Avec les progrès en systémique, on conçoit une pensée qui relie les éléments d’un système, en précisant son contexte. Il y a une différence majeure entre le monde physique et le monde social. Penser global c’est intégrer des mécanismes de récursivité qui échappent à toute maîtrise. Mais c’est aussi dégager les forces faibles, embryonnaires qui amorcent des changements dans le social. Il y a des événements et cela crée des tendances. Plutôt que d’opposer nature ou culture, il est temps de concevoir la complexité comme dialogique.L’évolution apporte gains et pertes. Qu’est ce qui importe ? ce qui est gagné ou ce qui est perdu ?
Point 1 : introduction par Michel Wickiorka
Cette conférence inaugure une série dans le cadre du 50ème anniversaire de la Fondation « Maison des sciences de l’homme ». Edgar Morin est au départ un sociologue mais il est proche de Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Alain Touraine. L’humain est à 100% social et à 100% biologique.
Point 2 : l’humain et la trinité bio-socio-anthropologique
Premier coup d’œil sur la boite à outils ontologique : événement, possible.
La boucle récursive est un processus dans lequel les produits sont nécessaires à leur propre production. Le système se redéfinit : le tout n’est pas l’addition des parties mais, au niveau du tout, se constituent des qualités et des propriétés nouvelles appelées émergences. D’où toute la complexité relevée par Marx dans ses oeuvres de jeunesse : les sciences de l’homme engloberont les sciences de la nature comme les sciences de la nature engloberont les sciences de l’homme.
La conscience écologique s’inscrit dans une nouvelle science développée autour de l’idée d’éco-système. Dans un milieu donné, les interactions entre végétaux, animaux, climat, géographie, géologie créent une organisation spontanée, auto-régulée. L’ensemble des éco-systèmes sur la planète constituent la biosphère qui organise la complexité.
Point 3 : l’individu humain
Il y a lieu d’abord d’égrener homo sapiens, faber, oeconomicus, demens, religiosus, mythologicus, ludens… et cette richesse dégage l’idée de bipolarité prosaïque et poétique, invitant à s’ouvrir au-delà des sciences, à la littérature. Ainsi dans les années 70 il faut faire une place essentielle à Georges Bataille, l’auteur de « la part maudite ».
Dans le jeu dialectique entre imaginaire et réel, l’imaginaire aide à avoir des lucidités car les idées sont portées par des images métaphoriques. L’humain est un et multiple : il y a une tension entre un principe égocentrique et le principe du « nous « .
Point 4 : l’émergence de l’humain
Ici on égrène les pas récents par rapport à l’évolution biologique : australopithèque (1 MM 800000 a) , Lucy, Abel, Toumaï (7 M a) apportent la bipédisation, la juvénilisation, le partage exogame des femmes, le partage du gros gibier, dans une proto-culture de moins en moins proche des chimpanzés et des bonobos. Une société primatique est devenue société humaine avec la croissance du volume du cerveau, la création du langage à double articulation, le développement des outils, la domestication du feu.
S’y ajoutera la raison dans une pensée mythique et ceci est possible par l’utilisation de phonèmes dépourvus de sens mais qui assemblés donnent des unités de sens.
Point 5 : l’homme dans l’univers
Le principe anthropique de forme forte énonce que l’humanité a pu se développer en coïncidence avec un moment donné où la planète Terre cessait d’être convulsive (comme au temps des éruptions permanentes). L’humanité a commencé à se développer au moment où le soleil était déjà adulte et les lois régentaient l’univers physique. Les interactions forte et faible liaient les atomes, la gravitation et l’électromagnétisme étaient déjà réglées de façon très précise. Ce sont toutes ces conditions initiales qui ont conduit l’univers à s’organiser. Pourquoi n’y a-t-il que 4% de matière organisée dans l’univers ?
Toujours est-il qu’il y a une trilogie ordre-désordre-organisation. Il y a des principes d’ordre qui permettent l’organisation des atomes, molécules, étoiles et vivants : gravitation, électromagnétisme, interactions forte et faible au niveau atomique. Il y a un principe de désordre au coeur du second principe de la thermodynamique, principe de désintégration de tout système qui produirait la mort de l’univers. L’organisation nait de la rencontre, grâce au désordre des particules d’atomes qui s’organisent en vertu des principes d’ordre, dans des conditions de désordre. C’est la rencontre entre les molécules qui a créé un tourbillon vivant, lequel s’est organisé à partir d’un cycle ADN-protéine. En dehors des 4% de matière, il y a de l’énergie noire et de la matière noire, toutes 2 inconnues.
