Jusqu’à « Destin philosophique », Desanti est un brillant spécialiste d’épistémologie des mathématiques. Il est situé dans la mouvance de Jean Cavaillès, logicien qui refusait toute réduction des mathématiques à la logique. Dans son livre « Les idéalités mathématiques », Desanti explorait alors la trame des textes mathématiques pour tenter de déterminer la structure propre des objets mathématiques et le mode d’existence des théories qui expriment leurs propriétés.
Première partie : Augustin
1.La première question : vu que tu es philosophe des sciences et phénoménologue, tu es bien placé pour parler du temps en prenant en compte des données scientifiques contemporaines et de la Tradition philosophique.
Partons de cette évidence d’un sentiment d’exister dans le temps. On s’y réfère tout le temps pour rythmer notre vie, construire nos rapports avec autrui, nous percevoir nous-mêmes. Mais si on pose la question : qu’est ce que le temps ?, là c’est l’embarras. Et pourtant nous sommes contraints de parler de ce dont nous ne savons pas comment parler. Ceci est exactement la préoccupation de St Augustin dans le livre 11 des Confessions : ce qui se passe dans le temps, le vois-tu selon le temps ? Saint Augustin est inquiet devant le Dieu à qui il s’est converti et chez qui il s’est confessé. Dans le même temps qu’a duré son récit, il a parlé de ce qui lui est arrivé dans le temps : son enfance, ses égarements, sa conversion, son espérance présente et ses projets pour le temps qui lui reste à vivre.Pourquoi Augustin s’entête-t-il à parler puisque de toute éternité Dieu connait ce qu’il a à dire ? Si Augustin malgré cela répond à la question, c’est dans sa confession. L’écart entre la question et la réponse est une énigme pour nous mais aussi pour lui : Augustin est « sommé de » tenter de déchiffrer le secret de son rapport présent, c’est à dire temporel, à l’éternité de Dieu, objet de sa foi. Il se tourne donc vers la parole de Dieu telle qu’elle est collationnée dans les Ecritures. Il espère y trouver une clairière qui l’apaise mais de nouveau pour y « croiser le cerf » dans cette forêt épaisse de textes, il lui faudra compter sur le temps. Un temps qui n’est plus seulement celui de la vie ordinaire. La parole du confiteor de St Augustin « …cette parole que je vais dire, je ne pourrai devant Toi ni la garder, ni la masquer ; ma parole devra s’épuiser en elle sans résidu possible ».
2.Question : en quoi consiste « l’état de suspens » où Augustin se place ? Est-ce à dire qu’il tente de se mettre provisoirement hors du temps pour parler du temps ?
Cet état de suspens tient au fait que la recherche de la vérité (la Révélation), pour la recueillir et la dire, ne se montre que depuis son retrait. Elle exige à tout moment de sa manifestation, le travail de la pensée et appelle la tâche de l’interprétation de ce qui lui a été dit. Ce travail de la pensée s’appelle la philosophie. Et celle-ci, sur la question du temps, s’attaque aux dimensions cosmologique et ontologique, auxquelles Desanti ajoute la dimension phénoménologique. Augustin part de la Genèse : dans le commencement Dieu a créé le ciel et la terre. C’est ce que Moïse a écrit, mais il n’est plus là pour éclairer ce qu’il a voulu dire. Est-ce bien vrai ? Il ne reste plus à Augustin que de se mettre en position de sujet qui demande devant l’objet de sa foi de s’assurer du sens des paroles qu’il entend. Voilà la dimension ontologique du temps. Augustin est dans l’attente devant le sens de la parole de Dieu car ce Verbe intemporel est tombé dans la discursivité d’un langage humain, c’est à dire dans le temps. Il l’a saisi via Moïse qui l’a reçu directement dans une manifestation en aucune langue. C’est à travers une opération qui a pris du temps chez Moïse et qui reprend du temps chez Augustin, mais cette fois-ci cette reprise se fait dans une confession : c’est à dire la rentrée en soi-même d’un sujet qui s’inquiète du sens que porte le Verbe, lui qui désormais habite le récit. Le discours est le signe de la chute du sens dans le temps. Le temps donne une indication d’un chemin vers le sens. Le sens se manifeste comme habité par le vrai qui semble pourtant se retirer…et celui qui se confesse vit en son coeur cet état de tension, marque inquiétante et inévitable de son rapport interne et propre à l’Être : « Toi, à qui l’éternité appartient, ignores-Tu ce que je te dis ? ».
3.Question : Augustin est contre l’astrologie. Mais est-il contre la cosmologie pour éclairer son rapport au temps ?
Il s’en sert bien sûr vu son inscription dans son temps. Il connait Platon. Confesser c’est aller au fond de la chose même, soit la liaison création-temps. Pour Platon le temps est né avec le ciel ; le temps se manifeste dans le mouvement réglé des cieux. Mais confronté aux Ecritures, il n’est pas possible de suivre Platon ni même Plotin quand ils disent que le temps est l’image mobile de l’éternité. Non, pour Augustin, la création est « ex nihilo ». Le commencement demande une interprétation car il ne peut être un point d’origine dans le temps, quelque chose comme un instant initial. Et le problème se redouble de ce qu’Augustin pour interpréter est dans le temps, il est une création et ne peut échapper au monde. Toute parole sur cette origine est énoncée dans le temps. Mais Augustin est converti et de ça, il sait qu’au fond de ce qu’il tient pour sa pensée, habite le Verbe éternel bien qu’il ne lui soit pas transparent. Et dans cette expérience s’ouvre la dimension phénoménologique du problème. Pour la première fois, un philosophe ne ruse pas avec l’expérience intime du temps et accepte de l’accueillir telle qu’il la voit se donner. Par la conversion du regard qui le porte à entrer en soi-même, il espère saisir et décrire la manière dont se manifeste le temps. Dans son enquête les mots sont pauvres, il va donc user d’images et de métaphores. Ce qui renouvelle son angoisse d’homme c’est d’être plongé dans un discours : il va ressaisir dans un enchaînement d’actes de réflexion le vécu de la conversion dont il écrit le récit, soit le travail de Dieu dans l’intimité de son âme. La tâche prenant le contrepoint d’Aristote, Augustin se donne de saisir le temps en son origine non seulement par l’âme mais en elle, comme si le Dieu des Ecritures et l’âme (sa créature) étaient seuls ici à devoir s’expliquer dans un monologue de l’âme issu du récit de sa conversion.
4.Question : est ce que les philosophes disent absolument justement ce qu’ils entendent dans la notion de l’objet temps ? ou alors le lecteur et l’auteur n’en savent pas plus l’un que l’autre, ce qui donne de l’importance « aux expériences de pensée », afin de pouvoir reconnaître et identifier cela même dont il est question dans le discours de l’autre.
