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Saturne et la mélancolie


Auteur du livre: Raymond Klibansky (et alii)

Éditeur: Gallimard

Année de publication: 1989

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Ce problème posé par Aristote comme exercice de réflexion à des élèves dédouble la maladie causée par la bile noire pour faire place au génie. Ce problème aura un regain d’intérêt à partir de la Renaissance, mais alors, il sera déjà chargé de nouveaux points de vue qui parfois erronés n’en ont pourtant pas moins imposés leur marque durable dans la tradition. Il nous parviendra à travers un second filtre, celui de l’AUFKLARUNG et surtout de sa réaction romantique.

Première partie : la notion de mélancolie et son évolution historique

CHAPITRE 1 : LA MELANCOLIE DANS LA LITTÉRATURE PHYSIOLOGIQUE DES ANCIENS  

I. LA DOCTRINE DES 4 HUMEURS

Au moment des pré-socratiques, il n’y a de pensée que dans un seul champ, global, car les corps et les âmes sont mus par une mécanique céleste dans laquelle les humains sont plongés (cosmogonie). 

Au départ il y a de la bile noire au titre de trace dans le corps d’un des éléments de cette cosmogonie (qui en comptera 4, à la suite des pithagoriciens : eau, terre, air, feu). La science de l’époque n’en est pas une puisqu’elle n’articule pas les observations par un principe intrinsèque à son objet (lois fondées en raison). Ce qui tient lieu de science est éclectique. Est éclectique un recours à d’autres traditions sans se préoccuper des conditions de son intégration dans son propre système de pensée. Il est plausible qu’il soit apparu nécessaire de structurer cet ensemble de traces empiriques dans une synthèse (par la magie des nombres).

La notion d’humeur vient de la médecine empirique, symptomatique. La Tétrade (mode de présentation des idées) pour définir la santé va chercher les pithagoriciens et parler d’équilibre : un équilibre entre les différentes parties d’un tout qualifie la santé (crase, circulation fluide entre des pôles) ; la maladie est rupture de l’équilibre (stase, arrêt, blocage). Mais avant d’en arriver là on passera d’abord par la notion d’harmonie. La notion selon quoi au cours des saisons chacune des substances (les STOIKEIA sont des intermédiaires qualitatifs – chaud, froid, sec, humide – faisant relais dans le corps à une composante de l’univers) devient prépondérante, cette trouvaille d’un contenu physique, cela vient d’EmpédoclePolybe approche de l’harmonie avec l’idée de crase. Mais le rassemblement de ces notions en système revient à Hyppocrate ( «  péri fusios anthraupou » ), avec un apport de Philistion qui regroupe les qualités 2 par 2 :

Sang – printemps – chaud et humide

Bile jaune – été – chaud et sec

Bile noire – automne – froid et sec

Flegme – hiver – froid et humide

Si on cherche à passer à l’idée d’équilibre pour une santé idéale, alors les excrétions ne permettent pas de parler de santé, sauf si on dit que chaque influence néfaste neutralise l’autre. Dans la tradition, ce qui depuis longtemps constituait des symptômes de maladie en vint peu à peu à être considéré, de manière inconsciente d’abord, comme des types de disposition, de constitution. La santé absolue était seulement un idéal dont on ne faisait que s’approcher. On va voir se préciser une terminologie : on passera de «  disposition »  à «  caractère et puis type », comme on passe de l’observation, à un savoir basé sur des classements distinctifs en psychologie. Dans ce passage, la notion d’harmonie glisse vers celle d’équilibre (un déficit appelle compensation).

Les termes colérique (bile jaune, produite par le foie) et flegmatique (flegme, liquide cervical) devinrent porteurs d’une double signification, désignant des états pathologiques ou des aptitudes constitutionnelles. Il y a donc des pathologies mais aussi des ETHOI influençant directement les âmes. On passe du complexe au simple sousjacent ? Le système comportait cependant une autre complication car 2 humeurs, le sang et la bile noire (sécrétée par la rate), y ont une évolution exceptionnelle. Chez les grecs, il n’y avait pas de nom pour désigner le sanguin. Que va-t-on faire du sang car il anime toutes les constitutions ? La reconnaissance d’une disposition de nature mélancolique ne nécessitait pas que le sujet fut décrit comme malade. Cette particularité allait reverser ces concepts de crase et de stase dans le domaine de la psychologie, ouvrant à la théorie des caractères et types mentaux : « La bile noire comme le vin est de nature pneumatique et réclame la décharge sexuelle pour se limiter dans les excès. Si le caractère est déterminé par la chaleur, les hommes envahis par la bile noire sont mentalement anormaux, ce qui leur ouvre le champ d’exploitation d’un talent exceptionnel, génial « .

II. LA NOTION DE MELANCOLIE REVOLUTIONNEE PAR LES PERIPATETICIENS ET LES ARISTOTELICIENS : LE PROBLEME 30,1  

Au cours du 4ème siècle acn, 2 grandes influences culturelles changeront la notion de mélancolie, à savoir la folie dans les tragédies et la fureur platonicienne. L’écart entre Platon et Aristote se mesure dans leurs rapports aux mythes ; Platon se méfiait de la science.

L’auteur du problème 30,1 (Aristote ?) s’attacha alors à « comprendre et justifier » l’homme qui était dit grand ! Parce que ses passions étaient plus violentes que celles des hommes ordinaires et parce qu’il était assez fort en dépit de cela pour trouver un équilibre à partir de l’excès, il était grand. Il importait de «  distinguer » les hommes grands, popularisés comme modèles à suivre.

Mais la notion mythique de furor fut remplacée sans reste par la notion scientifique de mélancolie (fou) et ce parce que le don pour les songes véridiques et les prophéties, propre au mélancolique pathologique, correspondait à l’équation platonicienne «  mantique = manie ». 

La notion aristotélicienne de matière, combinée à la théorie aristotélicienne de chaleur rendit possible l’introduction d’un ordre systématique à l’intérieur des nombreuses formes de véhémence imputées au mélancolique, et ce dans les termes clairs d’une théorie des contraires. Seule enfin la notion aristotélicienne de moyen terme permit de concevoir un équilibre efficace entre les 2 pôles de l’antithèse, justifiant l’idée que seul ce qui est anormal est grand. Et il y a voisinage entre anormalité et génie. Pour résoudre la contradiction entre le monde des objets physiques et le monde des idées, une union s’est produite à partir d’un changement de valeurs : « sois différent »  plutôt que «  sois vertueux ».

La fureur divine de Platon était le souvenir d’un au-delà baigné d’une lumière supra-céleste qu’on ne pouvait plus retrouver que dans les moments d’extase ; dans la pensée péripatéticienne la mélancolie devint une forme d’expérience dans laquelle la lumière n’était qu’un simple corrélat de l’ombre et le chemin menant à la lumière comme un lieu exposé aux périls démoniaques.

III. L’EVOLUTION DE LA NOTION DE MELANCOLIE APRES LES PERIPATETICIENS   

Subsiste donc le sentiment confus qu’il existe un lien entre la mélancolie et la vie intellectuelle et que la prédominance naturelle dans les humeurs détermine l’état mental d’un individu. Le développement de la pensée déborde le regard « médical » : la pensée est affinée par des outils philosophiques précisés par Aristote (syllogisme, système où on s’appuie sur la logique…le rythme ternaire remplace la magie du nombre 4). Dans le domaine médical, émergent 2 noms : Hyppocrate (4ème siècle ACN) et Galien (2ème siècle), le premier étant marqué par la pensée de Platon et le second par celle d’Aristote. Par la suite et toujours sous la conduite des philosophes, on verra des tentatives d’autonomisation du domaine médical comme science.

A. LA MELANCOLIE COMME MALADIE  

Rufus d’Ephèse est dans l’ombre de Galien. Par Galien, l’éclectisme allait s’imposer en thérapie par rapport aux tentatives plus globales précédentes. En lien avec Rufus, il s’allie de grands auteurs arabes. Rufus reconstitue le lien entre mélancolie et intellect, se rapprochant des stoïciens, en inversant le rapport cause-effet dans le raisonnement au coeur du problème 30,1 : là où on pensait que la maladie créait des dispositions à être grand (entre autre par des dons), maintenant on considère que la pratique intellectuelle excessive rend malade.

Ici doivent être distingués le jugement moral ( des philosophes et surtout des stoïciens), de l’approche thérapeutique ( de Rufus d’Ephèse). 

1) la perspective stoïcienne (Celse)

La pensée philosophique stoïcienne situe la sagesse dans le déséquilibre ; le moyen terme (un peu de tout) désigne le médiocre. Bien que le sage stoïcien soit à l’abri de la folie, il peut se laisser gagner par la mélancolie. 

La maladie relève soit de la fureur, de la tristesse ou d’un désordre de l’imagination. La notion de mélancolie renvoie à celle de maladie pure comme aveuglement général de la raison. Entre folie (perte de la raison) et manie (excès), il y a flottement.

2) Asclépiade, Archigène et Saranus

Les médecins hérétiques, par rapport à Galien, sont Asclépiade, Archigène et Saranus (ou Pseudo Saranus), et ils ont rompu avec l’humorisme de Cos (Hyppocrate). Par les écrits postérieurs de Celse, nous prenons connaissance de la maladie mentale distribuée en 3 catégories : la fureur avec fièvre, la tristesse sans fièvre, un désordre de l’imagination ou de la raison mais de façon chronique. Asclépiade distingue lui la maladie venant de la bile noire de la manie aigüe et de la folie chronique. 

Presqu’à l’opposé de la doctrine d’Asclépiade, se situait celle d’Archigène d’Apamée, ne reconnaissant pas le lien de la mélancolie avec la bile noire et dès lors la voyant comme une forme initiale de la manie. 

3) Rufus d’Ephèse

Rufus adopte une différentiation : il y a la mélancolie suite à une mauvaise alimentation, et une maladie mélancolique constitutive. Au plan symptomatique bien sûr lié à une thérapie, le mélancolique est bouffi et bistre de teint, il est tourmenté par toutes sortes de désirs, il est déprimé (KATEFES), lâche et misanthrope, triste sans raison, gai à l’excès, sujet à diverses excentricités, phobies et obsessions. Bégaiement, don de prophétie, la racine du mal est un excès de pneuma. Reprenant le concept de chaleur (ou froideur) excessive, Rufus en fait une autre application : plutôt que d’attribuer 2 symptômes et 2 effets différents à une seule substance, il préfère distinguer 2 substances différentes.

