Faire sens en commun, c’est ce que tentent aujourd’hui les activistes et non plus les philosophes critiques. Car ceux-ci se sont fourvoyés dans les liens entre science et politique. La métaphysique développée par Whitehead est susceptible d’accompagner le faire commun des activistes, à condition que la culture des dispositifs génératifs soit au coeur de la question des pratiques de démocratie directe qu’ils apprennent à construire.
Première partie : la question du sens commun
I 1 : la philosophie face à l’ignorance
Les citoyens d’Athènes savent tout ce qu’ils doivent savoir. Alors en quoi Socrate est-il autorisé à les traiter d’ignorants ? Whitehead n’y voit qu’une raison : dans son livre « modes de penser », il fait l’éloge d’une pratique d’assemblage sans cesse à reprendre par la philosophie à chaque époque. Ce que la philosophie recueille comme réponses à son interpellation, c’est qu’elles sont toutes porteuses d’une lecture du problème et ce paysage partageable, qui s’appelle sens commun, oblige la philosophie d’y dégager une compréhension cohérente. Mais surtout pas de la définir car ça, c’est la force de l’école critique que Whitehead exècre.
Il y a intérêt à abandonner l’idée que la pensée a besoin de références fixes pour échapper à la confusion. Il n’y a pas de définition stable du sens commun. Mais le sens commun est une contrainte pour la philosophie. La philosophie doit y participer et a pour tâche de souder le sens commun et l’imagination. Il y a ici un enjeu. L’aventure où la philosophie nourrit ce qui fait ruminer le sens commun exprime une certaine saisie de l’immensité des choses. Même si on ne sait pas bien le dire, ce n’est en tout cas pas de l’ignorance.
I 2 : la défaite du sens commun
Il y a beaucoup de manières d’en parler. G Deleuze en traite dans une grille politique liée à la notion de sens commun. Mais pour arriver à ce registre du politique, il faut en configurer les conditions de validité sinon ces propositions n’ont aucun sens et les physiciens protesteront : si nous avions dû respecter le sens commun, la Relativité Restreinte, et Générale d’Einstein puis la Mécanique Quantique n’auraient jamais vu le jour. La physique est-elle le champ d’une révolution détruisant les certitudes de ce qui est caractérisé comme sens commun ?
Oui et non car si le sens commun c’est la mécanique de Newton, alors Galilée est là pour rappeler qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Il a fallu une pédagogie car le réel est voilé et loin d’être évident. Dire que la Mécanique Quantique relève du sens commun aujourd’hui ce n’est pas vrai, c’est juste une façon de forcer une main mise sur ce sens commun. D’autres sciences ont embrayé dans cette pseudo révolution, un pli a été pris qui identifie le progrès avec ce qui scandalise le public. Et les gens du commun ont pris le pli d’accepter un rôle de spectateur passif.
C’était il y a 20 ans et c’était l’époque de la guerre des sciences où se sont affrontés scientifiques et penseurs critiques. Ces guerriers étaient désignés par une situation de fait, la défaite du sens commun, la dissolution de la capacité d’objecter. Quitte à ruminer dans les coins… L’opinion sentait bien que des points de vue pertinents étaient réduits au silence. Ruminer, c’est le premier pas avant de refuser. Il est devenu possible de regrouper ceux qui partageaient la nécessité de se montrer récalcitrant à toute théorie qui n’en passe pas par le filtre du public.
Depuis Kant et Hume, dixit Whitehead, on avait glissé de la question « que savons nous ? » à la question « que pouvons nous savoir ? » et la philosophie s’était érigée en juge de toutes les divagations qui se perdent dans le domaine des croyances. En face des critiques irrationnelles, les scientifiques ont donc déplacé la montagne philosophique en leur faveur. Les sciences témoignaient pour la rationalité humaine.
Mais tout a changé quand la critique a cessé d’être respectueuse. Face à quoi, la science a imposé l’idée qu’elle n’est pas une pratique comme les autres. Kant ici a été réutilisé dans le domaine des sciences avec les outils de sa critique pratique. Le relativisme est soudain devenu une menace. On a donc moralisé la période en culpabilisant. Les gens font plus que se tromper s’ils ne sont pas experts, ils sont prêts à suivre les premiers démagogues de service. De nouveau cette étape a eu un temps. On est passé sur la scène électorale avec des médias au service des dominants. Pour Isabelle Stengers, ce qui frappe c’est que ceux qui se délectent des fake news semblent moins manifester une aveugle crédulité qu’une sombre volonté de ne rien entendre et de prendre leurs revanches contre ceux qui savent. Ce public s’est rendu compte qu’il faisait peur, on ne l’humiliera plus impunément. À côté des amateurs de complot, il y a quand même, et ce contre l’arrogance de Socrate, des contestataires qui ne sont pas sots. Les savoirs qui s’activent le font sur le mode de la résistance et de la lutte, ce qui leur donne de l’importance mais aussi ce qui peut faire leur vulnérabilité, entre autre, dans la revendication du concret contre l’abstrait. Stengers met en garde : comment faire du « nous qui lutte » non pas ce qui est réuni par un savoir enfin véridique mais ce qui se tisse et s’enchevêtre à mesure que se discernent les interdépendances entre raisons de résister. Et c’est bien là l’enjeu dans la lutte contre les OGM.
I 3 : Mise en problème de l’abstraction
L’union fait la force, c’est la première chose que l’on sait désormais car c’est ensemble que la lutte trouve le sens de l’innovation.
Dans l’agriculture durable, on lutte « pour et ensemble » avec un public plus large que dans la lutte contre les OGM. Au bout, il n’y aura pas de vérité unanime car le travail est de reprendre un problème beaucoup plus ancien (depuis Berkeley via Hume) et tenter une composition toujours située. Lorsque nous ne sommes pas sous l’emprise d’une théorie, nous sommes tous capables de jouer, de jongler avec des ressources contextuelles selon les exigences de la situation et on n’est pas surpris que ces situations importent à d’autres sous un mode différent.
Pour Whitehead, la perception est en elle même un triomphe de l’abstraction car elle est sélective et partiale, orientée par les besoins de l’action. Et ceci vaut avant que le langage ne s’en mêle. Or la capacité de l’abstraction n’est pas le privilège de la pensée. Whitehead ne s’intéresse pas à la pensée abstraite enseignée à l’école au cours de maths, mais pas non plus à la pensée concrète qui serait propre aux enfants. Pour lui il n’y a pas de pensée sans abstraction, en revanche il s’intéresse à nos modes d’abstraction. Car c’est, à chaque époque, le rôle de la philosophie d’y être attentif, de cultiver la vigilance sur les modes d’abstraction qui équipent la pensée de telle ou telle époque. En effet à chaque époque, il y a certains modes qui peuvent prétendre à la primauté et renvoyer les autres à l’insignifiance. Mais la philosophie de Whitehead, au contraire, ne doit rien éliminer de ce dont nous avons l’expérience. C’est à elle d’aviver ces dimensions qui insistent sourdement. Ce que vise la philosophie, c’est la manifestation pure et simple ; et cela n’a rien à voir avec la phénoménologie où la manifestation c’est l’apparaître de l’étant lui même en son être manifesté. Il s’agit de fabriquer des énoncés en prose poétique qui soient susceptibles de donner à ce qui est usuellement omis le pouvoir de faire vaciller la conscience. Car la conscience clignote par rapport à ce qui importe. Au début on a parlé de soudure (pour et ensemble), on en propose maintenant une « définition » : réfréner les ardeurs des spécialistes et élargir le champ de leur imagination.
Hélas les modes d’abstraction spécialisés de nos professionnels modernes sont ceux qui font importer ce que la modernité appelle le progrès, dont il n’y a pas d’autre définition qu’une notion conflictuelle qui les met tous d’accord contre le sens commun. Whitehead caractérise le 20ème siècle comme le temps d’un couplage entre profession et progrès, c’est à dire l’invention d’institutions où se cultivent des imaginations entreprenantes mais aussi fragiles de ce qu’elles ont à se protéger contre les questions qui ne doivent pas les concerner. Face à cela, Whitehead fait le pari d’un sens commun qui puisse être intrigué par nos savoirs spécialisés sans pour autant leur prêter une autorité face à laquelle ils ne pourront que s’incliner. Et ce pari pour ne pas être un voeu pieux demande un changement de milieu.
