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Peut-on penser la politique ?


Auteur du livre: Alain Badiou

Éditeur: Seuil

Année de publication: 1985

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Aujourd’hui la politique est entrée dans l’apparence de son absence. Chacun sait qu’il s’agit là d’une scène désaffectée, d’où proviennent des signes dont l’uniformité est telle que ne peut s’y enchainer qu’un sujet automatique. Les catégories fondatrices – gauche/droite, patronat/ouvrier, nationalisme/internationalisme, capitalisme/socialisme, socialisme/communisme – ne désignent plus que la déshérence des acteurs. Une mollesse générale induit la conviction d’assister à une représentation.

Liminaire

Cela convie le philosophe à travailler. Le rôle du philosophe est-il de prendre de la hauteur et retrouver un fondement, chose aujourd’hui bien difficile ? 

Si la philosophie se tient dans la proximité du lieu vide d’où le politique se retire, elle est la gardienne non plus du fondement du politique mais des axiomes de son absentement. Le philosophe désigne le retrait du politique dans l’abri délocalisé de la gestion. Et tout l’art de la philosophie c’est de se faufiler dans un écart entre événement et reproduction de ces gestions.

En vérité tout ceci a commencé bien avant Lénine et Machiavel. C’est depuis bien plus tôt que « la » politique a effacé la dimension du politique. Dans l’écart entre « le politique » et « la politique », dans le passage de l’un à l’autre, dans cette passe étroite, s’est perdu que le réel, dont la politique fait sa passe, n’est jamais que la figure sans essence de l’événement. Le politique n’a jamais été que la fiction où la politique fait le trou de l’événement. Finalement c’est heureux d’en prendre conscience, occasion de pouvoir le repenser à nouveaux frais. Depuis Rousseau jusqu’à Mao, les masses font l’histoire par une bonne révolution, et sachant que l’on ne peut camper dans le moment de la révolution, il faut ensuite reconstituer ou créer un Etat.En France pendant le 19ème et 20ème siècle, on a entretenu l’idée que l’intellectuel, conjointement avec le mouvement ouvrier, a maintenu ouverte la place pour une intervention, pour un rôle civique. Il est évident qu’il a vite fallu déchanter, le français est en pleine désillusion, ramené au sort de devoir se débrouiller dans un climat de scepticisme généralisé.

La crise a révélé que tous les ensembles sont inconsistants.

L’avantage de cette rétroaction, où l’inanité aperçue de ce qui avait consistance met en crise la détermination de l’essence du politique, est d’autoriser d’autres généalogies, d’autres références. Le vieux marxisme s’est fourvoyé à s’imaginer que l’économie politique et les rapports sociaux fournissaient le lieu délimitable de l’alliage du rapport social et de sa mesure. Mallarmé rappelle à juste titre qu’il n’y a pas de rapport autre que de fiction.Que le politique soit une fiction ne saurait l’innocenter. Ça ne l’innocente même pas de sa vérité. La vérité du politique, c’est que la fiction de l’économie politique qui se voulait critique a établi son règne général. Mallarmé a diagnostiqué ce fort peu d’innocence de la fiction : un grand dommage a été causé à l’association terrestre, de lui indiquer le mirage de la citoyenneté comme code. La fiction du politique est une fiction funèbre. Il n’y a nulle transitivité entre l’essence du lien social communautaire et sa représentation souveraine. Le politique erre entre la société civile et l’Etat. Il importe, à travers les fictions qui se succèdent, de sauvegarder l’idée qu’il y a rapport social.

Qu’est ce que la démocratie comme concept ?

