De l’autre côté sa pensée est foisonnante et n’est pas fixée une fois pour toutes. La formation à Cambridge lui colle à la peau et il est entouré d’un club de « disciples » qui lui serviront de vulgarisateurs. Il faut ajouter que l’oeuvre écrite est souvent une mine pour des arguments pro domo. Il écrit pour appuyer sa position publique.
Première partie : Formation et premiers écrits (1919)
Chapitre 1 : Bloomsbury et la première guerre mondiale
Dans « les conséquences économiques de la paix », il met en garde par rapport à l’effet désastreux d’accabler l’Allemagne vaincue avec des exigences de remboursement des dommages de guerre, à ses yeux excessives et sources de ressentiments nocifs pour le futur. Ce n’est pas ainsi que l’on construit la paix.Vu qu’il n’est pas entendu, il met en chantier une réflexion théorique centrée sur l’économie politique. Il quitte le monde de l’innocence qui a baigné sa vie jusque là.
Chapitre 2 : Le scepticisme de Keynes à l’égard des maths (1921)
Dans « un traité des probabilités », il pointe l’importance des cas équiprobables qui cumulent des modalités remarquables. En effet dans ces cas la moyenne arithmétique = les valeurs modale (le cas le plus représenté) et médiane (le cas central de la séquence de tous les cas rangés par valeur croissante ou décroissante).Aborder le problème de l’incertitude quant à l’avenir dérange des intellectuels qui ont peur de se mettre en question. Il fait alors des articles où il développe ses idées avec des exemples comme des concours de beauté fictifs. Des lecteurs doivent parier sur la candidate au titre qui sera élue. Les notions ci-plus haut montrent leur pertinence quand il dégage que les choix dans l’incertitude sont biaisés par ce qu’il appelle les esprits animaux. On vote en privilégiant ses propres critères de goût parce que les lois des grands nombres égalisent les chances attachées aux différents choix possibles. Et surtout on vote poussé par la préférence donnée à l’action… rien de pire que de tergiverser en s’épuisant à peser le pour et le contre. Bref on ne réfléchit pas ! On fait comme on a toujours fait ! On impose ses idées parce qu’en nivelant les écarts on porte la parole de la moyenne bien-pensante.
Chapitre 3 : La croisade de Keynes contre l’étalon-or (1923)
Dans « manifeste pour une réforme monétaire », Keynes secoue à nouveau la classe dirigeante. Il part en croisade quitte à se corriger dans un temps second. Et cette façon de faire le désert. L’étalon-or est une relique barbare. En effet l’or est mal distribué au niveau des gisements ce qui privilégie les pays qui l’exploitent car ils contrôlent l’offre avec des prix prohibitifs pour certains. Il est obligé de nuancer sa charge car il y a sens à rester dans des taux de change fixe avec le bancor si on veut combattre la spéculation.
Le problème en économie c’est la déflation et l’inflation. L’inflation est un dispositif qui permet à une communauté de consommer pour un temps son capital sans en être véritablement consciente. L’inflation permet aux travailleurs, aux hommes d’affaires et aux gouvernements de prospérer temporairement en consommant ou en confisquant la richesse véritable des épargnants. Quant à la déflation elle est un processus de production tout entier retardé. On assiste à la paupérisation de la population dans sa quasi totalité à l’exception des seuls rentiers. La déflation implique le transfert des richesses du reste de la communauté vers la classe de tous ceux qui possèdent des titres. Face à ce double écueil Keynes martèle qu’il ne faut jamais toucher aux salaires !Incidemment dans sa vie privée Keynes n’applique pas les règles de son manifeste puisqu’il n’est pas le dernier à spéculer sur les écarts entre les moments de cycle où la conjoncture culbute.
Chapitre 4 : Keynes un socialiste …loup solitaire (1925)
Dans « suis-je un libéral », Keynes déroute tout le monde. En effet, dans le passé récent, il a pu faire croire qu’il est proche des socialistes en défendant une justice de l’égalité mise à mal par l’appropriation des moyens de production. Que ce soit à propos des dettes de guerre qui accablent l’économie allemande ou à propos de sa réforme monétaire chargée de contrer la spéculation aux mains de ceux qui déjà dégagent des profits, il prend un camp plutôt à gauche. Attention toutefois car c’est un libre penseur et plutôt que de se retrouver dans un parti de gauche comme chez lui, il y exècre la majorité par des positions d’extrême gauche …anti-révolutionnaire. Il sera donc anti-travailliste et basculera dans le camp de droite où il exécrera son monde de toute façon. Keynes connait bien les économistes qui l’ont précédé depuis Adam Smith et Ricardo mais il n’ignore pas non plus la pensée de Marx. Mais c’est un intellectuel électron libre qui ne retient de ses lectures que les idées qui lui servent. Cela donne une place à des possibilités de contradictions.