On ne séparait pas la maladie temporaire de la constitution naturelle. Mais à l’intérieur des limites de la maladie, on introduisait une distinction entre 2 formes : l’une innée et l’autre acquise. Rufus reprit les concepts de chaleur et froideur en en cherchant la cause dans d’autres éléments du corps (le sang, la bile jaune, liquides observés). Et là on prenait un peu distance d’avec Aristote. Reste que le médecin ne pense pas en termes de fonction mais de matière. La bile noire (non observée) peut venir du refroidissement du sang ou du réchauffement de la bile jaune. Les médecins parlent de bile noire naturelle comme d’un résidu du sang, constamment présent dans le corps (comme une de ses 4 humeurs). Mais ils parlent aussi d’une bile noire malade qui est quelque chose en dehors du système (excédentaire), et qui serait la corruption de la bile jaune (dans le foie, siège alors des 2 biles). Est-ce alors la fin du Problème 30,1 puisqu’il n’y a plus de bile noire sans rapport avec le sang ou la bile jaune ? On a trouvé quoi faire du sang. Que faire du flegme ?

En tout cas avec Théophraste, s’ajoutent des symptômes psychologiques et des observations physio-gnomoniques et caractérologiques. Un changement de valeur se fait alors jour : l’humeur terrestre comme source de fermeté et constance devient négative et se met à se confondre avec les traits du flegmatique. Cela joue dans le type de mélancolique comme si le flegmatique venait dans un premier temps s’y définir en parasite (caractérisé par son flou) pour ensuite, comme un coucou, éjecter la figure de mélancolique sans ambivalence, toute noire mais simple. 

B.LA MELANCOLIE DANS LE SYSTÈME DES TEMPERAMENTS   

Hyppocrate avait déjà essayé d’établir un lien entre les caractéristiques physiques et le comportement mental. Un mélange d’éléments fait la variété des caractères. Ainsi les éléments cosmiques, et les pouvoirs qui y sont liés, unirent matière et esprit. Alors que la pensée progressait, la nouvelle théorie du caractère s’imbriquait plus étroitement dans le vieux système des 4 éléments et s’enrichissait des relations correspondant aux humeurs. L’air était semblable au sang et était chaud et humide, la terre … Les anciens de plus avaient inventé la notion des 4 types car les humeurs (flegme) ont le pouvoir de déterminer des types d’individus marqués dans des caractères (le flegmatique). 

Toutefois les notions de flegmatique et mélancolique se mélangèrent parce que :

-) le sang qui ne faisait pas partie des humeurs excédentaires a eu de plus en plus une influence positive sur la formation du caractère 

-) et puis Galien avait introduit la notion de crase où ce n’étaient pas les humeurs mais les qualités (de tempéraments) qui devenaient déterminantes. Une confusion fut alors créée et fit que la figure mélancolique de tempérament se colora de l’idée de maladie et fut déformée par des traits de caractère issus des textes psychiatriques. Le mélancolique est un sournois, un déprimé, un misanthrope, un timide, drôle de mélange !! En relisant Pseudo Saranus et Vindicien, on ne pouvait pas s’empêcher de penser que certaines caractéristiques de froideur et d’humidité, de chaleur et sècheresse sont attribuées à la bile noire par erreur puisque cette dernière est froide et sèche. Sans cette erreur, l’attribution au mélancolique de traits aussi peu traditionnels que la somnolence ou l’irascibilité pourraient à peine s’expliquer.

CHAPITRE 2 : LA MELANCOLIE DANS LA MEDECINE, LA SCIENCE ET LA PHILOSOPHIE DU MOYEN-ÂGE  

Il y a des traits du flegmatique chez le mélancolique ; l’acédie est une paresse qui survient quand il faut prendre ses responsabilités. À ceci près que c’est lu comme jugement du mélancolique par la Divine Providence. Plus précisément l’acédie n’est pas la tristesse mais un mélange de crainte, de dégoût du coeur et d’abandon de l’espérance du salut.

I. LA SURVIVANCE DE LA NOTION ARISTOTELICIENNE DE MELANCOLIE AU MOYEN-ÂGE  

Caractériser les effets de la mélancolie sur l’intelligence c’est un gauchissement de la rigueur de Galien. Celui-ci appliquait aux humeurs des définitions qui se rapportaient aux crases, et ce pour sauver un effet de conséquence en termes de tempérament… pour un flegmatique sans contenu. La description de la mélancolie froide et sèche est au Moyen-Âge une solution insatisfaisante… et ce parce que trop éloignée de la figure du sanguin en tout privilégiée. 

Neckham déclare que l’esprit humain comprend 3 fonctions distinctes dont chacune avait son siège dans une partie du cerveau (on retrouve le rythme ternaire d’Aristote (le moyen terme) ; n’oublions pas que le flegme est un suc cérébral :

-) l’imagination siégeait dans le ventricule chaud et sec du cerveau antérieur

-) la raison occupait la cellule humide et chaude dont le siège est dans le cerveau moyen

-) la mémoire enfin se tenait dans le ventricule froid et sec de la partie postérieure du cerveau.

Ainsi restait-on en continuité avec les anciens (Hyppocrate, Galien, Rufus) : les sanguins de complexion chaude et humide étaient portés à l’étude… etc.

C’est Albert I qui revint sur le problème 30,1. La mélancolie du héros valeureux était une certaine mélancolie d’origine morbide (adusta), lorsque le processus de combustion n’était pas trop avancé et lorsque le sang était assez chaud et vigoureux. L’adustio apparait quand un mélange de valeur se fixe en dehors du tempérament. La théologie et la philosophie morale  font un pas d’écart dans le tableau ancien en collant ici une notion de faute.

Guillaume d’Auvergne au contraire situa la mélancolie en dehors de la maladie, en rupture d’avec l’idée des anciens. La raison (dans la théologie chrétienne) en était que la mélancolie soustrayait les hommes aux plaisirs physiques, préparait à la pénétration de la grâce divine et élevait aux visions mystiques et prophétiques.

II. LA MELANCOLIE COMME MALADIE  

A. VUE PAR LA THEOLOGIE ET LA PHILOSOPHIE MORALE  

Alors que Guillaume d’Auvergne considérait la dite maladie comme une grâce, Chrysostome la tenait pour une épreuve que la réflexion raisonnable pouvait rendre supportable.

Hildegarde de Bingen renvoya à une vision tragique qui rappelait la vision d’un blasphémateur fou. Causée par le péché originel, la mélancolie ne pouvait admettre ni atténuation morale ni consolation. Dans les cas graves, un médecin était appelé pour soulager. Pour elle, l’individu de type mélancolique est un sadique poussé par un désir démoniaque, un être qui devient fou s’il ne peut satisfaire son appétit ; des êtres qui haïssent les femmes en même temps qu’ils les aiment et les tueraient volontiers dans une étreinte de loup sauvage ! Leurs enfants sont malheureux, pervertis, proscrits et misanthropes comme leur père mais parfois comme lui ils sont habiles et avisés dans les travaux de leurs mains et mettent du coeur à l’ouvrage !!

B. LA MELANCOLIE DANS LA MEDECINE SCOLASTIQUE   

1) la médecine arabe des premiers temps et sa transposition à l’Occident : avant Constantin l’africain

Il y a une remarquable stabilité de la psychiatrie clinique jusqu’au Moyen-Âge. Dans le champ de la médecine on a toujours distingué les causes naturelles des causes divines. Les causes naturelles sont ramenées à des troubles alimentaires. Ishaq Ibn Amran alla plus loin : il permit que les facteurs spirituels interviennent.  La maladie mélancolique était une perturbation des idées, due à la bile noire, par la peur, l’angoisse et la nervosité, maladies de l’âme conditionnée par des facteurs physiques qui pouvaient attaquer les vertus ordinatives et de là en réagissant sur le corps provoquer insomnie, perte de poids, désordres qui n’hésitaient pas à osciller d’un extrême à l’autre de façon visiblement contradictoire. En fait les causes spirituelles sont ramenées à des problèmes de sexualité dans les ascèses intellectuelles ; au point d’encourager une plus grande pratique sexuelle.

Dans des récits plus tardifs, la mélancolie est une aliénation de l’esprit sans fièvre ; on met en exergue l’amour et la passion comme causes.

2) tentatives de systématisation à partir de la pathologie humorale. Avicenne et la doctrine des 4 formes

La théorie des 4 humeurs sert d’appui à sa propre doctrine : si la bile noire qui provoque la mélancolie est pure, la réflexion sera profonde et l’agitation voire la fureur seront moindres, sauf si le malade est provoqué ou s’il nourrit une haine qu’il ne sait oublier.

La confusion que la logique des humeurs avait causée rebondit quand l’idée de la distinction entre bile naturelle et non naturelle se reporte du sang aux autres sucs. Ainsi donc la mélancolie maladive pouvait avoir un fondement de type sanguin, colérique, flegmatique ou la mélancolie naturelle, et dans ce cas on parlait de mélancolie au carré. Cette tradition qui se reliait à Galien(avec la notion de combustion) et à la doctrine des 4 humeurs aura la vie longue jusqu’à Mélanchton.  

3) tentatives de classification sur une base psychologique : Averroes et la médecine scolastique

Asclépiade avait fait la distinction entre un désordre de l’intelligence et de l’imagination ; Ishaq Ibn Amran l’a suivi.

Le médecin Posidonios avait précisé une localisation de la mélancolie dans le cerveau au niveau de cellules malades. La mélancolie s’assimila progressivement à la seule lésion de la vertu imaginative ou estimative, ou les 2. Ainsi se précisa le débat entre fureur et mélancolie.

On continua de penser que l’étude appliquée et la méditation profonde sont des symptômes de la maladie ; ainsi que l’inspiration supérieure (le don de divination). 

Mais le véritable événement fut l’imprégnation de la pensée médicale par des notions astrologiques et magiques dérivant de spéculations sur l’univers. Ce courant sera approfondi par Ficin, G Pontano, Agrippa de Nettesheim, et Paracelse.

L’âme incarnée est condamnée à oublier plus ou moins complètement des idées innées et seule l’étude pourra lui permettre de se remémorer une partie de ce qu’elle a oublié. Le moment de l’incarnation de l’âme est gouverné par une constellation particulière qui dote l’âme de ses qualités et l’adapte à des formes particulières d’activités ; mais là aussi ces influences ne peuvent s’exercer que de matière limitée parce que l’âme se laisse marquer de façon discursive, à travers le travail de la raison et des sens. Cependant il arrive qu’à la faveur d’un état de transport les sens soient paralysés et alors l’âme peut revivre son état prénatal.Avec Ficin, l’acte médical se réduisit progressivement à une méthode d’utilisation des forces générales du cosmos et comme les autres sciences se fondit dans la magie.

III. LA MELANCOLIE DANS LE SYSTÈME DES 4 TEMPERAMENTS  

Au Moyen-Âge on a distingué les notions d’humeurs, des causes morales et de la passion, par quoi les dernières en revenant sur les premières et en les colorant de façon pathologique, modifiaient celles-ci comme causes de tempéraments. 