C’est la panacée, la dernière recette à la mode. Mais elle a peu de chance de perdurer. Elle est le symptôme de la crise. Ce qui est en train de se dérober est justement ce à quoi assigner le pluriel puisque les ensembles sont inconsistants. Ainsi la démocratie fait couple avec le totalitarisme. C’est l’opposition démocratie/totalitarisme qui sous nos yeux est en train de rentrer dans la non-pensée. Et cela nous enjoint à poser un nouvel acte fondateur, à condition de sortir du cadre de la représentation et de la fiction du rapport dans sa forme politique, le lien social. Pour avancer une politique du nouveau genre , il va falloir se dégager de la prescription du lien.Il faut prendre pour axiome que la mobilité ainsi délivrée de la politique tient à ce qu’elle touche au réel dans le mode de la coupure et non pas du rassemblement. Et qu’elle est une pensée interprétante et non l’assomption d’un pouvoir. C’est en quoi la politique relève de l’effet du sujet, accointé au réel comme obstacle et scindé de la fiction du sens. Il faut délivrer la politique de l’histoire pour la rendre à l’événement. La politique est l’occurence mobile d’une hypothèse. La politique réclame du courage au revers de l’angoisse comme basculement scindé dans l’indécidable. La décision politique revient à s’orienter sur le point de l’indécidable.

C’est ce qui avère un dé-rapport, un dérapage qui importe.

Et paradoxalement il faut reprendre la lecture de Marx. Marx part de l’interprétation-coupure d’un symptôme d’hystérie du social ; il part des émeutes et il entend ces symptômes au régime d’une hypothèse de vérité quant à la politique. Comme Freud écoute l’hystérique au régime d’une hypothèse quant à la vérité du sujet. Et ceci réclame de placer la capacité politique prolétaire en position d’exception par rapport au communautaire et au social…soit le communisme. Le communisme dans sa capacité absolument mobile, non étatique, non fixable. Marx a dégagé non pas une norme mais un « il y a de l’événement ». On peut aussi dire qu’aujourd’hui la crise est une crise du marxisme.

Destruction

Quelle était la force singulière du marxisme ? La singularité du marxisme était son droit de tirer des traites sur l’Histoire. Il a pendant un demi siècle bénéficié d’un crédit historique. Ce crédit lui a garanti que sa politique est restée adéquate à sa mobilité fondatrice. Faisant exception dans le champ du politique partout ailleurs périmé.Ce crédit est à lier à trois choses : 

une référence étatique : toute une série d’Etats socialistes effectuait déjà dans la réalité la transformation révolutionnaire. L’Etat socialiste a concrétisé l’idée d’une domination de la non-domination. En URSS de 1917 à 1956 et en Chine de 1960 à 1976, ces Etats ont incarné la subjectivité victorieuse ;

les guerres de libération nationale : elles sont dissymétriques car par étapes des insurrections populaires ont eu la victoire contre les puissances impérialistes et les contraintes semi-féodales. Sous l’égide du Parti, il y a eu dans la réalité des expériences de l’unité du peuple et de la nation ;

le mouvement ouvrier spécialement dans le monde occidental a mobilisé l’idée révolutionnaire comme activité oppositionnelle ayant sa place dans la sphère réglée du parlementarisme. Les syndicats et les partis de gauche ont inscrits dans l’Histoire la crédibilité du marxisme. Le parti incarnait le sujet de l’Histoire.  Les grèves polonaises de Gdansk en 1980 ont achevé la crise en rompant la connexion active avec le troisième référent. Mais le premier référent était passé depuis longtemps dans l’ombre du soupçon.

Et c’est par l’art que les consciences politiques se sont réveillées.

