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Origine et sens de l’histoire


Auteur du livre: Karl Jaspers

Éditeur: Plon

Année de publication: 1954

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Ce n’est qu’à partir du 16ème siècle de notre ère que les documents commencent à abonder. L’avenir reste indécis, il est l’espace illimité des possibles. Entre la préhistoire et l’avenir immense, les cinq mille ans d’histoire qui nous sont accessibles ne sont qu’une infime partie du temps imprévisible de la durée humaine. Nous sommes là, au cœur de l’histoire, avec notre présent. Par ce livre je voudrais contribuer à rendre plus aiguë notre conscience du moment que nous sommes en train de vivre. 

La première partie est consacrée au passé, à l’histoire où le présent puise son aliment car c’est en nous que l’histoire devient efficace. La deuxième partie renvoie à un présent gonflé des virtualités de l’avenir dont nous assumons déjà les tendances en nous y opposant ou en les adoptant. La troisième partie parle du présent parvenu à une plénitude qui s’ancre dans les grands fonds de l’origine éternelle. Transcender par l’histoire toute l’histoire pour parvenir à l’Englobant, c’est là le but (Ziel) dernier que la pensée peut approcher : son sens. La première partie démarre ici. Intitulée : l’Histoire universelle

Introduction à la première partie : structure de l’histoire universelle

Notre époque se distingue par l’ampleur et la profondeur des changements qui ont transformé la vie humaine et elle en acquiert une importance primordiale.  

Or dès que nous l’abordons, nous plongeons dans le mystère de notre condition humaine. Le fait que nous ayons une histoire, que, par elle, nous soyons ce que nous sommes, qu’enfin sa durée soit jusqu’à présent relativement brève, tout cela nous amène à rechercher son origine, son orientation et son sens profond. Jadis l’homme s’est représenté l’histoire sous la forme d’une image globale : ce furent les constructions mythiques, puis l’idée d’un Dieu agissant et se manifestant dans les grands événements politiques, enfin la Révélation déployée de la Chute jusqu’au Jugement dernier.

Or l’idée que l’homme se fait de l’histoire change de façon radicale dès qu’il ne la fonde plus que sur des données empiriques. Cette étude empirique doit se limiter ; c’est un tableau synthétique que l’on recherche et on arrive à en donner une interprétation unique où toutes les diversités parviennent à se situer. On doit beaucoup à Hegel, mais aussi à Spengler et Toynbee. Et puis à Alfred Weber. Ce dernier parvient à camper un tableau de l’histoire universelle et de son évolution. Mais l’auteur juge préférable de proposer sa vision. Ce faisant il s’appuie sur une thèse qui relève de la foi, thèse selon laquelle l’humanité a une seule origine et tend vers un but unique. Ni cette origine ni cet aboutissement ne nous sont connus. Ils nous deviennent sensibles uniquement par la médiation des symboles. Nous sommes tous frères en Adam, ayant été pétris par la main de Dieu et à son image. À l’origine, l’être était une évidence inconsciemment éprouvée. La chute nous a conduits à une lucidité consciente. Par l’aboutissement final, se réalisera l’harmonie des âmes, dans une commune présence remplie d’amour, au sein d’un seul royaume d’esprits éternels. Ce ne sont là que symboles et non pas réalités. Cependant ils nous donnent le sens de l’histoire universelle, grâce seulement à l’idée de son unité foncière, et ce point étant acquis, nous considérons les faits empiriques dans la mesure où ils correspondent ou s’opposent à cette idée d’ensemble.

Première partie Chapitre 1 : la période axiale

Dans les pays occidentaux, la philosophie de l’histoire se fonde sur la foi chrétienne. Et ce de St Augustin jusqu’à Hegel. Le défaut de cette philosophie, c’est de n’être valable que pour le chrétien. Un axe de l’histoire, à supposer qu’il existe, pourrait être trouvé empiriquement. Il se situerait au point de la naissance spirituelle de l’homme. Il serait là où ce plein épanouissement de la qualité humaine, sans s’imposer comme une évidence empirique, serait pourtant admis d’après un examen des données concrètes. Or cet axe de l’histoire nous paraît se situer vers 500 acn, plus exactement entre 800 et 200 avant notre ère. 

Particularité de la période axiale. Il s’y passe simultanément des choses extraordinaires. En Chine, en Inde, en Perse, en Palestine et en Grèce. La nouveauté de cette époque, c’est que partout l’homme prend conscience de l’être dans sa totalité, de lui-même et de ses limites. Il fait l’expérience du monde redoutable et de sa propre impuissance. Il se pose des questions essentielles. Devant l’abîme, il cherche passionnément la libération et le salut. Il rencontre l’absolu dans la profondeur du sujet conscient et dans la clarté de la transcendance. Par la connaissance de soi, la conscience est devenue consciente d’elle-même ; la pensée s’est braquée sur la pensée. Des conflits spirituels naissent tandis que l’on s’efforce de convaincre les autres en partageant avec eux les idées acquises. On tente alors des voies contradictoires et cela suscite une inquiétude et une agitation qui mènent les esprits au bord du chaos. Alors s’élaborèrent les catégories fondamentales et le passage à l’universel. À la suite de cette évolution, les conceptions furent remises en question. Dans leurs vues essentielles , les philosophes grecs et hindous et Bouddha se montraient affranchis des mythes, tout comme les prophètes dans leur idée de Dieu. La divinité gagna en élévation. Le mythe devint élément du langage qui conféra un sens nouveau en se faisant parabole. La spiritualisation n’est pas une étape de tout repos : les oppositions et les antinomies apportent leur lot d’inquiétudes. L’homme n’est plus enfermé en lui-même. Moins tranquille, il s’ouvre à des possibilités nouvelles et illimitées. L’inouï se révèle. En même temps qu’il devient sensible au monde et à soi-même, l’homme commence à pressentir l’être, mais non de façon définitive : le problème subsiste. Pour la première fois il y eut des philosophes. Par la pensée spéculative, il se hausse jusqu’à l’être même qu’il saisira, au-delà de tout dualisme, dans l’évanescence du sujet et de l’objet, dans la fusion des antinomies. Tout ce qui, en un élan suprême, est vécu comme la rencontre de l’homme avec lui-même dans l’être, comme une union mystique, comme une identification avec Dieu faisant de l’homme un instrument de la volonté divine, tout cela s’exprime dans une pensée spéculative qui, en se formulant, devient équivoque et prête à confusion. C’est l’homme comme tel, qui, sous son vêtement charnel, tout garrotté par ses instincts, aspire à la libération et au salut ; en ce monde il peut l’atteindre par un essor vers l’Idée, ou dans l’ataraxie, l’expérience du nirvana, l’harmonie du Tao… C’est durant la période axiale qu’eut lieu la révélation de ce qu’on nomma plus tard raison et personnalité. La condition humaine progresse par bond. À ce nouvel univers spirituel, correspond un état social dont les analogies apparaissent dans les trois régions ; il y avait alors un grand nombre de petits Etats en lutte, ce qui n’empêchait pas une croissance étonnante. Les communications et les échanges à l’intérieur de chacun de ces trois mondes aidèrent à propager le mouvement spirituel. Auparavant il existait une mentalité moyenne relativement stable. À présent, au contraire, la tension augmente et cause cette vive accélération du mouvement. La conscience l’enregistre. La vie humaine devient histoire et se fait thème de réflexion. On sent, on sait que l’extraordinaire commence dans le présent. Mais on s’aperçoit en même temps que l’on est précédé d’un passé infini. On croit une catastrophe imminente ; on veut y remédier par la perspicacité, l’éducation, les réformes. On veut diriger les événements. L’histoire dans son ensemble est pensée comme une succession des aspects du monde, tantôt comme une dégradation continue, tantôt comme un mouvement cyclique ou encore comme une ascension. Des idées de réforme dictent l’action. La période, longue de plusieurs siècles, durant laquelle se produisait ce développement ne fut pas une période purement ascendante. Il y eut destruction et création, jamais achèvement. Les plus hautes réalisations ne furent pas l’apanage de tous. Ce qui au début était liberté de mouvement devint anarchie. Les opinions se fixèrent dogmatiquement. Le désordre fit naître le désir de se lier à nouveau dans le rétablissement d’un régime stable. La fin s’annonce d’abord sous l’aspect politique. De grands empires conquérants se fondent et parfois on parvient à créer une organisation technique conforme à un plan. Partout on conserve les liens spirituels avec le passé. Il devient un modèle. Les empires apparus à la fin de la période axiale se croyaient éternels. Cependant leur apparente stabilité était fallacieuse. L’histoire après la période axiale est une suite d’écroulements et de rétablissements d’empires ; cependant le sens n’en était pas le même. Il y manquait la tension spirituelle, suscitée à la période axiale. 

La structure de l’histoire universelle ; fonction de la période axiale. L’idée que nous nous ferons de la période axiale semble éclairer l’histoire universelle et faire ressortir une certaine structure. 1) Les débuts de la période axiale marquent partout la fin des civilisations de la haute antiquité ; soit les civilisations babylonienne, égyptienne, celle du bassin de l’Indus ou celle de la Chine primitive. Ces anciennes cultures ne subsistent que dans certains éléments repris et renouvelés par le mouvement axial. Ainsi l’idée impériale qui reprend vigueur à la fin de la période axiale et la clôt politiquement, est un héritage des grandes civilisations primitives. Mais cette idée qui avait été porteuse n’est plus qu’un facteur de stabilisation, de gel rendant les institutions rigides. 2) Les réalisations de cette époque, ses œuvres et ses idées, nous ont fait vivre jusqu’à présent. Dans les renaissances, le retour à ces débuts est un phénomène observé dans les trois régions. 3) La période axiale ne tarde pas à revêtir le caractère d’un phénomène historique universel. Les peuples qui ne prennent pas part à ses activités créatrices demeurent en dehors de l’histoire ; ils sont relégués ce qui est la condition nécessaire à leur entrée dans l’histoire. Cela prendra du temps chez les Germains et les Slaves. Et les Japonais, Malais et Siamois. 4) Dès que ces trois mondes se rencontrent, ils se reconnaisent et une compréhension mutuelle et intime devient possible. Il n’y a pas encore de vérité commune objective ; cependant on éprouve partout une vérité absolue diversement vécue selon les origines.

Vérification de la thèse relative à la période axiale. Les faits sont-ils prouvés ? quelle est la nature de ce parallélisme ? Quelle est la raison de ce parallélisme ? Le mystère concerne l’évolution intellectuelle de toute l’humanité consciente et pensante. Lasaulx, V von Strauss, Keyserling ont des explications qui négligent ce fait : ce n’est pas l’humanité mais un petit nombre qui donnèrent à la pensée cette soudaine impulsion, et cela en trois lieux différents. Une seule hypothèse concernant le problème de la simultanéité semble mériter que l’on s’y arrête, celle d’Alfred Meyer. Les peuples cavaliers indo-européens ont marqué un tournant de l’histoire. À la fin du troisième millénaire acn, ils atteignent l’Europe et la Méditerranée. Une nouvelle avancée vers 1200 les ramène dans ces mêmes contrées et cette fois jusqu’en Perse et en Inde. Vers la fin du même siècle, d’autres peuples équestres pénètrent en Chine. Weber éclaire la question qui nous occupe en désignant une cause, une seule, le cheval. Mais la période axiale est d’une portée si universelle que l’on hésite à lui donner une seule cause. Aussi l’outil d’investigation nécessaire est l’histoire, rendant compte d’un phénomène marqué par le progrès, un progrès particulier et ramifié. L’explication la plus simple serait-elle l’analogie des conditions sociales dans les trois régions ? L’étonnement que suscite ce mystère est en soi-même stimulant et salutaire ; il se peut même que là soit l’aboutissement de toute notre connaissance. Parvenus au sommet de notre savoir, nous touchons grâce au mystère le non-savoir essentiel, plutôt que de nous obnubiler l’être, en érigeant comme un but absolu l’objet de la connaissance. 