A.LA TRADITION GALENIQUE EN PARTICULIER CHEZ LES ARABES ET DANS L’OEUVRE DE CONSTANTIN L’AFRICAIN   

Ici l’idée sur laquelle se fonde tout le système ne fut pas transmise par les arabes. Car Galien n’avait pas l’idée que la prépondérance de l’une ou l’autre des humeurs primaires détermine les traits caractéristiques des différents types d’individus. Galien compare chaque combinaison observée de manière empirique, à l’état idéal.La doctrine humorale des arabes considère la complexion sanguine comme optimale. Et la prépondérance de l’une ou l’autre des humeurs primaires n’était qu’un des facteurs contribuant à influencer la constitution et n’induisant de désordres que dans les cas d’augmentation anormale. 

La doctrine des tempéraments fut directement reprise d’écrits du Bas-Empire latin qu faisaient un savoir commun au 3ème siècle dans l’Europe du Nord Ouest. Ainsi un humorisme non pathologique va prendre de plus en plus de poids dans une théorie des tempéraments. En résultent une doctrine caractérologique qui s’ouvre à une intuition psychologique mais… de façon co-existante, à un courant de popularisation d’une surimpression interprétative qui tend à éclipser des données de la tradition plus scientifique. 

B. LA RENAISSANCE DE LA CARACTERIOLOGIE HUMORALE DANS LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE EN OCCIDENT DURANT LA 1ère MOITIE DU 12ème SIECLE   

Guillaume de Conches exposa ses idées dans un traité de cosmologie. L’un des traits important de cette évolution fut d’assigner la position parfaite au type chaud et humide alors que celui-ci n’était qu’une dys-crase dans la doctrine galénique. Les hommes, à l’inverse des animaux, avaient à l’origine été créés sanguins et c’est après l’expulsion du paradis qu’ils avaient dégénéré en plusieurs types. Le mixte de la théorie des humeurs avec le souci du dogme chrétien différenciera dans la théorie des tempéraments en usant de critères caractérologiques répondant aux exigences de la philosophie morale.

S’opposant à la pathologie humorale qui associée à la théorie des crases dominait la médecine clinique, la philosophie naturelle instaura une nouvelle interprétation de la caractérologie humorale. 

La science, l’astrologie y comprise, n’avait continué à se développer que chez les arabes ; lorsqu’elle fit retour en Occident, elle conserva des apports très ésotériques.

Les tendances moralisatrices du 12ème siècle continuèrent en réaction à la reprise de la doctrine classique tardive des tempéraments même si le besoin de moralisation influença la compréhension factuelle des données traditionnelles. La présentation des résultats dans des allégories insista sur ceci : c’est dans l’appui sur la volonté de l’homme qu’il y a moyen de tourner à son avantage la complexion la plus mauvaise, fut elle mélancolique.

C. LA VULGARISATION DE LA DOCTRINE DES TEMPERAMENTS A LA FIN DU MOYEN-ÂGE ET LES EFFETS DE CETTE VULGARISATION  

L’accentuation du caractère affreux du mélancolique s’opère par une surajoute d’inventions galvaudées par les rumeurs populaires. La science n’est pas fort prisée, la pratique médicale s’appuie sur des recettes mnémotechniques retenues caricaturalement. On fait l’éloge du mélancolique en le noircissant. Dans le style de l’allégorie, la théorie selon quoi la prédominance d’une humeur détermine le caractère tandis qu’une prédominance excessive entraîne la maladie, va cliver la figure du mélancolique comme calamiteux.

Le 18ème siècle montrera que même la Renaissance n’influencera pas cette présentation. Appelius ira l’appliquer aux juifs dans la foulée de Judas. Kant dira qu’une tristesse sans cause tient à ce que le mélancolique a une échelle morale qui détruit tout bonheur dès lors que son indignité et celle des autres lui est révélée. Ceci dit, la tendance de fond n’occultera pas la reprise par des intellectuels de 2 qualités liées au problème 30,1 d’Aristote : une force de volonté et une aptitude aux études prolongées. L’Histoire retiendra des courants de pensée non pas synthétisés mais juxtaposés.

Deuxième partie : Saturne, astre de la mélancolie

Ce qui est intéressant dans la période de la Renaissance qui suit c’est l’avération de la puissance d’un génie.

CHAPITRE 1 : SATURNE DANS LA TRADITION LITTERAIRE  

I. L’IDEE DE SATURNE DANS L’ASTROLOGIE ARABE DU 9ème SIECLE. 

C’est chez les arabes que l’on voit établi le rapport étroit entre Saturne et la mélancolie. Abu Ma’sar précise que cette liaison est unanime chez les astrologues, lesquels étaient constitués en institution (les fidèles de Bassora) au même titre que toute autre science.

Abu Ma’sar va plus loin quand il lie les influences astrales aux qualités des tempéraments. Les influences opèrent sur le physique, les émotions et le caractère. 

En Occident ce n’est pas lui qui va impacter la pensée mais une traduction faite par Al Kabisi du « livre supérieur de l’imitation » . Les 4 planètes (avec Jupiter, Mars et Vénus) ont des pouvoirs démoniaques provoquant une absolue folie. Est fou ce qui est à la fois le même et son contraire.

Bien sûr il est important de faire un lien avec le culte de l’Antiquité pour les dieux (qui déchus de leur divinité passèrent leur nom aux planètes). Le culte adossé aux dieux passa aux planètes dans une sorte d’adoration profane pour se gagner leur influence. 

Précisons que le culte au dieu Saturne pouvait s’appliquer au dieu Chronos vu qu’il s’agissait d’une nomination à partir d’un attribut de Saturne, dieu du temps.

II. SATURNE DANS LA LITTÉRATURE ANTIQUE  

A. LA FIGURE MYTHIQUE  

La caractéristique de Cronos est sa grande ambivalence interne, c’est le dieu des contraires. 

Chez Homère, c’est le dieu qui aide à obtenir des bonnes récoltes (proches du temps où les hommes jouissaient de l’abondance de toutes choses). Mais c’est aussi un dieu sombre, détrôné par Zeus et solitaire, qui vivait prisonnier sous le Tartare, devenant le dieu des morts. Il a été le père de tous les dieux mais il les a dévoré par peur de leur menace ; mais c’est sans compter sur la ruse de Rhéa qui pour sauver Zeus lui a substitué une grosse pierre !

Le passage de la Grèce à Rome a estompé le contraste.

B. LA PLANETE   

Dans la religion primitive des grecs, on ne connaissait que 2 planètes. Les babyloniens apprirent l’existence d’autres planètes (on passe à 5) ; c’est aussi eux qui apportèrent le culte de ces astres dotés de pouvoirs quasi divins. La période hellénistique compléta le tableau d’apports égyptiens.

Il y avait trop de confusion, les astronomes réintroduisent des observations  sur les caractéristiques des planètes, leur luminosité par exemple, sans pour autant éliminer la dimension mythologique.

1) Chronos – Saturne dans l’astrophysique antique chez les grecs

Épigène de Byzance, à la période alexandrine, et comme médiateur entre Babylone et la Grèce, précise les caractéristiques de Saturne : il est froid vu sa distance par rapport au soleil (et vu le grand âge de la divinité). Il attribue aussi à Saturne une qualité de sècheresse impliquant une qualité de venteux : ceci heurta les traditions pythagoriciennes et orphiques (un dieu de la pluie et de la mer).

En astrologie, du coup, la tradition se transmit dans la contradiction.

C’est dans le système stoïcien qu’on a une classification systématique établissant les lois qui régissent les domaines terrestre et céleste. À Saturne on va rapporter systématiquement tout ce qui est froid sur la terre. La philosophie stoïcienne rapproche la pensée grecque de l’astrologie en la cadrant dans la notion de destin (moïra a 2 sens : loi de la nature, destin). Elle désintègre par le rationalisme toute la référence aux mythes : les dieux ne sont plus des personnes.

Cela produisit une réaction dans les cultes à mystères, zone d’accueil pour Abu Ma’sar.

2) Chronos – Saturne dans l’astrologie antique 

Les éléments astrologiques de l’astronomie orientale furent communiqués aux grecs à la même époque mais leur mise en système fut l’oeuvre d’un chaldéen, Bérose. Son livre servit de référence aux grecs qui retinrent l’aspect astronomique. Ceci dit, la division entre bonne et mauvaise planète (Saturne, Mars) apparait plus tôt, chez Manilius du temps d’Auguste. 

L’important à retenir c’est que la description tranchée de Saturne se répercutera sur la mélancolie à travers la philosophie stoïcienne sensible à Manilius : on ne s’intéresse aux mythes anciens que dans la mesure où on peut interpréter des éléments individuels applicables à une définition d’un phénomène naturel. Mais à la différence des philosophes rigoureux, les astrologues abusent de l’analogie concrète ce qui compliqua le tableau. 

Vettius Valens va associer Saturne à la vie malheureuse du Cronos grec mais aussi à des sources pythagoriciennes et orphiques : les diverses qualités et expériences des dieux se matérialisent dans des catégories de substances terrestres (vessie, glande) et dans des types de caractère et destin : puisque Saturne est froid et humide et que le rhumatisme est causé par le froid et l’humide, cette maladie est le propre de Saturne. Il y a en plus ajouts de toutes sortes de prédicats repris de savoirs accumulés en physiognomonie et éthique populaire, disciplines sans rapport avec la science des astres : amertume, abattement, étroitesse d’esprit, ladrerie.

Une chose manquait à l’astrologie du bas empire, c’est la distribution en 4 humeurs (la bile noire…). Plus facile à intégrer sont les crases galéniques.

Ce n’est qu’au Moyen-Âge qu’on put tirer profit des apports astrologiques car la théorie des 4 humeurs était rétablie. 

Ajoutons que Vettius Valens introduisit des éléments positifs chez Saturne. Et ceux-ci prirent de l’importance quand les calculs purent établir la position des planètes, atténuant un tableau négatif trop caricatural et rigide : la richesse, la fondation de cités, le rapport avec la géométrie, la connaissance de ce qui est caché sont des traits à rapporter à l’Âge d’Or de la colonisation du Latium (Saturne alors est en exil dans le monde des ténèbres ; dit autrement il est sorti de sa maison telle que fixée par le Zodiaque).

Une dernière source viendra s’ajouter, les néoplatoniciens qui eux combattent l’astrologie mais qui prennent aussi distance d’avec les écoles de médecine aristotéliciennes.

3) Chronos – Saturne et le néoplatonisme 

Ici on cherche une unité métaphysique susceptible de donner sens à toute existence physique. Les séries néoplatoniciennes (vers le haut et vers le bas) sont comparables aux catégories astrologiques ; dans les 2 cas on associe certaines classes de phénomènes terrestres à des planètes. Les phénomènes composant les séries verticales sont reliées par enchaînement non pas parce que déterminés par une planète mais parce que le Tout-Un émane dans des formes qui sont de plus susceptibles de se modifier. 