Nous sommes dans un monde livré aux accidents et aux aléas et cela est commun à l’histoire physique , à l’histoire biologique et à l’histoire humaine. Il y a aussi des mutations pas toujours dues au hasard mais qui sont des réponses inventives face à un défi. Voici la vie, phénomène créateur, phénomène comportant des catastrophes et phénomène aussi comportant une co-évolution : la co-existence d’une variété d’êtres vivants crée un éco-système, un système spontané qui se régule de lui-même dans une relation entre les vivants, qu’on appelle relation trophique.Quant à l’histoire humaine, elle est rythmée par une déviance qui apparait, se consolide, se développe, devient une tendance, une force historique, une force créatrice, une force décisive dans le processus évolutif.
Point 6 : l’ère planétaire
L’unification techno-économique sur la base de l’occidentalisation des civilisations provoque une réaction dans les différentes cultures pour sauvegarder leur identité. Il y a 2 mouvements comme il y a 2 mots : mondialisation, globalisation. Le processus de la globalisation comporte 3 aspects inséparables : la mondialisation, le développement et l’occidentalisation. Le processus de mondialisation est un processus extrêmement ambivalent et si on le projette dans le temps…il apparait complètement incontrôlé. Nous avons une très faible conscience du risque parce que nous ne savons pas penser global, la relation entre le tout et les parties, les interactions, la complexité et surtout la conscience que si le processus se poursuit il va à la catastrophe. La civilisation occidentale se répand alors qu’elle est elle-même en crise et porte en elle-même la maladie. Actuellement aucun indice ne nous indique une possibilité de changement : les petites initiatives sont dispersées et pas encore en confluence. Pour pouvoir créer une voie nouvelle, il faut abandonner la pensée binaire du « ou bien, ou bien ». Ce qui doit croître c’est une économie écologisée, une économie de la santé, une économie du bien public, une économie de la solidarité, une économie de l’éducation. Ce qui doit décroître c’est l’économie de la frivolité, le consumérisme des classes moyennes. Ce qui doit croître ce sont les métiers de la réparation. Il n’y a pas de développement sans enveloppement, soit les communautés, les fraternités. Les nations doivent conserver des pouvoirs pour limiter les importations destructrices. Il y a beaucoup de vitalité dans les territoires. Le mot métamorphose est plus riche que le mot révolution. De la métamorphose devrait naître une société qui engloberait les nations.
Point 7 : l’avenir probable et improbable
Souffrant d’une perte de passé, nous ne vivons que dans l’immédiateté, nous n’avons même pas d’avenir. Le changement est possible et c’est important de chercher ces possibles. Ceci dit sur la route d’un avenir balisé par le progrès, il y a toujours et il y a toujours eu des inattendus. La mondialisation produit des symbioses (osmoses) de civilisation, des phénomènes d’apaisement coexistent avec des phénomènes d’antagonismes. La piété religieuse se répand à l’intérieur des symbioses de civilisations sans créer de rupture.
Il est temps de parler d’anthropocène (il y a eu le pléistocène, le miocène…) : ce ne sont plus des événements climatico-écologico-biologique qui vont déterminer le caractère de l’époque planétaire dans laquelle nous entrons mais c’est l’irruption révolutionnaire de l’humanité dans la vie de la planète qui détermine des événements climatico-écologico-biologiques. Nous avons une responsabilité par rapport à nous-mêmes ; la conscience que le sort de l’humanité n’est pas un sort extérieur à celui de la nature vivante mais qu’il en dépend vitalement, est primordial. Nous sommes amenés à réfléchir à nos limites, dans les réserves énergétiques, dans le développement des grandes villes.
Il y a aussi des limites de l’esprit et surtout de la rationalité. On ignore la complexité de la condition humaine. Accéder à une pensée du complexe ne donnera pas l’infaillibilité mais permettra de faire moins d’erreurs. Il faut apprendre à user des interactions, rétroactions, interférences. Il y a à apprendre à déceler des signaux faibles qui sont des indicateurs. Des inter-rétroactions créent de l’imprédictibilité. Il y a plein d’avancées scientifiques dans tous les domaines et l’on est loin de savoir prédire tout ce que ces nouveautés entraînent. On n’avance qu’en n’ayant conscience que d’une toute petite partie de ce que nos actes font. Mais à chaque fois apparaissent des effets-retour.