I 4 : civiliser la modernité
Ce que le sens commun demande ce n’est pas qui a raison. Mais une élucidation qui apporte une compréhension cohérente là où règne la discorde. La cohérence ne doit pas être retrouvée mais créée. La soudure est une opération technique que va mettre en oeuvre Whitehead pour créer cette cohérence.
De tout ça il a parlé dans son livre métaphysique : « procès et réalité ». Civiliser la modernité serait honorer la vérité du relatif. Ce travail a obligé à faire un trajet expérimental où Whitehead a plusieurs fois fait et défait ses concepts jusqu’à ce qu’aucun ne puisse tenir indépendamment des autres. Il a toujours été attentif à la pluralité des civilisations. La notion de civilisation est présentée comme une généralité et dans « aventures d’idées » elle est présentée comme difficile à définir (ce qui est le propre de toute généralité). Mais en tout cas il n’y a pas de civilisation modèle.Pour Stengers la civilisation, c’est un milieu de culture particulier pour les aventures propres à la vie humaine au sein duquel les traditions sont cultivées mais aussi mises à l’épreuve. Pour Whitehead nous sommes des enfants de l’univers. Son aventure métaphysique engendre ce cri mais cette métaphysique ne dit rien de l’homme. C’est l’univers lui même en tant que se faisant qui donne sens au possible et cela sur un mode qui peut concerner aussi bien l’huitre et l’arbre que l’humain. Il y a là une obligation, un engagement contre l’absurdité à laquelle la philosophie moderne a participé lorsqu’elle a entrepris de faire des entrepreneurs modernes le prototype de l’humain parvenu à l’âge de raison.
Deuxième partie : l’emprise de la bifurcation
II 1 : faire bifurquer la nature
C’est l’autorité revendiquée par les modes d’abstraction qui mettent en oeuvre les savoirs, et c’est leur capacité à nous séparer de ce que pourtant nous savons, qui pose problème. Ce que Whitehead appelle la bifurcation de la nature c’est la distinction de 2 registres : d’un côté la nature objective régie par la causalité et qui cause entre autre notre expérience perceptive, et de l’autre la nature telle que nous la percevons avec ses couleurs et ses valeurs d’émotions, une nature qui ne serait qu’apparente et dont seul l’esprit humain serait responsable.
Ce que Whitehead veut faire sentir ici c’est un abus de pouvoir qu’il s’agit de refuser car il pointe une incohérence « mathématique », une disjonction arbitraire entre des principes d’intelligibilité qui se donnent chacun comme autosuffisants alors qu’ils ne se définissent en fait que les uns contre les autres. Dans « le concept de nature » Whitehead conçoit la nature en tant qu’elle donne prise à la variété des expériences perceptives. Le concept de nature est fait pour n’armer aucune contradiction entre nature objective et subjective. Whitehead met l’accent sur la diversité des prises, c’est à dire tous les modes d’abstraction dont la nature est susceptible.
Pour philosopher il ne faut pas être seul : ici rendez-vous est pris avec Newton , Hume et Kant. Newton est emblématique car même si Einstein l’a détrôné c’est malgré tout dans une logique de prévalence de la nature objective. Or ceci ne va pas à Whitehead. Aussi va-t-il chercher une autre explication que la Relativité Générale : pour lui chaque corps massif a à définir sa propre stratification spatio-temporelle, sa propre discrimination entre ce qui est espace et ce qui est temps. La théorie de Whitehead ne se borne pas à refuser l’absorption de la physique gravitationnelle de Newton par l’espace-temps d’Einstein, elle met en question l’universalité de la physique gravitationnelle elle même.
Stengers va rechercher le démon de Laplace pour justifier la nécessité de recourir aux probabilités quand il y a impossibilité de réaliser les prévisions déterministes associées à l’ordre newtonien. Laplace fait de son démon la pure intelligence capable à la manière d’un astronome, de contempler un état instantané de l’univers et de dériver de la définition de cet état, le passé et l’avenir de cet univers. Pour Whitehead, Laplace a oublié ce qui à lui importe par-dessus tout à saisir, soit la nature subjective.
Mais peut-être que Hume va mieux aider ? pour lui ce qui compte c’est la nature apparente. Mais hélas pour Whitehead, Hume exagère son argumentation en disant que les sensations visuelles naissent dans nos âmes par des causes inconnues, alors qu’il sait que c’est par les yeux que nous voyons. Ce que Whitehead lui reproche c’est de vouloir présenter un fait pur de toute interprétation au lieu d’accepter toute une « terrible histoire d’activités complexes » que l’abstraction omet. Il y a là un vêtement bleu : pour Hume c’est déjà trop dire car le fait du bleu-là doit rester aride, sérieux, philosophique quoi ! Et Kant, c’est mieux ? bien sûr que non. Car c’est lui qui érigea la bifurcation en doctrine. Il fit de l’expérience humaine l’objet d’une autre doctrine que celle concernant les faits de nature. Cette autre doctrine glissant, entre l’expérience empirique, les valeurs et une loi morale vide, un impératif. Si Kant sauve Newton, c’est au prix d’une forme de déterminisme de principe, pour faire passer sa bifurcation entre l’empirique et son intelligibilité rationnelle. Les catégories de l’entendement définissent un objet ainsi pré-formaté. Chez Kant ce n’est qu’avec cette première doctrine qu’il n’y a pas de place pour la liberté humaine. Il corrigera. Mais en même temps, pour lui, il n’est pas question de réouvrir là un espace du sens commun. D’où sa deuxième doctrine. C’est là ce que combat Whitehead, soit la bifurcation qui a tout l’air d’une récupération des modes d’abstraction des scientifiques.
II 2 : attention à la ruse du Mal
Du côté des critiques, la ruse du Mal a été créée pour s’en prendre à la trop grande liberté prise par certains critiques au regard des faits. Dans « religion in the making », Whitehead signale ce phénomène qui surgit devant les prétentions à avoit trouvé quelque chose de nouveau ; du coup, la société oppose ici un refus dogmatique et furieux. Le Mal promeut, dans ce quelque chose de nouveau, son élimination, vu la destruction qu’il entraîne de choses plus grandes que lui ; le Mal détruit ce qui aurait pu être si à la souffrance suscitée par ce qui fait mal n’avait pas répondu par l’élimination de la sensibilité qui expose à cette souffrance. Whitehead insiste sur ce phénomène de rejet : ce que la ruse du Mal refoule, inhibe et diffère, c’est la possibilité d’infléchissement du rapport que chaque parti pris entretient avec ce qui le justifie. En effet les prétentions des critiques se font rigides et implacables.
L’institution que nous appelons la science fait aujourd’hui systématiquement bifurquer ce qu’elle touche, au sens où elle oppose partout l’objectivité des faits à la subjectivité des opinions. Ici tous les scientifiques s’unissent, du physicien au psychologue. Et face à eux, les critiques ont pris la posture du sceptique : les faits sont, en eux-mêmes, incapables de mettre les scientifiques d’accord. Or pour Whitehead, cela ne fait que cristalliser l’opposition des uns contre les autres, ce qui n’est pas le gage d’une avancée. La bifurcation est passée du registre philosophique à un registre politique ; la science est politiquement engagée, elle est tout sauf neutre : elle impose une vision autour des faits.
II 3 : l’importance des faits
Résister à la bifurcation de la nature demande autre chose que la dénonciation de pseudo-faits. Pour Whitehead, il s’agit de résister à l’idée propagée depuis Galilée que les faits obtenus par la science sont libres quant aux valeurs et que c’est en cela qu’ils peuvent arbitrer entre les humains déchirés par leurs valeurs discordantes. Or pour Whitehead les faits sont ce avec quoi il faut vivre. Les faits – « les quelque choses qui sont arrivées » – n’ont pas de rapport privilégié avec la connaissance. Un fait importe parce qu’il aurait pu ne pas se produire. Ainsi le funambule au moment où il perd l’équilibre… Dès que nous confondons un fait individuel concret à « un fait qui prouve », on est sous l’emprise du mythe des faits finis, des faits que l’on devrait toujours pouvoir isoler et définir à la manière des « faits qui prouvent ». Ce mythe nous engage à l’erreur capitale de considérer comme concret ce qui devrait demander la vigilance que nous devons à nos modes d’abstraction.