Le néoplatonisme ne pouvait pas croire dans une influence mauvaise causée par une planète. Saturne du fait qu’il est père de tous les dieux (et le plus éloigné de la Terre) est le plus proche de la sphère supra-céleste, elle acquiert donc une suprématie dans la faculté de penser jusqu’à saisir le rôle du Tout-Un. Son séjour dans le royaume d’en bas lui permet d’avoir une connaissance des fondements et donc des principes de base de l’univers. Il préside à la construction des villes et étend son pouvoir à la sphère politique. 

Les néoplatoniciens sont dans la foulée de Platon qui prône l’importance de revivre comme du temps où l’existence était réglée par Cronos. Le rapprochement  entre Cronos et Chronos va dans le même sens : ce rapprochement est traité par Macrobe et Porphyre pour soutenir un travail de la pensée selon l’ordre de la raison : l’ordo elementorum. Il y a toutefois une tendance astrologique qui s’introduit de ce que Macrobe fait un pas d’écart d’avec Plotin et Procus. Cette doctrine astrologique de l’influence planétaire est cependant limitée par la capacité physique et mentale de l’individu en pensée rationnelle et spéculative. 

Macrobe maintient un lien avec le «  νουϛ » plotinien et avec le mythe du voyage de l’âme. Celle-ci dans sa phase d’incarnation descend et passe par les sphères de toutes les planètes où elle s’imprègne de leurs qualités. 

Servius creuse un dualisme haut/bas en termes pur/impur. Il se laisse gagner par le gnosticisme.

La cosmologie effacera la coloration de chute et de faute : il y a une unité essentielle entre l’homme et l’univers. Les dons devinrent des éléments neutres, des ingrédients constructifs dont certains étaient mentaux et d’autres physiques. Les physiciens insistent sur ce qui se transmet par les planètes : Saturne transmet l’humeur. On voit bien qu’il y a une lutte de tendance d’avec la filière inspirée par Cronos.

Il y a donc une transmission antithétique entre les humeurs du mélancolique comme l’apathie, la tristesse, la fraude et une pensée raisonnée, inspirée. Il y a glissement d’un «  ou bien – ou bien » vers un « et – et ». Le fondement est sinistre mais dans un contraste clair/obscur, il y a une analogie d’action entre mélancolie et Saturne : comme Saturne est le démon des contraires, il peut doter l’âme de stupidité ou de capacité à l’intuition contemplative. (À rapprocher de Ficin).

III. SATURNE DANS LA LITTÉRATURE MEDIEVALE  

A) SATURNE DANS LES CONTROVERSES DES PERES DE L’EGLISE  

Ils cherchèrent à ébranler la croyance dans la prédestination astrale. Mais cette lutte renforça l’hérésie.

Tertullien se rattache au courant évhémériste pour qui les dieux antiques sont des hommes ; dans l’ombre de Saturne, il ne voit chez le mélancolique qu’un homme écrasé par un destin (mais tout le monde est logé à la même enseigne). L’ambivalence Cronos – Chronos n’a rien de divine car une divinité est immuable.

St Augustin, lui, veut imposer le libre arbitre côté raison mais garde une doctrine de la prédestination divine côté foi. Il résume remarquablement l’héritage qu’il a reçu. Il sait que les néoplatoniciens sont ses alliés quand ils promeuvent un être à l’Intelligence Suprême mais il sait que le peuple «  marche » aux cultes de Jupiter (à soudoyer), Saturne (à endormir)… et à l’astrologie. 

Ambroise ouvre une autre voie en s’appuyant sur Plotin. Il ne part pas des divinités planétaires mais de leur nombre qui est en lien avec les 7 dons du St Esprit (sagesse, intelligence, conseil…). Dès lors il n’y a pas à recourir aux pythagoriciens ou à des philosophes pour trouver le chiffre 7, bon. Les planètes ne sont plus vues comme pourvoyeuses de dons spirituels, elles sont liées aux visées de l’éthique chrétienne.

B) SATURNE DANS LA PENSEE MEDIEVALE TARDIVE   

1) Saturne dans la théologie morale

Alexandre Neckham donne à la pensée d’Ambroise une coloration astrologique : les 7 dons parent le microcosme d’un ornement lumineux et exercent leur pouvoir sur les facultés naturelles de l’homme.

Berthold de Ratisbonne développe dans un contexte astrologique bien vivant un système d’exhortation morale : Saturne octroie de la stabilité dans l’existence car sa révolution dans le ciel zodiacal dure 30 ans (il est toujours là, en tout cas il est tenace).

Maître Eckhart donne à la pensée d’Ambroise une teinte mystique quand les 7 dons deviennent les 7 béatitudes : heureux les … Saturne relève de la pureté angélique ; cet astre est purificateur. Chez tous l’influence néoplatonicienne est forte.

Guillaume d’Auvergne a une vision différente et il cherche à combattre l’idée qu’il y a des astres à l’influence maléfique. C’est le réceptacle qui peut porter à caution. Saturne est quand même responsable du don de prophétie…. Mais en général il ouvre à la connaissance des choses justes et utiles.

2) Saturne dans la mythologie médiévale

Le recours aux encyclopédies, glossaires et anthologies contournait la surveillance de l’Eglise quant à la pureté de la foi. Écrits par des savants érudits, ils avaient le souci de bien interpréter les textes antiques pour une écoute contemporaine. 

Servius a ainsi recyclé Varron, Cicéron, Virgile, Ovide, Pline… mais aussi Lactance, Fulgence, Macrobe, et Martianus Capella

Isidore de Séville et Raban Maur imposèrent une forme indépendante de littérature, d’essence purement mythologique. 

Jean Scot Erigène et Remy d’Auxerre se retrouvent dans la foulée à côté de Pétrarque et Boccace.

Par rapport à Saturne, Servius représente la source médiévale principale en classant les vraies avancées du côté des allégories à propos des dieux et des mythes : on y comprend la façon dont la parole de Dieu pénètre le monde. Il y ajoute ses observations astrophysiques.

Pierre Bersuire dépasse le travail de généalogie pour y ajouter des considérations morales utilisables dans les sermons.

Pétrarque poète s’appuie dans ses vers pour parler des dieux sur un compendium des oeuvres de l’Empire d’Orient à partir de sources carolingiennes : c’est beau mais guère utilisable dans la vulgate chrétienne ; les profanes cultivés en redemandent. Un siècle plus tard (14ème) les mêmes profanes cherchent dans l’Albricus des transpositions authentiques de textes antiques de source grecque.

Boccace présente Saturne comme un sage. Moins fermé aux sources mythologiques il noue notre tradition avec Abu Ma’sar.

Gyraldus porte un coup à la mythographie et suite à son travail cette source n’intéressera plus que les érudits. En effet la critique a beaucoup à faire pour compiler valablement des textes si contradictoires.

3) Saturne dans l’astrologie du Moyen-Âge : éléments adoptés par la philosophie naturelle scolastique

En 1200 Ambroise redevient intéressant car l’époque a des similitudes avec celle du Père de l’Eglise. Tout un corpus astrologique revenant du Bas Empire et d’Orient sont véhiculés par les arabes. 

A Neckham et B de Ratisbonne martèlent que les astres ne peuvent déterminer la volonté humaine et donc sa destinée éthique. Ils ont fort à faire face à l’Alchandrinus en circulation depuis le 10ème siècle et qui reprenait la question des enfants de Saturne : les mélancoliques sont des fils du diable et par calcul (une division de la date de naissance complète par 7 qui laisse un reste de 5) on peut savoir si le bébé est enfant de Saturne.

Abélard et Guillaume de Conches dans le même combat partent de la notion d’accidentel, contingent, soutenue par Boèce dans son commentaire d’Aristote.

Hugues de St Victor lui il distingue l’astrologie qui s’occupe de la santé en lien avec les changements de temps (rhumatismes), et en lien avec la sexualité (questions de fertilité et de stérilité). Il l’appelle astrologie naturelle et la juge acceptable.

Guillaume de Conches a 3 manières d’envisager les corps célestes : via les mythes, l’astrologie et l’astronomie. Du point de vue astronomique Saturne est la planète la plus éloignée du soleil et dont l’orbite est la plus longue, du point de vue astrologique c’est comme si le soleil en conjonction avec Saturne perdait de sa vigueur, du point de vue mythes on ramène la faucille dont le maniement se fait dans un geste rétrograde. Au milieu de cette tresse, il y a à dégager une vérité physique. Les astres sont des symboles. Comme chez Macrobe, les planètes n’influencent pas, elles signifient (si on veut savoir ce qui nous attend). L’astrologie est là mais sous contrôle.

Adélard de Bath (12ème s) a une idée forte sur la nature dont le sens change : les astres sont des principes des êtres de nature inférieure.

Daniel de Morlay succombe au fatalisme en rapprochant la tradition latine de la tradition arabe.

Bernard Silvestre est le plus tranchant. Saturne avec sa faucille coupe tout ce qui est beau ; la seule chose qu’il a de bien c’est qu’il est le père du temps. On vit dans un monde de Terreur.

Alain de Lisle va dans le même sens sauf que dans sa poésie il ramène une figure de Saturne contrastée (la contradiction interne à ce dieu, depuis toujours là).

Arnold de Saxe, Vincent de Beauvais, Barthélemy l’anglais font entrer l’astrologie dans la philosophie ; du coup au delà de l’interprétation morale ou cosmologique, Saturne redevient le maître de la vie car il engendre tout ; il est maître des architectes, des théoriciens, tout en étant soumis à la peine, à la bassesse… dans les textes qui lient Saturne à la mélancolie, les descriptions en tableaux contrastés englobent la durée de la vie, le destin de l’homme, la maladie et la santé, la constitution physique, le caractère.

Mais le poids de l’influence arabe est déterminant sur toutes les autres approches – philosophie morale, philosophie naturaliste, mythographies – et pousse une image de Saturne comme figure maléfique et menaçante. On retrouve le tableau figé de l’Antiquité tardive, à ceci près que maintenant Saturne est inscrit dans la théorie des 4 tempéraments du côté mélancolique ce qui permet de garder les traits positifs dégagés depuis longtemps par les néoplatoniciens : richesse, puissance, talent pour la géométrie, réflexion profonde.Le tableau hérité est très clair chez Bonnatti et Michele Scot qui vont rapatrier des descriptions médicales. Quand les traits sont trop négatifs, il y a une réaction vers plus de nuance ailleurs : roman de la Rose, contes de Cantorberry, l’épitre d’Otha de Christine de Pisan. Le tableau ne peut jamais se fixer.

