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Quand dire, c’est faire


Auteur du livre: John L Austin

Éditeur: Seuil

Année de publication: 2024

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Ces douze conférences « William James » ont été données à Harvard en 1955. Elles illustrent le courant philosophique appelé « pragmatisme » dans le monde anglo-saxon. Austin (1911-1960) meurt jeune sans avoir pu déployer suffisamment son idée. Il y a une expérience déterminante qui éclaire sa démarche : il a participé au débarquement de Normandie (seconde guerre mondiale) en décodant et en codant les messages échangés entre les deux fronts belligérants. Il est particulièrement significatif dans un tel contexte de savoir lire entre les lignes.

Jusqu’à cette nouvelle traduction en français, le monde francophone ne disposait que d’une traduction ancienne et …dépassée depuis 1975 lorsque parut une version originale remise à jour à partir des archives de la Bodleian Library par JO Urmson et Marina Sbisa. Bien entendu en anglais. Le plan du livre est la présentation des conférences successives précédé par une introduction et une postface. Le livre est daté assurément mais il est intéressant dans la mesure où il nous permet de sentir le chemin parcouru depuis une époque où le cadrage symbolique orientait encore le sens et le non sens. Autrement dit du temps de Austin (JLA) la naissance du pragmatisme répond d’un besoin de prendre en compte un ébranlement à l’œuvre dans le langage par rapport à la vérité.   

Introduction par Bruno Ambroise

Pourquoi une nouvelle traduction en français ? Evidemment parce que depuis la précédente (1962, rééditée en 1991), les travaux opérés sur les notes de JLA (John L Austin) ont permis une retranscription des conférences mieux respectueuses des intentions de l’auteur. Les conférences d’Harvard sont initiées à la demande de Quine mais sont étayées sur un cours de JLA à Oxford sous l’intitulé « Words and Deeds ». Le livre anglais qui en sortira est intitulé dès le départ : « How to do things ». Le travail entre 1962 et 1975 effectué par Urmson et Sbisa recollationne toute une série de notes volantes de l’auteur mais aussi des retranscriptions par les élèves anglais (dont Searle) ou des auditeurs américains.

Il est important de constater que le lecteur des douze conférences est pris à contrepied vu que les six premières centrées sur « les notions de performatif et constatif » semblent contredites par les six dernières centrées sur « les notions de locutoire, illocutoire et perlocutoire ». Pour B Ambroise ce n’est pas un changement d’idée mais au contraire une généralisation centrée sur les actes de paroles (speech acts) qui sont tous plus ou moins performatifs.

L’introduction s’achève sur le retentissement du livre « Quand dire, c’est faire » depuis qu’il est paru. Dans la foulée de Wittgenstein (dans sa seconde période) et en opposition avec la philosophie des positivistes du langage rassemblés derrière Carnap, l’université d’Oxford du temps de JLA se met à débattre avec Frege et Quine ; on est dans les remous du courant appelé le « linguistic turn » pour souligner l’impact original du pragmatisme. Côté français cet impact renvoie à Bourdieu, Foucault et Derrida. Côté US on aura Buttler. Le pragmatisme de JLA est à situer dans un débat qui s’est polarisé entre réalistes et idéalistes.

Première conférence : Performatifs et constatifs

Le point de départ dans le monde philosophique anglo-saxon, c’est de comprendre un énoncé quand on peut déterminer ses conditions de vérité selon le modèle : « l’énoncé la neige est blanche est vrai ssi la neige est blanche ». La détermination des conditions de vérité d’un énoncé correspond à l’établissement de sa signification. On a une compréhension véri-conditionnelle de la signification qui permet une double identification : du côté linguistique on identifie une proposition exprimée invariablement par une phrase et qui reste ce qu’elle est, indépendemment de ses usages ; du côté du réel ou du monde, on identifie la situation dans laquelle la phrase peut être employée correctement (la raison de sa structure étant en correspondance avec l’énoncé). Dès lors les philosophes ont supposé qu’une affirmation avait pour seule fonction de décrire un certain état de choses ou d’affirmer un fait, ce qu’elle devait faire de manière vraie ou fausse.

Mais quand on a voulu lier l’affirmation d’un fait à l’exigence d’être vérifiable, on a commencé à sentir qu’il y a des pseudo-affirmations. Il est frappant qu’un des livres le plus lu chez les anglais est le livre de Thomas Kuhn, la structure des révolutions scientifiques. Kant le premier avait dégagé des affirmations privées de sens malgré leur forme grammaticale correcte. Mais les philosophes en sont venus aussi à se demander si des soi-disant pseudo-affirmations visaient vraiment à être des affirmations ? Il y a en effet des énoncés qui ressemblent à des affirmations qui n’ont pas pour visée de rapporter ou communiquer de l’information à propos des faits. Mais plus encore on a constaté que des affirmations apparement descriptives n’ont pas pour fonction d’indiquer un trait additionnel à la réalité décrite mais qu’ils servent à marquer des réserves à son égard ou encore à indiquer comment il faut les comprendre. Il a fallu bien sûr faire une différence d’avec les énoncés constatifs. Comment appeler les nouveaux énoncés affirmatifs ? JLA les appelle des performatifs.

En voici quatre exemples : « oui je le veux » (dans la cérémonie du mariage) ; « je baptise ce bateau le Queen Elisabeth » (dixit le propriétaire du navire en brisant une bouteille sur la coque) ; « je lègue ma montre à mon frère » (par testament) ; « je te parie six pence qu’il pleuvra demain » (tope là !). Aucun de ces énoncés n’est vrai ni faux et ce dont ça nous informe c’est de toute autre chose. « To perform » veut dire accomplir, réaliser. On peut aller jusqu’à tirer le sens vers « opératif ».

Bien sûr, objection, on peut arriver au même résultat sans mot : le « je parie » devient le geste de mettre une pièce dans la fente d’un jack-pot. De plus l’énonciation des mots est l’élément central dans la réalisation de l’acte dont la réalisation est aussi l’objet de l’énoncé…mais ce n’est pas la seule chose nécessaire : il faut que les circonstances où cette énonciation surgit soient appropriées. Jusqu’à en venir à la promesse électorale prise ici comme contre-exemple de l’exigence que les mots soient pris au sérieux. C’est ce que dit Hyppolite (en 612) : « Ma langue prêta serment mais sans mon cœur ». Si le ssi conditionnel n’est pas rencontré, l’énoncé performatif, ou plutôt l’acte, sera dit nul ou non advenu. L’énonciation renvoie ici à de la mauvaise foi.

Deuxième conférence : Conditions pour des performatifs heureux

Commençons par prêter attention à la question des circonstances appropriées. Parier ce n’est pas simplement énoncer les mots « Je parie ». Quelqu’un pourrait parfaitement le faire sans que nous admettions qu’il a vraiment réussi à parier. Il suffit par exemple que le pari soit déclaré après la fin de la course. Outre l’énonciation des mots qui forment ce qu’on a appelé des performatifs, il faut en règle générale qu’un bon nombre d’autres choses soient « comme il faut » si l’on veut pouvoir dire que nous avons réussi notre action de façon heureuse. Nous appelons la doctrine des choses qui ne vont pas ou qui peuvent mal tourner lors de la production de ces énoncés, la doctrine des infélicités. Tentons d’en faire un schéma en présentant six règles alignées dans l’alphabet grec majuscule : alpha (A), bèta (B) et gamma (G). A1 : Il doit exister une procédure conventionnelle reconnue produisant un certain effet conventionnel ; et cette procédure doit inclure la prononciation de certains mots par certaines personnes dans certaines circonstances. Par ailleurs A2 : Dans chaque cas, les personnes et les circonstances particulières doivent être appropriées à l’invocation de la procédure particulière qui est invoquée. B1 : La procédure doit être exécutée par tous les participants à la fois correctement et, B2 : Complètement. G1 : Lorsque une procédure est destinée à être utilisée par des personnes ayant certaines pensées ou certains sentiments, ou à conduire à l’adoption d’une certaine conduite de la part des participants, alors une personne qui prend part à la procédure ou qui l’invoque doit effectivement avoir ces pensées et ces sentiments, et les participants doivent avoir l’intention de se conduire de cette manière. Par ailleurs G2 : Ils doivent bien se comporter de la manière adéquate par la suite.