Chapitre 5 : L’URSS : l’enfer préfigurant le paradis ? (1925)
Dans « un bref aperçu de la Russie », on trouve la description de la finesse d’analyse de Keynes. Loin de jeter le bébé et l’eau du bain, il critique le communisme comme un régime exécrable mais il renforce paradoxalement sa conviction que le communisme est aussi une grande religion en germe. Autrement dit, loin de rejeter le communisme en raison d’une réalisation inaboutie, pire car dévoyée perversement, il arrime sa pensée à la vérité que ce projet recèle. Les idées de justice et de liberté s’y adjoignent et pour Keynes irrigueront jusqu’à la fin son programme économico-politique.Là où de nombreux partis de gauche occidentaux et d’abord européens refusent de critiquer Moscou, il le fera de la bonne façon : en mettant sur le métier la révision manquée par Marx. Et pervertie par des gens comme Lénine, Trotsky et Staline qui ont volé la Révolution au peuple qui l’avait tentée en toute bonne foi. Keynes oblige à relire Marx et l’amender. Mais certainement pas pour le faire taire. Ses successeurs ont court-circuité la politique des Soviets en la remplaçant par la politique du Parti Unique où l’idéologie d’un soi-disant prolétariat anticipait une société sans classes (Lukaks). Le voyage dans ce pays qui deviendrait un empire montra à Keynes les réussites et les échecs et au retour, il en retiendra l’enseignement que l’on ne peut pas sans risque asseoir le pouvoir sur une élite privilégiée au détriment de pans entiers de la population oubliés. Pire, déçus d’une expérience qui a trahi leurs engagements. On ne chiffonne pas la dignité des gens sans avoir à en payer le prix. Les gens obligés de montrer leur adhésion au régime se construisent une double personnalité où il y a une réserve qui dans le for intérieur anime les conduites autour de valeurs qui n’ont plus rien à voir avec le sens du collectif ni l’engagement pour la réalisation du Plan.
Chapitre 6 : Le capitalisme est une caricature du darwinisme (1926)
Dans « la fin du laissez-faire », la doctrine libérale est présentée comme la résultante d’un compromis entre différents courants de la pensée politique. La main invisible d’Adam Smith a bien du mal à concilier la rationalité économique et l’éthique. Alors la question devient : par quoi la remplacer, puisque les faits démentent la doctrine. Il n’y a rien de rationnel qui guide les choix économiques de façon absolue. Et il n’y a rien qui assure que par le laisser faire la poursuite des intérêts individuels concoure à la rencontre d’un bien collectif supérieur.C’est ici que Keynes s’attaque à un nouveau problème : malgré le démenti des faits, qu’est ce qui fait que la doctrine libérale est conservée ? L’aveuglement du pouvoir et du monde politique repose sur une conception de l’évolution selon laquelle l’homme s’adapte à tout sous la contrainte de son environnement. Les penseurs libéraux prônent l’idée selon quoi de toute façon on ne peur rien faire d’autre. Dans le capitalisme on est dans le meilleur des mondes possibles. Le monde salarié ouvrier ne peut que subir l’organisation patronale des usines et des ateliers (cadences, niveau du pouvoir d’achat…). Le travailleur obligé de vendre sa force de travail dans un contexte de chômage sait que sa marge de manoeuvre est petite au regard d’un renvoi à la rue et à la mendicité. L’exemple de l’Allemagne étranglée par les vainqueurs de la première guerre confirme la nécessité d’une révision de la théorie économique encore trop respectueuse de la lecture de la valeur travail présentée par Ricardo, laquelle n’intègre pas le rapport de forces sous jacent à toute formation de valeur.