En effet la littérature nomme un réel à quoi la politique restait fermée. Deux écrivains sont épinglés : Soljenitzine et Chalamov. Et Badiou précise en l’occurence la règle qui convient à l’objectif qu’il poursuit. C’est Chalamov qui a compris l’essentiel : l’homme n’est pas devenu un homme parce qu’il était la créature de Dieu, il l’est devenu parce qu’il était physiquement le plus résistant de tous les animaux. Et en second lieu parce qu’il avait forcé son esprit à se servir avec bonheur de son corps. Dans une série de contes, « récits de la Kolyma », Chalamov propose un faire-monde en sorte que l’exception vaille métaphore du normal et que l’enfoncement littéraire dans ce cauchemar nous éveille à l’universalité d’un vouloir. Ce que les hommes d’expérience savent c’est que, au regard du réel des camps, ce n’est pas l’évocation des grandes oppressions de structure qui sert à la circulation de la vérité, mais la ténacité à tenir compte de quelques points de conscience et de pratiques, d’où éclairer le compact des heures et enrayer la décomposition subjective. Le thème des truands est essentiel.Les truands ne sont pas des hommes. Le crime de Staline est d’avoir donné aux truands le pouvoir dans les camps. Ce n’est pas la politique qui a permis les camps mais l’absence en face d’eux d’une conscience collective armée de principes fermes. Dans le camp soviétique, ce n’est pas l’Autre, le juif, qui est frappé mais le même. La faux mortelle de Staline frappait tout le monde par hasard. La politique des camps aux mains des truands avilissait les intellectuels qui essayaient de leur plaire en adoptant leur morale. Il n’y avait pas moyen dans le contexte des camps d’élaborer une pensée qui dénoncerait l’Etat. Et le massacre de milliers de gens en toute impunité n’a pu réussir que parce qu’ils étaient innocents. Ils étaient désarmés et mouraient sans savoir pourquoi, sans comprendre. Ce livre en appelle au nom des victimes à ne pas s’établir dans l’innocence politique. C’est cette non-innocence qu’il s’agit d’inventer et en dehors de toute réaction.

Son livre est fondé sur une périodisation autour de l’année 1937-1938. C’est alors que la parade se fait poésie et où la Nature recèle une substance magique, une familiarité pressante comme dans la nouvelle « le pin nain ». Et c’est d’autant plus fort que cette Nature n’est pas connue de Chalamov, ni reconnue. Ainsi à sa libération, il retrouvera Irkoutzk comme la période où nait sa patrie, alors que famille et amour n’existent pas encore, la période de l’enfance et de la prime jeunesse. C’est dans cet après-coup que Chalamov comprend le ressort qui était resté actif en Kolyma, ce regard sur le monde avait déjà été façonné et y a été réactivé.La fin des victoires pose la question de « qu’est ce que c’est que vaincre ? » car, dans l’après-coup, les concrétisations des trois référents vus plus haut laissent une impression que la capacité populaire du prolétariat est repoussée dans l’arrière-plan… comme justificatif dont l’Etat n’a cure, dont la Nation n’a cure, dont le Mouvement ouvrier n’a cure. Comme on l’observe en Pologne 80, l’originalité du combat tient à ce qu’il a organisé sa pensée propre dans une radicale étrangeté au marxisme-léninisme. La conséquence en a été que c’est universellement que s’est défait sous nos yeux le lien organique du marxisme et de la référence sociale ouvrière.

L’anti-marxisme contemporain est réactionnaire. 

En effet il fédère les intellectuels autour de l’idée d’une gestion des contraintes. L’effet de la fin du marxisme historique, c’est un ralliement massif à la forme parlementaire des pays de l’Ouest et le renoncement à tout radicalisme. Mais pour Badiou, il y plus de choses dans la crise du marxisme que l’anti-marxisme ne peut en rêver. Et là en faisant retour sur Gdansk 80, « cela aura été » qu’un anti-marxisme subjectif manifesta l’objectivité ouvrière marxiste. Ce dont il s’agit, c’est d’une nouvelle configuration politique de la capacité ouvrière et donc du marxisme lui-même. Ce que la Pologne enseigne, c’est qu’il est requis de se tenir dans l’immanence de sa destruction.