Si nous violons une des six règles, notre énoncé performatif sera malheureux. Mais il y a des différences considérables entre ces manières de subir des infélicités. Une première distinction sépare les quatre premières règles des autres. Si nous enfreignons l’une quelconque des premières règles – si nous énonçons la formule de manière incorrecte ou si nous ne sommes pas en position d’accomplir l’acte parce que nous sommes déjà mariés – , alors l’acte en question n’est pas accompli avec succès, il n’est pas réussi. Alors que dans les deux règles G, l’acte est accompli mais l’accomplir dans ce type de circonstances (par exemple lorsque nous sommes insincères), c’est un abus de procédure. On appellera Ratés les infélicités A1 jusqu’à B2. Lorsqu’on a à faire à un raté, la procédure à laquelle nous voulons faire appel est contrariée et notre actes est nul. Par contre dans les cas G, nous disons que notre acte malheureux est un acte vain puisqu’il n’est pas achevé. Ajoutons deux mots sur le fait d’être nul : beaucoup d’autres choses auront été faites – nous aurons accompli l’acte de bigamie – mais nous n’aurons pas accompli l’acte visé, le mariage. Nous devons maintenant éclaircir la distinction générale qui sépare les cas A et B parmi les ratés. Dans les cas A1 et A2, on rencontre une mauvaise invocation de la procédure et on les appellera mauvaises invocations. Parmi ces infélicités A, il est assez raisonnable de baptiser le second type – lorsque la procédure existe parfaitement mais ne peut être appliquée comme on essaie de le faire – , de mauvaises applications. Par opposition aux cas A, l’idée qui soustend les cas B est plutôt que la procédure est parfaitement en ordre et qu’elle peut bien trouver à s’appliquer, mais que nous avons du mal à appliquer le rituel, le cérémoniel, le conventionnel, avec des conséquences plus ou moins graves. Ici on parlera de mauvaises mises en œuvre. L’acte tenté est vicié en raison d’un défaut ou d’une interruption de la conduite de la cérémonie. La classe B1 est celle des anomalies, la classe B2 celle des inachèvements.

Soit le tableau des infélicités :

                                        A et B                                                                                                                                G

(Ratés : actes tentés mais nuls et non avenus)                            (Abus : actes prétendus mais vains)

A                                                                             B                                                                             G1 (insincérités)       G2 ( ?)

Mauvaises invocations                                  Mauv mises en œuvre

(actes contrariés)                                             (action viciée)

A1 ( ?)       A2 (mauv application)               B1 (anomalies) B2 (inachèvements)

Le chapitre se termine en faisant des remarques générales sur ces infélicités. On peut se demander 1) : A quel type d’acte la notion d’infélicité s’applique-t-elle ? En effet de nombreux actes conventionnels peuvent être accomplis par des moyens non verbaux. Est-ce que la notion d’infélicité s’applique-t-elle aux affirmations ? ainsi « Le roi actuel de France est chauve ». On peut se demander 2) : Quel est le degré d’exhaustivité de cette classification des infélicités ? Bien sûr que les actions en général et pas seulement les performatifs sont parfois aussi insuffisantes mais elles ne le sont pas dans l’ordre des infélicités discutées. Ainsi des actes exécutés sous contrainte ou sous influence ou par erreur. De plus et parce que ce sont des énoncés, il y a à pointer ici les mariages représentés par des acteurs au théâtre. Il n’y a pas de doute également qu’il y a aussi les malentendus. On peut se demander 3) : Ces classes d’infélicités sont-elles mutuellement exclusives ? Ici la réponse est non. Et de faire une remarque essentielle : quelqu’un qui ne feint même pas de ne pas avoir la qualité nécessaire pour parler prétend cependant pouvoir le faire, trouve dans la période où vit JLA une fin de non-recevoir qui lui est opposée par l’opinion relayée dans ses instances institutionnelles.

Troisième conférence : Les infélicités, les ratés

Gardons en tête les six règles de la seconde conférence (Alpha, Beta et Gamma) qui balisent les ratés et les abus de langage, résultant de leur non observance. Cette troisième conférence se penchera sur des nuances à présenter dans les quatre premières règles. Parlons donc des ratés. 

Et d’abord la règle A1 (dont on a vu qu’elle est indexée d’un point d’interrogation dans le tableau des infélicités). Son intitulé emploie les termes «exister » et « reconnue » : considérons donc « être reconnu » de plus près. Si quelqu’un  produit un énoncé performatif et que l’énoncé est considéré comme raté parce que la procédure invoquée n’est pas reconnue, on peut supposer que ce sont d’autres personnes qui ne la reconnaissent pas, du moins si le locuteur parle sérieusement. Exemple : « Je divorce d’avec toi » qu’un mari dit à sa femme, tous les deux chrétiens dans un pays chrétien ; quoiqu’il ait dit, il n’a pas divorcé. Il peut même arriver que nous allions jusqu’à rejeter un code entier de procédure, par exemple le code d’honneur occasionnant un duel. Mais sont également possibles des cas où, dans certaines circonstances ou lorsqu’elles sont accomplies par certaines personnes, nous acceptions quelque fois mais pas « dans toutes les circonstances ni si elles sont accomplies par d’autres personnes » la validité d’actes de parole (allusion ici aux baptêmes de personnes en contexte très particulier ; le baptême d’un bébé quasi mort-né par un soignant qui n’est pas prêtre). Avançons. Supposons qu’à une fête vous disiez alors que vous êtes en train de former des camps : « Nous prenons Georges avec nous » mais que Georges grommelle : « Je ne joue pas »… Ou supposons que sur une île déserte deux, trois rescapés cherchent à s’organiser et qu’à un quelconque d’entre eux, un tel dise : « Allez chercher du bois » et que le visé lui oppose « Je n’accepte pas d’ordre de votre part ». Est-ce évident que vous ne pouvez choisir pour votre camp qu’un joueur potentiel de même que sur une île déserte seul peut donner un commandement un commandant ou quelqu’un disposant d’une forme d’autorité ? Peut-être que cela fait partie intégrante de la nécessité pour la personne à qui s’adresse l’ordre, de reconnaître comme l’autorité celle qui lui donne un ordre, en raison d’une procédure tacite du style « Je promets de faire ce que vous m’ordonnez »… Reste qu’il s’agit bien ici d’une incertitude. Chose qui intéresse énormément les philosophes politiques quant à la validité de la procédure de passer un contrat social. JLA conclut sur ces points que quoiqu’en dise la règle B, si la procédure est parfaitement accomplie, il restera toujours possible que quelqu’un la rejette totalement ; et quoi qu’en dise la règle A2, le fait qu’une procédure soit reconnue ne se réduit pas au fait qu’elle soit, de fait, couramment utilisée, et ce même si elle l’est par les personnes concernées au moment présent. Par principe, quelqu’un peut toujours rejeter une quelconque procédure, ou tout un code de procédures, même s’ils sont déjà acceptés, comme avec le code d’honneur. Celui qui agit ainsi s’expose à des sanctions mais par-dessus tout il convient de ne pas tout faire dépendre de simples circonstances factuelles indifférenciées, car alors on ferait dériver le devoir de l’être. Par ailleurs que peut-on vouloir dire en suggérant qu’il y a des cas où la procédure n’existe même pas : qu’il y a des cas où les procédures n’existent plus au sens où elles ont été reconnues par tous, mais ne le sont plus (provocation en duel) ; et qu’il y a aussi le cas de procédures qui sont en cours d’établissement ? Ici le fait de s’en sortir est essentiel même si la formulation est suspecte. Dire « Tu as été lâche », cela peut revenir à réprouver ton attitude ou à t’insulter. On se trouve ici dans une sorte de hors-jeu dont il va bien falloir sortir. En ignorant l’insulte je tourne le dos à ce code du duel parce qu’obscurément on ne peut pas accepter ce mode de règlement de compte hors-la-loi. Bien plus communs seront les cas où l’on n’est pas sûr de la frontière de la procédure. On trouvera toujours des cas compliqués auxquels rien ne permettra de déterminer avec certitude si celle-ci s’applique ou pas. Tous les énoncés performatifs que j’ai pris comme exemples sont particulièrement développés et on va bientôt les appeler performatifs explicites. Face à eux on a des performatifs implicites. Ce sont ceux qui utilises « Vas-y » plutôt que « Je t’ordonne d’y aller » ; et ici il y a toujours de l’incertitude quant à leur interprétation s’ils sont vraiment performatifs. Exemple : « Il y a un taureau dans le pré ». Cela entraîne des malentendus.

A2. Nous en venons aux entorses dites des mauvaises applications. « Je vous nomme… » ne peut s’appliquer si il y a déjà eu attribution de cette nomination à quelqu’un d’autre. « Oui je le veux » ne peut s’appliquer si le degré de parenté indexée à la personne à marier (ma sœur) l’invalide. « Je donne » …quelque chose qui ne m’appartient pas. La frontière qu’on tracera entre les « personnes inopportunes » et les « circonstances inappropriées » sera nécessairement indéfinie. Car les circonstances peuvent inclure de manière générale la nature des différentes personnes à l’échange (on ne nomme pas un cheval au poste de commandant). On distinguera le caractère inapproprié des personnes, des objets, des noms qui relève d’une incapacité versus là où l’objet ou l’agent ne sont pas de la bonne sorte : « Je baptise cet enfant 2074 ». On est ici dans les chevauchements entre A2, A1 et B1 et toute la question est de savoir à quel niveau nous remontons dans la procédure (p 81).