Voilà l’erreur du concret mal placé : dire qu’un fait est un fait. Car ceci n’est légitime que pour les sciences expérimentales, pour les mathématiciens et même pour le droit. Les rôles que jouent les faits ne pointent pas vers un rôle qui les réunirait et que ce mythe viendrait à généraliser.
Quant au fait expérimental – le neutrino a une masse -, il est l’exemple de la réussite qui importe aux expérimentateurs. Il y a ici une objectivité « obtenue ». Et cela n’équivaut pas à ce que les critiques appellent une objectivité « construite ». Bien sûr, pour faire cette expérience, il y a eu beaucoup de constructions pour que les institutions bailleurs de fonds et les collègues en compétition s’alignent sur la priorité de l’entreprise car le dispositif était extrêmement coûteux. Il a fallu toute une négociation sociale. Mais aboutir pour l’expérimentateur c’est ssi il y a dénouement et réponse à la question posée – car il y a toujours risque d’un échec – et ssi le fait obtenu a valeur d’autorité dans la communauté scientifique. Celle-ci doit passer au crible l’expérience et la communauté des pairs ne doit pas trouver à redire à la méthode, rigoureuse en tous points.
Mais Whitehead revient maintenant sur le travail de distinction. Parler d’un fait de nature, ça c’est de la propagande. Parce que cela « surajoute quelque chose comme neuf » aux yeux du public en supposant que le public est incapable de comprendre une telle complexité. Le fait qui peut prétendre être seulement lui même et capable de s’imposer comme tel contre toutes les interprétations subjectives est un fait de laboratoire…et rien d’autre ! Pour Whitehead, l’expérimentateur pourrait se comporter de manière civilisée et participer à une culture intelligente des faits dans leur diversité intrinsèque. Il pourrait ne pas se définir contre l’opinion. Comment pouvons-nous redéfinir une situation sur un mode tel qu’elle se plie à une définition objective ? Pour cela il faut « bien parler » des faits. En reprenant plusieurs exemples comme le neutrino a une masse, le réchauffement climatique, l’OGM, l’identification de la mutation génétique responsable de la maladie d’Huntington, on constate que la position scientifique par rapport au « fait qui fait autorité » est d’une légitimité variable. En effet pour Whitehead, au delà des critiques, il y a un rôle essentiel de l’opinion, des gens, du sens commun pour rappeler les éléments de la situation qui sont omis à tort. Whitehead a raison de dire que les choses sont extrêmement complexes car il y a des erreurs de position qui se glissent partout sans rajouter l’intervention du gouvernement. En effet, à lui, il lui faut des faits sur lesquels nous nous accordions ! Dès que le thème du fait objectif vient s’amalgamer à un accord conventionnel, il confère à cet accord l’autorité d’un jugement à l’encontre de ce qui ne serait que subjectif. Sont oubliés tant le soin dû aux conventions que le caractère rare et sélectif des faits que les sciences expérimentales définissent comme objectifs.
II 4 : l’art des conventions
Pour Whitehead ce qui s’agence autour de la bifurcation, c’est la défaite du sens commun, la maltraitante des faits mais aussi de la convention car elle est devenue instrument de maintien de l’ordre public.
Faire de la nature – à travers le cri des activistes – ce à quoi les humains appartiennent, c’est déserter ce qui était censé réunir, le culte de la connaissance objective. Mais c’est aussi revendiquer une proximité avec les peuples pour qui ce que nous appelons nature ne s’est jamais pensé en termes de connaissance objective mais de prudence, d’attention, de soin, de crainte et de gratitude. Aujourd’hui cette proximité ne se limite pas à une alliance dans la lutte, elle inclut un co-apprentissage de ce qui a permis de résister à la modernisation. Participes-tu à un devenir civilisé de la modernité ou à un devenir civilisé de la fin de la modernité ? Il y a à glaner les éléments d’une histoire de l’avenir dans ce qui s’en prépare, entre autre en relevant les erreurs du côté des faits qui voudraient prétendre au pouvoir étrange de mettre d’accord tous ceux qu’ils concernent.
Cette histoire pourrait dramatiser l’absence de culture des faits conventionnels, faits auxquels il faut bien donner autorité pour arrêter les disputes. Et cela n’a rien à voir avec une épistémologie. Mais bien avec un type d’art comme la palabre africaine.
En Afrique ce type d’échange oblige à accepter de fameuses contraintes. Chaque parole ici déposée doit être produite comme exprimant une dimension non sujette à contestation quant à la question qui réunit, alors même que si cette question réunit… c’est bien qu’il y a hésitation. C’est un art de la convention car ce sont les aînés qui y sont conviés, leur tâche consistant à entraver le « chacun a le droit de s’exprimer ». On peut parler d’artifice car tout l’art est d’éviter de mettre au centre des croyances que nous ne partagerions pas. La manière d’entendre les autres ne sera pas celle du contre-argument en préparation ni celle de l’interprétation qui remonte de l’expression à l’intention. Chaque parole participe à un processus et c’est ce processus qui génèrera la décision sans que personne ne puisse se l’approprier.
Les activistes de leur côté ont appris la pratique de décision par consensus. Ici la situation à propos de laquelle la décision doit être prise ne doit pas être réduite à des faits isolés servant d’arguments pour une thèse ou une objection. Elle doit être déployée concrètement ce qui demande que les arguments divergents soient entendus comme autant de voix exprimant des dimensions de cette situation.Ces manières de faire sens en commun rendent possibles des actions communes contre les ravages causés par la croissance économique. Ce que ce type d’art produit, c’est la génération d’un fait individuel concret, soit un fait qui ne témoigne pas de raisons plus générales que lui, qui ne peut donc être abstrait du processus dont il est issu. La situation fait sentir ensemble chacun à sa manière mais avec les autres. Dans les conventions citoyennes les convocations à l’assemblée se font par tirage au sort. Ceci engendre un rapport désintéressé à la situation problématique. Le seul enjeu effectif est la qualité de sa participation à la création de l’espace collectif de pensée que demande la situation explorée avec les autres. Ce qui les rend collectivement intelligents, c’est la question non balisée qui les réunit et qu’aucun savoir d’expert ne suffit à cerner. Le groupe opère la problématisation, plonge le contenu dans le possible, activant les inconnues qui situent le connu sur le mode du « oui, mais » et ce jusqu’à ce que ce cheminement par le trouble en vienne à une évidence positive. Et c’est loin d’être négligeable d’ajouter que la participation à cet événement procure une joie fragile. Cela est dû à l’apprentissage de la manière de ne pas défigurer « l’expérience de la valeur qui est l’essence de l’univers « .
Troisième partie : une cohérence à créer
III 1 : nous avons besoin de comprendre
Un savoir insiste sourdement dans le « oui mais », concerne des aspects de l’existence au sens où l’existence n’est pas objet de connaissance mais ce dont nous jouissons. De tels aspects ne sont pas définis par une conscience réflexive ou discursive. Ils deviennent conscients par la difficulté à les mettre en mots, car ces mots une fois devenus définitions sont tout de suite en train de s’entre-exclure.
À partir de maintenant, Stengers nous initie à la métaphysique de Whitehead construite avec les composants ontologiques rassemblés jusqu’à présent, entre autre autour du fait individuel concret. Et au plan de la méthode, autour des dispositifs génératifs. Nous avons à comprendre 4 exigences : comment 1) l’unité de l’univers exige sa multiplicité, comment 2) l’infini exige le fini, comment 3) chaque existence immédiatement présente exige son passé qui lui est antérieur et exige son futur, facteur essentiel de sa propre existence, et comment 4) un simple état de fait refuse d’être dépouillé de sa pertinence vis-à-vis des potentialités au-delà de sa propre actualité de réalisation. Ceci est extrait de « modes de pensée ».