CHAPITRE 2 : SATURNE DANS LA TRADITION FIGUREE, QUI A SES PROPRES LOIS  

I. SATURNE DANS L’ART ANTIQUE ET SURVIVANCE DE LA REPRESENTATION TRADITIONNELLE DANS L’ART MEDIEVAL  

Il y a 2 types de représentation : la première montre un dieu à l’allure hiératique, penché sur des signes zodiacaux, vieillard à la faucille et la tète couverte, la seconde montre un penseur assis la tète posée sur la main. Dès le Haut-Moyen-âge la seconde est reportée sur les apôtres, évangélistes et prophètes. 

Tous les livres répertoriés chez les auteurs du chapitre 1 sont illustrés (les sources carolingiennes, Raban Maur). 

Par contraste dans l’art byzantin il y a peu de ces représentations hormis Grégoire de Naziance mais au prix d’une erreur d’interprétation. 

Les manuscrits grégoriens des 11 et 12ème offrent une image différente : l’illustration de la naissance de Vénus n’avait jamais été mise en image, elle nous parvient via la littérature. Par contre les représentations des astres suivent une tradition strictement picturale et d’origine profane.

Il se peut que les traditions profane et théologique remontent à une source commune.

II. L’ILLUSTRATION DE TEXTE ET L’INFLUENCE ARABE  

L’artiste du Moyen-Âge est libre de créer des types nouveaux en harmonie avec le goût de l’époque.

Il y a des exemples chez Martianus Capella et Remi d’Auxerre, ainsi que pour le manuscrit de B de Ratisbonne.  On n’a pas d’image vivante de quelqu’un dans un environnement quotidien, on en reste à reproduire des types (eikonismos, Pierre et ses clés).

Pour en sortir, les modèles orientaux changent la donne vu qu’on n’y est pas habitué. Cela nous arrive par Abu Ma’sar. La liberté de facture va soutenir des portraits d’érudits, paysans ou nobles plongés dans leur époque (outils, costumes). 

À la fin du Moyen-Âge on atteint un niveau de grande efficacité.

III. LE PORTRAIT DE SATURNE ET SES ENFANTS  

L’apport oriental est compliqué de ce qu’il est chargé de motifs inconnus voulant illustrer les rapports entre les planètes et les hommes sous leurs influences.

Il y a à représenter les métiers des planètes chaque fois en les illustrant par la série d’images d’enfants dans tel ou tel de ces métiers. Par exemple Saturne a une pioche et à côté il y a un jeune travailleur du cuir, un agriculteur…les représentations des enfants se modernisent de façon toujours plus réaliste ; il y a une grande cohérence psychologique et sociale. La cohérence demande une simplification : on a été cherché des images du Christ s’adressant aux hommes le jour du jugement dernier et l’image de Saturne s’installe dans une assemblée d’hommes sages. Mais le style devient celui des tableaux de genre où on cherche à rendre immédiat l’effet de l’influence produite.

On se mit en quête de nouvelles formes en partant des tables originelles : il fallait parler de chaque planète d’une même façon et ici c’est dans le Nord que se trouve le neuf, en premier par rapport à l’Italie. La divinité est sur un nuage entouré d’étoiles, les enfants sont à ses pieds, on opère une fusion entre un modèle sécularisé de la Pentecôte et on  mixe avec des versions de style propres aux arts libéraux. On passe plus facilement d’une source à l’autre si on retient les traits positifs des divinités. 

Les arts libéraux apportent des façons qui intègrent des éléments astrologiques. Saturne devient architecte, il a des clefs d’un coffre mais le réalisme domine surtout par rapport aux classes sociales utilisées. On est à l’époque où le citoyen des villes regarde le paysan et à la campagne la pauvreté interpelle pour la première fois.

Au 15ème s, les accents héroïques se rajoutent (le triomphe de Petrarque).

IV. SATURNE DANS LES ILLUSTRATIONS MYTHOGRAPHIQUES DE LA FIN DU MOYEN-ÂGE  

Les sources mythographiques du 14-15ème sont déjà moralisées, le propos allégorique est d’inspiration chrétienne, l’image est réaliste.

Saturne est exilé, il arrive épuisé dans le Latium, mais c’est un vieillard digne pilotant son bateau.

En contraste on a aussi Saturne qui dévore ses enfants.

V. SATURNE DANS L’HUMANISME  

Au 14ème on arrive à une première Renaissance, dans les arts. On est inspiré par l’Antiquité classique. Saturne s’il veut être honoré doit montrer son côté négatif (à conjurer), mais il faut maintenant en plus qu’il ait un reflet sublime et purement contemplatif. La forme est idéale.

L’humanisme nait à Florence avec Giulio Campagnola (ruines) et surtout avec Jacopo Bellini qui a encore des accents gothiques mais représente une divinité antique dans un monde moderne. Ce n’est pas encore vivant.Campagnola reprend des traits du mélancolique selon sa tradition d’images. Il y a un paysage marin, un roseau, chose qui renvoie à l’astrologie de Bonnatti. La toge est plissée comme des ailes. Le passage de Cronos à Chronos fait de Saturne un dieu protecteur de la vérité quand le décor du passé s’effondre ! Il y a un aspect dieu du temps qui vient de Petrarque avec le sablier, et une roue de zodiaque.

Troisième partie : mélancolie poétique, mélancolie generosa

CHAPITRE 1 : LA MELANCOLIE POETIQUE DANS LA POESIE POST-MEDIEVALE  

I. LA MELANCOLIE COMME HUMEUR SUBJECTIVE DANS LA POESIE DE LA FIN DU MOYEN-ÂGE  

La mélancolie a une acception non pathologique comme une tristesse sans cause, une disposition transitoire. Il y a même un glissement sur des objets : une lumière mélancolique ! Ceci apparait en littérature quand elle cherche à rendre le vécu de la sensibilité humaine car celle-ci a une valeur en soi.

Les 2 autres acceptions n’ont pas cessé d’être là (maladie, tempérament) mais comme synonyme de folie. Mais c’est l’acception poétique qui domine. La mélancolie signifie : qui a du souci et qui en cause aux autres.

II. DAME MERENCOLYE  

Ce glissement est survenu quand à la fin du Moyen-Âge le discours populaire avait fait sien des apports ésotérique et scientifique. C’est l’époque où la perspective introduit des effets de miroir (anamorphoses de la réalité) : les états mentaux sont vus comme des sentiments psychologiques.

Au 15ème, la poésie prend forme de discours aux accents vivants, elle devient «  parlante ». 

Alain Chartrier enseigne par la poésie un mode d’approche des objets qui naissent du mixte pensée/sensibilité. Et voici ce mixte en image : Dame Merencolye est pâle, maigre, en haillons, vieille, échevelée, ridée. Il y a moyen de lui trouver une source dans le roman de la rose (200 ans plus tôt). Le passage du temps estompe toutefois la tristesse pour imposer un accent de quelque chose de menaçant. C’est ce trait qui va perdurer mais sans image (les miniaturistes ne peuvent « rendre » leurs tableaux vivants). 

Chartrier a lu les descriptions médicales qui ont pris chez Dante le registre du sublime. Retournement. On peut refaire écho maintenant au problème 30,1 d’Aristote. Ici aussi la théorie médicale avait pris ses distances : les hommes excellents ne le sont pas tant en raison de leur talent que de pensées trop intenses et trop diverses.

La mélancolie parle en personne ; elle est la synthèse de ce qui précède avec un trait humaniste : la fureur divine.

L’iconologie suivra son chemin parallèlement. Cette branche de la littérature rassemble systématiquement les images de vertus, vices, affects et passions humaines. La description devient pittoresque accentuant l’aspect émotionnel, moral et intellectuel mais pas pathologique. Elle influencera les peintres et poètes du 17ème offrant des croisements de points de vue entre arts apparentés. Pour qu’il y ait une image baroque il faut de l’action, ou du moins une tension dans les discours. 

III. LA MELANCOLIE COMME EXACERBATION DE LA CONSCIENCE DE SOI  

Dans les poèmes de Milton, 2 interlocuteurs – le joyeux et le pensif – apostrophent joie et mélancolie. Les personnages ne parlent pas mais sont parlants par des gestes qui signifient dans des invectives ou des louanges typées par les tempéraments. Les poèmes s’inscrivent dans la tradition (littérature médicale et scientifique), mais avec des valeurs positives et même spirituelles : c’est la mélancolie qui triomphe sur la joie car ici Dame Merencolie est une déesse sage et sainte, alors que chez Chartrier (et Ripa) la dame côtoie défiance, indignation et désespoir.

Avec Milton, la face noire de mélancolie est une illusion de nos sens car la splendeur de sa face nous aveuglerait ! Son regard penché et soucieux fait voir une forte absorption en raison d’une extase visionnaire. Ici on joue avec le paysage, la musique, tout ce qui contribue à une atmosphère douce-amère, accroissant la conscience que l’homme a de lui-même. Se profile ici l’humeur mélancolique poétique des modernes où l’homme éprouve un sentiment à 2 faces, transformant la peine de la solitude en recherche de la solitude.

Si la mélancolie prend un certain flou, cela se répercute sur la tristesse qui est son opposé : la tristesse devient une rumination sombre et se charge de subtilités pathologiques. On le voit la sensibilité humaine gagne en complexité en passant de la simple amertume à un retrait méditatif du monde jusqu’à en tomber malade.

De la mélancolie proprement dite des traits venant de la description de Saturne se surajoutent  : amour malheureux, maladie, deuil, tragique lié à la prise de conscience de la mort. L’évolution trouvera à déboucher dans différents registres de représentation : analyse didactique, poésie, musique lyrique, sublime, sentimentalisme banal… : et si ça me plait à moi d’être mélancolique ! 

La 2ème moitié du 16ème est un temps de guerres de religion et cela transparait dans la poésie toute ridée et surtout en peinture dans les portraits d’hommes austères ; l’imagination n’est toutefois pas encore prête à transformer la mélancolie en un état idéal fait de contrastes et tensions : abattement, exaltation, affliction, sentiment d’être un être à part, horreur de la mort, conscience exacerbée de la vie. La libération de ces forces dynamiques surgit à l’époque baroque apparue en Espagne et Angleterre, ce qui n’est pas un hasard. 

Le baroque cultive l’humour ; la pose de l’humoriste copie le mélancolique mais supporter sa condition « sub spécie aeternitatis » n’est pas son fort et on sent très vite que son imitation fait toc ! À moins qu’il ne soit en fait un mélancolique qui essaie d’alléger son sort par une certaine dérision.