B1. Soit les anomalies. Ici dans le langage quotidien elles se glissent avec l’usage des formules vagues (ma maison quand j’en ai deux) ou de références incertaines (la course quand il y en a plusieurs). C’est un problème qui ne relève pas du malentendu ; il y a bien une anomalie dans le rituel. Reste la question de savoir si on a toujours besoin de savoir si les deux parties impliquées doivent nécessairement partager le consensus ad idem…

B2. Soit les inachèvements. On essaie de mener la procédure à terme mais l’acte avorte. Ma tentative pour t’épouser se voit barrée par un non du partenaire visé. Plus compliqué est de savoir si vous devez avoir accepté explicitement mon cadeau lorsque j’en ai fait un. De même nommer quelqu’un à telle position bute sur un refus de la personne visée. Plus compliqué : « Je te promets de t’envoyer au couvent » dans une situation où tout le monde (toi y compris) s’accorde à dire que cela sera pour ton bien…mais que cela s’avèrera après coup ne pas être le cas. Ai-je invoqué une convention inexistente dans des circonstances inappropriées ?

Quatrième conférence : Les infélicités, les abus

Dans la catégorie Gamma, la réalisation n’est pas nulle et non avenue même si elle est bien malheureuse. Nous allons parler des abus. Soit d’abord G1 : les insincérités. Celles-ci renvoient aux sentiments, pensées et intentions. Quant aux sentiments, au regard de ce que je ressens, et contrairement à ce que je fais, je n’ai pas à vous féliciter ni à vous présenter mes condoléances. Quant aux pensées de nouveau je conseille bien, tout comme je rends bien un verdict, mais de manière insincère ; il y a ici un parallèle évident avec le fait de mentir lorsqu’on accomplit un acte de discours de type assertif. Des exemples d’intentions sont dans ces cas : « Je promets de » prononcé alors que je n’ai pas l’intention de faire ce que je promets, « Je parie » tout en sachant que je ne paierais pas si je perdais. Mais ici aussi on peut en venir à des cas plus subtils. Par exemple quand je dis : « Je vous félicite », faut-il vraiment que je ressente certaines choses ou pense que vous avez bien agi et que vous le méritez ? Quant aux promesses encore, faut-il que ce soit faisable (je dois avoir l’intention de le faire et pas seulement d’essayer de le faire) ? Et peut-être penser que la personne à qui je m’adresse considère que ma promesse lui est bénéfique ou du moins penser, moi, qu’elle lui est bénéfique ? Toujours en ce qui concerne les pensées, il faut distinguer entre le fait de penser vraiment que c’est le cas (par exemple qu’il est coupable) et le fait que ce que nous pensons être le cas est vraiment tel. De même à propos des sentiments, il y a distinguer entre ceux qu’on éprouve et ceux que nous jugeons appropriés. Autrement dit si certaines de nos pensées sont incorrectes, c’est une infélicité d’un autre type qui en résulte. On est encore renvoyés aux malentendus mais surtout aux erreurs. Il faut remarquer qu’en règle générale une erreur ne rendra pas l’acte nul. Venons en à : « Je vous conseille de faire X » qui n’est pas du tout dans votre intérêt bien que je pense que c’est le cas. Il n’y a pas d’insincérité mais c’est un mauvais conseil. Et puis il y a une classe de performatifs appelés verdictifs : « Je déclare l’accusé coupable » ; même si heureusement les membres du jury jugents sur base des preuves avancées en toute conscience, bien sûr tout l’enjeu de la procédure est d’être correcte et peu importe même parfois ce que je pense. Bien sûr nous pouvons avoir un mauvais verdict tout en étant sincère. Dans le cas des intentions également on rencontre un certain embarras : « Je te donne » et la cession de propriété. On peut se demander ce qui vaut comme une action subséquente et ce qui est simplement la conclusion ou l’achèvement d’une seule et unique action complète ; on peut en effet distinguer entre ce qui consiste à avoir l’intention requise d’accomplir l’action subséquente et l’intention requise de conclure l’action en cours,… mais on n’est en aucun cas dans des situations insincères. En fait on parle ici de la place des procédures qui sont en charge d’obtenir une cession quand a été affirmée l’intention de donner. La raison d’être de cette procédure est précisément d’autoriser certaines conduites subséquentes et d’en interdire d’autres. Et par un pas plus loin on en vient à « Je ferai » : quel est le degré d’infélicité si ensuite je ne fais rien ? S’attend-on seulement à ce que je ne le fasse pas ? On est dans les écarts entre « Je le ferai » et « J’ai l’intention de le faire », entre « Ce n’est rien » et « Je te pardonne ». Je dois considérer, et à distance de la première conférence qui sort les performatifs des constatifs (affirmant vraie ou fausse les choses qui sont telles), que certaines choses importantes doivent être vraies pour que mon acte soit heureux. Dans les énoncés performatifs  ceci est pris en charge par l’usage du présent simple.

G2 ? Nous allons maintenant examiner trois façons dont une affirmation implique la vérité d’autres affirmations. On va parler de trois verbes : impliquer, versus sous-entendre et présupposer. « Tous les hommes rougissent » implique « des hommes rougissent ». « Tu sous-entendais que tu le savais ». « Tous les enfants de Jack sont chauves » présuppose que Jack a des enfants. Quand on en vient à un premier membre de la phrase qui implique le contraire du second, on ressent comme un affront. Mais pas des contradictions. La contradiction simple n’épuise pas les différentes façons dont le discours peut subir un affront. Si p implique q, alors non q entraîne non p : ici la vérité d’une proposition entraîne la vérité d’une autre proposition ; ou la vérité de l’une est incohérente avec la vérité de l’autre. Sinon c’est l’affront. Mais dans le sous-entendu il en va autrement : si dire que le chat est sur le tapis sous-entend que je le crois, il n’est pas vrai que ne pas croire que le chat est sur le tapis, ce soit sous-entendre que le chat n’est pas sur le tapis. Pour le redire, ce n’est pas l’incohérence des propositions qui nous intéresse ici, car elles sont tout à fait compatibles : il est possible que le chat soit sur le tapis sans qu’en même temps je le croie. Mais il est impossible de dire en même temps que « Le chat est sur le tapis » et « Je ne le crois pas » .  Présupposer diffère également d’entraîner : il n’est pas exact que le fait que John n’ait pas d’enfants présuppose que les enfants de John ne soient pas chauves. Revenons sur le sous-entendu, il est à rapprocher de l’insincérité. L’insincérité d’une affirmation est la même que l’insincérité d’une promesse, puisque promettre et asserter sont deux procédures devant être employées par des personnes qui ont des pensées déterminées. Revenons sur la présupposition. JLA rappelle que ce n’est pas une proposition fausse, puisqu’il n’y a pas de référent. Est-elle alors dépourvue de sens ? Non, pas en tout cas au sens où le sont les phrases qui n’ont pas de sens (agrammaticale, incomplète).

Pour conclure nous voyons que si on veut expliquer tout ce qui est susceptible, pour les affirmations de mal se passer, on ne peut pas se contenter d’analyser les propositions impliquées. Nous devons prendre en considération la totalité de la situation dans laquelle l’énoncé est proféré pour saisir le parallélisme qui existe entre les affirmations et les énoncés performatifs et voir comment ils peuvent échouer. Ce qui apparait alors important c’est l’acte de parole entier, pris dans la totalité de la situation de discours. Et c’est ainsi que nous en venons à assimiler l’énoncé censément constatif au performatif.

Cinquième conférence : Possibles critères des performatifs

Dans la quatrième conférence on a vu sous un nouveau jour la question des relations entre les énoncés performatifs et différentes affirmations qui sont assurément vraies ou fausses. Il y avait quatre relations particulièrement remarquables : 1) Si l’énoncé performatif « Je m’excuse » est heureux, alors l’affirmation selon laquelle je suis en train de m’excuser est vraie, 2) Pour que l’énoncé performatif « Je m’excuse » soit heureux, il faut que soit vraie l’assertion selon laquelle certaines conditions soient réunies (comme A1 et A2), 3) Pour que l’énoncé performatif « Je m’excuse » soit heureux, il faut que soit vraie l’assertion selon laquelle d’autres conditions précises soient réunies (comme G1), 4) Si certains énoncés performatifs, notamment ceux qui sont d’ordre contractuel, sont heureux, alors sont vraies des assertions qui expriment l’engagement ou le non-engagement subséquent du locuteur à faire certaines choses. Le point 2 renvoie à notre discussion des présuppositions, lesquelles concernent les affirmations en tant qu’elles se distinguent des performatifs. Il en va de même du point 3  renvoyant aux sous-entendus. La présupposition et le sous-entendu correspondent à deux façons dont la vérité d’une affirmation peut dépendre de manière décisive de la vérité d’une autre, sans que l’une implique l’autre. Par contre le point 4 se rapproche bien de l’implication entre affirmations.