Le sens de la période axiale. Celui-ci ne peut être trouvé par une logique des causes, mais non plus de façon empirique. Nous nous interrogeons en fait sur le parti que nous tirons de cette situation de fait. A) Il faut distinguer réellement dans la période axiale un fait valable et prendre ce dernier comme base de notre histoire universelle. Cela revient à trouver un point commun à l’humanité entière, situé au-delà des divergences confessionnelles. B) En elle-même, cette modification de la marche de l’histoire, trois fois accomplie, équivaut à une sorte d’appel à une communication illimitée. Prétendre que cette communication est possible, en raison même de notre triple origine, c’est la meilleure manière d’éviter l’abus qu’est l’exclusivisme d’une vérité confessionnelle. C) Voyant qu’à mesure que l’on pénètre mieux la période axiale, son importance s’accroît, on se demandera si cette époque et ses créations ne constituent pas une échelle de valeurs applicable à tout ce qui lui a succédé. Il s’agit de comprendre comment l’unité humaine devient pour nous une réalité concrète. La pertinence de l’hypothèse axiale est de dégager dans l’histoire qui a suivi le temps de la période axiale (qui n’a eu qu’un temps et finalement qui a échoué) les valeurs vraiment neuves, et grandes d’une grandeur différente. La considération de la période axiale détermine le sentiment que nous avons actuellement des situations et de l’histoire en général

Première partie chapitre 2 : schéma de l’histoire universelle

Le schéma se construit par étagement (excluant l’origine de l’humanité) : au départ il y a la préhistoire qui dans la ligne ascendante du temps distingue les peuplades primitives et les peuples analphabètes à la périphérie d’un « centre » d’où émergera les civilisations de la haute antiquité. Jaspers fait de la Chine, l’Inde et l’Orient-Occident (Europe, Moyen-Orient) les lieux de la période axiale. Celle-ci ne concernera jamais les peuplades primitives mais les peuples analphabètes connaîtront ce qui ici est appelé une deuxième préhistoire permettant de comprendre que l’on peut rejoindre la période axiale grâce à une deuxième chance. Cette période axiale dans nos régions (Occident, Byzance, islam) ne produira cependant pas partout l’époque scientifique et technique. 

Le commentaire de ce schéma commence « géographiquement » et dégage le constat que comparé au reste du monde, l’espace où naquit la civilisation n’est qu’une bande étroite, qui s’étend de l’Atlantique au Pacifique, de l’Europe à l’Inde et à la Chine, en passant par l’Afrique du Nord et l’Asie Mineure. Cette bande, dont la longueur atteint à peine le quart de la circonférence de la Terre et dont la largeur n’en dépasse pas le douzième, comprend des terres fertiles, dissémininées parmi des déserts, des steppes et des montagnes. 

Diviser l’histoire en périodes c’est la simplifier grossièrement. Quatre fois l’homme est reparti sur des bases nouvelles. L’époque préhistorique, âge prométhéen, à peine accessible à nos recherches, c’est la période au cours duquel l’ancêtre humain est devenu l’homme (grâce à la naissance du langage, à la création des outils, à l’usage du feu). Secundo, les premières civilisations antiques. Tertio la période axiale qui, dans l’ordre spirituel, a recréé l’homme en ouvrant son âme à toutes ses possibilités. Quarto l’époque de la technique et des sciences, qui fait subir une refonte de notre monde actuel. Et de ceci surgissent quatre types de questions. Quels sont les progrès décisifs que fit l’homme au cours de la préhistoire ? Comment les premières grandes civilisations, remontant au cinquième millénaire acn, se sont-elles formées ? Quelle est la vraie signification de la période axiale et quelles en furent les prémisses ? Comment comprendre la naissance de l’esprit scientifique et de la technique ? Comment est-on parvenu à l’âge de la technique ?

On pourrait en anticipant sur l’avenir, établir un autre schéma en disant que l’humanité a traversé deux phases : sortie de la préhistoire, entrée à l’époque technique et scientifique, nouvel âge prométhéen, et conduisant vers les organisations et les plans futurs, analogues à ceux des empires antiques, et nous amenant peut-être alors vers une nouvelle période axiale. Le passage est toutefois clairement l’accès au global ; on avait avant une lecture locale, maintenant tout ce qui se produira aura un caractère d’universalité. Notre futur est désormais au-delà de ce que l’on peut en imaginer. Il y a donc deux temps hors de notre portée : le passé et le futur, l’histoire se situant entre les deux. Quelle a été la création de l’homme ? Quel sera le règne éternel des esprits ?

Première partie Chapitre 3 : la préhistoire

Histoire et préhistoire. L’histoire ne commence qu’à l’époque du document écrit ; et aucun document écrit n’est antérieur à l’an 3000 acn. L’histoire ne commence qu’au moment où l’homme peut en prendre conscience, disposer d’une documentation, se faire une idée claire de son origine et de son orientation. L’histoire c’est le passé devenu clair aux hommes. Le développement préhistorique de l’homme n’est rien d’autre que la lente formation de l’être humain, de sa nature profonde ; au contraire son développement historique, c’est l’épanouissement de ses acquisitions intellectuelles et techniques. Notre condition d’homme repose à la fois sur la préhistoire et sur l’histoire. La question essentielle qui se pose à la conscience historique, c’est de connaître quelle fut la nature primitive de l’ancêtre préhistorique, la constante de la condition humaine. Il y a chez l’homme un substrat de puissances actives qui remonte à l’époque de sa formation, c’est-à-dire à la préhistoire. Si nous pouvions connaître cette dernière, nous aurions des clartés sur la substance même de l’homme. Si la préhistoire nous était empiriquement accessible, elle nous instruirait des points suivants : quels sont les mobiles élémentaires et les impulsions vitales de l’homme ? Lesquels sont immuables et lesquels se transforment encore ? Pourraient-ils être changés ? Sont-ils complètement dissimulés ? N’ont-ils été domptés qu’au cours de l’histoire ou, dès l’époque préhistorique, grâce à certaines organisations ? Se font-ils jours de temps à autre, au gré des circonstances où ils se révèlent soudain ?

Diverses conceptions de la préhistoire. 1) Nous voyons comment, dès le début de l’ère historique, les hommes jugèrent la préhistoire et crurent la connaître sous forme de mythes et d’images. Ils y voyaient un paradis perdu ou des épreuves effrayantes. L’analyse de ces mythes illustrent avec grandeur la nécessité où se trouve l’homme de se référer sans cesse à ses origines, confondues avec le mystère de la préhistoire. 2) Aujourd’hui notre recherche s’attache à ce qui est vraiment connaissable : le bilan des biens que l’homme possédait au début des temps historiques et qu’il a dû, par conséquent, acquérir durant la période qui les précéda, à savoir le langage, les outils, certaines structures sociales. 3) il est un tout autre moyen de pénétrer dans le secret de la préhistoire : c’est de dégager l’élément constant de l’esprit humain. Comme lorsqu’on éprouve une hypothèse, on recherche aussi jusqu’où ces visions peuvent être révélatrices, appliquées à l’étude de documents et des faits historiques concrets. Mais leur intérêt essentiel  est malgré tout de nous révéler des valeurs qui ne peuvent s’être perdues, si bien que même en l’absence de preuves empiriques, il en demeure quelque chose. 

Les grandes périodes de la préhistoire. L’examen des squelettes humains permet d’affirmer deux points principaux : 1) les ossements trouvés à Java, en Chine, en Afrique et en Europe montrent une diversité qui ne peut être pensée qu’en partant des idées de descendance et d’évolution. 2) Partout on a trouvé des crânes prouvant que le poids du cerveau était à peu près égal à la moyenne actuelle. Rien ne nous renseigne sur des races ni n’indique des rapports généalogiques entre ces hommes et nous. C’est seulement des diverses couches de terrain que l’on peut déduire un ordre chronologique (le diluvium ou Pléistocène dure un million d’années et l’alluvium ou Holocène couvre la période après la dernière glaciation et dure quinze mille ans). L’existence de l’homme à l’époque diluvienne, durant les dernières périodes glaciaires et interglaciaires (il y a 20000 ans), est confirmée par les fouilles. On distingue le paléolithique et le néolithique lequel commence entre 8000 et 5000 acn. Elle comprend les stades les plus anciens de la civilisation en Egypte et Mésopotamie, entre les bords de l’Indus et en Chine. Il y a donc deux préhistoires : absolue antérieurement à 4000 ans acn et relative ensuite. 

Que s’est-il passé au cours de la préhistoire ? Comment l’homme est-il devenu l’homme ? Poser ce problème c’est poser implicitement celui de la condition humaine. De la préhistoire datent le développement biologique de l’homme et son évolution historique, fondant une tradition même sans le moyen de l’écriture. Il faut ici distinguer deux ordres de manifestations : le développement biologique implique des caractères héréditaires, tandis que l’évolution historique ne suppose que des connaissances transmises. L’hérédité est constante, la tradition peut s’oublier. La réalité biologique est constituée paer l’apparence physique, l’activité fonctionnelle et les qualités psycho-physiques du corps humain ; la tradition se retrouve dans le langage, le comportement et les oeuvres. Il semble que l’évolution historique de l’homme succède à son développement biologique. Et pourtant c’est en l’homme que se lient indissolublement les éléments biologiques et historiques. 

Caractères biologiques de l’homme. Quelles sont les différences entre l’homme et l’animal ? Soit la position verticale, le volume du cerveau, le développement de la main, la peau nue, la faculté de rire ou pleurer. Le corps est l’expression de son âme ; il existe une beauté propre au corps humain. Tous les animaux développent tel ou tel organe approprié à sa fonction, selon leurs conditions de vie. Ceci est en même temps une limitation. L’homme ignore toute spécialisation physiologique de ce genre…de là sa supériorité due aux moyens d’adaptation qu’il conserve en se gardant de se spécialiser organiquement. C’est cette faculté et non ses moyens physiques qui le rend apte à affronter tous les climats et contextes ; il remplace les organes par des outils. L’homme fait de son histoire une série de transformations rapides et conscientes. L’enfant « prématuré » apprend à se tenir debout par sens de l’imitation et par les encouragements qu’il reçoit. L’esprit collabore tout de suite à la formation biologique. L’homme acquiert sa forme d’existence particulière « en liberté » (Adolphe Portmann). Ce qui importe c’est le mode d’existence en général, car l’homme ne se laisse pas définir exclusivement sur ce plan là. On ne peut dissocier le biologique du spirituel. 