Pour le moment Desanti lit Husserl et il vient en surimpression du récit d’Augustin, soit une rencontre. Est philosophe celui qui est contraint d’y recommencer sa propre éducation. Et là il peut arriver que le lecteur découvre que, ce dont il est parlé, n’est pas tout à fait ni exclusivement ce dont l’auteur avait annoncé explicitement parler, en usant du mot « temps ». Vu la surimpression Husserl-Augustin, Desanti est devant le problème de la légitimité de rapprocher ce mot « temps » comme parlant de la même chose chez les 2 penseurs… surtout si chez Augustin, du coup de la surimpression, se découvrait autre chose que ce dont il aurait parlé. Platon a vu le même soleil que nous, mais un philosophe sait que voir et identifier sont des opérations complexes qui ne se déroulent pas sur un seul plan, si bien que voir pour les grecs c’est pas tout à fait ce que nous appelons voir. Alors que veut dire « avoir vu » ? Desanti développe un dialogue imaginaire entre « 2 anciens condisciples de classe » qui se retrouvent : l’un qui n’aimait pas l’école a développé un chemin de vie en contraste avec l’autre qui est devenu un intellectuel reconnu. Si le second demande au premier : qu’est ce que le temps, la réponse, non embarrassée plus que ça, va osciller entre « à l’école, le temps ne passait pas » et « quand on joue de la batterie entre copains, je ne vois pas le temps passer ». Et si il y a insistance pour creuser un peu, alors le premier rapporte un souvenir de la lecture d’un livre d’images que lui commentait sa grand-mère ; devant une vignette représentant un personnage sinistre maniant une faux, elle disait : voilà ça c’est le temps…. Desanti complète ce détour en disant qu’il s’agit des 2 faces d’une seule personne. D’un côté il y a celle qui croit savoir mais au fond est aussi ignorante que l’autre qui reconnait ne pas savoir et tente de se débrouiller avec ce qu’elle a comme souvenirs, attentes vides et certitude de la mort. Et Desanti conclut « et si sous ce mot temps, il y avait autre chose, tout à fait autre, étranger peut-être, qui t’habite, te tient à coeur et te donne ce souci de l’interrogation ». Par ce détour nous voici introduit au souvenir d’Augustin dans ses confessions : il s’agit du rêve fait par Monique où se cherche le lien interne et substantiel qui désigne son passé d’égarements …comme ayant été l’avenir de son présent, sa vie présente dans la foi, si bien que l’avoir été présent de ce passé peut seulement être nommé, maintenant qu’Augustin vit sa conversion, et en le nommant le faire sien. Le nom du « passé mien » ne se soutient que de la mise en perspective que confère le contenu d’un présent manifeste et plein. Dans ce rêve il y a plusieurs figures d’Augustin : 1) le récitant, soit Augustin présent dans son acte d’écriture où il parle à Dieu dans le moment de sa confession ; 2) l’Augustin remémoré, celui dont il est dit que Monique lui a raconté son rêve et cet Augustin a fait souffrir sa mère. Pour prendre sens Augustin espère dans son récit identifier, dans l’urgence de sa vie présente, cet Augustin-là qu’il refuse « comme cela même qu’il est maintenant devenu, un chrétien remplissant en cela l’espérance de sa mère morte, et sèchant ses larmes anciennes ».
5.Question : Qu’est ce que ce récit ? Et vient-il dégager quelque chose d’autre ?
Le récit fait une boucle car il y a 2 récitants, Monique et son fils, celui des confessions. Mais c’est seul le second qui interprète les paroles du jeune homme comme une interrogation feinte : mais pourquoi tu pleures ? En effet le rêve est là pour instruire comme il est d’usage dans le cas où le rêve est produit de l’âme par une action directe de Dieu. Dans le rêve Monique ne parle pas d’ange à propos du jeune homme qui vient vers elle quand elle est sur la règle de bois (qui est la Règle de la foi) mais elle parle d’un jeune homme resplendissant ; en effet l’Augustin symbolique semble venir depuis un au-delà du futur, au devant de ce présent douloureux (les larmes de Monique) annonçant l’inversion du temps humain : tout est bouclé, l’aventure temporelle est maintenant achevée. Là où tu es, lui aussi sera debout à côté de toi sur la règle de bois, debout c’est à dire toujours au bord de l’abîme. Le temps est ici comme une marque vide où s’annonce l’urgence d’un tel discours. Et c’est la façon dont son récit remplit la marque vide qu’Augustin se résout à nommer « le temps ». C’est tout un travail car parmi les obstacles qui entravent notre compréhension du temps, il y a l’apparence même sous laquelle s’offre notre vécu : à savoir la dispersion , la dissémination, la discontinuité. C’est tout un travail d’en venir à l’intuition du temps (Bergson). Augustin voit dans la tête de Monique la concrétion de sa vie. Et pourtant sa vie n’est pas dans ce rêve, elle n’habite que la version qu’il en donne. Quel est le texte original dont il donne une version ? Existe-t-il ? Cette marque vide que désigne le mot « temps » serait-elle d’avance la proie du logos ? Bien sûr oui. Qu’est ce que le temps ? La question parait être de l’ordre du semblant mais cette manière de paraitre dans le semblant manifeste l’autre question, cela dont on voudrait parler et qui s’énoncerait : pourquoi parler ? Pourquoi rompre le silence originel des choses ? Augustin croit pouvoir répondre en disant du temps qu’il est « distensio animi » : la mise en distance d’avec soi-même de l’esprit – qui pense, se souvient, imagine et parle – au coeur de l’acte du logos rassemblant.
6.Question : et ce dont il parle, c’est de cette tension ?
Pour arriver à aller plus loin, il est intéressant de montrer les échafaudages sur lesquels la pensée de Desanti s’étaye. Platon, Plotin et les néoplatoniciens (Porphyre). Mais la vraie source d’Augustin c’est Cicéron. De Platon il a connu le Timée, il a croisé un peu Aristote. Il y avait des traductions latines des Ennéades (III, 7) sur l’Eternité. Mais ce sont les stoïciens romains qui surtout lui ont apporté ce qu’en son temps on savait sur le temps. Mais tout ça est plein d’étrangetés : ainsi chez Plotin cette question : de quelle chute est donc né le temps ? Comme une pierre qui tombe sur la tête ? Depuis un certain lieu plus élevé que nous ? De sorte que cette arrivée dure encore ? AIAUN c’est l’éternité ou encore la vie dans sa force d’expansion. Cicéron, en fait par dérivation, l’appelle le temps d’une vie et insiste sur la vie persistant comme vivante. Pour Platon « aiaun » c’est le temps des héros homériques. L’ « aiaun » des mortels est fragile quelque soit sa force. Les devenirs et les altérations sont le lot de ce monde qui est frappé de la marque de la mort. Dans le Timée il précise le modèle selon lequel le démiurge a fabriqué ce monde visible comme l’absolu, dans le vivre, de ce qu’il demeure dans l’Un. MENEIN, demeurer. Avec Plotin, théologien, il y a lieu de concevoir une habitation et un habitant comme la vie même de l’habité. L’Un comme si de la maison à son habitant le lien était substantiel, en, dans : « dans » se transforme pour désigner l’exigence interne de la réciprocité « éternité-Un » sans distance. Ce qui demeure, c’est l’acte d’une vie permanente qui se dirige par elle-même vers l’Un, est en lui et possède l’être et la vie véritable. Telle est dans son être l’éternité. Or cette vie n’est pas muette parce qu’elle est l’actualité même, l’energeia. Elle s’exprime en soi-même et il appartient au philosophe de parvenir, dans la contemplation, à concevoir ce mode de vie absolu. Et ici Plotin recroise Platon dans la connexion avec les 5 genres de l’être que sont le mouvement, le repos, l’être, le même et l’autre, c’est à dire Dieu. Or les mortels vivent donc, ils ont leur propre « aiaun » dans leur monde d’ici-bas. Ou plutôt cet « aiaun » ici-bas leur est imposé depuis là-haut. En parlant de l’éternité, avons-nous un autre témoin que nous-mêmes, parlons-nous de ce qui nous est étranger ? Non, car les mortels ont part à l’éternité. Mais ils vivent selon le temps, d’où l’exigence de penser à la fois, et le temps et l’éternité. Comment le temps est-il tombé ? Seul le mortel qui a part à l’éternité peut avoir à penser ce qui de cette part revient au temps. Cet événement absolu, la chute du temps, est au-delà de toute mémoire. Cet événement n’a pas d’autre témoin que l’éternité même. Mais alors à qui demander ? c’est au temps (!) qu’il est demandé de parler. Mais à part le penseur Plotin qui parle ? Ce sont les paroles indirectes, des paroles prêtées au temps : j’étais en repos et je n’étais pas temps. Étais, imparfait, l’antériorité du germe du temps relativement au temps, c’est celle de l’éternité sur le devenir. C’est une antériorité logique, une antériorité d’essence. Le temps se doit d’être inscrit dans l’être. Et c’est cette inscription que Plotin déchiffre en écoutant « le temps dans ses paroles indirectes ». Il y a dans l’Un une exigence intrinsèque de productivité.