Le marxisme est le nom de l’UN pour un réseau constitué de pratiques politiques. Ce que Gdansk 80 montre bien, c’est que le marxisme n’est réellement existant que pour autant qu’il est ce dont se soutient un sujet politique. Il faut être le sujet de la destruction du marxisme pour en proposer le concept. Le marxisme est la vie d’une hypothèse. L’extrême péril où est cette consistance s’éprouve dans l’expérience subjective de ce péril. Le marxisme est justement en crise de supporter en lui-même l’irruption du réel. C’est à partir du marxisme détruit que s’expérimente la poussée du réel qui instruit le procès historique de cette destruction. La cause de cette destruction, le passage en elle-même de la mort de ce qui doit mourir et de la naissance de ce qui doit naitre, sont les tâches des politiques marxistes de type nouveau. Si tenir dans le marxisme est occuper un lieu détruit et donc inhabitable, il y a là quelque chose de topologique dans cette torsion.Si le marxisme est indéfendable, c’est qu’il faut le commencer. Ou plutôt le recommencer. Badiou introduit l’hypothèse que le commencement a cessé de valoir. Quand Marx a fondé le marxisme, sa référence était le mouvement ouvrier. Le point de départ dans le « Manifeste du Parti communiste », c’était « il y a le mouvement révolutionnaire ouvrier ». C’est à dire qu’un sujet désigne en symptôme sa situation comme l’obstacle où il se délie. Ce « il y a » est un réel. C’est en regard de ce « il y a » que Marx avance que les communistes ne sont pas regroupés autour de la désignation « parti ouvrier », ils ne sont pas une fraction dont l’unité est une doctrine. Le « Parti communiste » est un attribut général des partis ouvriers. Finalement la thèse de Marx est : « il y a des communistes ». Là réside son interprétation qui fonde la vérité de la politique prolétaire. Il s’agit d’un « il y a » de l’acte de pensée en coupure d’un réel. Ce n’est qu’à partir de 1917 que l’Histoire va produire l’auto-référence : le marxisme parle du mode sur lequel le marxisme pénètre le réel de la lutte des classes. Le « il y a » devient « il y a du marxisme ». Tout au long de la séquence historique, le marxisme se rend apte à parler de lui-même. Et ce travail est aussi celui, nécessaire, de la mise en fiction. Le marxisme devient à lui-même sa propre représentation.

La crise des référents signifie que le marxisme n’est plus en état de se penser lui-même dans l’expérience.

Nous devons refaire le Manifeste ? 

Et Marx n’est pas parti de rien. Il est parti de Hegel. Et depuis, notre effort de retour aux sources, le marxisme antérieur, est à la fois nécessaire et ne prescrivant rien de déterminé. « Il y a » une capacité politique ordonnée à la non-domination. Entre Hegel et Marx on peut dire que Marx produit une métaphysique sur base d’une ontologie hégélienne. C’est donc sur fond d’un retour des sources, qu’il y a à repenser. Même si l’expérience de Lénine est bien morte, l’idée de la source de la pensée marxiste n’est pas morte…mais nous n’avons pas les outils pour mieux cerner (interpréter) le sujet qui en est porteur (agent). Allusivement Marx pensait à un intellect agent. Si les sources de l’idée naissante étaient la philosophie allemande, l’économie anglaise et la politique française (juin 1848), l’idée du recommencement les considère taries en leur efficace. Il y a un énoncé vrai erratique où, sous l’emprise de la marxisation, s’énonce à la fin ce qu’elle occulte et oublie de la politique marxiste. Comme il y a des non-analystes (allusion à Lacan), il y a un non-marxiste, un marxiste imprononçable. Si ce geste est impensable, il circulera comme dans la tragédie de Sophocle, suspendu à une décision de marcher sous l’impensable. Alors, comme dans les tragédies d’Eschyle, le marxisme endurera la scission affirmative de la Loi qu’il était pour notre malheur devenu. Pour notre malheur car rien ne garantit plus le trajet.

Recomposition

Le point de départ est empirique. 

« Il y a de l’événement ». 

On ne peut s’appuyer ni sur la structure ni sur le sens. Et ceci promeut le hasard comme le site où inscrire l’essence du politique. La fermeté de l’essentialisation repose sur la précarité de ce qui advient.Attention il faut distinguer le fait de l’événement. Le journalisme est attaché aux faits et, en politique, aux élections et aux grèves dont la mesure est le nombre. On est loin de l’événement dont on pourrait définir l’importance de ce qu’il donne accès à savoir la vérité des faits. On peut parfois oublier l’événement mais celui-ci persiste invisiblement à mettre en circulation la vérité.

Que s’est-il passé à l’usine Talbot ? 