Acquisitions historiques. Les moments créateurs ne nous sont perceptibles que par leurs résultats. Les points suivants sont les plus importants : usage du feu et des outils ; formation du langage, divers modes de contrainte que l’homme s’impose ; formations de groupes et de communautés ; des mythes dans la vie. La vie sociale et la fondation de l’Etat ont pour base un phénomène particulier : l’homme surmonte l’instinctive jalousie sexuelle par un sentiment de solidarité masculine. Les organismes fondés par l’homme sont appuyés sur la camaraderie. 

Aspect général de la préhistoire. Il y a sans doute un moment princeps où il y a apparition de l’homme. Ce premier peuplement est suivi par une dispersion infinie ; il subsista malgré tout une certaine unité d’ensemble dans ces lents développements : sélection insensible des races, formation des langues et des mythes, propagation de nouveaux procédés techniques, migrations. Revenons sur la question d’une origine commune et d’ « une » communauté humaine. Nous demanderons-nous si les hommes ont une communauté d’origine et laquelle ? L’humanité est composée de plusieurs races ; proviennent-elles d’un même tronc ? Il n’y a pas de fossile humain en Amérique. Il y a une aptitude des races à se mélanger. Il y a un accord entre les traits fonciers de l’esprit humain. Les liens existant entre les hommes ne sont pas essentiellement dus à des ressemblances zoologiques mais relèvent de l’esprit : tous les êtres humains peuvent se comprendre, tous ont une conscience et une pensée. Il y a une croyance historiquement ancrée en l’homme : celle d’une communauté humaine supposant un écart profond entre l’homme et la bête. À cette croyance s’ajoute une volonté : l’homme ne voit plus dans son semblable un simple produit naturel ou un moyen dont il peut disposer. Il découvre qu’il est dans son essence un impératif moral qui le pénètre profondément et devient comme une seconde nature, sans avoir pour autant la consistance de lois physiques. Il y a une satisfaction spéciale à s’entendre avec ceux qui nous sont le plus étrangers.

Première partie Chapitre 4 : les civilisations de la haute antiquité

Aperçu. Les civilisations de la haute antiquité ne furent pas exactement contemporaines et prirent naissance successivement en trois régions : d’abord en Sumérie, à Babylone, en Egypte et dans l’archipel égéen, à partir de l’an 4000 ; puis c’est la civilisation préaryenne de l’Indus (troisième millénaire), qui se rattache à la culture sumérienne et qui nous est attestée par les fouilles ; enfin celle de la Chine archaïque, qui remonte à l’an 2000 acn et dont nous ne possédons que de rares vestiges. Comparée à celle de la préhistoire, l’atmosphère change brusquement. L’ère du silence prend fin. Cependant ces civilisations n’ont pas été touchées par la révolution spirituelle qui marquera la période axiale et déterminé une condition humaine nouvelle, la nôtre. Dans la vaste étendue désertique qui s’étend des côtes africaines de l’Atlantique, à travers l’Arabie, jusqu’aux profondeurs de l’Asie, il y a deux importantes vallées fluviales : le Nil et la Mésopotamie. Dans ces bords, l’histoire des hommes remonte le temps au plus loin de ce que nous connaissons. En ce qui concerne la Chine nous remontons jusqu’à l’an 2000 acn mais on n’a des données claires qu’à partir de 1200. En Inde les fouilles ont dégagé des villes datant du troisième millénaire mais nous ne pouvons les relier à la civilisation hindoue du 12ème-11ème siècle acn. En Europe les fouilles remontent au troisième millénaire. Mais de nouveau sans lien avec notre histoire. Les Grecs et les Juifs ont pu connaître les civilisations d’Egypte et de Babylone déjà déclinantes ; depuis lors l’Occident en garde souvenir. 

Quel événements ont déterminé le début de l’ère historique ? On retient : l’organisation du système d’irrigation et de canalisation du Nil, du Tigre, de l’Euphrate et du Hoang-ho, supposant des Etats policés, centralisés, administrés ; l’invention de l’écriture, qui en est la condition, apparait chez les Sumériens (3300), les Egyptiens (3000), les Chinois (2000), tandis que l’alphabet est trouvé par les Phéniciens vers le dizième siècle ; la formation des peuples transmettant langue, mythes et une culture ; les grands empires mondiaux apparaissent en Mésopotamie pour contenir les invasions continuelles de nomades et étendant la domination de l’Etat civilisateur sur toutes les terres possibles (Assyrie, Egypte, Perse puis l’Inde et la Chine) ; l’emploi du cheval (classe de chevaliers). Avant l’histoire, il y eut une période où l’homme, en formation, se développa selon des lois très pareilles à celles de la nature. On est passé de ce temps-là au temps historique par : la conscience et la transmission de connaissances acquises affranchissant l’homme du présent immédiat ; l’organisation rationnelle dans tous les domaines par la technique ; l’exemple de certains hommes reconnus comme chefs ou comme sages, arrachant à la torpeur, affranchissant de la crainte des démons. Pourquoi l’humanité a-t-elle fait ce bond ? Quelque chose s’est passé dans l’homme. On l’appelle le péché originel, l’irruption d’une force étrangère. Tout ce qu’engendre l’histoire détruit l’homme car c’est dans l’histoire que l’homme avide aspire à se dépasser et le malheur l’aiguillonne. Les possibilités consubstantielles s’écoulent depuis toujours mais elles ne révèlent leur richesse qu’aux temps historiques. Maintenant l’homme découvre que tout est passager ; l’homme seul sait qu’il est mortel. Sa situation-limite lui enseigne l’éternité dans l’éphémère. L’histoire n’est que la progression continuelle de certains individus qui en invitent d’autres à les suivre. Mais l’histoire se réduit également à une suite d’actions, d’événements, marqués d’appels sans réponse, de refus. Il semble qu’un poids énorme paralyse tout le temps tous les élans. La pesante médiocrité de la masse étouffe tout ce qui n’est pas à sa mesure. 

Traits communs et différences des premières civilisations. Certains facteurs communs à toutes les grandes civilisations antiques, soit de vastes organisations, l’écriture et la prépondérance des scribes, suscitent une humanité déjà très civilisée mais néanmoins pas encore totalement éveillée. Tout est enfermé en des images visuelles de l’être, lié en des systèmes figés. La vie est une évidence sans problème et que l’on subit. Les questions essentielles restent immergées dans une science sacrée et magique ; on ne s’interroge pas sur le fond des choses. On y donne une réponse pratique avant d’avoir posé la question. Y aurait-il eu des « centres de rayonnement », comme Sumer influençant l’Egypte et la Chine ? On n’a aucune preuve de cela parce que ces choses relèveraient d’un temps préhistorique qui nous est inconnu. Si ce n’est pas à Sumer, ce serait dans le Kurdistan ? On retiendra juste l’idée que l’on ne l’envisage qu’en Asie. Ceci dit les grandes civilisations présentent entre elles de grandes différences. La Chine ignore les mythes, elle possède une cosmogonie ordonnée, empreinte d’un sens vivant de la nature et d’un humanisme spontané. En Mésopotamie, nous ressentons une impression de dureté et de puissance, un élément dramatique. En Egypte il y a une joie de vivre très sensible dans le privé, une vie publique assombrie par le travail forçé, un sentiment élevé du style, une grandeur solennelle. Les langues diffèrent entre elles dans leur esprit même. Il n’y a rien qui atteste d’une langue -mère rattachant à une civilisation unique. Les rapports entre les premièrers civilisations antiques et celles qui suivirent sont nuls ; les Grecs et les Juifs qui les ont très peu connues les trouvent « étrangères ». c’est-à-dire inassimilables. Les Indiens ont perdu souvenir de leur civilisation antique. Les Chinois idéalisent leur passé, ce qui est une autre façon de les couper de leur origine. Toutes ces civilisations se sont épuisées dans la stagnation et tous les événements survenus alors comme les grands mouvements migratoires n’ont rien apporté de décisif pour la condition humaine.

Première partie Chapitre 5 : la période axiale et ses conséquences

La période axiale donne à l’histoire universelle sa structure. Etape intermédiaire entre deux cycles d’impérialismes, la période axiale apparaît comme une phase de détente, de liberté et de lucidité merveilleuses. Les valeurs axiales agissent comme un levain sur l’humanité et la font entrer dans le mouvement de l’histoire. Elles nous fournissent des critères qui nous permettent de définir l’importance historique d’un peuple relativement aux autres. Nous distinguons : 1) ceux dont le rôle fut actif et qui, prolongeant la ligne de leur passé, firent ce bond en avant et connurent une sorte de seconde naissance : ils ont posé les fondations spirituelles de l’humanité. Tels sont les Chinois, les Persans, les Juifs et les Grecs ; 2) les peuples restés à l’écart : le phénomène axial avait une portée universelle mais il s’est implanté localement. L’Egypte et Babylone sont contemporains de cette période mais manquèrent cette aventure spirituelle qui transforme l’individu, se crispèrent sur eux-mêmes et finirent par tout perdre. Ce qui alimenta les civilisations successives fut un travail de pillage du bon ; la civilisation persane, puis sassanide, et islamique dans le bassin mésopotamien, romaine et chrétienne vers l’Ouest et l’islam en Egypte. Soit deux pôles que les Grecs et les Juifs assimilèrent à leur sauce. Signalons qu’il y eut un moment où nous occidentaux avons perdu la trace et il nous faudra longtemps pour la retrouver, et grâce à d’autres. Les Indiens et les Chinois nous sont infiniment plus proches que les Egyptiens et les Babyloniens. Et maintenant voici la question capitale : la Chine et l’Inde doivent-elles se placer pour nous au même rang que l’Egypte et Babylone ? Histoire signifie mouvement, métamorphoses, innovations. En Occident (la frontière passe au niveau de l’Indus, qui actuellement traverse le Pakistan), se succèdent des civilisations essentiellement différentes : celles de l’Asie Mineure, de l’Egypte, du monde gréco-romain, du St Empire Romain Germanique où on voit que les centres géographiques et les peuples se déplacent. En face l’Asie est immuable et ses structures semblent se répéter à l’infini. Cette lecture est celle de Lord Elphinstone. Or à son époque on ne connait que le 18ème siècle de l’Inde et de la Chine, soit des périodes de décadence ; 3) les nouveaux venus. Et parmi eux il y a ceux qui s’ouvrent à la période axiale…et les autres qui restent des primitifs. Les premiers d’entre des autres sont les Macédoniens et les Romains insensibles à la portée de l’influence axiale. Mais dans le Nord, dès avant leur premier contact avec le monde axial, on avait atteint une certaine qualité appelée par Hegel, nördlische Gemüt. 

L’histoire universelle après la période axiale. Il y a deux mille ans qui nous séparent de la période axiale. Les grands empires s’écroulèrent et dans les trois zones de civilisation, on connut des ébranlements ; de nouveaux peuples, les Germains et les Slaves mais aussi les Japonais, Malais et Siamois entrèrent dans cette orbite en en modifiant les éléments pour se les approprier. Les Germains arrivèrent dix siècles après que la révolution de la condition humaine ait commencé mais ils devinrent les initiateurs du mouvement dans leur sphère d’influence. Ce que l’antiquité n’avait pu réaliser, se produisit alors. Il s’est agi de la rencontre authentique avec une expérience que l’homme refaisait vraiment sienne. L’Occident a toujours semblé plus bouger que l’Orient. Et pourtant on ne peut parler d’une stabilité asiatique. Il n’y a pas avec l’Europe de différence radicale. L’esprit de la période axiale se communique, par la pensée et par les œuvres, à tous ceux qui savent entendre. Les peuples qui sortent de l’ombre depuis ne sont devenus historiques que dans la mesure où ils ont su comprendre ce miracle. Et c’est une expérience qui se produit au grand jour avec une absolue volonté d’échange : c’est une révélation car seuls sont appelés à la recevoir ceux qui s’y sont préparés. 