7.Question : n’est ce pas ce qu’il appelle la phusis ?
Cette exigence essentielle, c’est le principe essentiel dans l’être de sa productivité qui le fait être et le manifeste comme « aiaun », perpétuité intemporelle de vie. L’energeia c’est l’activité comme puissance immanente d’action. Pour quelle fin ? Certainement pas l’Un car la vie y est pleine et complète. Alors c’est une source d’action qui se tourne vers soi-même afin d’être maîtresse d’elle-même. La phusis choisit de partir en quête de quelque chose de plus que son état présent, comme si la chose devait aller de soi. Chez Platon, ce qui appelle le sens, c’est l’unité même de la nature de l’être, laquelle se produit et se manifeste par la connexion des 5 genres : être, mouvement, repos, identité, altérité. Cette connexion productrice d’elle-même est appelée infini, apeiron. Plotin ne considère plus l’infini comme apeiron, comme un indéterminé qui toujours est en excès. Au contraire, il est détermination suprême et surabondance suprême : c’est à dire altérité surmontée dans le retour à soi, mouvement au sens de puissance de production, repos comme jouissance de soi-même au sein de ce mouvement même, soit vie infinie, vie de Dieu. En paraphrasant Aristote, Desanti commente Platon : l’être absolu est d’une certaine façon toutes les manières d’être. Le temps n’est pas en lui mais sa forme y est. Il y a une exigence formelle d’avoir à engendrer le temps comme temps de repos dans l’être. Ce temps en repos sort de sa propre immédiateté et se met en mouvement en raison même de la surabondance active de l’être dont il est lui-même une détermination. C’est cette immédiateté surmontée qui est « le germe formel de la temporalité ».
8.Question : il n’y a pas que la question de l’origine. Le travail philosophique de Plotin est une ascèse car depuis ici, il y a un chemin de rencontre vers l’être. Il faut depuis ici parvenir là-bas. Mais il faut saisir aussi le mouvement descendant en lien avec le mouvement ascendant ?
En effet le chemin aller est le chemin retour. Cette unité n’est pas de l’ordre du temps mais de l’ordre de l’être. Et le philosophe « ne peut dire que » ceci : la racine des 2 chemins est le temps lui-même mais pensé dans le repos de l’être. Devant cette « exigence à parler », il y a la fable ; comme il ne peut s’appuyer sur les Muses, le philosophe prête l’oreille au temps lui-même qui lui raconte son surgissement. L’étrange c’est que le philosophe doit trouver un langage de l’indicible, c’est à dire le temps-non temps de l’origine. Quant à cette nature soucieuse d’actes, elle se déplacera elle-même comme âme du monde, porteuse du temps et de la règle des mouvements, productrice de toutes les genèses qui engendrent les étants de ce monde-ci. Si bien que l’éternité agit et produit à la manière dont le soleil produit chaleur et lumière sans s’épuiser. Du mouvement descendant cette chute est productrice de vies multiples. Et pour l’âme qui engendre, maintient et règle, le temps est le milieu interne où s’enchaînent ces actes de production. Il y a pas mal de similitudes entre Plotin et Augustin. Tous 2 interprètent face à une parole révélante, un écrit transmis dont le sens s’exprime en se dérobant. Mais il y a une différence au niveau des 2 interprétations car la différence entre le Timée et la Genèse propose à son lecteur un mode spécifique d’ouverture vers le sens. C’est le texte qui donne le signal d’entrée. L’interprétation de Platon par Plotin ne touche pas un indicible et il y a même soutien d’une lecture de « ce qu’elle me parle » et finalement à tel point que « je m’y retrouve » : auteur-lecteur la relation est de réciprocité et d’identification ; on a un dialogue entre alter-egos. Mais chez Augustin, c’est à Dieu qu’on a affaire. Il n’y a pas d’identification possible à la voix qui habite le texte. La coopération de l’interprète n’est pas une co-production car la parole de Dieu est l’expression de son essence infinie et unique, et cela dans le principe, c’est à dire dans l’acte qui la produit. Dieu demande l’abandon absolu à la force de sa parole, incommensurable à celle de sa créature qui pourtant lui donne accueil dans la foi.
9.Question : et le temps ? Dieu a créé le monde ex nihilo et a fait l’homme à son image. Alors il n’y a plus lieu de chercher dans l’éternité la trace de l’origine du temps ?
Dieu crée et le temps du monde et le temps de l’homme, d’où le discours étrange de Plotin est devenu inutile. C’est sur une autre scène qu’il va falloir poser le problème du temps. Et ce sera celle de l’âme individuée et singulière, créée à l’image de Dieu, et en qui Dieu peut décider de réveiller la marque qu’il y a mise dans le principe, sa marque. Il y aura alors à produire pour Augustin une autre dialectique. C’est compliqué. L’âme est créée à l’image de Dieu mais vu la faute d’Adam, elle est vouée au péché. La voilà séparée de Dieu sauf que dans la partie supérieure de l’âme, là où il y a l’intellection, la volonté et l’amour, elle est faite à l’image de Dieu. La faute sépare l’âme de ce qu’elle est, de cette image, qui pour elle reste brouillée. Seul l’acte gratuit de la rédemption peut pour qui croit dans le Christ ramener l’âme vers son être propre et donc vers Dieu. Dans sa partie supérieure l’âme conserve la forme de son unité (animus) et c’est elle qui se cherche et s’exprime dans les confessions. L’âme se tend en elle-même vers son unité ; c’est ce qu’Augustin appelle « intensio ». Tension au dedans de soi-même mais attention ! L’âme n’est pas la Trinité, elle est à distance infinie, elle ne la voit pas. Seule la vision béatifique la lui révélera face à face. Elle est image c’est à dire « extensio animi», soit tension vers et en dehors de soi, activité par laquelle animus tend vers Dieu et désire le connaitre au point de vouloir jouir de sa présence. Mais la dialectique ne s’arrète pas là: ni l’ «intensio animi», ni l’ «extensio animi» n’abolissent l’état de créature finie de l’âme (anima). Cette âme qui se connait par sentiment intime ne coïncide pas totalement avec son être (animus). Cet état de disjonction d’avec soi-même, Augustin l’appelle « distensio animi » et il y reconnait la marque du temps.
10.Question : comment parler de cette marque ?
On ne peut en parler qu’obliquement. C’est à dire à partir d’autres structures qu’on ne peut saisir que dans l’état d’ « intensio » et d’ « extensio ». Et de fait, de quoi, il parle ? Du présent qui est là dans l’intuition, du souvenir et de l’attente. Si pour Plotin, l’émanation est un événement absolu, pour Augustin, il y a 2 événements : la création et l’incarnation. Avec cette dernière le temps est redressé, relevé, orienté à nouveau vers sa fin, l’Eternel, et déjà habité par la présence de Dieu dans la personne de son fils. Finalement le détour par Platon, Plotin, Augustin arrive au même carrefour où s’accumulent les difficultés : l’exigence de vivre le temps et l’impossibilité d’en former un concept. Et le philosophe a pris en charge ce magma de difficultés. Aujourd’hui nous avons des horloges partout mais qu’est ce qui est mesuré ? En fait les modes d’organisation de nos conduites temporelles. Ces conduites variables et diverses désignent des structures d’intra-temporalité sinon hétérogènes du moins différenciées. Le problème est ensuite de chercher comment rassembler dans une connexion essentielle ces modes de temporalisation distincts. Comment articuler le temps des choses (le sucre fond) et la temporalité propre de quiconque a affaire à elles (anticiper le moment de la satisfaction) ? Cette connexion existe puisque toutes nos conduites se rapportent à un seul et unique temps, celui du monde.