,Avec Whitehead, comprendre relève de la jouissance esthétique lorsque l’effet produit par le tout précède la discrimination des détails, ceux-ci s’imposant ensuite comme les raisons de l’effet. Mais le système métaphysique de Whitehead n’est pas qu’une oeuvre esthétique, elle est un fait clos. Le système de Whitehead vise à éveiller les sens à la solennité du monde, à déployer les aspects de l’existence non comme des parties discriminantes isolément mais comme participant à cette solennité. Et à donner au fait individuel concret le pouvoir de se faire sentir comme accomplissement à la fois pour un soi-même nouveau et pour ce monde nouveau. Qui dit accomplissement dit valeur. Pour Whitehead, de l’avoir oublié, les scientifiques – et d’abord en biologie – en sont les premières victimes. Whitehead baptise « organisme » toute entité qui requiert son maintien à l’existence dans une réalisation continuée, dépendante de la patience de son environnement par rapport à ce que cette réalisation exige de lui. Cette réalisation, parce qu’elle a une forme déterminée, est en elle-même l’accomplissement d’une valeur, celle de la réussite à tenir ainsi, à se conserver soi-même. Le salut de la réalité, ce sont ces entités obstinées, factuelles, qui sont limitées à n’être pas autre chose que ce qu’elles sont. L’endurance des choses a pour signification l’auto-conservation de ce qui s’impose soi-même en tant que réalisation définie pour elle-même. Ce qui endure est limité, intolérant, infectant son environnement de ses propres aspects. Mais ce n’est pas auto-suffisant. Les aspects de toutes les choses entrent dans sa constitution-même. Il n’est lui-même qu’en rassemblant dans sa propre limitation la totalité plus vaste où il se trouve. Ceci est extrait de « la science et le monde moderne ». Whitehead choisit la biologie par rapport à la physique dont l’image ne lui convient pas par ses répercussions imaginaires. Le salut de la réalité ce sont les faits obstinés. L’organisme n’interrompt pas, il affecte son environnement, il a le pouvoir de faire penser les biologistes qui s’adressent à lui pour réfléchir comment il réussit à tenir. Whitehead choisit de mette l’organisme au coeur de son ontologie. La philosophie de l’organisme implique la pluralité positive des sciences qui étudient la texture intriquée propre aux différentes entités qui font ce monde. C’est bien ce que Vinciane Despret demande à l’éthologie animale lorsqu’elle souligne que les chercheurs devraient apprendre à poser les bonnes questions aux animaux, aux oiseaux, et en passer par des situations où ces animaux sont « à leur affaire » car c’est l’affaire qui doit situer, mettre en rapport le chercheur et l’animal, permettre éventuellement une congruence de leurs intérêts divergents.
III 2 : oser la spéculation
L’engagement, pour la métaphysique, vise à faire prévaloir une cohérence à créer contre le pouvoir prédateur que la modernité a conféré à certains de ses modes d’abstraction. Créer une cohérence, ce sera mettre positivement en problème le pouvoir que réclament nos modes d’abstraction prédateurs, non les limiter ni les museler. Il y a ici à se rapprocher de ce grand conseil moral imaginé par Leibniz : dis pourquoi tu vas faire ceci ? Considère la fin !
L’enjeu de la question n’est pas la réponse mais la transformation existentielle, un élargissement de l’imagination. Suspens ton action ! Laisse toi affecter par le ici, par ce monde ! car ceci affecte notre rapport à nos propres raisons. La vérité du système de Whitehead n’est nulle part ailleurs que dans ses effets. Dans l’introduction de « procès et réalité », il présente son schème conceptuel comme la prémisse pour un système qui devrait faire de toute expérience, une application. Loin de suivre les prémisses et de les vérifier, il s’agit de les mettre à l’épreuve. Le schème a l’air d’une réponse venue de nulle part mais ce sont ses applications qui déploient son efficace sur la pensée d’une façon désarmante. Chaque concept y perd son pouvoir de contredire. Puisque « la valeur » est au coeur de cette métaphysique, il y a à problématiser tout mode de valorisation particulier. Résister ne confère pas une valeur au-dessus du lot, cette métaphysique a pour tâche d’assurer que rien n’aille de soi.
« Les choses vraies » sont une création métaphysique. Les choses vraies ou « occasions actuelles » ne font pas accéder à une vérité transcendant les cultures, elles sont vraies au sens où elles déploient la question de l’existence sur un mode qui situe la connaissance.
Kant est responsable de l’abstraction moderne entre critique de la raison pure et pratique dans un mode d’affrontement brutal : ou bien nous relevons de la nature (causalité) ou bien nous sommes libres de décider et donc susceptibles d’être jugés pour nos actes. Mais attention la notion de cause ne devient une catégorie repoussoir que si elle donne un sens bien particulier à la notion d’effet, soit la possibilité de définir comment une cause cause.
C’est précisément ce qui n’est pas le cas pour les choses vraies ! S’il y a une décision subjective c’est parce que la manière dont chaque cause va causer ce qui doit se décider en cette occasion et pour cette occasion… tient justement à l’occasion. Pour Whitehead, l’occasion est causa sui, elle est appropriation de ce qui devient SES causes, causes qui deviennent concrètes. Les causes n’expliquent plus, elles s’expliquent ! Ce qui mobilise le passé et l’avenir. Chaque existence présente exige son passé (non pas le passé mais son passé), celui qu’elle prolonge à sa manière, celui qui se fait cause de cet accomplissement. Mais chaque existence exige également son futur. La métaphysique va appeler ce que la notion de cause était censée exclure, soit la fin que constitue l’accomplissement lui-même, la venue à l’existence de l’entité réelle.
Comme la causalité, la finalité se trouve ainsi séparée de toute prétention explicative qui conférerait à la fin le pouvoir de réduire les causes efficientes à de simples moyens.
Whitehead emploie le mot « aim » pour caractériser la dimension finale du processus de concrescence. Ce que vise le sujet – et il y a une différence entre visée et but – n’est rien d’autre que sa propre advenue à l’existence concrète. Et il obtient l’existence par le même processus au cours duquel les causes obtiennent leur détermination. Les causes elles-mêmes visent leur sujet ! Ni le sujet ni l’ensemble des données dont il fera ses causes ne peuvent être pensés indépendamment l’un de l’autre. Le terme « préhension » est inventé pour désigner la saisie subjective d’une donnée, au sens où les données s’imposent comme provenant d’ailleurs, comme ce qui témoigne pour un ailleurs étranger au sujet et qu’il appartient au sujet de faire sien, de constituer en partie intégrante de son monde. Ici on est à l’opposé de Kant et loin de son idée de sujet. Dès qu’il y a préhension, il y a engagement dans un processus subjectif où tant le sujet que les préhensions sont en jeu.
Le processus doit être problématique, faisant exister une énigme dont nul ne possède la solution et qui pourtant insiste pour que la solution soit. La solution est à placer sous le signe de la décision qui affirme « c’est ainsi et pas autrement ». Et cela va avec l’exclusion de préhensions négatives, non pas niées mais éliminées. Le point de vue totalisant est impossible. Les occasions actuelles ne sont pas réductibles à des perspectives sur un même univers. Chaque occasion est un fait, la création d’une perspective, d’une valeur qui s’affirme de façon partiale. Et l’univers n’a pas d’autre unité que celle que lui confère la multiplicité des occasions actuelles, chacune l’unifiant sur un mode propre. L’exclusion laisse une trace, une marque, elle donne à la décision une teneur émotionnelle par où insiste ce qui aurait pu être mais n’est pas. L’accomplissement peut être dit fini, car c’est la fin du sujet. Ce qui a été accompli est désormais objet pour d’autres préhensions devenant alors donnée parmi la multiplicité des autres données. Préhendé, il deviendra partie prenante pour d’autres processus. Bien sûr l’infini exige le fini mais lui appartient aussi que le fait puisse se faire sentir en tant que refusant d’être dépouillé de sa pertinence au-delà de sa propre actualité de réalisation.
III 3 : sociétés whiteheadiennes
En partant de Descartes, cogito ergo sum, et en le quittant car il omet la jouissance individuelle qui appartient à tout processus d’appropriation et qui affirme in-dissociablement le sujet qui jouit et ce dont il est jouissance, Whitehead promeut un autre aspect de sa métaphysique. Car les choses vraies ne peuvent ni détrôner Descartes ni le confirmer. Analogues aux mailles de tout ce qui se tricote, elles sont muettes quant à la réalité auxquelles elles participent, c’est à dire quant à la manière dont, une fois déterminées, elles seront reprises par d’autres. Elles sont vivantes -comme des organismes- et maintenant Whitehead les appelle « sociétés ». Que signifie pour une « occasion actuelle » d’appartenir à une société ? Une occasion ne dure pas, elle a une temporalité propre, mais une fois devenue, elle périt en tant que sujet et devient objet, donnée pour d’autres préhensions. Une société, dont la première caractérisation est de durer, est donc composée d’occasions qui elles ne durent pas. Corrélativement les occasions actuelles périssent en tant que sujets mais ne changent pas, chaque occasion est un bloc de devenir. Une société ne vise pas à se maintenir ; d’une société on dira : le fait est que jusqu’ici elle se maintient !