Chapitre 7 : Keynes utopiste (1928)
Dans « les alternatives économiques qui s’ouvrent à nos petits-enfants », Keynes peaufine ses armes. Il décrit le monde tel qu’il est. Et d’abord la montée de la robotisation. Là où il fallait 10 hommes pour produire un objet manufacturé, avec la robotisation de la chaîne de production chaque poste n’a plus besoin que d’une personne. Où vont aller les 9 autres ? À Bloomsbury, on s’entiche du communisme soviétique. Keynes, qui se demande s’il va rester encore longtemps dans son travail pour l’Etat, argumente que le pouvoir des hommes sur les choses oublie le pouvoir des choses sur les hommes. L’argent, que l’on recherche dans une ruée vers les valeurs refuges dans un contexte conjoncturel incertain, manque ici alors qu’il y en a trop là. La valeur confiée à l’argent est une malédiction. Car le prix de l’argent est sujet aux aléas de l’offre et de la demande sur un marché (monétaire) qui est tout sauf transparent et uniformément informé. La meilleure occasion de se faire de l’argent va à celui qui n’en a pas besoin maintenant. Celui qui fait la règle pourrait de plus trop souvent être poursuivi pour délit d’initié. L’alternative de la planification parachutée d’en haut par des programmes quinquennaux accumule les goulots d’étranglement parce que l’organisation de la chaîne des productions est impuissante à considérer comme négligeable les frottements sous formes de retards de livraison des matières premières mettant les travailleurs à l’arrêt ou au ralenti. L’économie soviétique pourra cacher sa faiblesse derrière une armée d’agents de la police secrète chargée de faire taire les mécontentements.
Chapitre 8 : Genèse des multiplicateurs (1929)
Dans « Lloyd George peut-il le faire ? », ouvrage réalisé en collaboration avec Henderson, Keynes démontre que créer un emploi en génère d’autres. Premier multiplicateur donc bien précieux si l’on sait que l’objectif économique est le plein emploi. Ce n’est pas difficile à comprendre que le paiement d’un salaire en engendrera d’autres si l’on voit que le pouvoir d’achat part à la consommation, grossit les carnets de commande dans des entreprises, lesquelles réembauchent pour augmenter la production. Toute la dynamique entre l’épargne et l’investissement est donc irriguée par des politiques budgétaires (par exemple pour des grands travaux). Lloyd George restera sourd !
Mais ce n’est pas tout. Il y a un deuxième multiplicateur, celui du crédit. La banque centrale en créant de la masse monétaire ouvre le robinet du crédit. L’autre versant qui s’esquisse est celui d’une politique monétaire qui via la structure des banques commerciales, en lien avec les directives de la banque centrale sur les réserves (taux d’escompte et réescompte), assure une bonne dynamique entre la masse monétaire en circulation et les besoins de liquidité dans l’économie. Les épargnants et les entrepreneurs déterminent une offre et une demande qui est sujette à la logique du crédit. On y a accès à condition d’être à même d’honorer ses emprunts. Dans la mesure où la banque prêteuse (pour ses épargnants qui ont déposé leur argent chez elle) récupère ses mises majorées d’un intérêt, elle soigne ses clients sûrs si bien que finalement les riches ne prêtent qu’aux riches. La richesse s’accumule de façon inégalitaire. Et les premiers riches sont les banquiers ! Lloyd George restera sourd !! Mais le FMI de même en 2012 ! Sauf que lui s’en excusera.
Chapitre 9 : Où Keynes dit tout sur l’argent (1930)
Dans « un traité sur la monnaie », Keynes règle le dilemme de la poule et l’oeuf ? Qui du crédit ou du dépôt est premier ? La réponse est l’un et l’autre, l’un ne va pas sans l’autre et réciproquement. Mais Keynes s’efforce de détruire surtout une idée tenace selon laquelle les banques de dépôt créeraient de la monnaie. Eh bien non, c’est là la seule prérogative de la banque centrale. Il n’y a pas de création de monnaie ex nihilo par les banques commerciales.