Le 18ème anglais va creuser la veine : avec Lessing, Keats, Sterne, Gray et comme par ailleurs Goethe, on pense que la bile blanche (!) rend heureux celui qui se ferme au monde mais sans haine. De nouvelles théories esthétiques du sublime intègrent les ruines, les spectres de vierges moroses mais surtout l’humour amer dans un style fragmentaire délibérément, comme symbole de l’incomplétude tragicomique de l’existence. C’est le temps de la confrontation de la sensibilité et du rationalisme. 

Au 19ème, la mélancolie romantique est illimitée, ne se satisfait pas de la simple contemplation alanguie d’elle même et qui aspire à découvrir dans l’exactitude d’un langage précis les moyens de se réaliser. La tradition devient caduque et l’expression spontanée profondément personnelle relève d’une intense douleur individuelle ; très vite on glissera dans la médiocrité.

CHAPITRE 2 : MELANCHOLIA GENEROSA : LA GLORIFICATION DE LA MELANCOLIE ET DE SATURNE DANS LE NEOPLATONISME FLORENTIN ET LA NAISSANCE DE L’IDEE MODERNE DE GENIE  

I. L’ARRIERE PLAN INTELLECTUEL DE LA NOUVELLE DOCTRINE  

La notion de mélancolie poétique du chapitre 1 connut une évolution distincte de la notion de mélancolie en tant que condition de l’accomplissement créatif … quoique…

La merencolie mauvaise où les penseurs du 15ème n’avaient vu que l’influence néfaste prendront une valeur intellectuelle positive : génie, visionnaire, profondeur. Et alors ici on dépassera un état seulement émotif et subjectif.  

Ces 2 aspects pourront se mêler mais ils n’auront pas dérivé l’un de l’autre. Ces 2 aspects vont libérer la personnalité individuelle et en même temps stimuler l’esprit national. Cette double personnalité devait se détacher totalement de la tradition et de la hiérarchie (des arts) qui l’avait soutenue mais aussi entravée. 

Il y a à aller par un chemin personnel sur la voie d’une rencontre avec Dieu, il y a à renouer avec son passé culturel. Là où le protestantisme maintient une finalité supra terrestre et recourt à des facultés irrationnelles, l’humanisme poursuit un but terrestre et de façon rationnelle. On cherchait la justification par la foi ou par l’instruction et le savoir. La liberté dans le premier cas renvoie à une foi ardente et dans le second elle est l’idée d’un privilège strictement humain dans une entière possession de ses facultés.

L’humanisme italien sera philosophique (Virtus) soit courtisan soit encore se débridera dans le despotisme princier. Chercher à être un homme idéal ce n’est pas accomplir le trajet d’une âme. L’humanisme croyait dans la toute puissance rationnelle et l’idéal renvoyait à une notion de dignité de l’homme souverain. Ceci dit ce courant venu d’Italie se colora dans le nord d’accents plus individualistes et mystiques. Le sud renouait avec les sources de l’Antiquité classiques perdues dans le Moyen-Âge ; cet idéal visait la vie contemplative à travers un cheminement spéculatif. Finalement la dimension contemplative, dans l’aura donnée par la religion chrétienne, disparut, et apparut l’homo literatus qui dans la vie publique et privée n’est responsable qu’envers lui même et envers son esprit. De ce côté on croise Politien, Laurent de Médicis, Landino, Pic de la Mirandole, Marsile Ficin

Dans le nord on croise Erasme, Pirckheimer, Dürer. Celui-ci, dans Melencolia I ne cherchera pas tant à fuir l’acédie que de louer l’idée humaniste dans une médiation qui renonce à l’activité ce qui est tout autre chose que de la fuir. La contemplation dans la Renaissance allemande trouva aussi ses lettres de noblesse : le fait de rappeler Saturne tout en soutenant une vie spéculative s’explique de ce que le chagrin et la lassitude vont de pair avec une méditation profonde. 

L’homme humaniste au nord va alors apparaitre comme une menace car on ne remplace pas Dieu dans un contexte fortement religieux. Hercule fait donc un choix cornélien car il est conscient d’une liberté qui l’écrase. L’avènement de la nouvelle conscience humaniste surgit dans une atmosphère de contradiction intellectuelle : affirmation de soi, doute de soi jusqu’au désespoir : héroïque et tragique. On n’osera pas employer le mot mélancolie et on gardera celui d’acédie, d’insania plutôt que de furor cicéronienne. (Petrarque) Le 15ème après Petrarque va faire le pas et user pour l’union des contraires (héroïsme, tragédie) du terme mélancolie réglant le problème 30,1. 

Le 15ème assimilera finalement la mélancolie aristotélicienne à la fureur divine de Platon. Cela donnera au mot génie son sens moderne. C’est sur la base d’une expérience personnelle qu’il y a eu l’appui pour une glorification du terme : expérience d’un désir de sauvegarde intellectuelle qui n’est pas sans prix. La disposition mélancolique favorise la vie intellectuelle, le lien entre Saturne et l’intellectuel avaient ouvert un débat jusqu’à ce qu’il trouve une acmé pathétique grâce à quoi les sources aristotélicienne et néoplatonicienne se fondirent dans l’expérience poétique de la mélancolie. 

Dans le sud, Matteo Palmieri fera du choix d’Hercule une solution entre libre arbitre et dépendance des astres à l’intérieur du voyage de l’âme où l’on peut choisir la voie du plus grand nombre (large mais pervertie) ou la voie la plus étroite donnant accès à l’intelligenza certa. Saturne désigne rarement une manière d’être et une destinée humaine ordinaire, il désigne un homme séparé des autres, divin ou bestial, comblé de bonheur ou écrasé. Avec Saturne, on est ou tout bon ou tout mauvais. Saturne est choisi par l’élite des humanistes italiens : il s’agit de marcher sur une ligne de crête.Il faudra revenir sur la différence humaniste du nord ! Dans la dernière partie consacrée à Dürer.

II. MARSILE FICIN  

Dante avait déjà donné une grande impulsion à une idée s’inspirant de Macrobe pour qui Saturne est l’astre de la contemplation sublime. 

Repris par les humanistes italiens, Marsile Ficin synthétisa les avancées de ce courant dans une systématisation des objectivations psychologiques. Il donnera sa forme propre à la notion d’homme de génie mélancolique. Ce sont les anglais qui l’introduisent au Nord (comme on l’a vu supra). Par son savoir médical il combattit sa propre tendance à voir en Saturne la source d’une maladie funeste. Sous l’influence de Procus (magie astrale néoplatonicienne, à distance de Plotin, plus proche de Platon), il écrivit des lettres entre 1470-80. Après il écrivit «  de Vita triplici » . Par un choix herculéen,  il prendra la voie étroite : la mélancolie venue de Saturne est  un don unique et divin car Saturne est la plus puissante des planètes et donc la plus noble. Il compléta Platonpar Aristote. Ceci dit, étant donné son expérience personnelle douloureuse, Ficin nuance son propos : il faut se garder de la mélancolie adusta, il faut s’en tenir à la mélancolie naturelle, même si dans son instabilité elle reste dangereuse ; recommandations d’hygiène s’en suivent…

Mais son projet va beaucoup plus loin : il s’agit de donner au monde  une médecine selon Platon par rapport à Hypocrate, Aristote, Galien, Constantin l’africain, Avicenne, Pierre d’Albano, Arnaud de Villeneuve, Plotin. Il a cherché à lier la médecine d’école (remèdes naturels, astrologiques et magiques) et le néoplatonisme (cosmologie et éthique néoplatonicienne), qui, lui, rejetait l’astrologie. Il a fallu penser un point crucial entre déterminisme et liberté en se servant de séries : le ciel et la terre sont liés par des échanges de force : la force du mal est dans les astres et la force de l’homme est dans ses yeux : l’influx des forces cosmiques s’exerce sur une conscience individuelle. Mais vu la constitution de l’homme, on bute sur une limite, celle que signala Nicolas de Cues et Pic de la Mirandole. Le corps et l’âme sont liés par un tiers élément, le spiritus, fluide subtil généré par le sang et n’ayant de l’effet que dans le cerveau. 

Ficin reprit le propos à sa manière : l’esprit du monde (le ciel) rayonne sur le spiritus  humain qui diffuse dans l’âme et le corps selon un principe de concinnitas structural (arrangement symétrique qui ne relève pas d’une causalité mécanique). Mais l’âme n’est pas toute soumise à ces influx (et ajustements consécutifs). L’âme est faite d’imagination, de raison et de raison intuitive (le mens). Cette dernière faculté, supérieure, échappe aux influences. 

La synthèse intègre tout mais surtout donne place à la dimension éthique chère aux néoplatoniciens. 

Quant à la maladie mélancolie, ici le traitement travaille sur les 3 causes du mal par une diététique se gardant des excès, une division raisonnable de la journée, intégrant la recherche d’un lieu salubre, l’habitude de la marche, du massage et de la musique. Les médicaments et inhalations sont extraits des plantes médicinales ; on ajoute la magie pour concentrer tous ces effets. Paracelseet le nord adoptera cette synthèse. L’essentiel c’est que pour que cela convienne à quelqu’un, il faut la force conjuguée de l’imagination et la raison en plus de l’influence astrale. La mélancolie peut se combattre par autothérapie psychologique en renouant avec le mens à une contemplation créatrice.Il ne faut pas croire que ces idées s’imposèrent immédiatement ni même facilement.

Quatrième partie : Dürer

CHAPITRE 1 : LA MELANCOLIE CHEZ CONRAD CELTES – LA GRAVURE DE DÜRER POUR LE LIVRE DE C CELTES «  QUATUOR LIBRI AMORUM » –  LA THEORIE DES 4 TEMPERAMENTS CHEZ DÜRER  

Dans le nord, Marsile Ficin est introduit par Agrippa de Nettesheim. Mais C Celtes n’y était pas sensible ; pour lui, et dans la foulée de la médecine d’école (aristotélicienne), Saturne est un tracassier, faiseur d’hommes tristes et de moines tourmentés. 

Dans le nord, c’est à Dürer que reviendra l’art et le rôle de vraiment introduire à l’humanisme du sud. Dans un premier travail, il satisfait pourtant à C Celtes et recourt à un schéma de composition, dans la tradition des images classiques des 4 vents, d’un Christ entouré des 4 évangélistes, représentation approuvée par les scolastiques didactiques car ayant servi dans les 4 tempéraments.

Dans cette image, Borée donne le premier indice de la conception mélancolique de Dürer ; les 3 autres humeurs s’attribuant les autres vents. Pour Dürer, Saturne est déloyal, le mélancolique pareil ; la nuance c’est que l’équivalence n’est vraie qu’à une proportion près…ce qui ouvre une brèche dans le déterminisme. Après un second voyage en Italie, il laissera tomber cette notion de proportionnalité même si on ne sent pas encore du M Ficin quand il définit l’apprenti peintre comme un écolier guidé selon sa constitution, constitution formatée par des maîtres experts en la matière. Le programme de l’éducation est iatromathématique.