Corrélativement la manière dont un environnement importe pour une société, dont il est requis pour son maintien, est également de l’ordre du fait, matière à constatation, voire à expérimentation mais non à justification.
Le rapport entre la métaphysique et l’ontologie passe par ces contrastes qui concourent tous à référer des termes tels que valeur, visée, décision, jouissance…aux seules occasions actuelles, et à ne soumettre celles-ci à aucune instance et en l’occurence à aucun tout qui en ferait ses parties. « Une société » est ce qui, à travers le changement, maintient, ne serait-ce qu’un court laps de temps, la continuité d’un style. Et pour des occasions actuelles c’est se déterminer sur un mode conforme à cette continuité, qui importe. Au respect de cette conformité, rien ne les y oblige, ni même ne le leur demande. Si elles se déterminent sur un mode qui ratifie leur appartenance, c’est parce qu’elles sont situées par ce dont elles héritent de toutes les autres entités qui se sont déjà déterminées sur ce mode. C’est pourquoi les sociétés importent, elles constituent pour cette occasion un « environnement social » qui situe la décision, qui lui fournit une donne qu’elle fera sienne à sa manière, conforme ou pas. Et elles sont irrémédiablement individuelles, chacune avec son caractère. Une société change mais elle maintient « un caractère » à travers ce changement et ceci pour permettre réciproquement de caractériser le changement.
Il est temps de passer aux exemples !
Les sciences d’ascendance newtonienne ont le triomphe grand de ce que les sociétés auxquelles elles s’adressent maintiennent leur conformité caractérisée par la loi de la gravitation, à travers les changements de type spatio-temporels. Mais les aventures d’un vivant sont différentes : ici les sociétés de Whitehead ont pour efficace d’intensifier les hésitations contre la tentation d’expliquer par un invariant ce qui peut être une métamorphose, comme d’apprendre à un singe le langage des signes. On hésite ici à trancher si cela révèle une capacité dormante chez les primates ou si les éleveurs ont engendré un être qu’on ne peut forcer à vivre dans un monde sans humains avec qui échanger par le langage. L’hésitation se focalise sur une question qui fait abstraction de ce qu’un singe est non pas une société mais « une intrication de sociétés » qui toutes font environnement les unes pour les autres.
Abstraction d’un corps qui endure ! Un corps vivant est cette région de la nature dont les parties sont des « centres d’expression » au sens où chacune est intensément sensible aux autres, au sens où ils importent les une pour les autres. Plus les questions des biologistes seront pertinentes , moins ce qu’ils caractériseront aura l’allure d’une organisation au sens de l’idéal humain où chacun tient ou est tenu par son rôle au service du bien commun. Si Whitehead différencie l’expérience de tout animal supérieur de l’actualité corporelle et des autres actualités de la nature, c’est par pragmatisme. Notre expérience aussi est socialisée mais elle semble demander que l’on s’adresse à nous, que ce soit pour nous rappeler à l’ordre ou pour nous ouvrir à une nouvelle perspective. Pensant pouvoir faire abstraction de cette demande, le behaviorisme a été un échec. Le fait que certains vivants demandent à être traités comme étant à l’origine de leurs manières de s’adresser et de répondre à leur monde ne signifie pas que nous devons les définir comme sujets d’expérience métaphysique. Ce fait demande plutôt que nous apprenions à nous étonner « des modes de composition, d’intra-action, d’agencement » que requiert ce mode de socialisation. Ce dont nous avons l’expérience immédiate est un flux mais ce courant d’expérience qui intègre des affects dérivés du corps a pour particularité de faire importer son propre passé, afin que continue l’expérience. Ce type de continuité Whitehead l’appelle « personne vivante ». Ce n’est pas l’auto-conservation qui doit être problématisé mais la continuité sans cesse recréée d’un flux pourtant mutant. De quel changement une société est-elle capable sans se défaire ? Le maintien d’un caractère ne répond pas à un pouvoir se maintenir mais à un concours de décisions occasionnelles dont toutes sont l’affirmation d’un « ainsi qui aurait pu être autre ». Cependant le fait que nous ne puissions expliquer ni le caractère qu’elles maintiennent ni la façon dont elles cessent de tenir, ne nous situe pas dans une réalité inintelligible. L’attention que nous portons aux « analogies » donne son dernier mot à ce que nous appelons l’intelligibilité, ce qui nous permet de nourrir les contrastes qui nous intéressent et les divergences qui nous intriguent.
III 4 : hériter de Whitehead ?
Qu’est-ce que veut dire « avoir un corps » ?
Le corps appartient à la nature. Mais ce qui est omis, c’est que mon corps en tant que vivant, est aussi expérience d’une jouissance de soi. Et cette jouissance implique une certaine individualité immédiate qui est un processus complexe d’appropriation, en une unité d’existence, des données multiples offertes comme pertinentes par les processus physiques de la nature. Rien n’est ici auto-suffisant mais qu’est-ce que cette science qui réunit la physique la plus épurée et la biologie médicale ? La nature est gonflée de sang et de vie. Des faits réels se produisent. Il lui faut, au corps, oser ressentir la jouissance d’exister et oser la penser fondamentale malgré la danse exsangue des catégories qui en font abstraction.
Mais attention, à la fin de sa vie, Whitehead a dérapé car à « la pluralité des analogies », il en est venu à privilégier une opposition : la nature physique est superficielle alors que la jouissance appropriative des accomplissements individuels qui font la nature vivante, est fondamentale. À la fin de sa vie, le corps devient l’exemple ontologique de ce que proposait sa métaphysique, une fusion entre ce qui semble voué à se contredire, les causes privilégiées par la physique et les visées que requiert le vivant. Contrairement à tous ses principes, Whitehead prend finalement en otage le lecteur dans une lutte dont il cadenasse les coordonnées pour imposer la métaphysique, soit sa philosophie, comme la science qui opère la synthèse impossible. Avec Margulis et l’analogie de « Gaïa », Stengers va critiquer le dernier Whitehead et proposer de repartir avec ses outils mais en empêchant le retour de la ruse du Mal qui jette la science (newtonienne) aux orties. Au contraire, il y a chez Margulis quelque chose qui sauve la science et qu’il ne faut pas jeter… S’en suit une remise sur le métier qui constitue la quatrième partie du livre.
Quatrième partie : que peut la société ?
IV 1 : penser par le milieu
La diplomatie – Stengers prend le personnage du diplomate pour avancer – mise sur le fait que la manière dont une société tient, ce qu’elle est susceptible de définir en tant que requis pour son maintien, est une question ouverte. Le diplomate doit penser par le milieu les raisons justifiant la guerre à partir de la manière dont ces raisons capturent et impliquent un milieu propice qui nourrit leur évidence. Dans son étude « Enquête sur les modes d’existence », Bruno Latour déploie ce personnage du diplomate sur le mode d’une expérience de pensée dont l’enjeu est de dramatiser le décalage dont il a vécu lui-même les effets de plein fouet. L’intervention du diplomate de Latour est située par l’apprentissage qui a suivi : mieux comprendre comment certaines formulations avaient pu inquiéter les praticiens mais aussi comprendre le décalage créant entre leurs pratiques la manière dont ils exigeaient de la voir reconnue…sinon ce serait la guerre.
Le milieu mis en scène est une sorte d’agora où se tentera la formulation de manières de bien parler des savoirs qui aujourd’hui rivalisent, tentent de se disqualifier mutuellement ou ne s’accordent que pour en éradiquer d’autres. Il y a à rencontrer les spécialistes et le public là où ils se comportent en belligérants. Il y aura des scientifiques de provenance différentes, comme des praticiens, des juristes, des médecins, des théologiens…qui appartiennent à des institutions qui définissent le public comme devant être tenu à distance.