Trois éléments y sont en jeu en même temps : 

La politique gouvernementale de restructuration industrielle. En regard de quoi on lira l’inconsistance du Parti socialiste qui se rallia aux nécessités du Capital ;

La restructuration de Talbot est à ce point brutale que le syndicat CGT perd le contrôle au moment où elle est prête à lâcher les ouvriers immigrés « de surcroit pour beaucoup islamistes ». En regard de quoi on lira le déclin historique du PCF ;

La capacité des bandes de la CSL d’organiser contre les grévistes beaucoup de salariés français, en créant une guerre civile dans l’usine autour de l’idée d’ « envoyer les bougnouls au four ». En regard de quoi on lira la capacité de l’extrême-droite à remplir le vide d’identité où la crise plonge la conscience réactive d’une masse de gens.  Ce qui s’est passé à Talbot, c’est que les bandes de la CSL ont gagné dans le sens où les immigrés ne doivent plus désormais être représentés dans leur intériorité à la société et à l’usine comme ouvriers (depuis plus de 20 ans), mais dans leur extériorité nationale (de non-français). Ici nait la politique de retour des immigrés chez eux. Ce qui s’est passé à Talbot, c’est la manifestation que l’opposition frontale racisme/anti-racisme comme l’opposition extrême-droite/gauche sont un faux rapport frontal. En effet ce qui se manifeste c’est une torsion, un rapport de torsion communicante, une torsion qui fait qu’une fondamentale identité circule entre des énoncés situés en des points formellement disjoints et contraires. Et le point où défaire cette torsion n’est pas aussi clair qu’on ne le croit.

Pour que la résistance chez Talbot fut un événement, il aurait fallu y ajouter un point 4. : celui du droit comme tel de l’ouvrier, qu’il soit licencié ou immigré. Incidemment ce n’est pas une question de droit de vote. L’énoncé « nous voulons des droits » est totalement irreprésentable. Et c’est dans cette irreprésentabilité que consiste précisément la politique de cet énoncé. La conscience est ici induite de l’événement : les marocains n’ont aucun droit, disent-ils. À travers quoi se dit le droit sans droit, c’est à dire le tort absolu commis à l’endroit de ces gens. Sachant qu’aucun programme n’en peut inscrire la compensation.La politique commence quand on se propose d’être fidèle aux événements où les victimes se prononcent. Cette fidélité n’est portée par rien que par une décision, laquelle est suspendue à une hypothèse : celle d’une politique de la non-domination.

L’engagement est axiomatique en six points :

j’appelle situation pré-politique, un complexe de faits et d’énoncés tels que s’y trouvent engagées collectivement des singularités ouvrières et populaires, tel qu’y est discernable un échec du régime de l’UN. Donc « il y a du Deux » irréductible, un point irreprésentable ;

j’appelle structure de la situation le mécanisme existant de compte-pour-un qui qualifie la situation comme étant cette situation dans la sphère du représentable ;

j’appelle événement que la qualification au régime de l’UN laisse un reste, le dysfonctionnement de ce régime. L’événement n’est pas donné car le régime de l’UN est la Loi de toute donation. L’événement est ainsi le produit d’une interprétation ;

j’appelle intervention les énoncés et faits surnuméraires à travers lesquels s’effectue l’interprétation qui dégage l’événement ;

j’appelle politique ce qui établit au régime de l’intervention la consistance de l’événement et le propage au delà de la situation pré-politique. Ce n’est jamais une répétition. Elle est un effet de sujet, une consistance ;

j’appelle fidélité l’organisation politique, c’est à dire le produit collectif de la consistance éventuelle au delà de sa sphère immédiate.  L’exemple Talbot éclaire ces axiomes.