Jorion rentre dans les détails en expliquant le repurchase agreement dit REPO et la notion de collatéral. Le REPO désigne une transaction dans laquelle deux parties s’entendent simultanément sur deux transactions : une vente de titres au comptant suivie d’un rachat à terme à une date et un prix convenus d’avance. Le collatéral peut être un instrument du marché du REPO, prêt emprunt ou encore des produits dérivés. (Wikipedia) Et c’est surtout dans les produits dérivés que cet usage s’est avéré d’usage fréquent. Et même abusif. Keynes de nouveau se centre sur le problème de la spéculation. Montrant par là toute son actualité. En passant il a clarifié un domaine plutôt obscur, celui de la nature de la monnaie fiduciaire. Comme son nom l’indique, celle-ci est attachée à un capital confiance. La qualité d’une monnaie c’est qu’elle est crue solide. L’utilisateur croit qu’il peut toujours convertir sa monnaie dans une valeur de référence. Depuis l’abandon de l’or, le dollar joue le même rôle au niveau de l’économie mondiale. Et bien sûr via les taux de change chaque monnaie peut s’y accrocher dispensant de devoir détenir ce type de devise. Le poids des USA est ici manifeste mais demain certains pays émergents pourraient faire la surprise. Ainsi la Chine éponge largement la masse flottante de dollars en circulation (pour un montant équivalent au déficit de la balance US vis-à-vis du reste du monde) mais pour combien de temps ?
Chapitre 10 : Keynes dénonce la logique comptable (1933)
Dans « l’autosuffisance nationale », Keynes brise une lance contre l’emprise du calcul économique aux mains des comptables. La comptabilité nationale fixe via le PIB ce qu’il est convenu d’appeler la richesse d’une nation. Or la façon de réduire les situations vécues à des agrégats donne l’illusion que l’Etat s’applique à une politique maximisant le bien être de tous de façon optimale. Il est manifeste que s’ajoute à cette modalité de calcul (bilan, croissance, budget, jusqu’à la négociation salariale…) un rapport de force qui pour le coup s’est cristallisé dans l’imposition des théories marginalistes. Hayek, l’école de Chicago, et d’autres comme Pareto, Marshall ou Hicks ont distillé leurs théories parce qu’elles satisfaisaient les détenteurs de capital. Celles-ci ont percolé aujourd’hui dans les grands instruments de régulation comme le FMI et l’OMS mais aussi la Commission Européenne. Keynes, déjà de son temps, ne peut plus rien faire d’autre que quitter le travail qu’il faisait pour le gouvernement. Il va se consacrer à un énorme livre qui fera sa gloire. Si on résume la pensée écrite jusqu’ici, elle aura soulevé plus de problèmes qu’elle n’en résout. Sans doute vu un parti-pris pragmatique par lequel il a opté de travailler le processus de décision depuis une place de pouvoir proche du gouvernement. L’intellectuel en tant qu’influenceur fait pourtant l’expérience que la conduite des affaires n’a rien de rationnel. Et le franc-parler de Keynes lui crée très vite des ennuis. En outre les contradictions propres à sa pensée ont été gommées par le travail de ses vulgarisateurs, ce qui lui a donné un franc succès d’audience dans certains milieux. Pourtant ce sont ces contradictions qui vont se renforcer quand il faudra s’attaquer au coeur de la difficulté : celle-ci tient en deux mots – rapport de forces. La contradiction est que cela a été occulté par les penseurs marginalistes car cela résonnait avec lutte des classes.
Deuxième partie : « la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie » (1936)
Chapitre 11 : Genèse et gestation de la théorie
Nous venons de dire que Keynes est devenu économiste par nécessité. C’est à son corps défendant qu’il consacre ses efforts à ces matières. Il aurait aimé suivre sa pente. C’est contre lui-même qu’il pense. Et sa précipitation en lien avec les esprits animaux lui fait publier des textes bâclés. Si bien que le conventionnalisme ambiant et dominant l’imprègne à son tour et prête à une lecture critique qui va retenir notre attention. On ne peut pas suivre le texte de Keynes comme parole d’évangile. Loin d’être inspiré voire révélé, il est largement convenu et il faut tout un travail critique pour souligner le trajet d’une vérité entre les lignes. En effet une forte intuition guide ce travail mais pour la faire valoir, il faut s’obstiner.
