mental ou intellectuel et nous pouvons savoir lesquels sont bons pour nous.
Le Bien c’est ce que nous savons avec certitude être utile pour nous.
Les affects utiles se reconnaissent à ce qu’ils nous permettent de croître selon leur nature, c’est à dire d’augmenter notre puissance. Toutes nos passions peuvent être transcendées par l’élaboration d’une idée mieux adéquate de leur objet et de notre rapport à lui. De toute façon la puissance des passions au plus fort de leur état n’excède jamais la force de la raison.
Une espèce de divine tranquillité domine la turbulence des passions à l’exemple de la raison qui rétablit les lignes de conceptions adéquates brisées par le désordre matériel des émotions. Dans l’univers de l’esprit, la notion de puissance signifie une complétude de la connaissance. L’amélioration de la compréhension est une amélioration de la puissance.
Conclusion pour notre temps
On ne sait pas ce que peut le corps.
La science domine un pan de notre idéologie. Mais attention, celle-ci découpe son champ à l’intérieur du cadre philosophique ouvert par Kant, soit une pensée dans notre espace-temps.
Mais le temps est la toute grosse énigme et aujourd’hui elle est escamotée. Le problème de la durée a déjà été malmenée avec Bergson à l’heure du positivisme. Mais Spinoza lui n’est pas contaminé par Kant et il est en plus très au fait de l’histoire philosophique qui l’a précédé.
Si on part de notre point de vue actuel – la première définition de l’actuel, c’est l’ici et maintenant -, on sera sensible à l’approche logique et centrée sur la Nature que Spinoza développe dans un bain encore à l’aise avec la référence à Dieu. Descartes y a apporté un pas d’écart moderne : le Dieu des chrétiens n’est pas celui de Descartes et Spinoza. Pour eux il s’agit du Dieu des philosophes et ici on usera des notions de nécessité et de lois qui régissent toutes les régions de l’univers et pas seulement le monde sub-lunaire. Il y a dans l’entendement humain une orientation qui fait passer du premier au troisième genre de connaissance jusqu’aux registres de l’intuition – deuxième définition de l’actuel : à savoir d’être inscrit dans un ordre nécessaire qui désigne l’homme a une place où sa liberté engagée est totalement satisfaite dans le mouvement de reconnaissance de cette juste place.
Les idées fausses corrigées par un travail de l’individu, sur ses expériences de confrontation au monde et aux autres, produit la satisfaction d’être au mieux de sa conduite de vie. Pour Spinoza il y a le corps et l’esprit et c’est la même chose dans le sens où travailler sur les idées pour les rendre plus adéquates, car satisfaisant le conatus, équivaut à une réalisation de soi. Celle-ci n’est pas une satisfaction individuelle mais une ouverture maximale au politique.
L’éthique c’est le politique car l’éthique est un positionnement avec et pour les autres. Et ceci équivaut à l’éprouvé de l’éternité. Les choses sont bien ainsi et moi là-dedans je suis heureux et même ravi si on est sensible du côté de la contemplation de Dieu.