Deuxième partie : Husserl
Augustin parle du temps comme d’une présence, le personnage l’inquiète : le temps possède l’existence charnelle d’Augustin du passé et avec qui il y a lieu de s’expliquer. Le personnage habite la vie du récitant et il répond sous les modes de l’Augustin d’autrefois et de l’Augustin présent à soi-même et toujours en attente. L’être parlant, nous, il nous faut dans le temps nous expliquer avec le temps de telle façon que le temps en vient à parler avec lui-même, s’organisant comme un discours dans lequel présent, passé, futur se disputent, s’apaisent, se séparent, se maintiennent cependant les uns dans les autres, dans le déroulement d’un récit toujours renouvelé dont on ne sait trop qui est le récitant. Pour avancer il faut préciser ce qu’est une conduite récitante.
1.Question : qu’est ce que raconter ?
Le récit c’est un existential (Heidegger), une exigence structurale et enracinée, propre à l’être parlant qui, se constituant selon le temps, vit son intra-temporalité sur le mode de la parole et ne peut faire autrement que le vivre ainsi. Le mot récit désigne l’engagement réciproque de la parole dans le temps et du temps dans la parole. Réciproquement car on ne peut dire lequel s’engage en premier, chacun se trouvant toujours déjà engagé dans l’autre. Partons du soliloque où l’on se parle à soi-même. Sans qu’on ne l’ait décidé. Cette mise en mouvement spontanée du langage surgit du présent lui-même et lui confère l’épaisseur d’une présence. La conduite récitante est un moment constitutif du degré d’être, du poids d’existence du présent, qui sans cela ne serait rien d’autre que sa propre et perpétuelle disparition. Mais là il faut à nouveau signaler un fait étrange. Il suffit de penser aux façons dont nous parlons du passé : il n’est plus là, il ne recommencera jamais, il ne peut ressurgir que de la remémoration ou l’imagination. Et d’une autre façon nous disons le contraire : qu’il pèse sur nous comme une force qui nous pousserait dans le dos, que le présent sans cesse renouvelé en est issu comme un don perpétuel produit, au point que nous sommes incapables d’échapper au poids de ce passé que nous affirmons nôtre. Et à l’une comme à l’autre, nous croyons dur comme fer. Entre les 2 acceptions – non-être vs présence massive -, entre ces 2 déterminations, il n’y a plus qu’à nous mettre en quête du germe où s’indique leur connexion. Notre lecture de Platon, Plotin et Augustin ont développé ce germe à partir d’une image. Augustin parlait des Ecritures comme d’une forêt épaisse où l’on s’égare et où l’on cherche une éclaircie. Desanti précise que maintenant nous allons laisser les Ecritures et nous frayer un chemin dans le bloc massif des interprétations du discours : thèmes, modes de représentation, produits et entassés dans la Tradition à propos du temps. De l’image on glisse vers une fable ( qui met en route dans un premier temps vers un point de vue surélevé révélant une forêt limitée, bornée par des champs ; qui engageant dans la forêt se perd dans un labyrinthe de chemins, jusqu’au moment où on tombe au milieu de ces détours sur une ville, où l’on bénéficie de tous les bienfaits de la terre sauf que de ce paradis terrestre on est chassé après un certain temps). La fable a pour but de définir l’homme comme un nomade. Nous sommes en état de transfert. Ici, ailleurs, maintenant, plus tard, ces mots de notre langue désignent des états métastables qui passent sans cesse les uns dans les autres et…ici est autant ailleurs que maintenant et plus tard. Nous ne pouvons vivre que dans la négation. Nous n’avons pas de résidence assignée, tout est effet de perspective. Où voyageons nous ? Justement dans le champ de nos propres paroles comme si chaque phrase faisait devant elle un creux qui en exige un autre.
2.Question : ne trouves tu pas bizarre que nous ayons commencé nos conversations en posant la question du temps ?
En fait ce n’est pas une décision arbitraire. Nous avons pris conscience de l’exigence d’avoir à commencer, c’est à dire de prendre la suite d’un discours depuis longtemps en chemin, en nous y engageant nous-mêmes. Et le problème du temps s’est dégagé de l’exigence de parler, d’avoir à parler. Si bien que dans la question du temps, il y va de l’avenir possible de nos communs discours, c’est à dire de l’exigence d’avoir à les comprendre et à les tenir continûment comme nôtres. Comme les voyageurs de la fable, nous entrevoyons la forme, lointaine encore, de ce qui pourrait arriver dans ce creux. Cette forme, c’est le germe de déterminations naturelles et opposées de notre prise en vue du passé. Mais en fait cette forme n’est pas un lieu de séjour. C’est à la racine de notre état de transfert qu’il nous faut réfléchir sans autre médiation que la manifestation de cet état même.
3. Question : y aurait-il à « oublier la ville » de la fable ?
C’est en effet un appel à oublier tout ce que les façons de parler ordinaires nous livrent concernant notre expérience de vie dans le temps. Il y a – dit Husserl dans les leçons de 1905 – à mettre hors circuit le temps objectif et tout ce que le fait de l’avoir posé comme objet engendre de certitudes théoriques ou usuelles. Oublier ou plutôt laisser de côté, mettre en réserve. Il y a à oublier d’abord la préposition « dans » : c’est dans le temps que tout se passe. Car ce qui se passe dans le temps n’y demeure pas comme dans un lieu. Et pourtant cette expression nous croyons la comprendre. Cette croyance doit bien trouver au coeur de l’expérience du temps quelque racine qui s’y dissimule. On est une fois encore renvoyé à un site originaire où surgissent, dans une connexion indéchirable et donnée, l’éclosion de la conscience d’être au temps et l’exigence de la parole qui la concerne et la désigne dans la préposition « dans ». Donc n’approchons pas le phénomène du flux de la parole par la médiation du sens que le discours parait déployer. Suspendons les actes d’effectuation de ce sens. Suspendons également une tendance à la modélisation que suggérerait une représentation du flux comme un continuum, lequel deviendrait support temporel de l’enchaînement successif de nos paroles. Et alors ce qui reste, c’est le phénomène sensible, le bruit. Desanti reprend l’exemple du bus qui passe dans la rue, entendu depuis la pièce où se tiennent les conversations. 1) Pour parler du bus il faut dire « ce » bus, vu que c’est lui, celui-là, le 58, qu’on a entendu et puis cessé d’entendre. C’est un bruit individualisé ou plutôt l’impression sonore s’est individuée en se manifestant. 2) pourtant dans la conversation on ne prenait pas attention aux manifestations de la rue si bien qu’on peut dire que la première impression, la donnée originaire, s’est retenue elle-même du fait qu’elle se manifestait. Husserl appelle ça « rétention », souvenir primaire. À toute sensation est associée une modification immédiate qui la constitue en « tout juste passée ». Et à cette même impression est associée tout aussi immédiatement « une mise en attente », quelque chose comme un creux futur qu’Husserl appelle « protention ». L’expression « maintenant » qu’on utilise pour nommer le présent repéré désigne l’unité d’un maintien et d’une ouverture. (Dans l’exemple du bus il n’y a pas de protention). Revenons à la rétention. Et Desanti prend l’exemple du son d’une cloche qui se détache sur le silence de la campagne (ce n’est pas du silence mais toutes sortes d’autres bruits, par contre ils ne se détachent pas). Husserl désigne le son de cloche comme « objet de temps » pour préciser que dans son mode de manifestation, il y a une extension temporelle : le son dure jusqu’au point d’extension où il cesse et fait silence. L’extension temporelle leur est immanente.