Importance des peuples indo-européens. Depuis des temps immémoriaux, les peuples affluent de l’Asie vers le sud. Déjà les Sumériens étaient venus du nord. Depuis le deuxième millénaire acn, ce sont des peuples parlant des langues indo-européennes qui se transplantèrent aux Indes et en Iran, puis en Grèce et en Italie ; parmi eux et à partir du premier millénaire acn, les Celtes et les Germains inquiétèrent les civilisations méridionales. Puis vinrent les invasions germaniques et slaves, les Turcs et les Mongols. Ce mouvement n’a cessé que depuis quelques centaines d’années, par la suppression du nomadisme. Parmi tous ces peuples migrateurs nous reconnaissons une priorité historique à ceux qui parlent les langues indo-européennes. Les grandes civilisations de la haute antiquité n’en faisaient pas partie. Qui a-t-il de commun entre les peuples indo-européens, en dehors de leur langue ? Ce pourrait être un Dieu père ou un contact intime avec la nature. Pour l’Occident, ces peuples ont inventé les légendes héroïques et l’épopée, ils ont ressenti le tragique, en ont tiré des œuvres d’art et une philosophie. Les Indo-Européens ont contribué à déterminer la période axiale en Inde, en Perse, en Grèce. D’autre part, les Juifs et les Chinois, n’ont rien de commun avec eux. Les Indo-Européens ont bâti leurs réalisations sur des civilisations antérieures. En Europe les peuples nordiques dès le 11ème siècle pcn et leur contact avec la période axiale subliment toutes ces réalisations et en sont les contributeurs essentiels.

Histoire de l’Occident. L’histoire de la Chine et des Indes n’est pas aussi articulée. Il existe pour nous une polarité Orient-Occident. L’histoire occidentale se divise grossièrement comme suit : 3000 ans de civilisation babylonienne et égyptienne (5ème siècle acn) ; 1000 ans à partir de la percée axiale comprenant l’histoire des Juifs, des Perses, des Grecs et des Romains (du 5ème siècle acn à 5ème siècle pcn) ; après le schisme entre les empires d’Orient et d’Occident, commence à l’est, avec un intervalle de 500 ans, la nouvelle histoire de l’Occident, celle des peuples romano-germains (nous) . En Orient Byzance survécut jusqu’au 15ème siècle. Par eux un contact permanent de l’Islam avec l’Europe aboutit à la création du Moyen-Orient. 

Importance de l’axe chrétien. Pour l’Occident, le Christ est l’axe de l’histoire. Le christianisme, représenté par l’Eglise, a peut-être réalisé la forme d’organisation la plus sublime et la plus vaste de spiritualité humaine. Il doit aux Juifs ses impulsions mystiques et ses prémisses ; aux Grecs, l’ampleur philosophique et la puissance de sa pensée ; aux Romains, la force organisatrice et le sens pratique. De là un ensemble dont personne n’avait prévu la forme concrète. L’Eglise s’est montrée capable de réduire toutes les contradictions. Cependant historiquement, le christianisme apparaît comme un aboutissement tardif. En le prenant comme point zéro de notre histoire, on a faussé notre compréhension des choses. Y compris dans notre lecture de l’histoire de l’Inde et de la Chine. L’importance décisive du christianisme occidental pour l’Europe a été politique autant que spirituelle (St Augustin). Ne pouvant tenir longtemps des positions dogmatiques, l’Eglise, en devenant militante et en se développant spirituellement, fut un facteur de liberté dont la laïcité pu tirer profit contre elle. 

Continuité de l’histoire occidentale. Il est des conceptions et des formes de pensée, des expressions et des formules qui traversent les siècles. Les bases de la civilisation occidentale furent le christianisme et la culture antique, transmis d’abord sous la forme que les peuples germaniques avaient hérité de l’antiquité tardive, pour remonter ensuite aux sources de la religion biblique et de la pensée grecque. D’où l’importance de la Renaissance Italienne, de la Réforme allemande dans le rétablissement du christianisme primitif. La période de 1500 à 1830 engendra une abondance de génies.

Première partie Chapitre 6 : Caractères spécifiques de l’Occident

Si on voit que l’Inde et la Chine ont été au même titre que l’Occident agents dans l’émergence de l’expérience axiale, en en faisant une réalité universelle, l’Occident à partir de 1500 pcn va accentuer des disparités (pourtant déjà là) en inventant la science et la technique. Et cela a transformé le mode de vie de l’humanité. Les barbares en fusionnant avec les Latins  ont causé ce qui apparait bien comme une rupture : ils ont inauguré l’ère planétaire de l’histoire. La question bien sûr est de savoir pourquoi cela ne s’observe pas dans les deux autres foyers de l’expérience axiale. 

La caractéristique occidentale ne peut qu’être esquissée. Cela tient peut-être à : une réalité géographique ; l’idée de la liberté politique ; une rationalité illimitée (pensée grecque) ; la conscience des limites de la raison ; un monde qui dans sa réalité est toujours la donnée première ; une image de l’universel qui ne prend pas une rigidité dogmatique (pensée juive) ; mais en même temps la prétention de détenir la vérité unique…ce qui paradoxalement développe un mouvement continu d’idées et de recherches ; un esprit de décision qui pousse toute chose jusqu’au bout ; des polarités permanentes qui engendrent des génies. 

Ce premier chapitre très petit montre mal un point pourtant essentiel et déjà esquissé : l’importance de la période axiale tient justement à ceci qu’elle est apparue dans trois zones d’influence. Contrairement au temps où Jaspers a pensé son livre, l’histoire révèle depuis lors combien l’heure des deux autres zones d’influence est arrivée. Si bien qu’il est ici intéressant de renourrir un esprit critique permettant de comprendre le déclin de l’Occident annoncé. En même temps il est possible peut-être aussi de lire les guerres du Moyen-Orient actuelles comme signes dénonciateurs d’une arrogance aveuglée. Révélant notre tache aveugle.

Première partie Chapitre 7 : Orient et Occident

De nouveau un petit chapitre. En tout il y en a trois pour clore cette première partie. Pourquoi la polarisation a-t-elle fixé l’Orient comme notre « autre » ? La conscience de soi de l’Occidental avec toutes ses défenses et rigidités est fragilisée par une série de coups de butoirs philosophiques internes (Nietzsche, Kierkegaard) ; mais Jaspers profite de son livre pour faire valoir une pensée en contrepoint de celle qui croit avoir compris la portée de la mort de Dieu. Et surtout Jaspers renouvelle un intérêt pour des problèmes amorçés par Grousset et Spengler (le déclin de l’Occident). Jaspers est un penseur soucieux de rétablir le lien avec une dimension métaphysique et spirituelle. L’esprit n’est fécond que dans le débat contradictoire. Jaspers critique utilement les mauvais côtés de l’esprit occidental. Nous ne saisissons vraiment l’importance essentielle de l’Asie que lorsque nous essayons de découvrir ce qui fait défaut à l’Occident, malgré sa primauté « reconnue ».

L’Asie possède ce qui nous manque et nous concerne immédiatement ! Elle nous pose des questions qui nous atteignent au centre de nous-mêmes. Nous, nous sommes loin d’être sur la voie de la perfection. L’histoire de la philosophie chinoise et hindoue nous montre qu’ils sont en contact avec l’origine authentique d’une « autre humanité ». L’histoire universelle embrasse toute la terre. L’Occident en prenant ses distances de ses origines orientales s’est exposé au danger spirituel de ne pas trouver de prise solide ; puis parvenu à la conscience il s’est exposé au risque constant de retomber dans l’abîme matérialiste. La conscience de soi appliquée à la sauce occidentale est réduite à une fierté de ses prouesses scientifique et technique.  

Depuis trois mille ans, toute l’œuvre des Chinois et des Indiens ne tend qu’à les faire remonter du fond de l’indétermination asiatique. Autrement dit, on n’y a rien compris. L’effort de différenciation est une loi générale de l’histoire, d’accord, mais à condition de traverser le miroir.

Première partie Chapitre 8 : retour au schéma de l’histoire

Récapitulation. On ne résume pas. 

Situation créée par l’Europe. Quelles sont les causes de ce phénomène ? Que se passa-t-il en Europe ? La religion prophétique des Juifs affranchit l’homme de la magie et du fétichisme. Les Grecs ont créé la clarté des catégories, la plasticité des formes, la logique rationnelle. Dans le christianisme, l’homme prit conscience de la transcendance suprême, comme l’avaient su faire la Chine et les Indes, mais avec cette différence, que, dans le christianisme, cette expérience se trouve liée au monde de l’immanence ; de là l’inquiétude constante que comporte la tâche de réaliser dans le monde un ordre d’inspiration chrétienne. Mais la grande rupture ne commença que depuis la fin du Moyen-Âge. Cette rupture est une nouvelle énigme. Il n’y a pas eu de développement régulier. Au moment où la science moderne s’annonçait dans les théories nominalistes du Moyen-Âge tardif, la sorcellerie battait encore son plein. Ce n’est qu’au 19ème siècle que survient la rupture définitive entre le passé historique et l’avenir encore impénétrable. Jaspers vient ici chercher la réponse à ces énigmes dans l’histoire de l’art : c’est là qu’il parle de la manifestation d’une seconde période axiale autour des productions de Vinci, Raphaël, Shakespeare, Rembrandt, Goethe, Spinoza, Kant, Bach, Mozart. Toutefois cette seconde période est en deça de l’apport de la première. Son défaut est de n’être qu’européenne.

Nous voilà au seuil de la deuxième partie du livre : Le présent et l’avenir

Deuxième partie Chapitre 1 : l’apport nouveau : science et technique

Introduction. La vision historique nous sert à concevoir une idée claire de notre époque. Ce n’est que dans la perspective de l’histoire universelle que nous pouvons apercevoir la solution de continuité qui existe entre notre temps et ceux qui l’ont précédé ; préparée par les deux derniers siècles, cette rupture aura sur l’avenir des répercussions plus graves que tout ce qui s’est produit dans les cinq derniers millénaires. Hegel est le dernier à avoir décrit leur majestueuse grandeur. Tout change avec la technique moderne. 

La science moderne. L’étude de l’histoire universelle nous amène à distinguer trois étapes dans la connaissance : d’abord une tendance rationnelle, innée dans l’homme sous une forme ou une autre, apparaît avec l’humanité ; la science acquiert la possession de sa pensée logique et de ses méthodes ; la science moderne en Europe naît au Moyen-âge des nominalistes, s’émancipe au 17ème et s’impose au 19ème siècle. 