S’en suit une première discussion sur la différence entre énoncé constatif (affirmation) et énoncé performatif. Soit « Je m’excuse » et « John court »… où il y a des flous d’interprétation renvoyant à des registres heureux ou malheureux : « J’affirme que John court » impliqué dans « John court ». et dans l’autre sens : « Je vous avertis que le taureau va charger » est lié au fait que le taureau va charger ; si ce n’est pas le cas l’énoncé performatif est criticable alors qu’il n’y a aucune règle d’infélicités malmenée. On ne peut parler ici que d’une erreur de jugement. Il nous faut alors faire un pas supplémentaire : existe-t-il une façon précise pour que nous puissions distinguer de manière définitive un énoncé performatif d’un énoncé constatif ? Y a-t-il un critère grammatical ? On constate aisément que nos exemples de performatifs se formulent à la première personne du présent de l’indicatif, voix active. S’en suit une seconde discussion car cet usage grammatical n’indique pas nécessairement ce que je suis en train de faire ; ainsi du contre-exemple « « Je bois de la bière ». De même on a affaire à des performatifs formulés par un verbe à la seconde ou troisième personne, voix passive : « Par la présente, vous êtes autorisé à payer la somme de », « Les passagers sont priés d’emprunter le pont pour traverser la voie ferrée » ou « Ordre est donné au conducteur du train de ». De même le mode et le temps du verbe ne valent pas comme critère absolu : « Si j’étais vous, je tournerais à droite », « Vous étiez hors-jeu », « C’est vous qui l’avez fait ». On en vient à penser que c’est plutôt certains mots qui vaudraient comme critère, du vocabulaire et non de la grammaire : « Taureau ». Peut-être que toute distinction ici recherchée relève d’un mixte… Sans qu’il en donne la raison, et au bout des objections et contre-exemples, JLA préfère le critère « première personne du présent de l’indicatif, voie active » en lien avec sa définition du performatif car celle-ci a besoin d’un agent énonciateur. Et si en prononçant des énoncés, on agit, alors c’est qu’on doit faire quelque chose : il y a bien quelque chose qui, au moment de l’énonciation, est en train d’être fait par la personne qui parle. Le « Je » (au minimum comme origine de l’énoncé ; ou en signant) est essentiel. Ce qui est explicite dans le critère grammatical. « Coupable » par un travail de réduction de l’énoncé au critère grammatical condense « Je vous déclare coupable ». « Ce taureau est dangereux (S : John Jones) » renvoie à « Je vous avertis que… ». Ce type de développement rend explicites tout à la fois le caractère performatif de l’énoncé et l’acte précis qui est accompli. Lorsque l’énoncé performatif n’est pas ramené à une forme explicite de ce genre, il est possible de le comprendre de manière non performative. Le critère est un usage particulier et spécial du verbe qui est en asymétrie totale d’avec des usages verbaux mobilisant d’autres personnes grammaticales et d’autres temps du même verbe. L’existence de cette asymétrie est la marque du verbe performatif. La discussion se prolonge par une longue liste de sept contre-exemples de cas non performatifs usant pourtant du critère asymétrique privilégié (p 113).

Sixième conférence : Performatifs explicites

Nous pouvons désormais dresser une liste des verbes d’apparence performative. Ce n’est pas chose facile en raison de la liste des 7 objections de la fin de la conférence précédente et plus particulièrement dans ce qu’on appelle le présent d’habitude, le présent « historique » et le présent progressif. Mais il y a d’autres difficultés où on voit qu’il n’y a pas moyen de réduire l’énoncé à sa forme standard. Ce chapitre va s’arrêter sur la distinction du performatif explicite versus primaire (JLA ne dit pas implicite).

Rendre explicite ce n’est pas décrire ou affirmer ce que je suis en train de faire, du moins pas au sens que les philosophes aiment donner à ce mot. Si l’expression « rendre explicite » conduit à penser que c’est le cas, alors c’est une formulation qui ne convient pas. Dans le cas des actions qui ne sont pas linguistiques, mais qui sont pourtant similaires aux énoncés performatifs du fait qu’elles constituent la performance d’une action conventionnelle, on se trouve plutôt dans la situation suivante : supposez que je m’incline profondément devant vous. Pour rendre évident tout à la fois qu’il s’agit d’un acte cérémoniel conventionnel et de quel acte il s’agit, cet acte inclura une caractéristique supplémentaire : je devrai tirer mon chapeau, toucher le sol du front, porter mon autre main à la poitrine, dire « Salaam » . Faire ou dire ces choses, c’est rendre évidentes tout à la fois la façon dont il faut prendre, ou comprendre, l’action et l’action dont il s’agit. Il en va de même avec l’ajout de l’expression « Je promets de ». Il ne s’agit pas d’une description, puisque 1) elle ne peut pas être fausse, et 2) dire « Je promets de », lorsque l’énoncé est heureux, fait de l’énoncé une promesse et en fait une promesse sans ambiguïté. Nous pouvons donc considérer qu’une formule performative telle que « Je promets » rend évidente la façon dont il faut comprendre ce qui est dit et on peut même avancer que cette formule affirme qu’une promesse a été réalisée. Mais nous ne pouvons pas dire que ces énoncés sont vrais ni qu’ils constituent des descriptions. Il semble qu’on puisse avancer une conjecture favorable, en raison de l’élaboration de la formulation linguistique des performatifs explicites et de sa nature : historiquement, du point de vue de l’évolution linguistique, le performatif explicite a dû apparaître plus tardivement que certains énoncés plus rudimentaires, dont plusieurs étaient des performatifs implicites. « Je ferai » est antérieur à « Je promets que je ferai ». De même on peut supposer que la distinction explicite des différentes forces qu’un énoncé est susceptible d’avoir est une fonctionnalité tardive. Mais quoiqu’il en soit nous ne pouvons en tout cas pas affirmer que nous savons que l’usage rudimentaire des phrases doit être affirmatif ou constatif. La formule performative explicite n’est toutefois que l’ultime et le plus efficace des outils discursifs que l’on aura toujours utilisés avec plus ou moins de succès pour accomplir la même fonction.

Attardons nous sur quelques uns de ces outils plus rudimentaires : les modalités du discours, le ton, la voix, le rythme, l’accentuation, les adverbes et les expressions adverbiales, les particules de liaison, ce qui annonce l’énoncé, les circonstances de l’énoncé. Le mode impératif fait de l’énoncé un ordre (ou une exhortation, une permission, une concession) : ainsi puis-je dire « Ferme-la » dans de nombreux contextes. Avec le ton de la voix, le rythme, l’accentuation, on passe de l’avertissement : « Il va charger ! » à une question « il va charger ? » ou une protestation ( !?). On voit de suite que le langage oral rend plus sensible ces nuances essentielles quant au sens. Quant aux adverbes et les expressions adverbiales, elles sont utiles dans le langage écrit : « Je ferai » si on ajoute « probablement » ou bien « sans faute », on précise la force. Les particules de liaison du style « quand même » avec « J’insiste pour que ». On utilise aussi « par conséquent » avec « J’en conclus que », « quoique » avec « J’admets que », « alors que », « par là », « par ailleurs »… Nous accompagnons parfois l’énonciation de certains mots par des gestes ou par des actions rituelles non verbales. Une aide extrêmement importante est fournie par les circonstances de l’énoncé : « Venant de lui, je l’ai pris comme un ordre (et pas comme une demande) ». De même le contexte joue beaucoup dans une phrase « Je mourrai un jour ». On voit que toutes ces sources sont trop riches, prêtent à confusion et peuvent être mal interprétées. Leur signification est assez vague et leur réception trop indéterminée. Sans aucun doute la combinaison de plusieurs des dispositifs mentionnés serait suffisante. Mais … pas toujours.

Dans le registre des émotions et des sentiments, suit un tableau listant des exemples d’expressions, et ce sur trois colonnes : la première reprend des énoncés performatifs, la deuxième des énoncés semi-descriptifs et la troisième reprend de simples compte-rendus :

Je vous remercie                                                                   je vous suis reconnaissant                            je me sens redevable

Je m’excuse                                                                            je suis désolé                                                     je me repens

Je condamne/je vous interdis que                                je vous blâme                                                   je suis choqué par/je suis révolté par

J’approuve tout à fait                                                         je suis d’accord avec                                       je me sens en accord avec

Je vous souhaite la bienvenue                                        je suis ravi de vous accueillir                        …

Je vous félicite                                                                        je me réjouis que                                             …

On a donc là plusieurs expressions, dont certaines sont importantes, qui souffrent d’une ambivalence délibérée, ou qui en tirent profit. Cette ambivalence est contrebalancée par l’introduction continue de tournures qui de manière délibérée sont purement performatives. Peut-on trouver un test permettant de décider si « Je suis d’accord » ou « Je suis désolé » sont utilisés d’une façon plutôt qu’une autre (ou même qu’ils le sont de manière constante) ? Un premier test consisterait à se demander si cela a un sens de dire : « Est-ce vraiment le cas ? » quand quelqu’un dit :  « Je suis ravi de vous accueillir ». Un autre test consisterait à vérifier si on peut le faire sans rien dire (dans les deux cas : le fait d’être désolé et celui de s’excuser). Un troisième test consisterait à examiner s’il est possible d’insérer, avant ou après le verbe performatif, un adverbe du genre « volontairement » (« Je lui ai volontairement souhaité la bienvenue »)… mais on ne peut pas dire « J’ai volontairement été d’accord avec son action ». Un quatrième test serait de se demander s’il est possible que ce qu’on dit puisse être littéralement faux, comme c’est parfois le cas quand je dis « Je suis désolé », ou puisse seulement s’avérer malheureux comme cela arrive quand je dis « Je m’excuse ».

Très souvent la conférence s’arrête et …se reprend à la conférence suivante.  