4.Question : mais en fait tu n’es pas d’accord avec Husserl, non ?
Pour dire que l’extension temporelle est déterminée, il faut en passer par l’hypothèse de l’intuition. Tiens, une cloche sonne ! Et maintenant elle ne sonne plus ! Il y a intuition d’une durée (Bergson) avec un début et une fin. Livré au présent de façon irrécusable, le phénomène prend la forme d’une image, sorte de doublure affaiblie. C’est la synthèse associative de ces images qui, une fois déterminée, c’est à dire arrivée à sa fin, fournirait le contenu de son extension temporelle. L’intuition serait le produit recueilli d’une telle synthèse. Eh bien ! C’est faux ! Nous n’entendons pas seulement des images mais bien le son de cloche lui-même. Pendant le tintement de la cloche, nous vivons en lui. Chaque présent est plein, occupé du son qui résonne. Une fois que cesse le son de cloche , le présent, chaque fois nouveau, est encore plein car il est sans cesse plein et nous continuons à vivre dans cette succession de présents pleins. Tant que la cloche tinte, nous laissons couler le phénomène en lui-même. Pareil avec la musique, il n’y a nulle distance réflexive. En revanche quand ça cesse, nous disposons, dans l’intuition qui demeure de l’« avoir duré », de la possibilité d’une prise de distance réflexive. C’est ici que surgit une difficulté majeure.
5.Question : comment l’objet de temps qui n’est plus perçu a-t-il été constitué de telle sorte qu’il soit possible, à partir d’un maintenant autre et sans cesse nouveau, de revenir vers lui sur le mode du souvenir ? Ou de l’image ?
Cela veut dire que l’exigence de remémoration doit prendre racine au plus profond de la conscience intime du temps, dans son surgissement même. La prise de distance exigée doit être d’une autre espèce. Or qui dit conscience, chez Husserl dit intentionnalité. « Toute conscience est conscience de ». Mais Desanti y rajoute 3 petits points : toute conscience est conscience de … Si on s’en tient à la définition de Husserl (sans …) alors « de » indique une détermination de possession (de matière, d’origine). Quand la préposition est utilisée absolument, le nom qu’elle introduit restant en suspens, elle est simplement l’annonce d’une détermination possible, ignorée, attendue, souhaitée. Les marques vides dans (…) désignent quelque chose de non nécessairement déterminé, quelque chose de radicalement autre que la conscience. Le mode d’exister fondamental de la conscience ne consiste pas en une connexion d’états de conscience constituant un monde de pure intériorité qui contiendrait en original l’être même de ce que nous nommons monde. Husserl marche sur un chemin implacable qui ne s’appuie que sur un mode d’exister plein, maximal, que seule la phénoménologie lui dévoile. Ainsi juger, percevoir, dégage, là où l’exigence en est requise par le caractère de la visée elle-même, les formes de remplissement et les connexions d’intentionnalité dont l’enchaînement découvre l’objet visé, le livrant disponible à l’intuition, non nécessairement adéquate mais toujours pleine, si bien que l’objet se trouve alors identifié comme tel ou tel. À la suite de Kant, Husserl opère une répétition transcendantale.
6.Question : qu’est ce qui m’autorise à dire « toute » l’extension temporelle du son de cloche ? Le fait qu’il est borné par les 2 bouts ?
Le moment actuel marquant la fin du son de cloche est saisi nécessairement comme l’avenir de l’instant initial qui lui demeure comme son passé. Ce laps de temps est livré comme plein : la connexion interne entre état initial et final est à l’oeuvre pour toute phase d’écoulement de ce que j’appréhende comme s’étant écoulé. Comment dégager l’intentionnalité spécifique constitutive de cette connexion opérée sans lacunes ? Commençons par résumer. À suivre l’exemple du son de cloche, il y a 3 opérations simultanées : 1) elle ramène à l’identique ce qui est différent (accès au processus de répétition et de succession), 2) la séquence de coups de cloche perçus au présent se fige ensuite en une structure fixe et immuable de présents disparus, 3) je peux dire d’un phénomène que ça dure parce que ma conscience retient en elle, tout en se maintenant présente au présent et donc en éveil, la trace de ce qui est juste disparu. Elle est doublement présente au présent qui se déploie et présente au passé immédiat. Rien que de très ordinaire donc. Avec la notion d’intentionnalité on s’est demandé ce qui doit être porté au compte de la conscience et selon quelles formes d’intentionnalité. Voilà le résumé, occasion de repréciser ce qui est recherché par Desanti : déterminer la structure du site originaire où se manifeste nécessairement en une connexion intime le surgissement du présent et l’exigence de la discursivité.
7.Question : pourquoi alors en revenir encore sur les phénomènes d’écoulement ?
Husserl a développé « le diagramme du temps » pour proposer une représentation du mode de constitution de la conscience de durée de « l’objet de temps » qui s’écoule. Soit une sorte de triangle rectangle retourné avec la base en haut et l’hypoténuse en bas. l’angle droit est à droite au-dessus. Les flèches aident à lire mais elles ne sont pas dans le texte d’Husserl, c’est un ajout de Desanti. La base s’oriente du point O vers la droite en E. L’hypoténuse aussi est orientée du point O vers O’. (Cette droite est une application mathématique. On a établi une correspondance bi-univoque et continue entre les points OE et les points EE’.) De ce point O’ par contre il y a orientation vers le point E. Si on crée un triangle semblable à l’intérieur du triangle OO’E, soit PP’E, on amorce une infinité de mouvements fléchés. Encore faut il comprendre. Chez Husserl il n’y a pas de flèches : cela ne parle pas du temps mais des actes intentionnels spécifiques des modalités de constitution de la conscience d’un objet de temps. Le diagramme est un indicateur d’exigence de relations. Et se centre sur la conscience.
O……P………>E
Î
P’
Î
O’ =E’ Par contre pour Desanti qui ajoute les flèches, mais continue à suivre Husserl à la lettre, la ligne OE désigne la suite des instants présents. Les lignes obliques OE’ et ses parallèles engendrées de points comme P désignent « la descente dans la profondeur ». Et la ligne EE’ désigne le continuum des phases où sont liés les instants présents aux horizons de passé. L’ajout de l’orientation fléchée suggère qu’à chaque présent est associé un acte : la visée rétentionnelle. Chaque point de la droite OE est donc point source d’un tel acte dont le but est une phase de durée spécifique de la source. Quant aux contenus visés, ils sont figurés sur la droite EE’. La flèche E’E a pour source un état initial de rétention et pour but le dernier présent qui marque la fin du phénomène. Par conséquent les droites obliques désignent les actes de visée rétentionnelle et il faut bien concevoir que chaque point de la ligne des présents est source d’une telle flèche de visée. C’est ici que Desanti quitte Husserl. La flèche OE résulte de la composition d’OE et EE’…. OE est réinterprétée par rapport au diagramme. Elle avait été écrite comme ligne des présents, elle est maintenant réécrite avec sa flèche comme ayant été dans le concret la manifestation même de ce qui a duré, manifestation au cours de laquelle chaque présent (chaque point) a été l’héritage de son passé, dans un enchaînement de visées rétentionnelles. Les modes d’écoulement du phénomène qui dure continûment contenaient donc l’enchaînement continu des points de leur durée. C’est ainsi qu’on arrive à identifier ce que nous avons entendu auparavant comme ayant duré continûment. C’est de cette façon que nous l’avons appréhendé comme durant pendant que l’autobus passait : une suite de présents s’écoulant continûment selon un enchaînement continu de « queues de rétention ».
8.Question : clarifions les 2 positions et qu’est ce qui dans ce diagramme est rapporté à la spontanéité de la conscience, au mode d’exister intentionnel de l’ « avoir conscience » ?