Comment fonctionne ce dispositif ? Pointons d’abord celui à l’initiative de qui l’assemblée se tient, celui qui tente l’épreuve diplomatique « du bien parler devant »… Il y a ensuite les belligérants qui sont là parce que l’initiateur les a conviés et qui prétend bien parler devant eux de ce qui les concerne. Enfin il y a le public qui hésite à être là ; un tirage au sort pallie à cette situation en insistant sur sa présence cruciale vu la manière dont il fait milieu pour les autres. N’oublions pas que les belligérants ont en tête une défense territoriale : le praticien sait que s’il se laisse intéresser par le rendu du type d’expérience qui fait effectivement de lui un praticien…ses pairs pourraient le désavouer. Les catégories en jeu sur l’agora ne correspondent pas à une description empirique fidèle du paysage des pratiques. Que l’on pense aux rapports entre ceux qui savent gérer une ferme, qu’ils soient paysans ou techniciens d’une agriculture industrielle, ces belligérants-là sont dans le public. Les praticiens effectivement concernés s’y côtoient avec eux et chacun a de bonnes raisons d’écouter la proposition adressée par le diplomate à un autre.
Sur l’agora, chacun des belligérants doit faire attention à la manière dont la proposition diplomatique et la réponse qui lui est faite, l’implique. La tolérance – à entendre comme une posture non engagée – ne fonctionne plus. Le mode de présence du public est analogue à celui des athéniens spectateurs d’une tragédie de Sophocle ; ils sont dans le prolongement du choeur qui rumine. Les belligérants seront-ils capables d’une manière de se présenter chacun, de bien parler de ce qui leur importe à chacun, qui n’ait pas besoin de se présenter contre les autres ? L’agora est une épreuve car la manière dont les spécialistes eux-mêmes se représentent une pratique n’est pas séparable de ce milieu raréfié, de leur adhésion à la nécessité de mettre à distance les incertitudes qui les englueraient dans le sens commun (qui pour eux n’est qu’une opinion). Le public représente ce milieu dont manque terriblement les institutions modernes.Whitehead mis en contact avec Latour trouverait dans cette agora un appel à cultiver la vigilance due à nos modes d’abstraction. La tâche ne relève pas de la philosophie, cette vigilance appelle un changement de milieu. On sait que les « sociétés de Whitehead » dépendent de la patience du milieu qu’elles affectent et il s’agit de parier sur un milieu habilité à faire sentir son impatience face à des prétentions hégémoniques qui le choquent. Le pari de Latour, c’est que les praticiens confrontés à un milieu exigeant mais pas accusateur pourraient devenir capables d’explorer d’autres manières de se caractériser. Penser par le milieu, c’est résister aux explications qui normalisent. La raréfaction du milieu qu’imposent les institutions scientifiques est malsaine mais miser sur un possible – car s’abstenir, c’est prendre pari contre le possible – c’est à leur portée même à eux.
IV 2 : trouver plus
Ici Stengers en vient à un repérage sur les noms donnés à la Nature. La Nature doit être susceptible de leur donner prise. Elle ne doit pas se réduire à une réalité muette. Mais à côté des scientifiques, d’autres aussi sont concernés par les prises qu’offre la Nature. Il faut donc se demander quel type de prise les sciences requièrent. La prise doit permettre de trouver plus !
La Nature est un enjeu différent pour la proie qui fuit, pour le prédateur en approche et pour l’expérimentateur qui observe. Ces enjeux seront sociaux, impliquant des « occasions actuelles» en tant qu’elles participent à des « sociétés ». La question ontologique ici porte sur le fait de savoir ce dont sont capables certaines sociétés composant le monde dont nous sommes. Bien sûr il y a bien d’autres manières de faire attention mais employer le mot Nature consiste à le réserver à ce qu’implique la possibilité de trouver, c’est à dire une différenciation pratique entre celui qui cherche à trouver et ce à quoi il s’adresse.
Pour trouver plus, il faut que ce à quoi on s’adresse ne soit pas transformé par l’attention dont il fait l’objet. Il faut qu’il reste lui-même, qu’il reste ce à propos de quoi on trouve. Trouver est la manière qui convient à l’insistance des scientifiques lorsqu’ils définissent leurs réussites comme accédant à la réalité en elle-même indépendamment de nous. Le concept de Nature permet aux scientifiques de résister à ceux qui réduiraient ce qu’ils obtiennent à de simples constructions, mais en plus ce concept ne leur permet pas d’oublier qu’ils sont situés par ce qu’ils demandent à la Nature. Toute prise permettant une mise en rapport engage les 2 parties qu’elle concerne. La singularité du fait expérimental est d’exacerber l’opposition entre celui qui pose les questions et celui qui répond, c’est à dire de mettre en rapport des manières de faire société autorisant cette opposition. « Ici » cela n’implique que des sociétés qui se laissent enrôler sur un mode indifférent. Une réussite n’est pas un droit. Le mode d’attention exigé par le trouver plus expérimental peut ne pas être approprié.
Parler de Nature c’est toujours par rapport à la différence entre Nature vivante et Nature sans vie.
La Nature sans vie ne prend sens que là où la science peut se passer de toute visée individuelle, par exemple là où existent des sociétés « foules » où les individualités sont étouffées, lissées statistiquement. Mais est-ce bien tout ? Ne semble-t-il pas que les mouvements erratiques des molécules qui composent une tornade sont devenus cohérents ? Attention à la réponse !! La tornade demande qu’on en trouve plus à propos de cette socialité de foule, poussant à apprendre à compliquer la notion de foule. De quoi dépend la validité de la « valeur moyenne » en statistique ? Il faut « ici » parler de la nécessité de corrélations faibles et à courte portée entre micro-régions découpant le système. Ce n’est donc pas la valeur moyenne qui autorise le mouvement des molécules mais l’absence de répercussion, sur les autres régions, d’une déviation locale par rapport à la moyenne. Par contre l’apparition de corrélations fortes témoigne d’une sensibilité sociale, un comportement différent des agents en foule. « Ici » ce qui prend sens, c’est la notion de circonstance. Pour rappel, le pouvoir explicatif d’une loi est de ne pas dépendre des circonstances. Les lois participent « ici » à l’art intrigué des compositions à négocier. Dans ses développement Stengers quitte toujours le courant principal des sciences physiques galiléo-newtoniennes pour s’intéresser aux scientifiques qui comprennent ce qu’ils étudient sous tension voire torsion. C’est-à-dire en prenant des libertés par rapport aux modes d’abstraction approchant un nouveau type de loi.
IV 3 : prendre soin des analogies
Les agents ne sont plus soumis à des lois et sûrement pas d’une façon indifférente, ils sont caractérisés par leur partialité et les modèles mettent en oeuvre une compréhension par analogie. Les « modèles multi-agents » permettent de poser le problème du mode d’abstraction qui convient pour caractériser le comportement d’agents en situations d’interdépendances. Ces modèles permettent de voyager, de traverser les frontières entre phénomènes sociaux et phénomènes naturels. Il est crucial de ne pas confondre les agents, mis en action par ces modèles, avec les res verae (occasions actuelles) de la métaphysique de Whitehead. Ni les sciences de la Nature ni celles de l’Esprit n’ont affaire à des occasions actuelles. L’occasion actuelle n’a pas le pouvoir de rendre intelligible, elle n’est que pouvoir de devenir elle-même.
Ce à propos de quoi nous pouvons trouver plus concerne toujours des « sociétés ».
Chaque société répond à sa manière, sur son mode propre, aux sollicitations de son milieu. Elle détermine avec partialité ce qui lui importe mais ne sert pas une idéologie qui le transcenderait. Que l’on se souvienne du corps vivant caractérisé en termes de « centres d’expression ». Les chercheurs trouveraient moins s’ils caractérisaient ces centres par leur rôle au service du corps. Mais ils n’y découvriraient pas non plus un ensemble de processus régis par des lois générales qui se trouveraient, comme les rouages d’une horloge, agencés sur un mode dont résulte le fonctionnement d’ensemble. Tel est aussi le souci du modélisateur lorsqu’il conçoit ses agents – par exemple des automobilistes pris dans un embouteillage en accordéon – car il doit éviter toute explication triviale de ce qui l’intrigue. Aussi il recourt aux analogies car elles ne prêtent pas trop à la solution, elles font juste un peu d’animation.
Dans « Face à Gaïa » Latour parle, à propos de l’animation à attribuer aux agents, de « transactions intervenant dans des zones métamorphiques » où se renégocient tant les compétences prêtées aux agents que le mode d’attention approprié des chercheurs. Entrant dans la cuisine, cultivant une appréciation des transactions, de la manière dont l’intelligibilité se gagne, il devient possible de s’adresser aux scientifiques avec diplomatie en honorant leur capacité à se laisser intriguer. L’étude des roches volcaniques a conduit au métamorphisme. Mais avec les êtres vivants, les transactions se multiplient et deviennent difficiles à gérer.