L’intuition, que la formation d’un prix – que ce soit le salaire, l’intérêt ou le prix d’une marchandise – est la manifestation d’un rapport de force, oblige à se pencher à nouveau frais sur la question de la valeur. Jorion parle dans sa démonstration du phénomène du métayage. Un propriétaire terrien confie son champ à une exploitation agricole en s’allouant les services d’un métayer qui à son tour s’attachera des ouvriers agricoles pour obéir à ses instructions. Tout repose sur la germination d’un grain de blé jusqu’à la maturation d’un épi lourd de 20 nouveaux grains. Voilà le rendement de la terre, dit on. Mais justement sur cette terre les acteurs se disputent ce rendement en fixant pour leur collaboration un contrat de location. Ce contrat prend la forme du prix fixé pour le blé sur un marché de l’offre et la demande. La théorie économique prend en compte l’abondance relative de ce produit. Au niveau du champ, le propriétaire fait valoir qu’il n’y a pas de récolte sans une terre et c’est lui qui l’a. La propriété privée pose pourtant question comme le dit Rousseau. Le métayer lui fait valoir que sans lui, il n’y aurait pas de rendement ; le métayer a des frais car il fournit un savoir-faire lequel est grandement spécialisé dans sa situation locale mais aussi il achète les engrais, il octroie du matériel agricole, bref il fait la liste de ses coûts avant d’exiger un retour du rendement à son juste prix. Mais ce n’est pas lui qui transpire sur sa terre. C’est l’ouvrier qui travaille courbé sur la terre moyennant un salaire que lui paye le métayer. Ici joue à tous les niveaux un rapport de force qui imposera la part de rendement qui lui reviendra.
Chapitre 12 : Keynes et le mystère du taux d’intérêt
Pourquoi mystère ? On vient de le voir la fixation d’un prix – équivalent à 11 grains de blé pour le propriétaire, 6 pour le métayer et 3 pour l’ouvrier – tient compte d’une multitude d’impondérables ou du moins essaie. Mais il y en a tant que la théorie des prix se doit de ramener les variables à considérer en distinguant celles dites dépendantes à côté d’autres dites indépendantes. Un effort de simplification ordonnance donc le calcul économique en distillant l’idée que l’économie est une science exacte. Le courant marginaliste aborde pourtant la question du taux d’intérêt en sachant que le niveau fixé n’est pas le point de rencontre d’une offre et d’une demande agrégée sur des courbes étudiées pour les différentes fonctions retenues : consommation, production, distribution. Et malgré ça, ce courant fait comme si on pouvait négliger les impondérables.
Les intérêts sont pris en compte comme part d’une richesse nouvellement créée. Ils sont le prix pour lequel il y a rencontre entre prêteur et emprunteur (l’épargnant et l’investisseur dans leur rencontre dans les banques commerciales). Les taux peuvent être fixes ou variables et la question ici est en lien avec un choix pour les obligations ou les actions. Mais il est vraiment mystérieux de justifier le prix qui satisfait le prêteur. D’où vient l’information ? Qu’est ce qui est pertinent ? Les banques offrent des services où elles conseillent leurs clients. Ces conseillers ne remettent jamais en question les outils qu’ils utilisent. Parmi ceux-ci, un certain nombre s’adossent à la notion d’efficacité marginale du capital (EMC). L’utilité marginale d’une unité supplémentaire de capital est décroissante. Les besoins en investissement sont liés à une courbe de production qui croit jusqu’à plafonner car il n’y a pas de croissance sans débouchés sur le marché de la consommation. À un moment donné il y a surchauffe et rajouter plus de capital n’est plus efficace. Le prêteur ne trouve plus d’emprunteur. C’est en deçà que se fixera le taux.Mais dans l’autre sens, le mouvement induit par l’emprunteur de s’endetter au moindre prix butera sur une limite inférieure du taux où c’est le prêteur qui se retirera. Les marginalistes parlent de trappe pour signaler une préférence de l’épargnant pour la liquidité . Son argent en effet est orienté vers des transactions ou pas, selon qu’il y gagne à se priver un certain temps d’une part de ses revenus. Mais ici il y a réapparition d’une 3ème destination pour l’argent, la spéculation !! Il n’y a pas de trappe puisqu’il y a toujours un débouché pour l’épargne de celui qui aime parier en calculant ses risques. Keynes aime spéculer. Et du coup sa théorie manifeste un curieux méli-mélo d’idées contradictoires qui font place contre le spéculateur à une toute autre idée de la façon dont le taux d’intérêt se fixe.