Septième conférence : les verbes performatifs explicites

La dernière fois nous avons examiné ce qui distingue les performatifs explicites des performatifs primaires, en avançant l’idée que les premiers auraient naturellement évolué à partir des seconds. Mais plusieurs problèmes persistaient dans notre recherche d’une liste de verbes performatifs explicites. Ainsi les énoncés comportatifs où des énoncés performatifs sont mis en rapport avec nos réactions devant certains comportements, avec nos comportements à l’égard d’autrui ; comportements conçus pour exprimer des attitudes et des sentiments. Au bout de quatre tests nous avons distingué les énoncés performatifs des choses suivantes : les tournures purement rituelles correspondant aux formules conventionnelles de politesse, le fait d’annoncer ce qu’on va faire (je vous salue, bravo). Ce glissement d’un énoncé descriptif à un énoncé performatif et l’hésitation qui en résulte se produisent très souvent, non seulement avec les comportatifs mais aussi avec la classe de termes expositifs : dans ces cas la structure centrale de l’énoncé a généralement la forme d’une « affirmation » mais elle est introduite par un verbe performatif explicite qui indique comment l’affirmation doit s’inscrire dans le contexte de la conversation. Dire ces choses c’est soutenir, conclure, attester, répondre, prédire. Or plusieurs de ces verbes semblent être des performatifs purs tout à fait satisfaisants. Ainsi quand je dis « Je fais la prophétie que », « J’admets que », Je postule que », la proposition qui suit  ressemblera à une affirmation. Si on y applique les tests en charge de sortir ces locutions  de la possibilité d’être vraies ou non, on se rend compte que ces locutions sont bien des performatifs. Pourtant de nombreux verbes très similaires échoueraient à ces tests : « Je suppose que » cela n’est pas « Je postule que » ; je peux bien supposer quelque chose alors même que je ne m’en rends pas compte et que je ne le dis pas. « Je suppose que » fonctionne de la même manière ambiguë que « Je suis désolé de » (parfois il est équivalent à « Je m’excuse » mais il peut aussi juste décrire mes sentiments), en regard de « Je postule que » (parfois c’est comme, et parfois non). « Je suis d’accord » c’est tantôt « J’approuve tout à fait », parfois  « Je donne mon adhésion à ». Ici également la moindre variation linguistique peut avoir son importance. Qu’en est-il des verbes verdictifs ? : « Je déclare que », « Je juge que », « Je date du » ; si vous êtes juge okay, mais sinon il peut simplement s’agir de la description de votre état d’esprit. La valeur performative de l’énoncé dépend du contexte : « Je classe les x comme des y » a aussi un double usage : comme performatif il engage à un certain comportement ultérieur, ou alors il s’agit de la description d’un de mes comportements habituels.

Avançons. Des phrases entières semblent avoir pour fonction essentielle d’être vraies ou fausses malgré leur aspect performatif. Si nous considérons des performatifs purs comme « affirmer » ou « soutenir », l’énoncé complet est certainement vrai ou faux mais son énonciation correspond à l’accomplissement de l’action de soutenir ou d’affirmer. Tout cela finalement n’est pas très gênant : nous pouvons distinguer l’ouverture performative qui rend évidente la façon dont il faut prendre l’énoncé et d’autre part, la suite de l’énoncé qui figure après la conjonction de subordination et qui doit être vraie ou fausse. Mais pas toujours.

On a voulu établir une liste des verbes performatifs explicites, sans arriver à bien les distinguer des énoncés constatifs. Il est dès lors temps de prendre un nouveau départ en reconsidérant toute la question. (p 145). Qu’est-ce que dire ? quels sont les différents sens où dire quelque chose c’est faire quelque chose, où en disant quelque chose, nous faisons quelque chose, où du fait de dire quelque chose nous faisons quelque chose.  

Huitième conférence : Les actes locutoires, illocutoires et perlocutoires

La conférence précédente invite à repenser les choses autour de trois notions : un phone, un phème, un rhème. Dire quelque chose c’est toujours accomplir l’acte consistant à produire certains sons, un acte phonétique. Dire c’est toujours accomplir l’acte consistant à prononcer certains vocables renvoyant au vocabulaire d’une langue donnée (avec sa prononciation et sa grammaire), un acte phatique qui lie locuteur et auditeur. Dire c’est toujours accomplir l’acte d’utiliser ces mots avec un sens et une référence, les deux dégageant une signification, un acte rhétique apporte un prédicat propositionnel de quoi définir tel élément du thème étudié. J’appelle, c’est-à-dire surnomme, l’acte de « dire quelque chose » la performance d’un acte locutoire ; et l’étude des énoncés concernés en ce sens je l’appelle l’étude des locutions ou des unités complètes du discours. Quid des dimensions phatique et rhétique ? S’en suit une analyse fouillée pour tenter de prendre en compte les actes de parole standards et les subtilités de langage ordinaire qui portent eux aussi ces dimensions. « Il a dit : le chat est sur le tapis » et  « il a dit que le chat est sur le tapis » sont les standards phatique et rhétique. On retrouve ces formulations dans le discours indirect : « Il a dit que je devais y aller ». Il n’est pas toujours naturel d’utiliser « dire que », ainsi vous utilisez « dire de » dans le mode impératif. Précisons que à propos de l’acte rhétique, le sens et la référence font eux-mêmes figures d’actes auxiliaires accomplis au moyen de l’acte rhétique : « Par banque je voulais dire », « Par il je faisais référence à ». Mais quelle est la référence de : « Tous les triangles ont trois côtés » ? Soulignons aussi que l’on peut utiliser un même phème à différentes occasions avec un sens et une référence différents. Le phème est une unité de la langue, le rhème une unité du discours. Toutefois ces développements ne nous aident en rien dans la distinction entre constatif et performatif.

On peut dire qu’en général accomplir un acte locutoire c’est également accomplir un acte illocutoire. En accomplissant un acte locutoire, nous accomplissons également un acte tel que : poser une question ou y répondre ; donner une information, une garantie ou un avertissement ; rendre un verdict ou annoncer ses intentions ; prononcer une condamnation ; prendre rendez-vous, faire appel ou formuler une critique ; procéder à une identification ou faire une description… Un acte illocutoire c’est un acte accompli en disant quelque chose, à la différence de l’acte de dire quelque chose. Autrement dire en passant de l’acte locutoire à illocutoire, on a pris en considération l’énonciation et le contexte d’usage. On doit distinguer la force conventionnelle, caractérisant l’acte illocutoire, de la signification portée par l’acte locutoire. Le terme d’usage est terriblement équivoque, tout comme le terme signification. Pour avancer il y a à considérer un troisième type d’acte : le fait de dire quelque chose aura normalement certains effets subséquents sur les sentiments, les pensées ou les actes de l’auditoire, cela peut d’ailleurs être fait à dessein. —–A la p 155 on trouve : Exemple de locution (que JLA renvoie à la classe A) : ‘Il m’a dit « Tire sur elle ! »’ voulant dire tire sur par « tire sur » et faisant référence à elle par « elle ». Autre exemple de locution : ‘Il m’a dit : « Tu ne peux pas faire ça »’. Exemple de illocution (classe B) : « Il me pressa (ou me conseilla, m’ordonna) de tirer sur elle ». Autre exemple d’illocution : « Il s’éleva contre ce que j’allais faire ». Exemples de perlocution : « Il me persuada de tirer sur elle » (classe Ca), « Il obtint que je tire sur elle » (classe Cb). Autre exemple de perlocution Ca : « Il me retint, me convainquit de ne pas le faire ». Autre exemple de perlocution Cb : « Il m’arrêta, me ramena à la raison ». On distinguera : il dit que (locutoire), il soutint que (illocutoire), il me convainquit de (perlocutoire). Entre les deux derniers il faut insister sur la différence entre une production véritable d’effets (perlocutoire) par rapport à ce que nous regardons comme de simples conséquences conventionnelles (illocutoire).

Nous allons faire encore quelques remarques générales. Les trois premières quant à l’usage du langage. Ainsi il n’est pas facile de distinguer l’usage d’une phrase, de sa signification (registre du locutoire). Un usage peut aussi embrouiller l’acte illocutoire de l’acte perlocutoire. Dire qu’on utilise le langage pour soutenir une idée ne veut pas dire que l’on cherche à convaincre. Dans le premier cas c’est conventionnel,  mais pas dans le second cas. Mais l’expression « l’usage du langage » va plus loin que les actes illocutoires ou perlocutoires. En disant « en » dans l’expression « En disant p, je plaisantais, je faisais de la poésie ». Mais si on en vient au fait d’insinuer quelque chose « en » disant, ce qui semble renvoyer à une convention, est-ce de l’habileté dans des jeux de langage ou vraiment un acte ? Un autre exemple est de manifester son émoi. Pour vraiment parler d’acte, il faut admettre la possibilité que ces speech acts soient affectés par les maux auxquels les actions sont exposées. Il faut pouvoir distinguer « essayer de » (illocutoire) de « accomplir avec succès l’acte » (perlocutoire). Il faut pouvoir distinguer entre le fait de produire des effets appelés conséquences et celui de produire des effets qui ne le sont pas. 