CHAPITRE  2 : LA GRAVURE MELENCHOLIA I  

I. L’ARRIERE PLAN HISTORIQUE DE LA GRAVURE MELENCHOLIA I  

A. MOTIFS TRADITIONNELS  

1) la bourse et les clefs : Dürer dit que cela signifie puissance et richesse. La tradition astrologique et humorale du Moyen-Âge observe moins l’usage de ces signes dans les images de mélancolique que les images de Saturne. Au 15ème par contre il est habituel de les  voir chez les baroques pour illustrer l’avarice du mélancolique.

2) le motif de la tête penchée : il y a une tradition très ancienne en peinture de poser la joue sur la main pour exprimer le chagrin, la fatigue et la pensée créatrice mais cela se perd au Moyen-Âge pour reparaître à la Renaissance. Au nord en plus on aime les portraits types de différentes psychologies, c’est dans cette posture qu’on peint le mélancolique ; on peint beaucoup moins Saturne de cette façon. Dans le sud, on ne savait rien des 4 tempéraments mis en portraits, ici on fait des portraits qui restituent le monde idéal de la mythologie classique et c’est dans cette posture qu’on représente Saturne. Mais que ce soit au sud ou au nord, on abandonne la description médicale du malade « aux bras et mains pendantes ».

3) le poing serré et le visage sombre : la main n’est pas molle mais fait penser au type avaricieux, trait du tempérament mélancolique. Le visage sombre se retrouve dans la tradition des enfants de Saturne et dans la tradition de la mélancolie. Mais comme pour tous les autres traits traditionnels, Dürer y ajoute un accent : celui d’exprimer une émotion.

B. IMAGES TRADITIONNELLES DANS LA COMPOSITION DE LA GRAVURE : LES TYPES PICTURAUX  

1) illustrations de la maladie : les tableaux de cautérisation au milieu et au sommet du crâne montrent les trous noirs ; par contre il n’y a pas de représentation de la psychologie vécue par le mélancolique. C’est l’époque des cures par le fouet ou la musique. Bref ici rien de nouveau ni réellement créatif, on reproduit des illustrations anciennes comme Saul et David ou la flagellation du Christ.

2) cycles illustrés des 4 tempéraments : dans des figures isolées ou de groupes. D’abord les premières : ici on va préciser les portraits selon les 4 tempéraments mais sans invention. (On va retrouver la Tétrade où il y a 4 cercles contenant 4 figures assises représentant les 4 âges de la vie mais aussi les 4 complexions propres à ces âges. Dès le 11ème s., on acquiert les termes absents du fait qu’on mit du temps à connaître la théorie des humeurs). La source des images des tempéraments sont les illustrations des saisons et des occupations (des descriptions naturelles sont à la base des illustrations conventionnelles comme jeunesse et sanguin vont de pair). Ce passage par l’image essaie de rattraper les traditions littéraires en avance. Les images habillent un caractère concret, dès la période moderne : par les habits, occupations, et le physique : on use de procédés mimétiques comme l’expression morose (main sur la joue boudeuse). Les 4 âges de la vie facilitent l’illustration des tempéraments. On finira par rapatrier les types planétaires. 

Passons aux groupes !  Ici la différence des âges disparait ainsi que les différences des saisons et occupations. L’intérêt se concentre sur les traits de caractère humoralement conférés. L’étude historique des types picturaux nous transporte non pas dans le miroir de la nature mais dans le miroir des moeurs, dans des illustrations des vices chargées de sens psychologique. C’est avec un geste de mépris que le mélancolique envieux et triste se détourne d’un couple d’amoureux (13ème s.). En Italie seul le maniérisme introduira les tempéraments, par contre le nord était fermé aux scènes groupales. (Un canon, cela nait dans certaines circonstances). 

En cherchant le modèle de Melencholia I on suit la piste des illustrations des vices, l’acédie n’a jamais eu sa représentation comme les autres vices dans les cathédrales. En 1279 une image tranche : un laboureur endormi, la tête posée sur la main a abandonné sa charrue, à côté un semeur vigilant travaille. L’humain qui dort du sommeil de l’injuste représente le péché de paresse d’esprit. Parfois le laboureur est remplacé par une fileuse paresseuse (1494). L’allure de ces paresseux fait écho des fils de Saturne mais dans des images beaucoup plus réalistes, rendant bien le vécu de ces vies saisies dans leur quotidien. Pour cela il a fallu passer du registre religieux au registre profane.

Quelle impression donne Melencholia I ? Est-ce une gravure allégorique ? C’est en fait une image symbolique : le personnage ailé est une femme (la quenouille de la fileuse est un signe mélancolique). L’image de Dürer  est une image d’une donnée abstraite et impersonnelle mais qui est personnifiée. On a dépassé la forme des illustrations même de la fin du Moyen-Âge. Ceci dit si on y gagne, on y perd aussi : on gagne en efficacité grâce à une image puissamment suggestive mais on perd l’universalité des miniatures qui faisaient référence à des types dans la forme d’un exemple didactique. Maintenant toute la notion invisible saute aux yeux ! 

L’art français dans la poésie de la Dame Merencolye peut-il anticiper l’image de Dürer ? Non, car cet art ne dispose pas de la synthèse, celle que trouvera Dürer et du coup donnera naissance à un canon. Il y a juxtaposées les miniatures sur les saisons et occupations et à côté les séries des 4 tempéraments. Les illustrations dans les romans profanes ne sont pas des images symboliques parce qu’elles font des personnifications paradigmatiques, soit une contradiction dans les termes …on en reste à des allégories.

3)  portraits des arts libéraux : dans l’image symbolique de Dürer il y a concordance de la notion abstraite et de l’image concrète. Les italiens y étaient arrivés, mais pas le nord. Il y a des airs de signifiance de Melencholia I chez Mantegna.

Il y a un stock d’images des arts libéraux dans le nord, elles sont allégoriques. Au plan du contenu cela n’a rien à voir avec les images de mélancolie ni dans les images des tempéraments. Le 5ème métier, le géomètre, intéresse Dürer.

La Grèce antique n’a pas représenté les métiers manuels, les romains aimaient. C’est la période hellénistique qui les trie d’avec les mythes, les images concrètes de métiers sont portées par des putti. Sur des stèles il y a des outils qui sont représentés pour qualifier le défunt par son métier. Seule la peinture prosaïque de scènes quotidiennes est passée au Moyen-Âge dans les almanachs et encyclopédies. Mais il faudra attendre Martianus Capella pour que les arts libéraux soient personnifiés et animés. Par recréation spontanée alors c’est toute l’habileté qui est mise à l’honneur : avec ses outils comme l’équerre et le compas. Le 14ème s. s’ouvre à la perspective, mais la tournure symbolique verse dans l’idéographie. Au 15ème s. les progrès dans la perspective gomment les distinctions entre personnification, paradigme et emblème. Les portraits individuels de Cicéron, Euclide ou Pithagore illustrent les métiers d’une façon artistique. La géométrie nous intéresse par exemple dans l’illustration du Margarita philosophia par Gregor Reisch à Strasbourg : ici il y a des scènes secondaires qui s’intègrent comme des notions dépendantes du sujet étudié ; l’accumulation des objets crée un espace cohérent : le rapport des objets au personnage principal fait un tableau emblématique d’une profession. Dürer en accord avec cette tradition montre un personnage entouré d’une sphère et d’un compas, il y a des outils de construction, il y a de quoi écrire à portée de main. Le rhomboïde est typiquement un objet que maîtrise le géomètre. Même le chien se retrouve dans des tableaux illustrant des cabinets de savants. La couronne pare l’homo literatus.

Et pourtant la gravure Melencholia I n’est pas une géométrie seulement … ce qui surprend c’est que la Dame n’utilise pas les instruments dispersés au sol autour d’elle, cela fait écho de la mélancolie fainéante. Il y a ici des motifs saturniens en plus comme si ceci était une synthèse des types Géométrie et Acédie.

II. LA NOUVELLE SIGNIFICATION DE MELENCHOLIA I  

A. LA NOUVELLE FORME D’EXPRESSION  

Fondre cette union impossible de l’art géométrie et de l’homo melancolicus, c’est faire descendre le savoir et la méthode intemporels d’un art libéral (architecte) dans la sphère de la lutte et de l’échec humain ; ceci élève la lourdeur d’un tempérament triste et terre à terre à la hauteur d’une lutte avec des problèmes intellectuels. Les objets sont négligés, la dame est dans une grande nervosité en raison de sa préoccupation intérieure de l’ordre d’une vision… comme si cela ne servait à rien d’user d’outils pratiques. La forme sera celle d’un génie ailé. Les détails de la tradition sont toujours là mais ils ne sont là que de façon accidentelle, du coup leur sens en est faussé. Le poing fermé raconte la même histoire que le regard vide fixé sur des lointains vagues où ne surgira pas de solution. Ce regard va vers le haut, il n’est pas mis au point. Le sombre du visage tient à la lumière et à son ombre portée : on a ici une atmosphère crépusculaire (chauve-souris). Sur la mer il y a un phénomène céleste comme une énigme de plus dans l’arrière-plan. Surtout que la lune en avant-plan diffuse une pâleur Twilight : bref on baigne dans le fantastique. Le chien semble souffrir inconsciemment de la situation, le putto est un enfant innocent qui a l’air de s’affairer mais sans avoir d’autre but que d’être actif et pas d’être productif…

B.LE NOUVEAU CONTENU NOTIONNEL   

Ce qui s’exprime de neuf et atteint à un réel niveau artistique, se communique à l’oeil et à l’esprit de façon directe comme un homme qui se livre en s’exposant dans un face à face et le visage qui nous regarde parle aussi bien au naïf qu’à l’érudit analyste. Dépassant un premier niveau (l’expression claire d’un monde d’objets) pour un second, la composition se fonde sur un héritage culturel et fait de la gravure une allégorie dans des symboles de Saturne (et la mélancolie) et de la Géométrie.

1) symboles de Saturne et la mélancolie : le chien qui appartient à la communauté des savants est un attribut de Saturne ; il est aussi associé au mélancolique et aux prophètes ; cet animal est très sérieux, c’est un chasseur mais il peut sombrer dans la folie.

La chauve-souris relève d’une tradition textuelle comme animal symbolique du mélancolique, signe d’un homme malade et incontinent ; les humanistes s’en servent pour pointer un travail de nuit ou de veille (vigilance) et on use de ses membranes pour faire des talismans contre l’insomnie.

Une vue de marine avec de petits vaisseaux est associée à Saturne et à la mélancolie car l’un et l’autre ont le pouvoir de lire les signes (arc en ciel) annonciateurs de fléaux (inondations).