Chapitre 13 : L’énigmatique brouillon du chapitre 5
Ce brouillon a été retrouvé par hasard. Pourquoi est-ce resté un brouillon non publié ? L’homme derrière le penseur a repris du service au Trésor pendant les années précédant la deuxième guerre. L’homme politique a un agenda serré et le penseur passe à la trappe devant les besoins d’un homme pressé. La notion de l’EMC y est pourtant mise à mal dans sa fonction de fixer le taux d’intérêt quand Keynes y argumente à partir d’une analyse du facteur travail appliqué aux ressources naturelles. Ici joue un rapport de force que Jorion a bien observé avec les pêcheurs de l’île de Houatt. … « Je découvrirais rapidement que les prix n’étaient pas déterminés par la confrontation de l’offre et de la demande mais par un souci beaucoup plus personnalisé, pour le pêcheur vendeur de ses prises aussi bien que pour le mareyeur qui les lui achète, de maintenir entre eux une relation à long terme, avec le souci constant, non seulement que chacun puisse vivre, lui et sa famille, du fruit de son travail, mais aussi, qu’il puisse « maintenir son rang ». Les choses ne m’apparurent pas tout de suite avec une clarté suffisante, elles s’éclairèrent davantage dans les entretiens que j’eus en 1981 avec un vieux pêcheur du Croisic. Celui-ci commença par m’expliquer la vente du poisson dans le cadre de la loi de l’offre et de la demande. Quand, au détour d’une conversation, il me signala posséder encore ses carnets de pêche des années 1920, je lui dis que j’aimerais beaucoup les consulter. Il consentit à me les prêter et, une fois que je les eus épluchés, la même constatation s’imposa que pour Houat : la « loi » de l’offre et de la demande était incapable de rendre compte de la formation des prix. Je le mis au pied du mur : « Piroton, vous me dites une chose, et vos carnets m’en montrent une toute autre ! ». L’explication qu’il m’avait offerte, m’expliqua-t-il, ne valait qu’« en temps ordinaire », or les temps ordinaires n’avaient apparemment existé qu’un jour sur trois dans les années 1920. Dans les circonstances supposément « anormales » qui prévalaient deux jours sur trois, il y avait « taxation », c’est-à-dire, contingentement de la pêche : on se mettait d’accord sur qui irait pêcher, quelles quantités de sardines seraient achetées par les conserveries et à quel prix. Ici encore, le souci majeur était celui de la survie de l’industrie, sans que soient pénalisés excessivement ni les vendeurs ni les acheteurs en cas de difficulté. Quand on se mit à croire à la pêche à la « loi » de l’offre et de la demande, et qu’on en imposa l’application stricte dans les criées, ce bel équilibre fut compromis. Il fallut tenter de compenser les déséquilibres qui en résultèrent en introduisant pour le poisson des prix-planchers, niveaux de prix minimum dont les acheteurs cherchèrent bien entendu rapidement à faire la norme. » (publié sur le blog le 25/12/2020)
Chapitre 14 : l’explication du prix par le rapport de force
Keynes va ainsi mettre en avant des arguments discutables. Ainsi de la rémunération de l’esprit d’entreprise. Il apparait ici que l’idéologie sous-jacente privilégie les individus dont les qualités de décideur et de meneur d’hommes satisfont l’ego masculin jusqu’à l’Ubris. Keynes connait Burke et Bentham. A Cambridge, Il rencontre le philosophe Alfred North Whitehead, Henry Sidgwick, Bertrand Russell, Lowes Dickinson, Ludwig Wittgenstein et George Edward Moore dont le livre Principia Ethica exerce sur Keynes une influence durable. Un supplément d’idées fait jouer des mécanismes autres, propres à la société. Ainsi un argument touche à la notion de rareté. Cette rareté jouerait dans la fixation du prix. De nouveau Keynes apporte un contre-point aux idées communément admises. Ce qui joue c’est la rareté des personnes plutôt que des choses. Le surnombre des hommes seul représente un facteur de risques. On voit bien que le souci de l’homme politique est de supprimer les dangers liés au chômage ou à la déflation sur l’équilibre de la vie en société. Seule une politique de plein emploi offre la paix entre les peuples.Keynes avait participé à la création d’un système monétaire idéal (SMI). Les accords de Bretton Woods aboutiront en 1945. Keynes mourra 3 mois plus tard. À cette époque Keynes ne verra pas triompher ses idées car une fois encore le néolibéralisme limita la portée des accords de façon à sauver un fonctionnement à la recherche du profit rapide. Le leadership américain profitera de l’affaiblissement de la Grande-Bretagne exsangue après l’effort de guerre. L’autre puissance, l’Allemagne, était par terre entraînant l’effondrement de l’économie européenne. Les leviers de commande sont passés outre Atlantique même si un axe USA-UK surnagera sur ces ruines.