Husserl dit : pendant qu’apparait sans cesse un nouveau présent, le présent se change en un passé, et du coup toute la continuité d’écoulement des passés du point précédent « tombe vers le bas »,uniformément, dans la profondeur du passé. Mais Desanti seul répond à la question : seules les flèches comparables (telles qu’OE’ et EE’) représentent des moments de spontanéité (des actes effectués dans le « vécu phénoménologique »). Les résultats de la composition (la flèche OE) symbolisent les modes d’écoulement dans le concret de l’objet qui dure. (On ne cesse de parler de durée et donc de Bergson, Desanti le relit à sa façon avec une précision qui dépasse la notion d’intuition). Le diagramme développé par Husserl et non corrigé par Desanti ne représente rien de réel, il n’est qu’un langage qui traduit des connexions d’intentionnalité.
9.Question : Et que se passe-t-il si on inverse le sens des flèches ?
Le raisonnement est une vision duale du précédent. Si la flèche EE’ désignait la visée de la structure héréditaire de tout présent, son inversion désigne la visée à partir de tout présent de son ancêtre. Elle doit donc se composer – au sens où 5 se compose avec 7 dans 5+7 – ; la loi de composition notée + autorise 5+7=12. Avec la flèche OE’ inversée en E’O, cette visée d’ancêtre ne peut se remplir que dans l’identification de la conscience rétentionnelle initiale accomplie en O. Le résultat de la composition de ces 2 flèches est que OE inversée en EO est la seule flèche qui rende le diagramme commutatif. Elle désigne encore l’objet de temps, le son de cloche, avec la double continuité qui constitue son écoulement. Mais attention !! Le fait que OE soit inversée en EO ne signifie pas que l’écoulement ait changé de sens , cela signifie que ce même objet, le son de cloche, est appréhendé selon un autre mode, à savoir la remémoration. Dans son mode d’exister intentionnel, la conscience part depuis E à la recherche du temps perdu ; mais cela veut dire aussi que l’exigence de remémoration trouve son germe dans la conscience rétentionnelle et dans les enchainements constitutifs des objets de temps. Retenons que l’approche duale révèle que si l’intentionnalité se comprend sur son versant rétentionnel, il y a un côté impressionnel plus problématique.
10.Question : Comment en arriver à extraire la cellule élémentaire qui se manifeste au coeur de la constitution de la « conscience intime du temps » ?
En termes d’Husserl ce que nous appelons présent est l’unité de la conscience rétentionnelle et de la conscience impressionnelle. La conscience impressionnelle renvoie à la sensation. Mais pour Desanti aucune intentionnalité n’habite, pour la constituer, la donnée brute de la sensation et ne peut donc habiter le flux de données de la sensation. Pour Husserl le flux hylétique s’auto-constitue sans cesse comme matériau toujours disponible pour les actes intentionnels objectivants de la conscience. Pour Husserl cette constitution intrinsèque n’exige aucune intentionnalité ; la spontanéité de la conscience n’y opère pas comme moment productif. La critique de Desanti martèle que rien n’est explicité de ce flux qui l’intrigue et qui est surgissement d’un moment originaire non constitué par la conscience. Or ce flux puis-je dire qu’il dure ? Non puisque toute constitution de durée résulte d’un enchainement de rétentions. Puis-je alors dire que ce flux est dans le temps ? Non puisque « être dans le temps » n’a de sens que par assignation d’une durée d’écoulement. Voilà donc un écoulement originaire qui par essence ne peut s’écouler selon des déterminations temporelles, même pas celles du présent dont nous avons reconnu la structure héréditaire. Mais sans lui cependant aucune détermination temporelle devrait être constituée. Ce n’est pas toute l’intentionnalité que Desanti rejette mais bien la radicalité d’Husserl (pas besoin d’intentionnalité à propos de la sensation) qui rejoint Kant et l’ego transcendantal. L’intentionnalité de Husserl est d’être objectivante ; elle atteint son accomplissement dans une détermination d’objet saisi comme objectivement présenté. En tant qu’ils sont visés comme tels (par un sujet donc), ils exigent la forme d’intentionnalité qui les constitue objectivement comme phénomènes. Il y a lieu de référer en vertu de leur constitution phénoménologique les « objets de temps » à une couche primordiale de l’expérience, à une borne inférieure de toute constitution d’objets, « au flux des pures données hylétiques ». Du mot flux, dit Husserl, les mots manquent. Pour Desanti voilà la phénoménologie confrontée à ce qui n’étant pas proprement phénomène constitue cependant la source d’apparition de tout ce que l’expérience manifeste à titre de phénomène. Cette couche pré-intentionnelle doit donc être pensée sinon le projet de Husserl se fracasse. Et c’est là le forçage vers la radicalité. Husserl force une portée maximale à ses propos : il se doit d’intégrer la borne inférieure …puis annuler l’effet de borne : il faut établir le flux hylétique dans sa fonction de loi à priori de constitution de la source de toute expérience, une loi de constitution pour une conscience en général, une loi de constitution d’un monde en général.
11.Question : La radicalisation va-t-elle consister à rapporter tous les actes de conscience intentionnels à une instance supérieure, à un moi pur et qui se dévoile comme la source de tous les actes ? Source originaire de toute visée de phénomène mais surtout de toute condition de manifestation du phénomène, donc du style du monde lui-même (style transcendantal) ?
Desanti refuse de payer le prix d’une égologie transcendantale. Il y quelque chose d’autre à trouver et peut-être bien à l’insu de Husserl et Heidegger. Ce quelque chose permettrait de se passer de l’hypothèse duale de la continuité du flux hylétique et de la « reprise » qu’en a fait Heidegger en parlant du dasein dans sa temporalité ekstatique. En fait la conscience ne contient rien dit Husserl eh bien ! partons de là dit Desanti. Dans la cellule « aa’ », a’ signifie le moment de spontanéité et a le moment de réceptivité (la conscience impressionnelle). Ici Husserl présente le schéma de l’arc intentionnel. Cet arc part de O et grimpe en courbe – passant par les points V1, V2 au point le plus haut et ….V(n) – pour redescendre en T formant un demi cercle intitulé (f). Les points V1, V2, Vn désignent les moments vécus, des moments de statuts éventuellement distincts dont la connexion retenue le long de l’arc constitue, dans ses modes d’apparition, l’objet visé en T (pour Transcendantal). Il n’est pas difficile de voir dans le point source O le sujet transcendantal cher à Husserl, l’instance donatrice de sens. Par l’intentionnalité et à travers sa fonction de visée objectivante, l’intentionnalité livre accès à l’Être même de ce qui est visé. Desanti se demande si pour être fidèle à l’intentionnalité, il n’y a pas à dégager une structure plus profonde dont l’arc intentionnel serait une détermination nécessaire. Ce disant Desanti qualifie de fuite dans la métaphysique les propositions égologiques de Husserl et la dialectique être-dasein de Heidegger. Il y a pour avancer, à compléter la demi courbe (f) d’une seconde courbe inversée (f-1) qui finit par compléter un cercle. Mais cet ajout de Desanti précise que les référents de O = X et de T = X’, ne s’identifient qu’à un écart près. La composition (f-1,f) ramène X’ à son identité. Quelque soit l’ordre dans lesquelles les flèches se composent, cette composition laisse en leur état leur source et leur but. Rappelons qu’il s’agit là de la contrainte phénoménologique minimale : « demeurer en l’état ». Si la conscience ne contient rien, alors la source de l’arc intentionnel X ne contient rien non plus ; on ne peut donc la concevoir comme un domaine d’états de conscience ni même comme un domaine pré-constitué de possibilités d’actes. Corrélativement X’ (le but) ne peut être pensé comme un domaine indéterminé d’objets virtuels auxquels manquerait la détermination. Parce que la distinction de l’indétermination, du déterminable et du déterminé ne peut prendre sens que le long de l’arc intentionnel dans la connexion des points V1, V2, Vn… si bien que X et X’ semblent tomber hors de l’arc qui les rassemble. X et X’ sont l’un et l’autre transcendants, ce qui veut dire qu’aucune des déterminations pour ce qui se répète le long de cet arc ne peut leur convenir en propre.