Caractères distinctifs de la science moderne. La science a nécessairement trois caractères : elle est une connaissance méthodique, elle possède des certitudes apodictiques, elle a une valeur universelle. À la lumière de la Grèce antique, l’écart se creuse selon sept aspects : la science moderne est universelle dans le sens où rien ne saurait se soustraire à son enquête ; la science moderne est essentiellement inachevée car tendue vers les limites extrêmes et vers un objet réel qui est le but de la recherche, sans toutefois être en mesure de saisir l’être dans sa réalité éternelle ; la science moderne estime que rien n’est indifférent ; la science moderne, préoccupée d’abord des cas particuliers, cherche aussi à définir leurs corrélations avec l’ensemble des phénomènes ; une interrogation universelle, poussée à l’extrême, est le propre de la science moderne, mais à la condition de ne tabler que sur des données concrètes, et en refusant de sauter aux généralisations trop vastes ; l’on est tenté de juger certaines catégories comme exerçant une action typique sur la science moderne, ainsi le concept d’infini, ou de causalité mais c’est le principe d’universalité qui préside à l’élaboration de ses catégories et de ses méthodes ; il existe aujourd’hui une attitude scientifique qui permet d’étudier, interroger, vérifier et peser tout ce qui sollicite l’esprit, grâce à une totale compréhension rationnelle, ce qui ne vire nullement en dogmatisme.

L’origine de la science moderne. Le problème que pose l’apparition de la science moderne peut sans doute être envisagé à différents points de vue, mais nous ne pouvons le résoudre complètement. Comme tout ce qui est création de l’esprit, il est un mystère de l’histoire. Beaucoup d’éléments ont concouru à cette apparition. D’abord il y a eu des conditions d’ordre sociologique. Mais comment se fait-il que l’Europe ait toujours été le lieu de rencontre de chercheurs sans liens réciproques ? On a relevé ici comme facteur la volonté de puissance. Il y a une notion de puissance qui trouve son expression dans un effort technique pour soumettre la nature et qui tend à un pouvoir effectif ; il y a une volonté de connaître qui cherche à pénétrer les secrets de la nature. Ceci en se conjoignant donne-t’il un caractère agressif ? Dans le sens où on ne serait plus dans l’esprit de contemplation, comme chez les Grecs anciens. Mais ceci dit, il y a bien une attitude spirituelle des grands savants ; ils obéissent à une nécessité. Ce désir de savoir, cette liberté du savant qui agit, souffre et vit, non pas en aveugle, mais en voyant, n’ont rien de commun avec une volonté agressive. S’il y a là volonté de puissance, elle cherche moins à dominer le monde qu’à garantir sa propre indépendance intérieure. Cette liberté consciente parvient à comprendre les faits comme le chiffre de l’être. C’est là plutôt une volonté de clarté et de loyauté. Le mobile n’est en rien une violation de la nature, c’est une question qui s’adresse à elle. 

Peut-être l’esprit scientifique moderne est-il inséparable des qualités et des impulsions dont la base est la religion biblique. 1) La morale de la religion biblique exige le respect de la vérité à tout prix ; 2) Le monde a été créé par Dieu, selon le mot de Luther ; cette science jaillit d’un rationnel qui ne se suffit pas à lui-même mais reste ouvert sur l’irrationnel et y pénètre car il s’y soumet ; c’est pourquoi le monde comme tel est dénué de fond, car son principe est dans un Autre, dans un Créateur. Cette conception rend le réel digne d’amour. 3) La réalité du monde épouvante l’homme et sa volonté d’être doit l’amener à constater : c’est ainsi. Mais si Dieu est le Créateur, il doit répondre de sa création. Le livre de Job c’est une lutte contre Dieu pour Dieu. L’existence de Dieu n’est pas mise en doute ; et précisément parce qu’elle ne l’est pas, cette lutte s’intensifie. Elle prendrait fin si la foi s’éteignait. Ce Dieu, avec son exigence absolue de vérité ne veut pas être conçu à travers un voile d’illusions. Cette lutte ne fait qu’un avec le combat du chercheur : l’épreuve suprême dans ce combat, c’est la lutte du chercheur contre ses propres thèses. 

Abus et devoirs de la science moderne. On ne peut acquérir la science sans y mettre le prix. La plupart des gens n’ont pas idée de ce qu’elle est. C’est une grave lacune de notre époque. La science est impuissante à exercer une action spirituelle sur la foule à qui elle reste étrangère. Récemment, elle jouissait d’un prestige énorme : un savoir révélateur sur l’être et un remède à tous les maux. Un tel espoir absurde tient du fétichisme. Cette erreur procède d’une confusion : dans la recherche nous admettons que le monde est connaissable. Ce postulat veut dire deux choses : le caractère connaissable des objets qui sont dans le monde, celui du monde dans sa totalité (la première seule est juste). Le monde comme totalité échappe à notre connaissance. La science ne peut pas tout. Réussira-t-on dans l’avenir à préserver la science, à l’approfondir, à la réaliser dans des esprits de plus en plus nombreux ? Car une science authentique ne pourra exister que si l’âme moderne ne retrouve sa profondeur et son axe historique. 

La technique moderne. Nous sommes tous conscients de parvenir à un tournant de l’histoire. Le sort de l’Europe s’y joue. L’idéalisme allemand a cru vivre une période axiale chrétienne qui aurait tendu à la perfection. Aujourd’hui on constate que l’histoire a évolué vers la catastrophe. Dans un mouvement aveugle où rien n’annonce l’envergure d’esprit et la grandeur d’âme. Il nous semble voir l’esprit entraîné dans l’engrenage technique auquel la science elle-même se subordonne. Nous pensons à tort apporter au monde le salut par la technique. S’il doit survenir une nouvelle période axiale, on ne peut la situer que dans l’avenir. La technique c’est le procédé par lequel l’homme de science soumet la nature afin d’aménager son existence, de se procurer les biens nécessaires et de se créer le milieu vital qui lui convient. À la fin du 18ème siècle se produisit une révolution qui entraîna celle de l’existence toute entière. La technique fait apparaître sous un aspect nouveau la dépendance de l’homme envers la nature. La domination croissante que l’un a exercée sur l’autre a provoqué un menaçant retour de choses. La technique a complètement modifié la vie quotidienne de l’homme dans son milieu ; elle a aiguillé sur d’autres voies le travail et la société : elle a créé l’exploitation des masses, transformé toute l’existence en une organisation mécanique. Le résultat c’est que l’homme, déraciné, n’a plus de patrie. Il a rompu avec la tradition. Un profond mécontentement de soi-même s’empare de chacun. Lorsqu’il n’est plus de sol qui vous porte, plus d’écho pour une véritable affirmation de votre être, lorsqu’il n’est plus de respect ni de vénération, quand les hommes ne lancent plus l’appel qui éveille : celui de l’exigence spirituelle exprimée par toute une vie, l’inquiétude devient désespoir.

Caractères de la technique. La technique est un moyen dont les caractères sont : intelligence et puissance au service d’un but : libérer l’homme de la nature. La technique fait voir le côté utile des matières et des forces mises au service de la fabrication. L’adaptation des objets en outils vise l’unité du phénomène global qu’est l’adaptation par l’homme de son milieu vital. L’homme crée ce milieu et le perfectionne à l’infini. Sa vie dans un milieu créé par lui signifie qu’il est homme. On distinguera les techniques qui engendrent des forces de celles qui crée des biens. Il y a de l’invention et de la répétition. Dessauer, dans philosophie der Technik, remarque que la technique peut créer des objets dont on ne sait pas de suite à quoi ils pourraient servir. Si le sens de la technique est dans un équilibre entre la création du milieu et les besoins de la vie, il y a déviation, dès que les moyens se désintéressent de leurs fins, dès que, ces fins étant oubliées, ils se prennent pour buts et s’érigent en absolu. 

Il y a une coupure dans l’histoire de la technique. Au 19ème siècle, ce qu’il y a de plus tangible, c’est l’invention des machines. Elle filait, tissait, sciait, rabotait, pressait, fondait, elle livrait des objets achevés. En même temps il fallait des machines qui fourniraient la force afin d’exploiter les premières. Seules les sciences modernes rendirent ceci possible (électricité, chimie). Mais pour que tout ceci donne un résultat économique, il fallait d’autres conditions : l’organisation du travail et du crédit. Pour cela la liberté sociale prit la forme de contrats. Mais quand les sciences, les inventions et l’organisation du travail se développent indépendamment, arrivent les problèmes. Il n’y a pas de relations entre la science et la technique. Ce qui est techniquement utile doit l’être aussi économiquement mais le génie de l’inventeur reste étranger à ce point de vue. Ses grandes impulsions donnent à croire qu’il cherche à créer un monde nouveau, appelant pour arriver à ses fins une puissance despotique. Et le travail ?

Caractères du travail. L’organisation du travail en est arrivée à poser un problème social et politique. Toute réalisation technique signifie travail et réciproquement. La manière de travailler est déterminée par le genre de technique adopté. Le 19ème siècle a créé le problème mais il faut commencer par préciser ce qu’est le travail. On peut en voir de trois sortes : le travail physique est épuisant, le travail est une activité conforme à un plan, le travail est un mode d’activité fondamental de l’homme. Et ceci exige la division et l’organisation du travail. Il est admis aujourd’hui que la structure d’une société et la vie en général sont déterminées par le genre du travail et sa distribution. Pour tous ceux qui travaillent , c’est le sens qu’a pour eux leur activité. Répondre à des besoins évidemment compte mais il y a beaucoup plus ; la pénibilité du travail renvoie à une exigence que la force dépensée serve et collabore à la création d’un milieu, d’un monde meilleur. Hegel parle de l’homme qui travaille religieusement : le sens du labeur réside dans un acte spirituel car il y va d’un sacrifice et de l’abnégation nécessités par le but intérieur à l’âme de chacun et au cœur du monde où il habite : ce qui est d’abord là en pensée est recréé au dehors dans la réalité tangible. Comment l’homme va-t-il créer et concevoir l’univers où il prend conscience de soi et de l’être, de la transcendance et de son essence propre ? 

Le travail depuis l’intervention de la technique moderne est changé. La technique épargne et augmente à la fois le travail. La technique transforme le travail : en soumettant la nature au travail des machines, le labeur humain perd sa nécessité. Il se détache de la nature et l’homme ne se règle plus sur elle comme un être vivant sur une créature vivante. La technique entraîne forcément une certaine dimension des organismes bureaucratiques. Les appréciations diverses du travail et de la technique ont oscillé mais il faut épingler le calvinisme qui voit dans le travail couronné de succès un signe de la prédestination. Il y a d’un côté un idéal de l’homme comme travailleur et de l’autre, une image de la réalité moyenne, de la routine pratique où l’homme se déshumanise. De cette ambivalence nait le désir de changer la société. Ceci laisse penser que le progrès est possible. Bien entendu il y a la position contraire : l’inanimé gagne sans cesse sur le vivant et nous promet un anéantissemrent total. Entre les deux, il y a l’idée que la technique est neutre. 

Bref la technique dépend de ce qu’en fait l’homme ; elle n’est pas le mal absolu, elle n’est pas démoniaque comme si elle trouvait en elle-même sa puissance et son pouvoir. En effet, la technique éloigne la nature et la rapproche ; on apprécie la technique suivant ce que l’on attend d’elle (ce qui a souvent fait méconnaître ses limites c’est un certain dogmatisme scientifique) ; la technique exige une direction ; la technique est confinée dans le mécanique, l’inanimé et l’universel ; la technique est forcément liée à des matières et des forces limitées ; la technique est liée à l’homme, puisqu’elle se réalise grâce à son travail ; la technique est peut-être limitée dans son progrès et destinée à prendre fin si elle parvenait à un aboutissement. Pour que la technique convienne, il nous reste à découvrir comment l’homme retrouvera la maîtrise de cette technique qui ne cesse de menacer de le dominer. Le phénomène technique a pour effet en tout cas de rappeler à l’homme qu’il lui faut reprendre la maîtrise de soi. La réflexion philosophique doit prendre pour thème cette réalité.