Neuvième conférence : Ce qui distingue les actes illocutoires des actes perlocutoires

Nous avons commencé par cerner tout un ensemble de sens de l’expression « faire quelque chose » qu’on trouve réunis quand on dit que dire quelque chose, c’est faire quelque chose : cela inclut la production de certains sons, celle de certains mots dans certaines constructions verbales, et leur production avec une certaine signification (sens + référence). Telle est la performance d’un sens locutoire. Mais ceci dit, ce qui nous intéresse concerne les autres speech acts. Les premiers sont de la classe d’informer, ordonner, avertir, prendre un engagement qui sont des énoncés qui ont une certaine force conventionnelle. Les seconds relèvent d’actes où nous accomplissons des actions du fait de dire quelque chose. Cela se produit quand nous convainquons, dissuadons, surprenons ou induisons en erreur. De tels actes sont des actions et en tant qu’actions sujettes aux difficultés et exceptions habituelles lorsqu’il s’agit de savoir si elles sont de simples tentatives ou si elles sont réussies, si elles sont intentionnelles. Nous devons en tout cas distinguer entre « En le disant, je l’avertissais » de « Du fait de ce que j’ai dit, je l’ai convaincu ». Bref la distinction illocutoire-perlocutoire est difficile et va nous préoccuper un moment. Le sens perlocutoire de « faire une action » n’a à peu près rien à voir avec le sens selon lequel un énoncé est un performatif, lorsque sa prononciation est « l’accomplissement d’une action », ou plus exactement n’est pas un constatif. Car il est évident que tout acte perlocutoire ou presque est susceptible d’être commis, de manière calculée ou pas, par la production d’à peu près n’importe quel énoncé, dès lors que les circonstances s’y prêtent, et notamment par un banal énoncé constatif. Vous pouvez me dissuader (Cb) de faire quelque chose en m’informant, de manière peut-être dénuée de malice mais néanmoins opportune, des conséquences réelles de cet acte ; et cela vaut également pour (Ca) car vous pouvez me convaincre qu’elle me trompe en lui demandant si c’était son mouchoir qui se trouvait dans la chambre d’untel.

Il nous faut donc tracer une démarcation entre l’action que nous accomplissons (ici une illocution) et ses conséquences. En règle générale lorsque l’action consiste à dire quelque chose de façon illocutoire, le vocabulaire nous aide puisqu’il renvoie aux classes dégagées plus haut (p 155) : les noms disponibles dans le vocabulaire concernant les actes B semblent avoir été conçus pour établir une coupure entre l’acte et ses conséquences ; et une aide provient de la comparaison des actes consistant à dire quelque chose par rapport aux actions physiques ordinaires car pour les speech acts les conséquences ne consistent pas à dire quelque chose ; il y a donc rupture dans la chaîne des conséquences quand les actes sont illocutoires. Accomplir un acte illocutoire, c’est nécessairement accomplir un acte locutoire : féliciter, c’est dire certains mots. Le divorce entre les actions physiques (accomplir des mouvements de nos organes vocaux) et les actes consistant à dire quelque chose n’est pas complet mais on peut tirer une ligne entre la complétion de l’acte illocutoire et toutes les conséquences qui s’ensuivent : la prononciation d’un mot n’est pas la conséquence de la production de sons. La prononciation de mots doués de sens n’est pas une conséquence de la prononciation des mots. Ce à quoi nous faisons référence en utilisant le vocabulaire de l’illocution, ce n’est pas aux conséquences de la locution mais aux conventions de la force illocutoire en tant qu’elles ont une incidence sur les circonstances précises de la production de l’énoncé. Et on peut distinguer l’acte perlocutoire de l’acte illocutoire car le premier produit des conséquences et qu’il n’est pas lui-même une conséquence de l’acte locutoire. Dans le cas de l’acte illocutoire un effet doit se produire sur l’interlocuteur pour que l’acte soit effectué. L’effet consiste à induire la compréhension de la signification et de la force de la locution. La réalisation de l’acte illocutoire implique de s’assurer de sa bonne compréhension par un interlocuteur. Un acte illocutoire produit un changement dans le cours naturel du monde. Par convention certains actes illocutoires invitent à certaines réponses (unilatérale ou bilatérale, entraînant une action de la personne interpellée, ou pas). Mais d’un acte illocutoire je peux toujours dire « Je l’ai fait ». Il y a différence entre illocutoire et perlocutoire si dans le dernier cas j’ai employé des moyens supplémentaires pour produire une conséquence : Je l’ai fait obéir. Bref il y a trois façons dont les actes illocutoires sont liés à des effets distincts : l’objectif perlocutoire d’une illocution peut très bien être la suite perlocutoire d’une autre. Décisive est la question de savoir si on peut obtenir de telles réponses et suites par des moyens non conventionnels. Il n’y a d’acte illocutoire que si les moyens employés sont conventionnels et les moyens pour l’accomplir non verbaux eux aussi conventionnels. Les actes illocutoires sont verdictifs et expositifs mais pas exercitifs et commissifs (voir douzième conférence).      

Dixième conférence : « En disant » versus « du fait de dire »

Il y a différentes façons de comprendre les « conséquences » et les « effets » en lien avec ces actes distincts (locutoire, illocutoire, perlocutoire) et nous avons distingué trois façons dont des effets peuvent intervenir dans le cas de l’acte illocutoire : il s’agit de l’obtention de sa bonne compréhension par l’interlocuteur, de la prise d’effet et de l’invitation à une réponse. Dans le cas de l’acte perlocutoire nous avons sommairement distingué l’accomplissement d’un objectif, de la production d’une suite. Les actes illocutoires sont toujours des actes conventionnels et les actes perlocutoires ne le sont pas. On peut réaliser ou accomplir sans rien dire des actes des deux types, parler et faire un geste, mais un acte physique doit être conventionnel si l’acte est dit illocutoire. Nous avons choisi les deux expressions du titre de cette conférence pour distinguer les actes illocutoires (in saying) et perlocutoires (by saying) mais cela ne va pas de soi. Tout au plus la première expression exclut les actes perlocutoires et inversément la seconde exclut les actes illocutoires ; mais ces expressions peuvent échapper à nos classifications. À partir de cette conférence, ce qui se laissait pressentir devient évident. L’auteur s’en défend explicitement : pourquoi ne pas arrêter de chercher une distinction à ce point subtile dans l’entre-deux qui dégagerait un acte illocutoire sur le fond du performatif ? Pourquoi ne pas laisser l’analyse du langage ordinaire à la science psychologique ? La réponse qu’il propose a pour effet que son lecteur est confronté à choisir sur une distinction sans aucune définition, sorte de pari sur une intuition transformée en hypothèse. Et puisqu’il s’agit d’un choix adossé à un acte de foi, les lecteurs lui ont largement tourné le dos sauf les traducteurs et quelques autres comme Récanati dans la postface.   

Commençons par : « En disant x, je faisais y » ou « J’ai fait y ». Son usage (rem : la notion d’usage peut étayer la notion de convention) ne se limite pas aux actes illocutoires, valant aussi pour les actes locutoires : « En disant que je détestais les catholiques, je ne parlais que d’aujourd’hui » ou « Je pensais aux catholiques romains ». « En disant x, vous faisiez une erreur » ou « Vous négligiez une distinction essentielle ». Nous pourrions nous en sortir avec le fait que la formulation n’est pas réservée aux actes illocutoires, en soutenant que « dire » est ambigu. Les cas d’actes divers qui ne rentrent pas dans notre classification sont plus difficiles à traiter (je passe, voir p 179). Par contre nous pourrions dire que dans l’ensemble la formulation ne convient pas pour les verbes perlocutoires comme convaincre, dissuader.

Examinons maintenant le sens général de « En disant ». Si je dis « en disant A je faisais B », je peux vouloir dire que A entraîne B ou le contraire ; « Construisant une maison je construisis des murs », ou bien, « En construisant des murs, je construisais une maison ». On utilise cette expression suite à la question : « Pourquoi as-tu fait ça ? » Lorsqu’on utilise la formule « en disant » avec les verbes locutoires, l’usage explique pourquoi j’ai dit ce que j’ai dit et non pas la signification de ce que j’ai dit. Mais si nous examinons « En bourdonnant je faisais l’abeille » nous voyons que dire ce qu’on faisait, c’est faire de ce qu’on disait un acte d’un certain type et permettre qu’on le dénomme autrement. L’exemple illocutoire : « En disant telle ou telle chose, j’étais en train d’avertir » diffère des actes locutoires en ce que c’est un acte constitué non pas en fonction des intentions mais de conventions. Lorsqu’on utilise la formule « en disant » avec les verbes perlocutoires, la question « Comment en vient-on à ? » ne concerne pas que les moyens et les fins. Dans « Disant A j’omettais B » nous expliquons A mais dans un sens nouveau d’expliquer ou d’entraîner ; dans « En disant je le convainquais » nous expliquons B qui est en effet une conséquence mais n’est pas une conséquence de moyens mis en œuvre.