12.Question : Mais attention !! Il ne nous suffit pas de respecter la contrainte minimale, ne faut-il pas aussi respecter la maximale ?
En effet cette seconde contrainte précise que toute visée intentionnelle exige son remplissement propre. Effectué le long de l’arc intentionnel, ce remplissement livre dans l’intuition l’être même de ce qui est visé. Pour Husserl ce que nous nommons monde se manifeste comme peuplé d’objets de connexions d’objet et d’univers d’objets dont chacun communique dans une chaîne de médiations actuelles ou possibles, sa teneur et sa consistance propre. Desanti souligne alors un paradoxe. La contrainte minimale exige que X et X’ tombent en dehors, ce qui implique que tout ce qui pourra être identifié comme « étant » devra l’être « le long de » cet arc dans un enchainement chaque fois vérifiable de moments vécus. Mais en revanche la contrainte maximale veut plus, elle veut un engagement ontologique fondamental selon lequel tout ce qui est déterminé comme étant, l’est « dans son être ». De sorte que c’est l’arc qui doit en entier s’arracher hors de soi-même pour s’offrir à la transcendance de ce qui est visé en lui et se tenir dans cet état ekstatique, c’est à dire comme mode d’être de ce qui peut n’être soi qu’en se manifestant hors de soi, « de ce qui se tient hors de soi en demeurant soi ». Ce qui parait rassembler X et X’ les laisse à leur différence et tombe hors de soi-même en les rassemblant. Paradoxal. D’où Desanti qui complète l’arc par un arc de rappel lequel indique que de X à X’ la relation n’est pas de communication car il ne peut y avoir de communication possible qu’entre étants pour lesquels est préétablie une relation de connivence. Or pour Heidegger il y a de X à X’ une exigence de relation. Si et seulement si on couple (f) et (f-1) alors : 1) les 2 termes sont laissés à leur différence, 2) mais c’est seulement en tant qu’ils sont laissés à cette différence que se constitue leur rapport. C’est un rapport circulaire de destination réciproque.
13.Question : Heidegger ne parle-t-il pas de « circuit de l’ouverture » ? qu’en est-il quand et si l’arc intentionnel tombe en dehors de sa source et de son but se constituant ekstatiquement ? qu’en est-il si le mode de composition des 2 arcs ramenant à leur identité tour à tour leur source et leur but, dévoile à vrai dire ce soi identique comme essentiellement menacé par sa propre identité au point que jamais cette identité ne peut être donnée à la façon d’un invariant objectif ?
Eh bien, la cellule du présent a a’ tombe hors d’elle-même. Ce qui a semblé constituer le germe de l’expérience interne du temps (le présent avec son horizon temporel immédiat) a pour mode d’existence propre son être hors de soi. Nous nommons temporalisation le mode d’exister du circuit de l’ouverture : elle qui se constitue ekstatiquement en X s’annonce depuis X’, du fond sans cesse exigé de son essentiel secret. La conscience non seulement ne contient rien, mais elle ne fait rien non plus. Aucun acte n’est un commencement absolu. Ce présent qui n’est rien est une marque vide pour la détermination de ce qui se manifeste dans l’ouverture. Et la médiation de ce rien est exigée par la structure ekstatique de l’ouverture elle-même. C’est dans cette médiation du vide que nous devons saisir l’exigence du discours. Nous ne pouvons pas retenir le présent comme présent. Pour se laisser guider par la forme d’une relation pour déterminer la nature des termes capables de la satisfaire, il nous faut prendre en compte la nullité de a a’. Que peuvent être X et X’ pour que nécessairement leur relation comporte cette forme vide et que cette forme vide nommée présent subsiste en tant que forme ? réponse : la cellule a a’ est forme vide mais elle l’est en tant que forme de ce vide lui-même. Comme toute forme elle exige un contenu, lequel ? : eh bien ! ce vide qu’elle est précisément. Voilà le vide comme détermination du présent, par 2 modes d’annulation, le passé n’est déjà plus là et le futur pas encore. Et cela ne dit que ceci : que la forme vide que nous appelons présent n’a d’autre contenu que la répétition de sa propre annulation. Desanti ne dit pas succession mais répétition : en se répétant comme nullité, elle va vers sa détermination : « cette détermination lui advient ».
14.Question : à te suivre, la détermination ne peut pas être là comme présence massive et totale ?
Oui en effet. S’il en était ainsi, les contraintes intentionnelles ne se présenteraient pas et l’intentionnalité n’aurait pas lieu. Des expressions comme « être partie d’un tout », « se manifester comme présence », « concevoir une loi d’essence » n’acquièrent de signification que le long de l’arc intentionnel. Cette signification s’effondre à la source et au but de cet arc. Mais l’arc lui-même ne s’effondre pas, bien au contraire il exige l’arc de rappel. Depuis X’, X source de visée est rappelé à effectuer son identité comme temporalité ekstatique. X’ se désigne comme source d’arc de rappel dans son caractère de présence non pleine. L’être est essentiellement non-tout, pas-tout. Il est identique à sa « non pleine présence ». Le circuit de l’ouverture possède une physionomie circulaire. Ce qui ferme, ouvre : voilà un autre paradoxe. Les 2 pôles qui s’y constituent ne sont nullement symétriques. Ils ne se passent pas l’un dans l’autre. Il n’existe pas d’espace commun dans quoi ils puissent être amenés à coïncidence selon un déplacement convenable que cette structure d’espace permettrait. L’exigence de répétition de la différence s’annonce primordialement depuis le caractère de « non pleine présence de X’ ». La dissymétrie veut dire que le pôle X’ comporte le poids ontologique de la différence primordiale et constitue la source de l’appel de X vers l’intentionnalité, dans la constitution exigée de sa temporalisation ekstatique. L’essentiel est la dissymétrie des 2 pôles. Du côté de X se présente un mode d’exister assigné à l’arc de rappel et donc à X’. X désigne alors un étant bouclé dans l’ouverture et fermé dans son circuit. X’ désigne ce depuis quoi et en vue de quoi ce circuit se constitue et se répète comme si ce qui se manifeste depuis ce pôle ne se dévoilait qu’en s’échappant de son propre fond. Ainsi se renouvelle dans la temporalité ekstatique le champ inachevé de l’ouverture.
15.Question : Ti to On ? Que veut dire « étant » ?
Ainsi se constitue encore le mode d’advenir de ce qui se nomme présent, comme répétition de sa propre nullité. Son vide n’est autre qu’une manière de disponibilité de la conscience, de réceptivité face à l’avenir qui advient. Appuyé sur un passé qui s’annule, la conscience se tourne vers l’avenir qui advient bien qu’il soit « un pas encore là », c’est à dire un vide mais un vide « sur le point d’être comblé ». X existe en attente de rappel. La répétition de la nullité des présents lui advient donc depuis la forme d’avenir qui l’habite en tant qu’il est bouclé dans le rappel, assigné à sa forme. Il en ressort que le mode d’exister du passé est « l’avoir à être » intentionné, en raison de sa structure ekstatique. C’est ce réveil intentionnel du passé qui, le long de l’arc intentionnel, le ramène au vécu, en raison de la répétition du présent comme forme de nullité, c’est à dire en raison de l’anticipation d’avenir par laquelle cette répétition advient. Ici encore le primat ontologique appartient à X’ du fait absolu de sa manifestation dérobée. Que feras-tu le 8 octobre 1994 (on est en 1992) ? Qu’as-tu fait le 8 octobre 1928 (Desanti a 14 ans) ? Pour répondre à ces questions de Grisoni, Desanti assume chaque fois la répétition de la nullité du présent ; ce faisant, il se conduit en « habitants du site X ». Ce n’est pas ça le dasein de Heidegger : l’onto-théologie est incompatible avec la manière dont s’est déroulé tout le discours (tours et détours) de nos conversations : « habiter » n’a pas de sens dans la composition qui lie X à X’ ; et la notion de « chose en soi » (Sartre) est tout aussi étrangère à notre propos. En fait il n’y a pas d’autre solution dans cette conversation, que de tourner autour du pot. Et mine de rien on s’approche ainsi du symbolique et de l’espace des marques…
16.Question : le site si particulier qu’il ne s’habite pas, appelle un discours. C’est là la racine du désir qui a porté Augustin à se confesser et Plotin à donner la parole au temps lui-même. Il y a exigence à produire du signitif, peux-tu préciser ?