Mais pourquoi insister dans tout ceci sur le paramètre  ouvrier ou populaire des situations ? N’est ce pas un retour par la bande à la notion de prolétariat ? Ici Badiou réfléchit par l’absurde. Il montre que l’abandon du paramètre ouvrier rend inexistante toute politique de non-domination. Si on ne prend pas avec soi les paramètres où on regroupe les usines, les cités des banlieues, les foyers d’immigrés, les bureaux de l’emploi répétitif informatisé, les dominés n’ont aucune chance de réclamer une politique de non-domination, sauf à passer par les programmes. Ce qu’on ne veut pas puisque par eux on reste dans le cadre de la représentation d’une politique égalitaire. Or l’essence de la politique recherchée est d’exclure la représentation et de ne jamais avoir comme figure la conscience programmatique. Son essence est toute entière dans la fidélité à l’événement, telle qu’elle se matérialise dans le réseau des interventions.C’est fréquent de dire que la politique ne sera jamais restituable à la pensée qu’au prix d’en finir avec la philosophie spéculative, avec la dialectique. Le point est de s’entendre sur cette dialectique. En référence à Hegel, elle convient encore aujourd’hui comme la seule qui fait place à l’événement. Badiou complète ses appuis chez Pascal, Rousseau, Mallarmé et Lacan. Il faut se dégager de l’ approche mécaniste et scientifique qui est liée aux basques du marxisme chez les français. En fait le marxisme français a été l’héritier des Lumières et de la dialectique chrétienne. Cela leur convenait pour étayer les caractéristiques du mouvement ouvrier syndical, la logique des luttes et la priorité aux programmes.

Il faut en finir avec la vision représentative de la politique. 

Qui dit représentation dit parlementarisme. On reconnait la dialectique à son opposition à la représentation. 

Pour Rousseau, le peuple est le fondement absolu de la souveraineté ; il ne peut la déléguer à personne ni à lui-même non plus car le peuple est irreprésentable. 

Pour Mallarmé, la poésie ne saurait exprimer ni le poète ni le monde ; le poète doit être absent de son oeuvre comme si elle avait lieu sans lui.

Pour Pascal, Dieu n’est pas représentable dans la philosophie ; le monde n’est pas plus transitif à Dieu que le social ne l’est à la politique car le rapport subjectif à Dieu relève de l’aléatoire d’un pari. 

Pour Lacan, rien ne représente le sujet ; ce qui fait sujet en politique y demeure inarticulable car il s’agit de ce par quoi quelque chose vient à exister. 

Pascal déteste les preuves de l’existence de Dieu, 

Rousseau n’apporte aucune preuve au Contrat, 

Mallarmé veut que son poème soit inexplicable par quelqu’extérieur que ce soit, 

Du sujet, Lacan ne dira même pas qu’il existe ; c’est bien plutôt le réel qui lui eksiste. Il n’y a pas à amener des preuves de l’existence du prolétariat…C’est déjà bien assez de risquer une politique hétérogène sans la garantie d’aucune déduction.

La pensée doit faire coupure. Elle produit des effets parce qu’elle désigne un symptôme d’où formuler une interprétation hypothétique quant à ses effets de pensée. 

Lacan opère de biais par interruption interprétative sur des indices erratiques : lapsus, rêves, étrangeté des mots. 

Pour Pascal, l’homme est misère totale et l’interruption interprétative propose l’hypothèse du salut par la grâce, seul à la mesure de la scission. Mallarmé instruit la division du langage entre communication et une capacité de la langue à exhiber sur fond de néant l’essence de la chose. À chaque fois il y a pari quant à l’existence d’une procédure où la vérité circule sans être représentée. Et cette hypothèse institue rétroactivement, au lieu du symptôme, le sujet pour qui cette capacité au vrai est le processus de l’existence elle-même. La ressource de l’art n’est pas de trop. Art plus que science sans aucun doute.

À partir d’ici, Badiou développe des médiations nettement plus formelles pour cerner « quelle est notre politique ».

Par une série d’exercices logiques, Badiou va mettre en place un univers dans lequel il n’y a que des propositions dont la qualification intuitive est vraie ou fausse. Dans cet univers les producteurs de propositions sont astreints à des lois fixes qui les répartissent en deux classes, ceux qui ne peuvent produire que des propositions vraies et ceux qui ne peuvent produire que des propositions fausses. Plus tard dans une complexité de niveau supérieur, sera introduite la classe de ceux qui peuvent produire indifféremment des propositions vraies ou fausses, ceci de façon à nous ajouter nous-mêmes dans l’univers initial.