De son côté l’expression « du fait de » n’est pas restreinte aux verbes perlocutoires. On en trouve un usage locutoire (du fait de dire je voulais dire), un usage illocutoire (du fait de dire je l’avertissais par là même ». En règle générale on trouve au moins deux usages : « Du fait de taper sur la tête du clou, je l’enfonçais dans le mur/ du fait de poser cette prothèse j’exerçais la médecine dentaire » ; on passe donc « du fait de » qui indique un ‘moyen’ par lequel je menais à bien mon action, vers « du fait de » qui indique un ‘critère’ permettant de répertorier mon action comme relevant de la médecine dentaire. Le sens critériel semble plus externe. L’expression « du fait de » dans les actes illocutoires peut remplacer l’expression « en » dans l’énoncé : « En disant cela je violais la loi ». La formulation « du fait de » est utilisée dans le sens des moyens en vue d’une fin avec les verbes illocutoires. Si l’on veut utiliser la formulation « du fait de dire » pour déterminer si un acte est perlocutoire, nous devons nous assurer que : on utilise « du fait de » au sens instrumental et non pas critériel ; on utilise « dire » au sens plein (!). Dans le cas des verbes illocutoires il semble que nous puissions souvent dire « Dire x c’est faire y »… : « Lui dire cela c’était le convaincre » est pourtant une expression limite et on peut dire que les verbes que nous avons classés intuitivement comme des actes illocutoires semblent beaucoup correspondre à des verbes performatifs explicites. La conclusion générale à en tirer est que ces formulations ne fournissent que des tests un peu aléatoires pour déterminer si une expression est une illocution, ou une perlocution, ou ni l’une ni l’autre.

Onzième conférence : Affirmations, performatifs et force illocutoire

Le chapitre va tenter de nous convaincre de la pertinence  d’avoir opposé les énoncés performatifs aux actes constatifs : notre analyse subséquente du faire et du dire semble nous conduire à la conclusion que lorsque je dis quelque chose, il me faut à la fois accomplir un acte locutoire et illocutoire, comme moyens pour distinguer les constatifs et les performatifs. Dès lors comme ce sont toujours les deux choses à la fois que nous faisons même dans les actes constatifs, il n’y a plus de raison de garder la distinction en question.

Il est juste de dire que lorsque nous affirmons quelque chose : nous faisons tout aussi bien quelque chose qui se distingue du simple fait de dire quelque chose et, notre énoncé est susceptible d’être heureux ou malheureux. Ici JLA part dans ses analyses subtiles du langage ordinaire autour des actes constatifs fixant des affirmations, comme vraies ou fausses. Pour ce faire il leur applique les tests dégagés pour les performatifs autour du classement des félicités. J’en viens immédiatement à la conclusion (p 194) : tout ce qu’on peut soutenir c’est qu’il n’y a pas d’objectif perlocutoire spécifiquement  associé à l’affirmation, comme c’est par contre le cas lorsqu’on informe, soutient quelque chose. Et c’est peut-être cette relative pureté qui explique qu’on donne un statut particulier aux affirmations. Mais cette absence ne justifierait pas qu’on confère aux descriptions une primauté du même ordre, étant donné qu’il en va incontestablement de même pour de nombreux actes illocutoires.

Néanmoins si nous envisageons la question du point de vue des performatifs, nous pouvons avoir l’impression qu’il leur manque quelque chose que détiennent les affirmations même si l’inverse n’est pas vrai. Bien sûr les performatifs disent quelque chose en plus de faire quelque chose, mais nous pouvons avoir l’impression qu’ils ne sont pas essentiellement vrais ou faux comme le sont les affirmations. De nouveau suit un argumentaire contradictoire de JLA où il introduit des classes nouvelles comme les verdictifs. La vérité ou la fausseté des affirmations dépend de ce qu’elles omettent ou prennent en compte, de leur éventuel caractère trompeur. Ainsi les descriptions qui sont des affirmations sont sujettes à critique puisqu’elles sont choisies et prononcées dans un but précis. Il est essentiel de bien comprendre que les termes vrai ou faux ne recouvrent pas quelque chose de simple mais relèvent d’une dimension générale : celle suivant laquelle une chose est bonne à dire, ou appropriée, plutôt que mauvaise, dans telles ou telles circonstances, pour tel ou tel public, avec tels ou tels objectifs et au regard de telles ou telles intentions. De manière générale (p 199) nous pouvons dire la chose suivante : que ce soit dans le cas des affirmations (et par ex des descriptions) ou dans celui des avertissements, la question peut toujours se poser de savoir si, à supposer que vous ayez été fondé à avertir et que vous avez bien averti, vous l’avez fait de la bonne manière au sens où il s’agissait de la bonne chose à dire au regard des faits. On sort ici du pragmatisme pour en venir à la phénoménologie.

Que reste-t-il de la distinction constatif-performatif ? Avec l’énoncé constatif nous faisons abstraction des actes illocutoires et l’acte de discours. Nous nous concentrons sur ses aspects locutoires ; de plus nous avons recours à une conception simpliste de la correspondance avec les faits. Cette conception correspond à un idéal : celui de ce qu’il serait correct de dire en toute circonstance et peut-être l’atteint-on parfois. Avec l’énoncé performatif, nous nous préoccupons autant que possible de la force illocutoire de l’énoncé en faisant abstraction de la dimension de correspondance avec les faits. Quoiqu’il en soit la véritable conclusion est qu’il nous faut distinguer les actes locutoires des actes illocutoires et établir de manière précise et ce pour chaque type d’acte de discours (avertissements, estimations, verdicts, affirmations et descriptions), quelle est la façon spécifique dont ils sont censés être adaptés et dont ils sont censés être bien ou mal faits. Par ailleurs de manière générale l’acte locutoire n’est, comme l’acte illocutoire, qu’une abstraction. Tout acte de parole réel est les deux à la fois.

Douzième conférence : Catégories de force illocutoire

Je laisse le lecteur en prendre connaissance : pour résumer nous pouvons dire qu’un verdictif correspond à l’exercice d’un jugement, qu’un exercitif est l’exercice d’une certaine influence ou d’un certain pouvoir, qu’un obligatif consiste à endosser une obligation ou à déclarer une intention, qu’un comportatif consiste à adopter une certaine attitude et qu’un expositif consiste à expliciter ses raisons, ses arguments et les termes de l’échange.

Mais surtout il me faut donner mon point de vue sur un développement souterrain que je soupçonne par-dessous ces douze conférences : le monde anglo-saxon (et surtout aux USA) est empiriste et du temps d’Austin pragmatiste de façon dominante. Mais en son for intérieur, je crois que JLA ici cherche à faire valoir la nécessité de sortir du pragmatisme en raison d’une conception du « langage ordinaire » propre à s’adosser à un idéal. « Quand dire c’est faire » laisse alors pressentir que ce n’est en tout cas pas faire n’importe quoi en s’autorisant d’un critère tel que « puisque cela marche (de passer outre à des limites éthiques), c’est bon ».                 

Postface de François Récanati du Collège de France : quel est le principal apport de JLA à la philosophie analytique qui le précède ?

Austin était un philosophe analytique et la philosophie analytique attache une grande importance au langage. L’intérêt de la philosophie analytique pour le langage a longtemps été indissociable de son intérêt pour la logique. La logique mathématique et la philosophie analytique sont à l’origine solidaires. Avant la deuxième guerre mondiale, Frege, Russell et Carnap se disputaient le terrain de ce qu’on appelle maintenant l’ancienne analyse. Même si aujourd’hui des philosophes comme Quine, Kripke et Putnam continuent de lier la logique à la philosophie, ce lien est désormais ébranlé sous les coups de JLA et Wittgenstein qui se sont intéressés à la logique des langues naturelles. C’est de ce déplacement d’intérêt que la post-face va parler. Mais d’abord il y a à expliquer pourquoi la philosophie du langage a longtemps été identifiée avec la philosophie de la logique. Avant la seconde guerre on concevait un système logique comme un langage avec son vocabulaire et ses règles syntaxiques de bonne formation pour les expressions complexes et les propositions. La structure transparente et explicite des langages artificiels de la logique en faisaient un objet d’étude privilégié pour la philosophie du langage. Les philosophes étudiaient tel problème, comme par exemple la structure des propositions, à travers le système des « Principia Mathematica » de Russell et Whitehead et en tiraient des enseignements concernant le langage en jeu. Autrement dit les langues naturelles ou les langages artificiels fabriqués par les logiciens sont des incarnations d’une chose unique : le langage. Et le passage par le langage fabriqué par les logiciens est préféré vu que le langage ordinaire est obscur et compliqué. Il a fallu attendre l’intérêt pour une philosophie du langage ordinaire pour que tout le monde adopte une attitude positive par rapport aux langues naturelles. C’est la dimension pragmatique dans le langage ordinaire qui constitue la principale différence d’avec le langage des « Principia Mathematica ». Pour le philosophe de l’ancienne analyse, les phrases représentent des états de choses et sont vraies ou fausses selon que les états de choses sont réels ou ne le sont pas. À cela les philosophes du langage ordinaire objectent que dans les langues naturelles ce ne sont pas les phrases en tant qu’entités grammaticales qui représentent des états de choses et sont vraies ou fausses , on se sert de phrases dans un contexte donné pour dire des choses vraies ou fausses. Il faut distinguer la phrase en tant qu’entité grammaticale et l’énoncé fait au moyen de cette phrase. Les phrases sont des outils dont on se sert dans le discours pour représenter des états de choses et faire des affirmations vraies ou fausses. L’indexicalité est donc ici théorisée mais parallèlement les philosophes du langage ordinaire ont mis l’accent sur la diversité des emplois discursifs des phrases, elles ne sont pas toutes des affirmations. Il y a des énoncés impératifs, déclaratifs, interrogatifs…il y a toute une gamme d’actes de parole.