Point 8 : pensée complexe et pensée globale
La connaissance d’un tout demande la connaissance non seulement des éléments qui composent le tout mais aussi celle des actions et rétroactions qu’il y a sans arrêt entre les parties et le tout quand ce tout est actif, vivant. Le premier impératif est de contextualiser. Et puis globaliser réclame ici d’analyser de plus près la notion de système. Von Bertalanffy en 1937 nous dit que : dans un tout composé de parties différentes les unes des autres, plus il y a d’unité dans la diversité et de diversité dans l’unité, plus la complexité d’un système apparait : la complexité c’est le degré de variété dans un système (Ross Ashby).
C’est l’unité d’une diversité qui rend inséparables 2 termes qui se repoussent. L’unité crée la diversité et la diversité ne peut s’épanouir qu’à partir de l’unité. La pensée complexe est une pensée qui relie en liant un contexte et en essayant de comprendre ce qu’est un système. La pensée complexe dégage l’émergence : elle survient quand il y a un tout organisé de qualités qui n’existent pas dans les parties prises isolément.
Qu’est ce qu’un système social ? C’est un ensemble d’individus qui interagissent les uns avec les autres. À travers les interactions, s’est constitué un tout social lequel a produit un langage, formé une culture (avec des Etats et des lois). Ces qualités convergentes rétro-agissent sur les individus car elles donnent à ceux-ci une éducation. Ceci dit, il y a ce fait que le tout englobe des potentialités propres aux parties, qu’il considère comme déviantes. Le tout, tout en étant plus que la somme des parties, est quelque chose de moins que la somme des parties. D’où les mécanismes de régulation assurant la stabilité de l’organisation.
Norbert Wiener définit les rétroactions : une rétroaction négative, un feed back négatif, c’est le processus par lequel l’organisation régulatrice réprime les déviances comme l’homéostasie dans le corps. La rétroaction positive c’est quand une déviance s’amplifie et produit une crise d’où l’issue peut être un retour à des situations antérieures ou recréer une stabilité mais plus complexe. Si dans les systèmes physiques, les rétroactions positives conduisent à l’explosion, ce n’est pas le cas dans les systèmes sociaux. Quand une déviance peut s’enraciner, elle crée une tendance qui deviendra une force historique. Alors une transformation est en cours. Il faut pour cela un élément déclenchant, un événement.
L’évolution est continue/ discontinue et apporte gains et pertes. Qu’est ce qui est important, ce qui est gagné ou ce qui est perdu ? Le vivant est plus qu’un système organisé, c’est une entité auto-organisatrice. La notion d’auto-organisation (Hienz von Foerster) se redéfinit : vu que toute autonomie comporte une dépendance par rapport à l’environnement, un être vivant dépense de l’énergie par son activité mais aussi par son fonctionnement intérieur et là il a besoin de renouveler son énergie d’où un redoublement de sa dépendance. Les plantes sont très autonomes, les animaux mangent les plantes et inventent la capacité de se mouvoir. À cela s’ajoute le principe de récursion selon lequel le produit est nécessaire à sa production. La complexité est dialogique (ADN et protéine). Il peut y avoir complémentarité ou antagonisme par exemple entre jouissance personnelle et reproduction. De plus notre auto-régulation est en fait trinitaire ce qui fait place aux incertitudes : l’oiseau de Minerve prend son envol au crépuscule. L’objet de la pensée complexe n’est pas de détruire l’incertitude mais de la repérer. Theodor Adorno rappelle que la totalité est la non vérité. Il en appelle à une écologie de l’action : toute connaissance est en elle-même une traduction suivie d’une reconstruction soit deux fois des interprétations (cf la perception des idéologies dans les théories). La connaissance sans régulation éthique conduit à des folies. On pense et on commet des erreurs parce qu’on est plongé dans un paradigme. Le paradigme est un mécanisme de réduction/disjonction si bien qu’on a besoin de changer de paradigme remplaçant la disjonction par la distinction et la réduction par la reliance. La juvénilisation signale que le propre de tout être humain est d’être inachevé.