Chapitre 15 : mécanismes de formation des prix combinés
La portée des idées de Keynes est prémonitoire d’une réalité qui frappe aujourd’hui nos sociétés. La montée de la nouvelle extrême droite s’est accompagnée d’une titrisation de l’économie. Ce n’est plus l’économie réelle qui est à gérer mais des bulles spéculatives engendrées par des banques qui ont gonflé leurs actifs avec des produits dérivés. Le maillon faible dans le système bancaire mondial est en Europe. Les produits douteux ont été vendu par des banques US à des banques européennes. Les crises financières se sont succédées dès qu’il y a eu dérégulation du temps de Reagan.
Mais cela n’empêche toujours pas la Commission Européenne de s’inscrire dans cette continuité. Et pourtant Keynes avait pris le temps d’expliquer les mécanismes déterminant le prix de vente d’un bien ou d’un service. Il y a pour lui une double détermination des prix. Le Temps s’est glissé dans le rapport de force à côté du jeu de l’offre et la demande. Le Temps joue sur le prix d’un emprunt ou d’une obligation. Les opérations de la banque centrale affectent les taux à court terme qui jouent dans les prêts interbancaires. Les taux à long terme sont fixés sur le marché obligataire. Dans un environnement économique stable marqué par une inflation faible et un endettement public soutenable, les rendements obligataires croissent avec la maturité des titres, c’est à dire que les taux d’intérêt s’élèvent de façon régulière au fur et à mesure que l’échéance du titre s’éloigne. Cela s’explique par le fait que plus l’échéance est lointaine, plus le risque de réalisation d’évènements pouvant affecter défavorablement la valeur du titre obligataire est fort. En effet, plus on s’éloigne dans le temps, plus l’incertitude sur la capacité de remboursement de l’émetteur ou sur le niveau des taux d’intérêt ou d’inflation est élevée. Dans ces conditions, les investisseurs exigent une prime de risque pour prêter sur des échéances longues par rapport au fait de prêter sur des échéances courtes. Mais toutefois, les emprunts d’Etat étant généralement considérés comme des titres « sûrs » dans le sens où ils ont peu de chance de ne pas être remboursés, les primes de risque attachées à l’éloignement des maturités sont assez réduites. Sur les échéances les plus longues, à 20, 30 ou 50 ans, elles peuvent même être quasi-nulles car sur ces horizons de très long terme, le risque de défaut tout comme les risques de taux ou d’inflation peuvent être considérés comme globalement identiques. (Wikipedia)
Aujourd’hui Keynes revient à l’avant-plan parce qu’il y a nouvelle urgence de redresser la barre. Les faillites bancaires systémiques peuvent entrainer la faillite du SMI. L’abandon de tout respect des ratios de solvabilité et de liquidité était devenu la règle. Jusqu’où a-t-on glissé pour que les Directives dites Bâle III soient venues rappeler des règles de bonne conduite au système bancaire complètement déboussolé ? Jorion donne deux exemples de dérapages qui font mine de se jouer du Temps.
D’abord les rehausseurs de crédit : un rehausseur de crédit est un établissement financier spécialisé qui apporte sa garantie à un emprunteur, celui-ci peut donc s’endetter à des taux plus faibles.
Cette garantie permet à ses bénéficiaires d’emprunter plus facilement, de bénéficier d’une meilleure notation pour leurs emprunts, tout en garantissant de meilleurs rendements aux investisseurs.