L’opposition entre les philosophes du langage ordinaire par rapport aux philosophes de l’ancienne analyse, tient surtout à la légitimation du non sens : « le nombre 3 est bleu ». Pour les anciens ce genre de phrase syntaxiquement correcte ne représente aucun état de choses déterminé et n’est ni vraie ni fausse, pas plus que les énoncés métaphysiques de Hegel ou Heidegger. Cela tient pour les néo-positivistes au défaut des langues naturelles de ne pas suivre une syntaxe logique. Et en effet la phrase « le nombre 3 est bleu » a une signification mais l’énoncé de cette phrase dans ce contexte ne véhicule aucun sens cognitif, aucun contenu informationnel, le sens cognitif et informationnel étant défini par le fait que seules les affirmations vraies ou fausses en ont un. Mais l’absence de sens cognitif n’est pas un défaut puisque les phrases impératives, optatives, interrogatives ne prétendent en rien servir un sens cognitif. Les énoncés impératifs par exemple ont un sens instrumental ou pragmatique et ne prétendent rien d’autre. Il ne s’agit plus de non sens mais d’un autre sens. C’est alors que le livre de Ogden et Richards, « The meaning of meaning » (1923) revient à l’avant-plan d’un nouvel intérêt. Ce livre rappelle que la fonction des énoncés poétiques est émotive. Ces énoncés suscitent et expriment des sentiments, des attitudes. Ces énoncés ne représentent pas des états de choses déterminé mais servent à exprimer des sentiments et à influencer ceux des autres. Toujours dans ce livre les auteurs en viennent à parler des énoncés éthiques. Les termes éthiques comme « bien » ne dénotent ni des propriétés naturelles ni des propriétés éthiques sui generis (inanalysables) : quand on dit de quelque chose que c’est bien, ce n’est pas attribuer à la chose une propriété mais c’est exprimer une certaine attitude approbatrice à son égard. Ce livre est véritablement la transition entre les préoccupations du positivisme logique et celles de la philosophie du langage ordinaire. C’est dans ce contexte qu’il faut situer la théorie de JLA sur la performativité. Les énoncés performatifs servent à accomplir des actes institutionnels. Leur fonction n’est pas émotive mais sociale. Pour Searle ces actes n’existent que relativement à une institution humaine. On ne peut décrire de tels actes (se marier, condamner à une peine de prison) sans faire référence à une convention humaine. Et dans les actes performatifs certaines formules verbales sont requises. Ces formules étant conventionnelles et arbitraires leur sens importe peu. (Souvent la formule signifie que l’acte est accompli ; il y a ici une propriété de réflexivité puisque en le nommant l’acte est accompli). Les énoncés performatifs constituent l’accomplissement d’une action qui n’est pas simplement l’action consistant à dire quelque chose. « Je suis désolé » sert à accomplir un acte social conventionnel mais cet acte décrit aussi un fait, le fait que je suis désolé et à ce titre il est vrai ou faux. Il s’agit d’un énoncé mixte, mi-constatif, mi-performatif, soit un performatif impur. « Je m’excuse » est d’une autre nature. on ne peut pas dire qu’il décrive le fait que je m’excuse et qu’il soit ou vrai ou faux car il constitue le fait même que je m’excuse. Un énoncé performatif constitue l’état des choses dont il parle et ne s’en distingue pas. La réflexivité pour JLA garantit la non constativité. Le critère est ici le succès. La félicité qui en résulte provient de conditions beaucoup plus précises que l’indexicalité ; il y faut de la procédure. C’est un prêtre qui doit dire « je te baptise » (il doit avoir été ordonné pour pouvoir accomplir le sacrement de baptême).

La découverte que tous les énoncés sont plus ou moins performatifs amène JLA à généraliser sa théorie. Tous les énoncés se trouvent alors investis d’une fonction pragmatique, même ceux qui possèdent un sens cognitif et se prêtent à l’évaluation en termes de vérité et de fausseté. Cette découverte s’étaye en trois moments : 1) La dimension pragmatique des énoncés performatifs (des actes qui peuvent réussir ou rater) ne suffit pas à les caractériser par opposition aux énoncés constatifs, car les énoncés constatifs possèdent également une telle dimension pragmatique. Il y a infélicité si je dis « je donne et je lègue ma montre à mon frère » alors que je n’ai pas de montre. Il manque ici un référent. 2) Il y a une différence entre le legs et l’affirmation car le legs est un acte institutionnel extra-linguistique alors que l’affirmation est un simple acte de parole. Mais la différence s’estompe quand on en vient à des actes de parole comme conseiller, interroger, avertir, remercier, … Ordonner renvoie à l’existence d’un lien hiérarchique entre locuteur et auditeur. D’où la promesse et les excuses sont des actes institutionnels, des performatifs typiques. Mais tous ces actes peuvent aussi être accomplis informellement dans une conversation quotidienne. Au début JLA s’intéressait à l’intersection du langage et de l’institution sociale, puis il s’est aperçu que le langage lui-même est une sorte de vaste institution. Chacune de nos paroles sert à accomplir un certain acte social et en cela c’est un acte illocutoire. 3) Le même acte qu’on peut accomplir par l’énonciation d’un performatif peut souvent être accompli par l’intermédiaire d’énoncés normaux. Ces derniers sont aussi performatifs bien qu’ils ne soient pas explicitement tels. Alors JLA redéfinit les performatifs qui lui ont servi au point de départ de performatifs explicites parce qu’ils possèdent la propriété de la réflexivité. Et il englobe dans les performatifs des énoncés (primaires) qui servent à accomplir le même acte. Exemples : « Je vous ordonne de rentrer dans le rang » est un performatif explicite et « Rentrez dans le rang » un performatif primaire. Et ici les énoncés constatifs trouvent place dans les performatifs. « Il fait beau » sert à accomplir le même acte que « J’affirme qu’il fait beau ». La même généralisation a été opérée à propos de la fonction émotive. Tous les énoncés ont une fonction expressive. Tout énoncé a une certaine force ou valeur illocutoire, laquelle s’ajoute au sens. Mais qu’est-ce au juste qu’un acte illocutoire ? JLA oppose l’acte illocutoire à l’acte locutoire, c’est-à-dire l’acte de dire quelque chose. Mais aussi de l’acte perlocutoire. Quand je dis « Maintenant vous allez rentrer chez vous », je dis un acte locutoire mais l’énoncé ne traduit pas seulement un constat, un fait, il peut avoir la valeur d’un ordre, d’une affirmation, d’une permission… il ne s’agit pas non plus d’un acte accompli au moyen du dire et que l’on dit perlocutoire. En disant « Maintenant vous allez rentrer chez vous », je puis vous soulager, vous convaincre ou vous irriter… Mon énonciation peut avoir toutes sortes d’effets, parmi ceux que j’ai prévu. L’acte illocutoire n’est pas fonction des effets, des conséquences de l’énonciation. La valeur illocutoire d’une énonciation dépend non seulement des conséquences mais d’un ensemble de conventions déterminant en quelque sorte a priori que dire telle chose dans tel contexte revient à accomplir un acte illocutoire. Quand je dis « Je promets » cela renvoie à une convention implicite entre dire et réellement promettre.  

Il y a ici une tendance accentuée par Grice qui emploie le terme d’actes communicatifs : il suffit pour les accomplir de rendre manifeste l’intention qu’on a de les accomplir, par un geste ou par un énoncé qui révèle cette intention. Cette tendance est liée à une certaine ambiguïté dans le propos de JLA. (Récanati reconnait que sa position est largement amicale à son égard). À propos de la différence entre actes institutionnels et actes communicatifs, il y a cependant un zeste d’imprécision. Pour Récanati accomplir un acte communicatif ce n’est qu’exprimer une intention d’un certain type ; mais il peut être légitime ou non d’exprimer une certaine intention. L’acte communicatif ne sera légitimé (sanctionné socialement) que si certaines conditions de félicité sont remplies. Cette dernière remarque est terriblement essentielle dans un monde comme le nôtre où tout un chacun s’autorise de lui-même pour affirmer péremptoirement son idée. La généralisation de (s)on point de vue, on l’impose contre la légitimation par une procédure sociale adéquate. On, n’importe qui communique alors qu’il ne sait pas de quoi il parle, sautant par-dessus l’étape de la reconnaissance collective … La communication ne vaut rien si « on » n’est reconnu en rien. Ce qui renvoie à la sociologie de l’école de Bourdieu.