Deuxième partie : Chapitre 2 : situation présente du monde

Traits caractéristiques de la situation présente. Nos souvenirs des temps écoulés sont troués de lacunes et seul le présent semble clair, nous y sommes plongés tout entiers. Mais c’est précisément ce qui nous le rend opaque. Nous allons d’un bout du monde à l’autre mais la difficulté est d’en faire un ensemble. Les masses sont un facteur capital de l’avenir. Les milieux sociaux sont sans cesse en mouvement ; parfois on voit se briser le cadre traditionnel. L’individu est plus impuissant qu’il ne le fut jamais ; il est impossible qu’une volonté ait dans cette foule une valeur authentique. Ce concept est une notion ambiguë. Il désigne soit la foule toujours présente qui compose la population, soit un groupement subitement formé, expression momentanée d’une émotion commune, ressentie sous l’empire d’une suggestion, dans un moment aigu. Il ne faut pas confondre la masse et le peuple. Le peuple implique une hiérarchie, il est conscient de ses façons à lui de vivre et penser, de sa tradition. Il est une substance, il a une âme ; l’individu qu’il a nourri a son caractère personnel et le tient en partie des vertus de son peuple. La masse prend corps quand l’homme est privé d’un monde. La technique a favorisé la formation des masses en créant un horizon étroit. L’individu toutefois fait partie du peuple et de la masse. Il faut encore faire la distinction entre la masse et le public. Le public c’est le premier stade de transformation du peuple en masse. Quand le peuple ne se nourrit plus de sa poésie, de l’art, de la littérature, toute réunion nombreuse devient un public, insaisissable comme la masse, mais capable de servir d’arène à l’émulation intellectuelle. La transformation du peuple en masse et en public est inéluctable. Pour y pallier l’éducation est essentielle. 

D’où provient la situation actuelle ?  Aujourd’hui, comme l’a rappelé Nietzsche, nous sommes noyés dans des idéologies qui nuisent aux réflexions personnelles qui tentent d’y résister dans un air de plus en plus raréfié par le nihilisme ambiant, le simplisme, le négativisme. Il est impossible de faire remonter l’origine de la crise à une seule cause. La technique n’a rien laissé intact. Mais en même temps, il y a eu le grand remaniement philosophique de la fin du 17ème siècle (les Lumières), la révolution française (les droits de l’homme), l’idéalisme philosophique allemand (versus les anglais). L’incrédulité passe pour naître dans les esprits éclairés, et en même temps des esprits forts rejettent la méthode dialectique qui nuit à la foi éclairée à la lumière de la religion biblique ; la révolution détruisit l’unité rationnelle qui existait entre la tradition et la liberté, et elle livra à l’arbitraire et à la violence, notre liberté moderne est plutôt l’héritière de la tradition enracinée en Angleterre, l’Amérique, en Hollande et en Suisse ; on a prétendu posséder une connaissance totale de la nature de Dieu et de sa volonté, on a perdu la faculté de s’étonner, puisqu’on détenait la vérité absolue. Une foi aussi peu authentique devait aboutir à la perte de la foi. Mais d’où cela provint-il ? C’est le mystère de l’histoire universelle que nous devons approfondir ; cela tient-il au mal originaire qui est dans l’homme ? N’y a-t-il plus de raison d’espérer ? Si nous cherchons à nous expliquer ce que nous sommes en retournant à la source, le miroir que sera pour nous la période axiale dans toute sa grandeur nous offrira peut-être encore une fois l’une de nos assurances essentielles.

Deuxième partie Chapitre 3 : L’avenir

Dégageons le terrain. Il y a à dépasser les visions pessimistes, il y a à critiquer l’idée de progrès. Cette idée de progrès, ce sont les sciences et la technique qui l’ont engendrée et ce sont elles qui l’expliquent. Elle n’en introduit pas moins un souci : ce que la recherche scientifique nous promet n’est-il pas inscrit entre ces limites de principe qui sont celles de la technique ? On a basé maintes prévisions sur des données biologiques ; on a prédit le déclin de notre espèce et ce serait un plan eugénique qui pourrait empêcher une telle issue causée par le mélange des races, d’où une nécessité de sélectionner. Mais il est encore une autre crainte portant sur la condition humaine comme telle : l’humanité tomberait-elle dans une vie privée de liberté voire dans une obscure et bestiale méchanceté ? Devant l’avenir béant, nous osons maintenir notre pensée : l’homme ne peut pas se perdre complètement, parce qu’il est créé à l’image de Dieu. L’avenir de l’humanité n’a pas la fatalité des évolutions naturelles. Leur seule chance de salut, c’est qu’ils soient toujours conscients de l’horreur. Il y a à combattre le mal à l’origine. Aussi longtemps que l’homme conserve son initiative dans la constante évolution des circonstances, il ne peut surmonter sa peur que par le sentiment de sa liberté, fondé dans la transcendance. Nous avons discuté jusqu’ici la valeur des prévisions portant sur le cours des choses humaines et nous savons qu’il ne dépend que de l’homme. Précisément la pensée qui spécule sur l’avenir paraît ici décisive. On ne sait pas ce qui peut encore nous arriver. Le connaître serait mortel pour nos âmes. Trois tendances se manifestent aujourd’hui : les masses aspirent à l’ordre , le monde devenu un tout aspire à la réalisation de cette unité dans un échange pacifique, la perte d’un point fixe induit l’homme à chercher en soi l’origine authentique de la foi en posant cette question : quelle est la source et quel est le but de notre vie ? Pour traiter de ces trois thèmes, il nous faut expliquer ce qu’est la liberté. 

Le but : la liberté. Et d’abord la liberté est un concept philosophique. Être libre, c’est dominer le monde extérieur dont cependant je subis la contrainte (pas l’un sans l’autre). La liberté exige que nous ne laissions rien de côté (entre polarités et antinomies). Quand la liberté coïncide avec la nécessité du vrai, notre position reste instable (la subjectivité fondée sur la connaissance de ses limites). La liberté paraît impossible (en effet il faut choisir, il faut agir). La liberté exige des hommes une transformation. Le combat pour le vrai dans la liberté est une lutte livrée avec amour. Avons-nous expliqué ce qu’est la liberté ? Non. Par essence elle échappe aux définitions. La liberté n’est pas objet. Elle n’est pas une réalité empirique que l’on puisse soumettre à la recherche dans le monde. Pour une connaissance du monde objectivement scientifique, elle n’existe pas ; on ne peut donc la représenter par un concept défini. Mais par la pensée je peux m’approprier même ce que je ne connais point objectivement, et par le mouvement de mon esprit, en concevoir une idée abstraite. Je peux donc parler de la liberté, comme si elle existait pratiquement. C’est là pourtant une source inextricable de malentendus. 

Pouvoir et liberté politique. En pensant d’une façon théorique à ce qui est désirable et raisonnable, nous oublions la réalité essentielle qu’est la force. La force est inévitable. Comment faire pour assigner à la force la place qui lui revient ? Depuis des millénaires l’histoire témoigne d’une lutte entre la légalité et la violence. La liberté de l’homme commence avec la validité du code de l’Etat où il réside. On dit qu’un Etat est libre quand il maintient sa souveraineté devant les autres Etats ; mais lorsque nous parlons de la liberté politique, nous pensons à la liberté intérieure du peuple envers son gouvernement. La liberté politique n’est forte que quand elle est originelle, quand le peuple possède une éducation civique et se constitue ainsi en nation. La confiance a besoin d’un point fixe. Max Weber a distingué trois types de pouvoir légitime : le traditionnel, le rationnel, le charismatique. Ferrero a posé l’alternative : d’une part la liberté qui résulte de la légitimité, d’autre part le despotisme et la peur. La seule intelligence ne suffit pas à préserver la liberté politique. Kant a développé des principes essentiels : la liberté de chaque individu n’est possible que pour autant qu’elle se concilie avec la liberté d’autrui ; tout homme a droit à deux garanties : se savoir protégé contre la violence, voir son opinion et sa volonté prises en considération ; la liberté ne peut s’affirmer que par la victoire du droit sur la violence ; l’état de liberté n’est possible qu’en démocratie où tous ont des droits égaux au scrutin ; des échanges de vues sont nécessaires pour élaborer la volonté commune ; la liberté politique, c’est la démocratie, mais dans des formes et avec des hiérarchies devenues historiques (instituées) ; les partis servent à diriger les élections et à former une élite politique ; il y a une technique et un style de vie démocratiques, indispensables l’un à l’autre (donnant le libéralisme) ; la liberté politique doit permettre à l’homme d’être libre en tout (l’Etat ne peut entraver par des législations envahissantes) ; la séparation de la politique et de la pensée spéculative est un signe distinctif de la liberté civique (séparation de l’Eglise et de l’Etat – ici Jaspers glisse l’importance du christianisme et donc de la foi chrétienne dans l’émergence de la liberté parce que seule la foi peut faire concevoir une politique se limitant sobrement à son domaine – la séparation est donc à creuser du côté de l’Etat comme devant être remis à sa place, seconde) ; conserver la liberté , c’est supposer qu’on pratique, au point qu’elle en devient naturelle, une éthique de la vie en société ; une constitution assure la liberté et ce principe sacré doit être à l’abri des aléas du suffrage ; il n’existe pas d’équilibre qui assure définitivement la liberté démocratique à la satisfaction de tous (la liberté n’est pas réduite si elle sacrifie quelque peu à la justice) ; redisons-le : la liberté ne peut user d’aucune autre voie que de celle de la consultation populaire. L’histoire manifeste que la liberté politique y apparaît exceptionnellement et que c’est un phénomène occidental. Ce que nous allons exposer maintenant à propos du socialisme et d’une unité mondiale, les montre intimement liés au pole de la puissance. La foi a un sens différent. Une foi qui se laisserait contaminer par ce pragmatisme cesserait d’être une foi. Elle ne peut rester vraie que sur le plan d’une liberté qui ne prétend pas à la force. 