Ce qui est mis au travail c’est d’abord de savoir si la qualification d’un discours (comme vrai ou faux) est qualifiable de sa place (de gauche ou de droite). La clé du dispositif logique dès le départ est de tenir qu’une proposition au moins y est imprononçable, à savoir l’énoncé autoréférentiel. Sur l’échiquier politique de la scène partisane française, personne ne peut dire qu’il est de l’extrême-droite. À entendre comme ceci : droite et gauche ne peuvent se dire d’extrême-droite, ce qui est en fait leur être effectif. C’est tabou. La place dans le cadre de la représentation tient un discours au prix de l’exception hors discours de ceux qui ne sont pas représentables. Ce réel est de structure. Il est le manque propre des discours possibles. Il n’a rien à voir avec aucune situation puisque toute situation, c’est à dire tout complexe de propositions vraies et fausses, réalise une possibilité, laquelle est sous la condition de ce manque. Je pose qu’un tel manque structurel est l’interdit du lieu parce qu’ineffectuable dans quelque situation que ce soit. Ce n’est pas une catégorie politique mais une catégorie de l’être même de la Loi. La transgression de l’interdit n’a aucune vertu politique. À seulement dire qu’il est de droite, le politicien d’extrême-droite est ordonné à la provocation de sa jouissance plutôt qu’à son effet sur la scène politique.

Pour énoncer un interdit, il faut dynamiter la Loi du lieu. Pour qu’il y ait une partition gauche-droite, il faut unir tout le monde contre l’extrême-droite. Celle-ci pourtant force sa place dans ce lieu en jouant avec le temps qui use tous les cordons sanitaires. Il ne faut pas beaucoup de temps pour que l’échiquier s’ouvre au nouveau partenaire. À l’interdit Badiou oppose l’historicité de l’impossible.

Pour énoncer ce qui est historiquement votre impossible, il faut seulement écarter un fait. L’impossible réclame juste un peu de surdité. 

L’événement se constitue dans le malentendu de ce qui l’a précédé et qui est censé être l’impossibilisation. Ainsi l’énoncé ouvrier des droits n’est-il pas à Talbot la subversion instantanée et structurelle de l’ordre ; il lui suffit de ne pas entendre ce qui l’impossibilise : soit ce qui a été dit par la société, à savoir qu’un ouvrier immigré n’est qu’une marchandise importée, donc sans droit écrit de maintenance et d’identité. Une situation pré-politique est alors créée, par une mise à l’écart des faits. On sent qu’une situation est pré-politique quand on y est guidé de ce qui s’y interrompt. Non seulement il y a à passer sous la représentation, mais il y a à passer sous la communication.     

L’homme politique que nous connaissons est en représentation, toujours. L’homme politique d’extrême-droite y est lui aussi finalement au même titre que les autres. Sa provocation a payé puisqu’il a fait bouger les lignes dans les règles du jeu. Mais l’ouvrier immigré non seulement n’a pas de représentant politique mais il est sans mots pour dire le tort que la société lui fait subir. Talbot est pour lui le lieu où il en prend conscience. L’événement n’aura pas eu lieu mais éclaire la place du manque. On a manqué de considérer qu’il y avait du deux qui démentait le régime du UN. D’occuper la place vide, l’immigré est à même de réaliser une procédure de vérité. De vivre la coupure qui délie la torsion ? 

Il y a une limite à l’analyse logique. Si on introduit la complexité que certains sont en capacité de dire le vrai et/ou le faux, la gauche et la droite font place au centre. La conséquence en est que surgit de l’indécidable. 