Que dire des amarantes qui ont appris à résister au Roundup. Voilà une adaptation dont sa population a été capable lorsque le milieu est devenu létal. La science Monsanto a négligé ce dont la visée de survie rendait possible le peuple des amarantes ; elles ont réussi à s’adapter. Ceci traduit « le haut fait » qui est pour Whitehead la signature des sociétés vivantes. La possibilité d’une réponse originale au donné est ce qui fait la différence entre sociétés non vivantes et celles qui requièrent une référence irréductible aux res verae. Là où il y a vie, le possible ne renvoie pas aux seules spéculations ni aux seuls calculs humains. Des agents sont capables de se laisser affecter par l’un ou l’autre aspect jusque là indifférent de leur milieu et de lui attribuer un rôle nouveau.
Le modélisateur doit s’intéresser à ce que le donné peut rendre possible, à ce qu’il peut occasionner, aux opportunités qu’il peut offrir aux agents. On pensera à Kauffman théoricien des systèmes complexes. Les histoires des vivants exigent d’envisager un monde où la différence entre actuel et possible est un enjeu pour ceux que cette différence concerne, où le devenir pertinent et l’émergence de nouvelles manières de compter les une avec les autres et pour les autres, sont originaux car ils ont pour origine les agents pour qui ils importent.
« Gagner sa vie – make a living » est un impératif qui rejoint la différence que Whitehead faisait entre sociétés vivantes et non vivantes. La tornade n’est pas auto-suffisante, elle doit être nourrie par son milieu. On ne peut pas dire que c’est une réussite, c’est juste un fait. En revanche ce n’est pas le milieu qui nourrit le vivant mais le vivant qui valorise le milieu. Le fleuve – aux berges aménagées – en tant qu’il enchevêtre une multiplicité de modes de valorisation -pour la navigation, les cyclistes et les pêcheurs- est loin d’être indifférent au larcin (de lui avoir ravi ses bords sauvages) qui le réduit à un flux d’eau à dompter. Ce qui justifie le voleur c’est le « contraste générique » de Kauffman et que Whitehead nomme l’originalité, l’émergence de manières toujours partiales et diversifiées de valoriser, de faire rapport. Mais qui dit visée ne dit pas intentionnalité ! Que la vie soit larcin implique ce que Donna Haraway nomme « respons-abilité », capacité à répondre pour et répondre à, c’est-à-dire à se laisser interroger par, ce dont nos intentions justifient le sacrifice (quand on veut supprimer les inondations saisonnières). L’intention des scientifiques de trouver plus ne devrait pas les absoudre , il faut veiller en fait à ce que cette ambition (chez Monsanto par exemple) n’exclue pas la légitimité d’autres questions. De quoi ensemble, le singe de laboratoire et moi, pourrions-nous devenir capables ?
IV 4 : les vivants et la vie
Il semble bien que l’histoire n’ait désormais plus pour motif central le motif sélectiviste de lignées individuelles en compétition pour la survie. Ce motif serait celui de la génération de collectifs de vivants entrelacés et interdépendants qui chacun gagne sa vie à sa manière mais grâce à d’autres.
Si la vie est un larcin, l’originalité qui justifie ce larcin pourrait bien être moins le fait de sociétés individuelles que celles de modes de compositions entre sociétés qui chacune requiert les autres pour leur propre maintien. Ces analogies ne concernent pas seulement ce que Whitehead a appelé la Nature, elles peuvent aussi irriguer le sens commun. Il s’agit de le délier de l’individualisme du moi, de mon opinion qui l’a empoisonné et de l’ouvrir à ce que peut signifier « faire sens en commun », ensemble sensible aux risques des autres.
Donna Haraway éduque sa chienne Cayenne au sport d’agilité qu’elles pratiquent ensemble. Cela aurait pu être un abus de pouvoir de l’humaine jusqu’au moment où Donna a commencé à comprendre que ce sport lui imposait de se discipliner elle-même, c’est à dire de désapprendre toute la charge de connivence de significations partagées dont les rapports inter humains sont chargés, comme aussi ses rapports quotidiens avec Cayenne. Le sport d’agilité transformait en pièges toutes les ententes intuitives qui tissent une vie quotidienne tramée d’habitudes et d’anticipations croisées. La création de ce « faire sens en commun » du jeu d’agilité est passée par une double transformation : Harraway témoigne pour la transformation qui l’a rendue capable d’aimer avec honnêteté mais aussi pour celle qu’elle appelle « transfert d’autorité » ; lorsque Cayenne est aux commandes c’est Harraway qui doit apprendre à lui faire confiance car Cayenne a maintenant les moyens de la mettre à la place d’un « laisse moi faire ! ». Harraway n’a pas appris l’attention appropriée à trouver plus sur Cayenne, elles ont appris ensemble…au risque de devenir littéralement folles.
il y a moyen de distinguer métaphysique et ontologie avec la différence entre vie et sociétés vivantes ! Si le voleur, celui qui gagne sa vie aux dépens d’autres sociétés, demande une justification, cette justification ne peut désigner sa capacité accrue à voler : réussir à gagner leur vie n’est pas la justification générique des sociétés vivantes, elle est ce qui les conditionne.
Une société n’est rien d’autre que la proposition d’un milieu d’appartenance adressée à une nouvelle occasion actuelle en devenir, rien d’autre que la proposition de se déterminer sur un mode qui prolonge cette appartenance. Ces occasions sont donc socialement situées mais cette situation ne constitue pas une pression à se conformer. Il n’empêche que toute société traduit la réitération du passé. En revanche ce qui justifie qu’un vivant doive gagner sa vie est ce que rendent possible les sociétés vivantes. Les sociétés vivantes abritent des interstices ou des espaces socialement vides, c’est à dire des conjonctures critiques où la manière de composer avec ce qui est socialement proposé peut être matière à option. La société qui intègre la non conformité peut se métamorphoser. La justification des sociétés vivantes est « l’originalité » dont elles sont capables parce que la vie se tapit dans leurs interstices. Ici l’ontologie s’ouvre à la métaphysique ; la vie est ce qui a contraint Whitehead à mettre au centre de sa métaphysique le concept d’occasion actuelle et à priver les sociétés de ce qui caractériserait les organismes, l’obstination intrinsèque conférant à leur maintien une valeur propre. Les sociétés importent et font importer mais lorsqu’elles ont à « gagner leur vie », leur justification est de ne pas condamner à l’insignifiance le caractère « causa sui » des occasions actuelles, leur manière propre de déterminer comment elles seront causées par ce qui les cause. La métaphysique de Whitehead ramène au fait individuel concret.Les notions comme « zones de contact » ou d’induction réciproque entre tissu est embryon mettent en communication, mais non en fusion, des registres disparates depuis la double transformation de Cayenne et de Harraway lorsqu’elles sont devenues capables de faire sens en commun.
Cinquième partie : un univers métamorphique
V 1 : souder l’imagination et le sens commun
Michael Schillmeier utilise les outils de Whitehead pour approcher une vieille dame dite démente lors d’une rencontre qui a pris le temps de l’écouter…et un « zigzag » se produit !
La vieille dame se plaint d’être confrontée à des faits accomplis ; elle est dans une chambre qui ne lui dit rien. Même les vêtements ne sont pas les siens et s’imposent comme des « là » étrangers. Elle oublie ? Alzheimer ? Schillmeier corrige : ce que la vieille dame n’arrive pas à faire, c’est s’approprier le passé au présent et faire « son » passé. Elle peut se le représenter mais il ne lui dit rien. Dire « ma » chambre, cela demande de recomposer, de renouer, de rassembler toujours à nouveau des éléments hétérogènes en une « composition continuée » qui fait sens. Le fait est clos, il ne fait plus signe à quoi que ce soit au-delà de lui-même. Le fait est ce qu’il est, sans composition, sans « faire société » possible. Une proposition est une composante de l’appât objectif proposé par le sentir et, quand elle devient objet du sentir, constitue ce qui est senti. Les propositions requierent ce que nous appelons des abstractions. Elles sont des appâts proposant une manière particulière de faire sens. Admettre une proposition dans le sentir, c’est faire l’expérience d’une articulation : un sujet logique, ce qui est senti, s’impose, se dégageant d’une foule de sentir et ce en s’attribuant cette foule comme s’adressant à lui. Les propositions lorsqu’elles sont admises dans l’expérience, la font basculer, chose qui n’arrive pas si l’expérience est conforme. Et une abstraction morte, c’est pire encore, c’est quand l’expérience se présente comme normale – alors la vieille dame est rendue démente- … La métaphysique de Whitehead est une matrice de production pour des propositions non conformes, celles qui devenues objets de sentir suscitent le « zigzag », la soudure entre imagination et sens commun. On est très loin de Hume et Berkeley. Ici le langage se fait poésie, ici la pensée fait des vagues. La pensée cherche son expression, ce qui la rendra explicable pour et à d’autres, y compris le penseur lui-même. Le « zigzag » opère entre « je veux dire » et « c’est à dire » jusqu’à ce que la succession tombe sur « c’était donc ça », c’est-à-dire « sa » pensée devenue publique… et l’on passe du subjectif à de l’objectif.