Tendances fondamentales : trois tendances se manifestent aujourd’hui. On les désigne sous les vocables de socialisme, d’unité mondiale et de foi. Et d’abord le socialisme. Nous ne nous attarderons pas mais il faut souligner qu’au moment de la parution du livre très peu d’intellectuels ont pris une position si clairement critique à l’encontre du socialisme communiste. Selon les indications du matérialisme historique, c’est une conception moderne qui fonde la politique stalinienne ; pour arriver à son but il faut faire passer le pouvoir des mains du capitalisme en état de crise à celles de la dictature prolétarienne et deuxièmement établir un plan scientifiquement conçu. Un plan est le projet d’un système visant un certain but. La question est de savoir qui fait ce plan ? L’Etat ? et quel est l’objet du plan ? L’économie toute entière ou une entreprise isolée ? Les circonstances de l’après-guerre justifient de limiter les jeux du marché par un dirigisme de l’économie selon des principes de justice distributive ; le machinisme appelle une organisation planifiée mais si on la pousse à l’extrême, elle s’essoufle et perd de son efficacité ; les exigences d’une justice sociale reprochent au système libéral d’avoir confondu des intérêts corporatistes avec des droits de l’homme sacralisés. Il faut toujours avoir en tête le souci de garantir la liberté de tous et c’est vrai que l’égalitarisme est obtenu au détriment de l’un ou l’autre. L’organe du dirigisme est la bureaucratie et elle crée un frein à un planisme efficace. L’erreur est de supposer que l’on possèderait en propre le savoir et le pouvoir. L’homme est enclin à concevoir des plans universels malgré leur impossibilité ; cette disposition a deux sources : le modèle que propose la technique et l’attrait d’une connaissance soi-disant totale de l’histoire. Signalons aussi que le socialisme n’est pas nécessairement communiste ; il conjugue alors une conception de la justice et de la démocratie cadrée dans les jeux de partis. 

Venons-en à l’unité mondiale. La technique a créé l’unité mondiale en favorisant les échanges. Partons d’une analogie historique de notre époque avec la fin de la période axiale. La période axiale a vu l’homme accéder à la conscience de soi. Elle vit l’apparition de ces images et de ces idées maîtresses, à l’époque transitoire où les mythes disparaissaient. Des possibilités infinies se développèrent dans la lutte spirituelle que menait un monde extrêmement fractionné politiquement. Chaque force en s’éveillant en entraînait une autre. Mais avec l’élan qui le soulevait si haut, l’homme fit l’expérience de sa misère ; il vit qu’il était à jamais inachevé. Dès lors il chercha la délivrance. La pensée rationnelle se développa et la dialectique. L’homme apprit combien tout est mouvant. Une inquiétude toute nouvelle s’empara du cœur humain. Le monde apparut de plus en plus confus. Puis se fut l’effondrement. De grandes unités politiques surgirent au 2ème siècle acn : l’empire chinois de Shi-huang-ti, dynastie des Mauryas en Inde, empire romain. La libre polémique des esprits semble se taire ; il s’en suit une diminution du degré de conscience ; la pensée impériale prend corps dans des formes inspirées de la religion. Une civilisation moyenne nivelle les foules. La démocratie disparut et des particuliers s’aperçurent que la domination étrangère les prive de leur liberté personnelle. L’avènement d’un impérialisme va de pair avec un changement profond de l’âme humaine. L’individu se replie sur lui-même et perd ce qui le distingue de la foule. Tous sont esclaves. La ligue spirituelle que forment entre eux des êtres réduits à l’impuissance, comme les premiers chrétiens, liés par leur foi en une résurrection, et en une délivrance, est d’un ordre tout différent. Et chez les vainqueurs, les Romains, s’éveille un sentiment grandiose de leur mission : imposer aux peuples réunis sous leur sceptre une direction unique dans l’intérêt de tous, porter à sa perfection l’art d’administrer l’Etat, instituer une autorité qui embrasse le monde. Aujourd’hui les mobiles qui poussent à l’unification du monde sont : d’abord la volonté de puissance, ensuite cette profonde détresse qui règne sur la terre et qui incite à trouver une entente, enfin l’idée d’une solidarité humaine. Quelles sont les tendances qui pourraient dessiner notre avenir : empire universel ou ordre mondial ? L’empire universel c’est la paix imposée par un pouvoir unique qui, centré sur un seul point du globe, le soumet tout entier par la force et la propagande. L’ordre mondial c’est l’unité que n’étaie pas la violence sinon quant aux mesures que dicte une décision prise en commun, les arrêts sont pris par la majorité, les droits individuels, entre autre des minorités, sont respectés offrant un ordre stable mais souple. Se dessine ici un fédéralisme d’Etats souverains universel. L’ordre mondial serait le prolongement et la généralisation de la liberté politique intérieure. Le rôle des Etats serait de gérer les seuls problèmes vitaux de tous et pour tous en s’appuyant sur le droit naturel. Il est possible de déduire certains principes fondamentaux comme l’a pensé Kant cherchant à promouvoir la paix perpétuelle : droit de disposer de soi-même, égalité des droits, souveraineté de l’Etat. Tout ce qui pourra désormais survenir procèdera de l’intérieur ; l’ordre mondial futur ne pourrait se constituer d’emblée ; quant à la métamorphose que subiraient l’âme et l’esprit de l’homme sous un régime impérialiste, on peut se l’imaginer d’après l’analogie que nous offrent les empires chinois et romain ; un ordre mondial légal, pourvu d’un régime politique et d’une morale constructive, est-il possible en somme ? Toutes ces tendances dépenderont des forces politiques et de leur potentiel. L’époque des Etats nationaux est révolue. Des puissances émergent dans d’autres régions du monde que l’Occident. À l’échelle historique les USA et l’URSS ne sont que des entités récentes. La population entière du globe est impliquée dans un jeu des puissances. Les Européens ne sauraient continuer à dominer ni même diriger les populations de l’Inde et du Proche-Orient. Sans parler de la Chine. Pour parvenir à un ordre mondial il faut partir de quelques valeurs historiques essentielles, telles que l’Angleterre, les USA et la Suisse les promeuvent. Si l’unité mondiale est un fait imposé par les échanges pratiques, le sentiment d’unité géographique et de puissance qui en résulte est un facteur primordial. L’établissement d’un ordre mondial ne doit pas être impatient. On ne peut pas renverser de l’intérieur une dictature solidement implantée. Depuis l’énergie nucléaire, le danger d’une destruction totale est possible. Dira-t-on alors qu’un ordre mondial est impossible ? Ne verra-t-on pas l’humanité entrer d’un commun accord dans le rêgne de la paix ? Quelle place donner à l’utopie ?

La foi. La foi est un englobant qui n’a rien à voir avec le socialisme ni avec les nécessités poussant à nous unifier dans de grandes organisations. Ou plutôt c’est elle qui doit guider les réalisations socialiste et unitaire. La foi est l’englobant qui nous dirige, même quand l’entendement semble se suffire à lui-même. Le nihilisme c’est la mort de la foi. L’homme n’est pas uniquement un être instinctif, pas non plus un lieu de l’intelligence mais un être qui est plus que lui-même. L’homme ne vit pas sans foi. Il peut s’associer à un englobant qui seul fait de lui ce qu’il est réellement. Ce qui importe pour l’avenir, ce sont les critères moraux que nous adopterons dans la pratique, l’origine à laquelle nous puiserons, ce que nous aimerons. Quand Rome eut conquis le monde antique, le seul parti à prendre pour un honnête homme, était de se retirer d’un monde qu’il réprouvait. Dans cette période de confusion, ce qui est étonnant, c’est que finalement le christianisme ait pris le dessus. On peut désormais envisager les modalités actuelles de la foi. Les Jacobins ont cru dans une révolution jusqu’à la terreur. Lénine après Marx a cru dans la révolution jusqu’au dirigisme des masses et ce dans une religion sociale. Le rationalisme, on y a cru jusqu’aux abus de la science érigée en dogme. Posons encore une fois la question clé : la foi est-elle possible sans transcendance ? Si l’homme fixe les yeux sur un but purement immanent, cette attitude aurait-elle la portée d’une foi parce que son objet serait situé dans l’avenir ? Tentons de formuler les relations que l’on peut établir entre la foi et son contenu : croire en Dieu, croire en l’homme, croire aux possibles qui existent dans le monde. La foi a des répercussions essentielles sur la recherche d’un équilibre social et d’un ordre mondial. La force naît de la foi. L’histoire est la marche à la liberté de l’homme guidé par sa foi. Elle institue la légitimité sans laquelle rien n’est sûr ; elle montre à l’homme comment se conquérir lui-même en se soumettant aux exigences de l’absolu. Mais on ne pourra parvenir à un ordre mondial sans la tolérance. Seule la foi peut susciter un dialogue et le rendre substantiel. La foi vivifie l’action. La conscience voulant analyser de façon exhaustive tout ce qui est concevable, est débordée par le subconscient élémentaire et dissimulé. Grâce à une critique consciente, la foi aide à renfermer dans leurs justes limites les intérêts temporels. C’est elle qui fait appel aux hommes, dans les institutions, les administrations, dans la science et la technique : trouver le chemin à suivre, à chacun de ses tournants important ou non, en partant d’une idée ; faire apparaître l’esprit du tout, et, donnant à chacun son rôle, faire jaillir de l’infini un sens et une valeur humaine. Il peut sembler que l’aspect du temps présent et les catégories de la foi diffèrent si profondément qu’ils s’excluent. Cette disparate rend d’autant plus urgente la question : sous quelle forme la foi se manifestera-t-elle ? La philosophie peut imaginer le plan sur lequel cette expression s’extériorisera. Elle découle de deux sources : le croyant aime celui qui croit, où qu’il le rencontre ; s’il est vain de prétendre faire naître la foi par un effort conscient, il nous est possible cependant d’imaginer pour elle , ou même de créer, le climat favorable. Pour cela il faudra attribuer une importance décisive à ce que lisent les masses. Tout ce qui s’adressera à elles aura une importance primordiale ; ce sont ces efforts-là qui détermineront l’avenir. Nul ne pourrait dire ce que les Eglises, en se renouvelant, pourraient offrir. D’autre part il existe une foi qui a évolué en dehors des Eglises. Même si l’on doute des Eglises actuelles, ce doute ne s’attaque pas à la religion biblique. Et si la religion biblique ne parvenait pas à se transformer, quelque chose devrait la remplacer, qui fut tout aussi originel, car l’homme ne peut cesser d’être homme. Si elle devait s’emparer vraiment des âmes, il faudrait qu’elle se levât sur le monde comme une seconde ère axiale. Dans l’alternative où un empire universel s’imposait, il resterait l’espoir dans des individus. Ce sont eux, tous ceux qui ont vécu de Chine en Occident, de la période axiale jusqu’à nos jours, qui empêcheraient que ne tarit le courant de la pensée philosophique, ne fut-il qu’un mince filet. Le seul élément commun qui puisse s’imposer à tous comme une foi en relation avec un ordre mondial, c’est la volonté de chacun de trouver les bases d’une vie pratique, où l’on puisse voir s’épanouir toutes les ressources pacifiques de l’esprit. Il y a en nous un besoin inassouvi, quelque chose comme une attente pleine d’espoir. La réflexion nous donnera quelque chose d’essentiel. Et c’est par la réflexion philosophique que nous arrivons sur les hauteurs où l’amour prend son sens profond dans la véritable communication. L’influence appartient aujourd’hui aux individualités.

Nous sommes arrivés à la troisième partie du livre : le sens de l’histoire

Troisième partie Chapitre 1 : quelle est la portée des considérations historiques ?

Que signifie pour nous une conception universelle de l’histoire ? Nous cherchons à comprendre l’histoire comme un tout, afin de nous comprendre nous-mêmes. Ce qui est historique, c’est ce qui échoue, mais c’est la présence de l’éternel dans le temps. Ce mode de l’être a pour signe caractéristique d’être histoire et, de ne pas être durée temporelle. Différant en cela d’avec le simple déroulement des faits où les formes et les lois générales ne font que se répéter. L’histoire est à la fois événement et conscience de l’événement. Nous devons constamment la fermer sur elle-même et l’ouvrir à la transcendance. Primo elle a des limites qui l’isolent de toute autre réalité, nature ou cosmos. Secundo elle a une structure interne. Tertio elle devient idée d’une totalité lorsque l’on pose la question : où réside l’unité de l’histoire. Dans ce chapitre on aborde les limites de l’histoire. 