L’analyse avait beau jeu quand la place définissait le régime de vérité en faveur de la gauche et elle seule. L’analyse était objective. Et cela a semblé tenir la route. Les ouvriers votaient pour le PCF et s’affiliaient à la CGT. Avant Talbot, avant la crise du marxisme. Dans un jeu à trois, cela réclame de sortir de la stricte logique pour faire jouer un effet subjectif. L’extrême-droite a refait valoir sa vision et a convaincu une partie de l’opinion. Et l’injustice n’a plus trouvé son répondant institutionnel, et en garant l’Etat. Il faut maintenant supplémenter la situation pour que s’y avère peut-être l’événement qu’elle contient. Ici s’ajoute une urgence car l’immigré à Talbot ne dispose que d’une marge très réduite pour interpeller sur sa situation en questionnant de la bonne façon. Celle qui fait coupure s’appelle une intervention discriminante. L’art politique fait jouer l’intervention en pari : cela veut dire que l’intervention n’est pas à coup sûr discriminante, elle ne va pas servir automatiquement de déclencheur de vérité, elle peut être une intervention nulle.  L’art politique s’appuie sur des éléments sûrs. Et tout l’art est d’en savoir profiter. Mais cette sensibilité à l’événement possible réclame l’attention de plusieurs. Et de l’organisation.

Dans la conception politique prônée ici, ce ne sont pas les rapports de force qui comptent mais les processus pratiques de la pensée. Par une intervention en pari, l’appui recherché se réfère à l’événement dans l’hypothèse que de l’Autre se cache sous le même, que du deux a été par structure compté pour un. On peut donner consistance politique aux événements où s’énonce qu’il y a de l’hétérogène, que la politique n’a pas été anéantie par l’économie ou que la justice est une dimension intrinsèque du sujet. Et qu’on peut en capter l’effet là où s’interrompt la communication étatique, là où le lien social se disperse dans les singularités affirmatives. L’intervention en pari tient le deux contre la structure du UN. Cela aura été pensé et c’est dans l’après-coup que s’avère cette pensée. Le temps politique réel est le futur antérieur. C’est dans la double dimension de son antériorité et de son avenir que ce temps implique l’organisation. Il s’agit de nommer le lieu d’une reconstitution de la politique qui n’a de chance de s’opérer qu’à partir de l’indépendance à l’égard de l’Etat. D’où une configuration intervenante risquée et durable, adossée aux ouvriers d’usine dans le seul but de chercher à tout moment à préserver l’événementialité immanente de la politique. L’organisation est nécessaire par décision, soutenue par aucune donnée structurelle de type classe, ni aucune donnée passive de type opinion.

Qu’est ce que le dogmatisme ?

Le corps collectif organisé est d’abord une surdité construite à l’injonction des faits établis. Ensuite parce qu’une intervention en pari n’est rationnelle que si elle a épuisé le domaine des interventions discriminantes. On se met à plusieurs pour contrôler que le risque est nécessaire. Le dogmatisme est le champion des interventions nulles. L’organisation est un appareil à événement. Il n’est pas de trop de toute la science discriminante collective pour parer au dogmatisme. L’organisation est la consistance du politique.

L’inadmissible est le référent majeur d’une politique digne de ce nom. L’inadmissible n’est pas ce qu’on attend mais ce dont on part. Le pari politique présume que, de l’interruption et de l’inadmissible, l’organisation va se déduire selon une série de paris actualisables, déployant ainsi au futur antérieur un radicalisme jamais barré par le roc de la Loi. L’événement politisé par l’intervention, qui est toujours un coup de dés, met l’absurde, l’inadmissible, en latence de sa procédure. Et ainsi l’infini de la tâche politique est possible.La dialectique sous-jacente est celle de l’existence et de l’être. La politique est infinie de ce que l’absurdité de l’événement est mise par la procédure intervenante hors d’état d’exister, sinon comme latence de la procédure elle-même, c’est à dire de l’organisation. Comme il n’y a nul point d’arrêt ni symbole de son infinité, la politique doit renoncer au sublime. Ce qui caractérise Gdansk 80, c’est la lutte interne constante contre le sublime de l’action. L’événement est l’inadmissible point vide où rien ne se présente mais d’où procède par l’absurde que l’infini est effectué dans la série consistante des interventions.