L’activité du rehaussement de crédit s’est développée aux Etats-Unis pour le compte des collectivités locales qui se financent par des emprunts levés sur les marchés financiers. Assez rapidement, les rehausseurs de crédit ont étendu leur activité en apportant leur caution à des obligations émises en contrepartie de crédits titrisés.(Wikipedia)
Ensuite Jorion parle des Credit-default swap (CDS) à l’occasion de la crise grecque de 2010. Une dette souveraine gérée par des obligations d’Etat bute sur une spéculation organisée sur une rumeur au début fondée de risque de défaut. Mais quand on se met à mettre sur le marché des paris qui tirent profit de l’effet d’accélérateur induit par les agences de notation, alors on est sorti du cadre éthique. Les couvertures de défaillance ou dérivés sur événement de crédit ou permutations de l’impayé, plus connus sous leur nom et abréviation anglais credit default swaps (CDS),sont des contrats de protection financière entre acheteurs et vendeurs, qui furent développés à partir de 1994 au sein de la banque JP Morgan. L’acheteur de protection verse une prime ex ante annuelle calculée sur le montant notionnel de l’actif à couvrir souvent dit de référence ou sous-jacent (ce montant étant également appelé encours notionnel du CDS), au vendeur de protection qui promet de compenser ex post les pertes de l’actif de référence en cas d’événement de crédit précisé dans le contrat. Il s’agit donc, sur le plan des flux financiers, de l’équivalent d’un contrat d’assurance. (Wikipedia)
Enfin Jorion fait déborder la coupe avec la Policy Analysis market pensée au Pentagone pour intervenir sur le marché à terme du terrorisme. Mille investisseurs étaient invités à parier, à la hausse ou à la baisse, sur des questions du genre « À quel rythme va croître le produit domestique brut de l’Arabie Saoudite, à l’exception du pétrole? » ou « Quelles sont les chances que le Prince X ou Y accède au trône du royaume Z d’ici la fin de l’année? ». Plus la valeur des paris augmenterait, plus serait grande la probabilité que l’événement se produise. (Wikipedia) On sait la vertu des vérités autoprédictives !Tous ces exemples sont créés pour devancer le Temps et lui forcer la main. Seul un retour en arrière éradiquant ces dérives a pu assainir les pratiques. Ce mouvement s’est largement appuyé sur l’intuition de Keynes dont il est temps de parler.
Troisième partie : Keynes dans le siècle
Nous avons fait écho à deux chapitres (16 : Keynes et la monnaie et 17 : Bretton-Woods) pour articuler le résumé à la fin de la partie précédente. Avançons.
Chapitre 18 : Keynes, les arts et les lettres
Keynes est un homme cultivé extrêmement instruit. Il y forge une pensée profonde. L’intuition qu’elle retraduit est plongée dans les sources de notre culture. Son écoute fut plus grande dans le peuple que dans les hautes sphères de l’intelligentsia. Pourquoi ? Il y a plusieurs raisons. D’abord il est mis à portée de l’opinion par la vulgarisation. Ensuite il est pétri de valeurs de justice, égalité et liberté. Enfin il a un haut sens des comportements d’un peuple quand il est froissé gravement dans sa dignité. il publie des romans à succès. Et puis il écrit dans les journaux, il y défend un jeu spéculatif modéré comme les paris sur les courses….bref il est en phase !
Chapitre 19 : son style
Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il est envoûtant et il sait aussi être percutant. Cela peut lui nuire et son absence de diplomatie renforce les adversaires qui ne pensent pas mais naviguent dans le « main stream » de la bien-pensance.
Jorion signale toutefois la possibilité que la médication qu’il devait prendre ait pu affecter sa capacité à mesurer l’effet de ses sorties. Sans garde-fou en raison d’un biais causé par un psychotrope, Keynes est mis sur la touche par des adversaires sans scrupules d’autant plus qu’ils sont bêtes.Quoiqu’il en soit si on mesure la portée d’une pensée à sa longévité dans le temps, alors Keynes a produit une oeuvre infiniment riche pour notre temps.
Chapitre 20 : Ni Marx ni KeynesKeynes est inclassable. Keynes est rempli de contradictions et c’est heureux. Car c’est en résistant à la conclusion qui s’impose qu’il fait mouche. En toute logique il aurait dû promouvoir la révolution. Il ne peut pas ne pas s’en être aperçu. Mais il a laissé aux lecteurs le travail de poursuivre le travail avec Marx. Keynes a publié des erreurs mais ce sont elles qui ont inspiré des lectures néo-keynésiennes qui ne font que commencer à sortir leurs fruits.