Desanti fait allusion à sa mère, il raconte une histoire de quand il avait 14 ans, sur la façon dont sa mère tenait la vie par un cheveu, fil de Parques qu’elle a tenu elle-même tendu au-dessus du vide, et finalement solide. La réponse dans cette forme « signifie » : je n’ai pas pu sortir du circuit de l’ouverture, ni échapper à la structure (de composition circulaire des 2 arcs). Si bien que cette journée de mes 14 ans que toi, Grisoni, tu me désignais dans le temps du calendrier, il me fallait bien la ressaisir dans ce circuit comme étant la mienne, ayant été la mienne. Comme tout laps de temps écoulé, s’écoulant ou devant s’écouler, cette journée est habitée par la forme du présent comme répétition de sa propre annulation. Il fallait donc m’approprier cette répétition d’annulation. Mais comment si chaque moment d’annulation n’était symboliquement marquée ? Et de fait il l’est en raison de la structure ekstatique qui le manifeste : celle du circuit de l’ouverture qui ne s’abolit jamais. Cet X est en raison du mode de constitution du circuit de l’ouverture dans lequel il est bouclé sur le mode de la temporalisation, assigné fondamentalement à enchainer des actes et des modalités de symbolisation. La conscience intime du temps est nécessairement habitée par un espace, l’espace des marques. La cellule a a’ n’échappe pas à cet espace, le germe phénoménologique de la conscience intime du temps se déploie fondamentalement dans le circuit de l’ouverture et conformément à sa structure comme germe de discursivité symbolisante. Voilà on y est. On a saisi dans le présent la racine de l’exigence récitante.
17.Question : peux-tu donner un exemple de cette structure signifiante ?
Desanti développe ici un exemple tiré de l’usage de l’agenda. « 3/12/92, 9h, N° tél de JF », première marque à laquelle se surajoute 2 croix rouges devant 9h. Si la première marque est indicative, la seconde est impérative : surtout pas oublier. Choisir le rouge est lié à sa charge symbolique. Tracer veut dire marquer symboliquement ce présent que tu anticipes : ce présent est distingué comme moment retenu d’une décision qui coûte, inquiète. Le caractère rouge de la marque symbolise le caractère de l’anticipation. Autrement dit, le caractère de la marque est son appartenance à une chaîne de renvois de marques semblables mais absentes (les occurrences du rouge). Quant au caractère de l’anticipation, il consiste dans la mise en réserve par la médiation d’une chaîne de renvois dont le rouge est la source, d’un présent dont tu crains l’advenir. Ce présent advenu ne subsistera plus que par la marque symbolique qui l’aura désigné de loin. Mais Desanti complique alors son exemple de ce qu’au moment du coup de fil à JF à la date de l’appel à ne pas oublier, tu tombes sur quelqu’un qui se révèle totalement hors contexte (il aurait fallu écrire d’autres initiales que JF mais c’est une erreur, une ruse de la mémoire -error calami-). Surprise ! Une fois « saisi » par le signifiant, à toi, il n’y a plus qu’à essayer de te rattraper en faisant marcher ta mémoire (si ce n’est pas JF alors c’était à qui qu’il y avait à téléphoner d’urgence ?) ou ton imagination… le court-circuit de la communication réclame réparation : par exemple parler devant un autre qui te laissera développer tes détours qui peut-être réveilleront le nom du bon interlocuteur ; ou alors écrire. « Être saisi par le signifiant » c’est être en proie, c’est être dévoré, aux connexions des chaînes, livré à des synthèses passives et non maîtrisées. Par l’écriture se constitue quelque chose comme un sujet sans cesse déposé dans l’entrelacement des chaînes symboliques, défait et refait comme elles.
18.Question : pour fixer, arrimer ce procès de renvois par quoi se constitue la fonction symbolique, il faudrait quoi ?
Vu qu’elle occupe un site précaire et fondamentalement instable dans cette chaîne, l’écriture doit être marquée à son tour. La marque rouge associée à JF s’est trompée quant au nom qu’elle voulait souligner (le rouge dit que c’est appeler JF qui allume le moment en signe d’appréhension, d’alarme, d’angoisse). Cela veut dire que ce qui est oublié (le bon nom) est toujours retenu mais déplacé, désitué selon l’ordre symbolique des marques. Mais alors il faut ajouter que ce « coeur d’absence » qui git au pôle X’ doit être marqué dans son absence même. Sinon pas d’ouverture et pas d’intentionnalité. Toute intentionnalité est en son germe fondamentalement signitive. La notion d’expression se connote ici d’appréhender de l’exprimable. L’habitant du pôle X, essentiellement préoccupé du coeur d’absence de X’ est toujours en avance sur lui et tout aussitôt en retard. Cet habitant est contraint de produire et de composer des marques c’est à dire de désigner toute absence dans la proximité du signe qui l’annonce, en écart donc. De sorte que ce qui s’indique depuis le coeur d’absence passe dans le circuit de l’ouverture à l’état disponible tandis que lui est pris dans l’ordonnance des marques sans cesse exigées. C’est ainsi qu’on en vient à parler de l’Être, qui lui ne dit rien à personne.
19.Question : toute marque suppose un matériau où s’inscrire et un mode d’inscription. D’autre part dans sa matérialité la marque est arbitraire et exerce une fonction de renvoi vers de l’absent. Cet absent peut être à son tour appréhendé de bien des manières : sur le mode du désir, de l’espoir, de la crainte. Ce qui constitue une marque c’est la fonction de renvoi qu’elle exerce vers de l’absent. Voilà l’invariant ?
Oui voilà la bite d’amarrage, d’arrimage. L’agenda est le domaine dans lequel l’habitant du pôle X (et ce n’est pas le dasein de Heidegger) repère et détermine les moments de son intra-temporalité, et ce dans un champ de renvois de marques qui s’imposent dans le décours de « ma vie » (il y a un agenda « natif ») et s’y rendent manifestes. La localisation est un enjeu à propos de ce qu’on appelle « maintenant ». Si je te donne le nom de mon père, c’est le jamais plus de ma naissance qui est désigné. Et si j’ajoute que je n’ai pas d’enfants et n’en aurai plus, alors c’est ma mort en son absence même qui se trouve ici désignée et donc marquée par l’usage d’un nom que je ne peux m’attribuer (le nom de mon père) et que je prononce à vide avec tout son poids symbolique cependant. Si bien que le même nom (père) constitue ce présent marquant-marqué comme leur unité, comme leur connexion.
20.Question : dans cette configuration du pôle X’ avec le nom du père, Desanti termine la conversation en annonçant un programme pour une seconde conversation. Est-ce pour approfondir quelque chose d’autre de l’autre côté, celui de X ?
Ce sera sur le corps propre et ce pour insister sur sa localisation. En effet, la conversation sur le temps avait toujours accumulé cette indication que c’est de hic et nunc que la phénoménologie tire toutes ses conclusions.