Il y a des éléments qui vont contre Saturne et la mélancolie : la couronne coiffe l’homo literatus et est faite de 2 plantes vues comme antidotes à la mélancolie ; le carré magique autour du nombre 4 est un talisman attirant les faveurs de Jupiter (iatromathématique) mais on sait que c’est toujours Saturne qui dame le pion dans une lutte entre lui et Jupiter.

2) symboles géométriques : objets délaissés, étoiles dans le ciel, bâtiments inachevés, blocs de pierre mal équarris, sphère, compas, ce qui sert à écrire : tout renvoie à un métier où l’on mesure soit en géométrie appliquée, astronomie, météo, géométrie descriptive et travail de perspective. Ajoutons un soufflet pour refaçonner les outils endommagés d’avoir servi à la construction, un sablier et une balance …et on n’a pas encore inventé la physique expérimentale (avec Galilée) !!

3) symboles de Saturne, la mélancolie et la géométrie (cela relèvera de l’épistémologie et de la psychologie) : il y a en plus à trouver une affinité interne aux 2 thèmes, vus jusqu’ici séparément. 

Le 1er exemple en Occident de la série d’images descendant de Saturne (et des planètes) c’est le cycle des fresques de Salone à Padoue dans le Palazzo della Regione : conservant la forme (scientifique) en tableaux des manuscrits islamiques mais dont le style rend compte des occupations des gens dont la destinée est typiquement sous l’influence de telle ou telle planète. Saturne, le roi silencieux, règne sur un homme tourmenté par sa mélancolie maladive, infirme d’une jambe, la tête dans sa main, à côté d’un savant sur son siège avec un bras évoquant et la tristesse et la concentration. Il y a aussi un tanneur, un charpentier, un avare sur son trésor, un maçon, un jardinier et des ermites ! 

Tous les symboles professionnels dans Melencholia I sont dans le monde de Saturne pour autant que ce soit du travail du bois ou de la pierre. Ce n’est pas seulement une relation substantielle aux matériaux qui lie les métiers car la géométrie fait aussi partie du protectorat de Saturne. Mais aussi l’astronomie car tout ça relève d’une évaluation des choses. Par l’astrologie on embrasse la géométrie et la mélancolie.

Luther rapporte une théorie psychologique fondée sur l’épistémologie qui relie mathématiques et mélancolie. Il a trouvé ça chez 2 grands scolastiques, Raymond de Tulle et Henri de Gand ; le 1er fait un lien avec les arabes et Aristote, le second creuse l’influence d’un certain état des facultés intellectuelles sur l’affectivité. La relation du mélancolique à son imagination ouvre l’esprit à la mathématique mais le ferme à la métaphysique !!

4) art et pratique : la géométrie était la science par excellence. En voulant écrire un livre sur la peinture, Dürer entend fonder son art sur la mesure, le nombre et le poids car c’est la bonne méthode pour accomplir des oeuvres. La puissance créatrice est liée aux connaissances et en dernier ressort sur les mathématiques.

Rappelons nous les clefs qui signifient la puissance ; cela ne renvoie donc pas seulement à une personne saturnienne mais à la puissance spéciale de l’artiste (cela donne même une force politique qui émane d’une personnalité influente en tant que personne). 

De même les richesses (la bourse) sont reçues de la main de Dieu comme récompense légitime de tout ce travail hors du commun. Pour Dürer c’est même un dû qu’il est en droit d’exiger de la société. La Renaissance a ajouté un accent : nulle perception théorique n’est utile sans la maîtrise de la technique, art de la main. La pratique est soumise à l’art qui donne l’orientation mais c’est elle qui révèle la puissance de l’artiste.Le putto signifie cette pratique qui n’est pas tourmentée comme l’artiste. Melencholia I représente le moment où ars et usus se sont séparés : l’outil que manie le putto c’est le burin du graveur et il le manipule d’une façon impropre. L’heure de Melencholia I n’est pas animée par l’optimisme des baroques (comme chez Hondius).

C.LA SIGNIFICATION DE MELENCHOLIA I   

Revenons à Henri de Gand car avec lui on est plus proche de l’intime (et du vrai) tel qu’exprimé dans la gravure de Dürer. On a affaire à une mélancolie imaginative. Dans l’inversion des formes traditionnelles d’expression, Melencholia I reflète une attitude fondamentale envers la vie. Et c’est ici qu’on retrouve Ficin.

C’est la Florence des Médicis qui donne l’influx nécessaire à la création de Dürer. Ceci dit l’idée de composer Géométrie et Mélancolie n’est pas de Ficin car il ignore volontairement tout le domaine de la visibilité dans l’espace. Il ne se soucie pas non plus de l’imagination qui est un attribut de Mars et est sans rapport avec la mélancolie. 

C’est du Henri de Gand de lier l’imagination au mélancolique. Mais Henri de Gand ne s’accorde pas avec Melencholia I. Si on veut voir ce qui manque à Melencholia I c’est dans une Melencholia II où serait illustré un état de libération relative. La dépression de Melencholia I se tient au delà du contraste santé/maladie. 

Pour passer de Melencholia I à Melencholial II il y a gradation. Et l’idée de gradation c’est du Ficin.

Mais Dürer est terriblement audacieux et innovateur quand il conçoit une phase rationnelle et contemplative dans la mélancolie même. Et dans cette montée on pourrait même attendre un Melencholia III. 

En fait la théorie de la gradation c’est quelqu’un d’autre qui va la produire : Agrippa de Nettesheim. C’est lui le médiateur entre Ficin et Dürer.

L’  « Occulta philosophia » développe un chapitre sur le furor melancholicus qui avoisine l’idée de la vie implicite dans la gravure. Ce traité malgré son titre n’a pas de référence à la Kabbale et son ordonnancement des propositions qui traitent de la magie n’occultent pas un système logique, scientifique et philosophique. Composé de 3 volets, Occulta Philosophia se fonde sur les mysticismes néoplatonicien, néopithagoricien et oriental et bien sûr il présuppose Ficin. Il y a une continuité de nature dans la gradation depuis les sujets de la Terre jusqu’aux confins de l’Univers stellaire et même au delà : le royaume de la vérité religieuse et de la contemplation mystique. Le livre prend ses distances d’avec la nécromancie et l’exorcisme  ; il promeut un lien entre la physique, les maths et la théologie. Le mouvement qui parcourt les 3 mondes de bas vers le haut puis redescend relève de la théorie de l’émanation de l’Unité divine ; elle est transmise par les astres jusqu’en bas.

Les objets individuels sont ainsi enchaînés à la sphère des Idées. Ceci donne une justification métaphysique à la vieille pratique de la magie (la mancie de Platon) et aux vieilles associations astrologiques mais surtout aux phénomènes psychologiques comme l’hypnotisme, la suggestion, l’autosuggestion qui venant des différentes planètes sont des moyens d’action sur les autres et par rapport à soi-même. 

Le second livre s’attache à analyser les principes généraux de l’astrologie dans son lien avec les objets célestes : ici on retrouve la science des nombres mais aussi on étudie l’impact de la musique.

L’oeuvre atteint son sommet dans un troisième livre où l’on est conduit vers les choses supérieures : c’est dans la divine religion qu’on apprend à participer dans la vérité. Le livre apprend comment éduquer notre esprit à cette fin. On a quitté les registres de la magie pratique et de la divination pour expérimenter le « vaticinium » , soit la révélation directe où l’âme inspirée par des puissances supérieures reconnait les principes suprêmes des êtres et voit tout ce qui fut, est et sera même dans l’avenir le plus éloigné. Les transmetteurs de cet état de grâce sont les démons, intelligences spirituelles et qui tiennent leur lumière de Dieu. Les démons remplissent les mêmes fonctions dans l’âme universelle (anima mundi) que les différentes facultés de l’âme humaine remplissent dans l’individu. Toutefois cela n’est possible que si l’âme n’est pas occupée par d’autres affaires, c’est dans un esprit libre (vacat) qu’elle s’ouvre aux rêves véridiques et au raptus qui saisit l’âme quand elle est transportée vers le haut et vers l’illumination (furor) sous l’impact sans filtre, sans précaution médiatrice des démons. Ici l’immédiateté qui parle est celle des Muses, d’Apollon et de Vénus ou même de la Mélancolie.

La mélancolie est la première et la plus importante des vacatio animae, source spécifique d’accomplissement créateur inspiré. Via Ficin, Averroès, on renoue avec la mystique de l’Antiquité tardive de Jamblique et on remonte à Aristote. La psychologie avait développé l’aspect destructeur de la mélancolie mais Agrippa complète par un versant positif. La notion de mélancolie et génie saturnien ne se trouve plus réservée aux homini literati mais embrasse les génies de l’action et les génies de  la vision artistique. Le pouvoir artistique côtoie à force égale le don de prophétie. Melencholia I c’est le portrait de la forme première ou imaginative du talent et de la furor mélancolique telle que conçue par Agrippa.

Melencholia I ne représente pas encore la mélancolie du politique ni du scientifique ni du religieux ni du métaphysicien.

Contrairement à la Renaissance italienne toute centrée sur la ratio de l’artiste libéral, la Renaissance allemande de Dürer trouve sa source dans un don irrationnel, individuel, reçu des dieux !!

D. LES 4 APÔTRESET SURTOUT ST PAUL LE MELANCOLIQUE  On retrouve ici la patte de Dürer telle qu’elle s’est formée dans Melencholia I mais on voit tout de suite que Dürer ne se gêne pas pour introduire Paul dans le cénacle des apôtres et c’est parce que Paul est le mélancolique qui a dépassé Melencholia I, Paul est une figure proche du sublime. Mais Paul n’est pas la représentation d’un artiste mais d’un homme religieux : la Réforme a profondément transformé Dürer et Melencholia I à la fin de sa vie lui était apparue comme finalement insuffisante.

CHAPITRE  3 : L’HERITAGE ARTISTIQUE DE MELENCHOLIA I  

En 3 points ces quelques dernières pages de ce livre très épais laisse l’impression que la gravure est un APAX qui ne laissera pas de suite comme si pas tout le monde ne peut prétendre fréquenter le domaine de l’art véritable.

Dans les portraits de la mélancolie comme figure féminine isolée (Cranach) on découvre un Agrippa tardif qui se fourvoyait dans la magie noire. En fait c’est dans le sud que Dürer durera. Il pousse à glisser de la contemplation intellectuelle à l’affectivité, à la sensibilité. L’évolution aboutira aux images des vanités. Même la Contre Réforme de Feti en sera marquée.Dans les almanachs et dans les portraits de Saturne et ses enfants par contre on tombe dans les copies conventionnelles qui ne font que juxtaposer les oppositions. La synthèse géniale proposée par Dürer c’est dans la poésie qu’elle vivra.