La pensée qui cherche son expression peut renvoyer à un épisode solitaire mais aussi à une discussion et dans ce cas les suggestions de tous et chacun, leur impatience éventuelle, pourraient susciter d’autres vagues. Il arrive si souvent que le fil se perde, que le processus avorte, que l’emporte une conversation générale qui laissera un peu frustrée celle qui conserve la vague sensation qu’il y avait quelque chose de plus important. Penser ensemble est rare et précieux et signale une « zone de contact » qui peut être appelée confiance. Le zigzag, s’il se produit, détrône le quant à soi de ses prétentions à juger des termes comme confiance versus suggestion ! Il ne supprime ni le danger ni la vulnérabilité mais il change les termes de la question. C’est l’idéal du quant à soi qui devient une incongruité. La confiance n’a pas de corrélation métaphysique. En revanche l’incongruité du quant à soi est corrélée à la possibilité de la concrescence métaphysique, à l’unification subjective de la multitude des préhensions par où se déterminera le sujet qui les fera siennes. Il ne faut surtout pas considérer les préhensions comme ce qui initialement serait disjoint, sans relation les uns avec les autres : les préhensions en disjonction sont une abstraction. Alors qu’elles peuvent être initialement décrites comme une foule indifférente de quant à soi qu’il s’agit de réunir. S’il peut y avoir composition, c’est parce que dès qu’il y a « togetherness » – prise ensemble – il y a sensibilité mutuelle et la composition elle-même n’est rien d’autre que la manière dont cette sensibilité prend consistance, faisant progressivement disparaître toute possibilité d’abstraire chaque composant de ses relations avec tous les autres. Ce n’est pas de l’enrôlement pour un rôle préexistant que la préhension adapterait pour se plier au rôle qui va être le sien pour le sujet mais c’est qu’elle devient elle-même, qu’elle obtient sa réalité concrète à mesure que ce rôle se détermine, à mesure que la sensibilité mutuelle entre les préhensions – de la vieille dame et du personnel soignant – se mue en relations d’inter-dépendance pleinement déterminées avec tous les autres, participant avec tous les autres à la prise de consistance du sujet. La sensibilité mutuelle peut faire zigzag avec l’expérience de ce qui entre vivants s’appelle confiance, la transformant en un consentement entre celles et ceux qui ensemble, c’est-à-dire engagés par une visée commune, tentent de faire sens en commun, de faire de leurs divergences une composition.
V 2 : éloge de la voie moyenne
Jacques Derrida arrive ici car le zigzag peut évoquer sa torsion syntaxique dite voie moyenne en contraste avec d’un côté la voie active où le sujet syntaxique désigne ce qui agit et de l’autre la voie passive où le sujet syntaxique est celui qui subit l’action. La voie moyenne est une opération qui ne se laisse penser ni comme une action ni comme une passion, soit une opération qui n’est pas une opération. L’accumulation des négations suggère l’impensable qui doit pourtant être pensé. Qui agit et qui subit est une question lorsque nous disons « se laisser faire » et lorsque nous parlons de « ce qui nous fait faire ». Ici se glisse, dit Latour, la multiplicité des attachements des êtres, des techniques, des dispositifs qui font faire des choses à d’autres. Un bon marionnettiste est quelqu’un qui épouse le mouvement de sa marionnette … par entraînement dans la zone de contact. Et ici Whitehead fait allusion aux Quakers ; on peut dire de leur méthode de discernement qu’elle est une procédure qui n’implique aucun critère de légitimité agissant de l’extérieur. Être concerné par – c’est toute une assemblée qui est convoquée par un membre pour éclairer le « concern», l’objet du discernement – appartient à la voie moyenne et l’une des manières de dire que les préhensions sont animées par la visée dont elles vont être la réalisation progressive, est de dire qu’elles sont concernées par cette réalisation, ce que traduit leur sensibilité mutuelle. Et le goût peut-être aussi réclame la voie moyenne – en lien avec la notion de joie – car il ne s’agit pas seulement de jouissance mais de discernement.
Michel Foucault définit le dispositif (par exemple l’agora de Latour) à partir de son efficace, efficace d’induire des manières particulières d’affecter et d’être affecté, d’agir et être agi. À ceci près que « les dispositifs génératifs » demandent que celles et ceux qu’ils rassemblent soient explicitement concernés par la question ou la proposition qui les rassemble.
V 3 : affects tentaculaires
William James introduit une différence entre imagination et imaginaire ; il use à cet effet de la notion d’ « acte volontaire ». L’acte fondamental n’est pas la décision prise par un sujet, mais la tension de l’attention, l’effort de faire importer une pensée a priori importune, allant contre nos habitudes, de la retenir contre les cohortes d’images mentales séduisantes qui voudraient l’expulser de l’esprit. David Abram embraye à ce propos avec sa « rencontre » d’un Indien Omaha : l’indien s’adresse à un bloc de pierre et chante ce poème : « impassible – depuis un temps sans fin – tu reposes là au milieu des sentiers – tu reposes couvert de fientes d’oiseaux – l’herbe poussant à tes pieds – ta tête ornée de duvets d’oiseaux – tu reposes au milieu des vents – tu attends – Toi, le Vieux. »
En écho, Stengers propose une rencontre avec Merleau-Ponty qui parle de « réciprocité tentaculaire » entre sentant et senti, voyant et vu, touchant et touché.
V 4 : vivre dans les ruines
Stengers clôture son livre en nous reportant une nouvelle fois à nos rapports à l’écriture. Car il y a dans les rapports aux lettres le même animisme qui nous oblige autant que l’indien devant sa pierre …
L’option d’apprendre à vivre dès aujourd’hui dans les ruines est l’option véritable d’apprendre à penser sans la sécurité de nos démonstrations, de consentir à un monde devenu intrinsèquement problématique. Les enfants n’ont plus à comprendre dans le domaine des fractions à couper une tarte en 3 mais de « se laisser faire » par la « rencontre » avec la fraction 1/3 qui oblige à une bascule des regards, entre voyant et vu. En temps de ruine nous avons perdu 1/3 de la vie d’avant la ruine et demain la fraction sera plus grande encore dans la ruine climatique. On ne part plus d’un tout à partager équitablement mais de vivre amputé d’une part vitale. Le monde qui nous oblige est vu comme un milieu tentaculaire où aucune signification ou convention n’est jamais acquise. Et cela ne concerne pas que les humains mais l’ensemble de ce qui participe à cette vie dans les ruines.
Avec la notion de « compulsion de la composition », Whitehead parle d’une opération sans compositeur, sans point de vue transcendant qui permette d’évaluer ce qui a pris réalité. Le seul critère est immanent et renvoie au savoir goûter de ceux que leur participation – à une palabre ou sur une agora – transforme mais ne convertit pas à une situation à laquelle il s’agit de consentir.Ontologiquement ce qui fait commun n’est plus le maintien d’une conformité sociale mais la continuation d’une composition sympoïétique, dans une friction génératrice. On a déjà vu avec la notion de proposition qu’il faut la prendre comme appât pour le sentir. L’interdépendance , le « avec » de la sum-poÎèse, n’est pas une cause à défendre. Mais ce qu’il y a à défendre contre toute appropriation, c’est la question « de quoi une appartenance rend-elle capable ». Régénérer c’est réactiver des rapports de proche en proche toujours partiaux, toujours à cultiver, à reprendre sous le signe de l’absence de garantie…et aussi de la douleur lorsque la perte est irrémédiable !