Et primo par rapport à la nature. Celle-ci n’est pas une simple évolution naturelle. L’histoire naturelle est inconsciente. Nous nous représentons un éternel va-et-vient, des disparitions suivies de recommencements. Le processus vital ne fait voir en l’homme qu’une espèce animale qui se répand à la surface du monde comme d’autres formes animées. L’évolution de l’humanité dans son ensemble est conçue comme un seul processus. La nature en nous se manifeste dans l’hérédité et l’histoire dans la tradition. La tradition peut disparaître complètement. 

Pourquoi sommes-nous sur terre ? Cet isolement au milieu du cosmos constitue la limite pratique de l’histoire. Jusqu’ici on n’a émis à ce sujet que de vaines spéculations et des conjectures sans consistance, en se demandant si la vie, l’esprit ou des êtres doués de raison pouvaient exister ailleurs que sur la terre. Nous ne pouvons que nous pénétrer de ce fait étonnant et qui nous saisit toujours comme une angoisse ; ce n’est que depuis six mille ans que l’homme a ouvert ses yeux à la conscience, dans ce besoin d’interroger et de savoir, que nous nommons philosophie. Le prodigieux phénomène historique qu’est la pensée, et celui de la condition humaine qui en découle, est dans l’ensemble un phénomène imperceptible.

Troisième partie Chapitre 2 : structures fondamentales de l’histoire

L’histoire de l’humanité est un domaine qui sépare de tous les autres une modalité de l’être qui lui est propre. Parmi les sciences elle correspond également à un mode particulier de la connaissance. Nous allons signaler deux caractères fondamentaux. 

Le singulier et l’universel. Si nous cherchons à enfermer l’histoire dans des lois générales, nous ne la saisissons jamais en elle-même. Car en ce qu’elle a de particulier, elle est un phénomène absolument unique. Vu du dehors, ce que nous appelons histoire est ce qui se produit en un point défini de l’espace et du temps. Pour être historique, il faut que le phénomène particulier soit unique, non réitéré. Ce caractère d’unicité ne se réalise pour nous que dans l’homme et ses créations ; partout ailleurs nous ne le trouverons que là où on pourra établir entre l’homme et le phénomène, une relation. Dans l’histoire nous nous rencontrons comme liberté, existence, esprit, sérieux des décisions, autonomie relativement au monde. Notre entendement est toujours enclin à prendre pour l’être lui-même ce qu’il réussit à penser et à imaginer de façon précise. C’est le cas du singulier en histoire, que la pensée ne saisit qu’en relation avec l’universel. Mais le singulier ne devient pas historique du seul fait qu’on lui a donné un nom, en le situant à sa place dans l’espace et dans la durée, pas plus que l’universel qui apparait dans ce singulier sous forme de loi. L’historique est plutôt l’unique, l’irremplaçable. Cet être particulier, dans l’histoire, n’est percevable que par l’amour et l’intuition divinatrice que l’amour fait naitre. Le monde se révèle dans l’infini du singulier dès qu’on l’aime. C’est pourquoi l’amour véritable s’élargit et s’élève de lui-même ; il se mue en amour pour l’être en soi à son origine. 

L’histoire est transition. Plus un phénomène s’affirme dans son unicité, plus il exclut la répétition et plus il appartient à l’histoire proprement dite. Tout ce qui est grand est phénomène de transition. L’être se manifeste progressivement au cours de l’histoire. Mais s’il est vrai que la liberté est partout présente dans l’histoire, elle n’y est jamais achevée. Plus le mouvement est radical, plus la vérité qui se manifeste a des racines profondes : la tragédie grecque, la mystique d’Eckhart, la philosophie de l’idéalisme allemand. Dans l’histoire de l’esprit, les phénomènes les plus importants sont donc, en tant que transition, à la fois conclusion et point de départ. La création spirituelle du Moyen-Âge, telle qu’elle se parfait dans le système de St Thomas d’Aquin et dans la poésie de Dante, s’inspire encore d’une foi intacte ; et pourtant ils nous ont donné l’image d’une réalité qui, au moment où elle a été pensée, appartenait déjà au passé. Rien d’humain n’a de permanence. La vérité par laquelle l’homme prend conscience de l’être se manifeste dans le temps. Tous les phénomènes manifestant une vérité authentique sont apparentés par une source commune, une permanence qui n’est pas la durée à travers le temps, mais l’éternité par laquelle le temps s’abolit. Ainsi s’impose à nous l’idée qu’une fois, dans le temps, l’histoire de l’humanité prendra fin ; cette norme recouvre tout de son ombre

Troisième partie Chapitre 3 : l’unité de l’histoire

Nous cherchons à saisir l’unité de l’histoire dans les images globales du tout. Elles nous donnent de l’historicité de l’homme une notion purement empirique, où le fait essentiel demeure sa disponibilité infinie devant l’avenir et le passé si bref : nous commençons à peine. Cette infinité d’intercorrélations semblent au moins quelquefois concorder et se développer en une signification commune. L’objet de la recherche n’est pas une de ces catégories générales, pas davantage des lois historiques ; mais c’est l’unité historique sous sa forme effective, concrète, qui ne se répétera jamais, forme qui n’est pas une loi, mais le secret même de l’histoire. 

Notre volonté devra s’attacher à une étude interprétative de l’histoire. L’homme choisit l’histoire pour but. On vise consciemment ce but quand on s’efforce de faire régner la paix universelle. Mais ce but ne se rapporte qu’à l’établissement pratique d’une base commune d’existence. L’unité nous la chercherons plus haut, dans l’ensemble de l’être et de l’œuvre humains. Seul l’échange dialectique nous dévoilera en quoi consiste cet élément. Dans l’exigence d’une communication intégrale, se révèle la fraternité humaine au sein d’une compréhension réciproque. L’unité ne reposera cependant pas encore sur un savoir, une construction, un but concret, pas non plus sur une idée que nous nous formerons d’une fin dernière, mais sur toutes ces choses à la fois. Alors se posera la dernière question : l’unité humaine réside-t-elle dans un accord unanime dans une foi commune, dans l’objectivité de ce que tous pensent et croient être vrai, dans l’organisation d’une vérité unique et éternelle instituée par une autorité mondiale ? Ou bien l’unité qui nous est accessible dans la vérité est-elle seulement celle de nos sources multiples ? Sera-ce l’unité qui plutôt permet à l’Un de se cacher dans la diversité, l’Un qui ne peut rester vrai que dans une volonté tendant à une communication illimitée comme une tâche éternelle vu les possibilités humaines ?

L’unité de l’histoire ne sera jamais réalisée en tant que fusion absolue de l’humanité. La fusion est plutôt la limite, car l’atteindre mettrait fin à l’histoire. Des unités se forment, puis on cherche passionément l’unité, alors elles se heurtent et se brisent de nouveau. Enfin se lève l’unité dernière, dans une région inaccessible du royaume où les esprits se rencontrent et fraternisent ; c’est le règne invisible où se révèle l’être dans l’unanimité des âmes. Mais une chose reste historique, c’est le mouvement qui, entre le commencement et la fin, n’atteint jamais sa propre signification à moins qu’il n’en ait peut-être pas d’autre que lui-même.

Troisième partie Chapitre 4 : conscience de l’histoire dans l’homme d’aujourd’hui

Nous voyons l’histoire, naguère simple objet de la connaissance, devenir question de vie et de sentiment de l’existence ; d’éléments d’une culture raffinée, elle se fait attente anxieuse d’une réponse.  Notre façon de la concevoir n’est plus innocente. Ce qui est nouveau, c’est l’universalité et la précision des méthodes de recherche. Ici revient le nom de Max Weber. Combien suggestive est son œuvre, sa façon d’éclairer tous les points de l’horizon, sa vision de l’histoire qui ne se fixe jamais en conceptions globales. 

Nous n’en sommes plus aujourd’hui à prétendre voir dans l’histoire un tout saisissable dans son ensemble. Une pensée globale qui se considère comme telle, peut encore exister et sa méthode comportera les éléments suivants : les faits doivent être examinés un à un et soupesés. On ira partout jusqu’aux limites afin d’atteindre les horizons les plus lointains. Alors nous percevrons l’appel de certaines exigences. Le penseur qui contemple l’histoire se trouvera rejeté vers lui-même et vers sa présence dans le monde. 

Élevons nous maintenant au-dessus d’une contemplation esthétique de l’histoire. Ce goût de l’histoire est également gratuit ; il mène à une complaisance. Notre véritable relation avec l’histoire est dans une lutte : l’histoire nous concerne personnellement, et ce qui en elle nous importe gagne toujours en étendue. Plus l’histoire nous sera présente, moins elle sera pour nous l’objet d’une contemplation esthétique. 

Nous voici aiguillés vers une unité humaine dans un sens plus vaste et plus concret que précédemment. Nous connaissons la joie profonde que donne un regard jeté sur l’origine de l’humanité. En partant de là, nous nous voyons ramenés à notre propre historicité particulière ; l’origine exige la communication dans toute l’acception du mot. Elle donne la joie de la fraternité et de la communauté humaine, et la fait trouver en ce qui nous était étranger chez les autres peuples. L’effort de la philosophie de l’histoire est de rechercher ce sens, cette structure qui ne peuvent concerner que l’humanité dans son ensemble. 

L’histoire et le présent deviennent pour nous inséparables. Les deux choses sont nécessaires : l’objectivité de l’histoire et la subjectivité du moment actuel, sans laquelle cette réalité n’aurait aucun sens pour moi. Chacune, isolément, dépouille l’histoire de son efficacité, qu’elle soit la matière indifférente d’une connaissance gratuite et sans fin, ou qu’elle tombe dans l’oubli. Comment établir la relation entre ces deux pôles ? aucune méthode rationnelle ne conviendrait. Cette situation critique de notre conscience historique détermine la manière dont nous adhérons à l’idée d’une structure de l’histoire dans son ensemble. Tandis que la recherche empirique et la conscience existentielle s’accomplissent dans la tension de leur polarité réciproque, la recherche elle-même est tendue dans une antinomie entre l’étude d’ensemble et celle de l’infiniment petit. J’éprouve le présent selon ma façon de voir l’ensemble du passé. Plus je pénètre le passé et plus essentielle est ma participation au cours actuel des choses. Où est ma place, pourquoi je vis, je ne le comprends que grâce au miroir de l’histoire. Sans cette connaissance, nous n’aurions ni conscience d’une signification, ni orientation personnelle, ni surtout le sens de la substance historique.

Troisième partie Chapitre 5 : l’histoire transcendée

Nous sommes envahis par le sentiment de l’insuffisance de l’histoire. Nous voudrions à travers elle pénétrer jusqu’à un point situé en deçà et au-dessus, jusqu’à la source de l’être, devant qui l’essence toute entière ne peut jamais être, en tant que phénomène, complètement satisfaisante. Pour nous il ne peut y avoir de point d’Archimède situé en dehors de l’histoire ; nous cherchons dans l’englobant, dans l’être même, dans notre existence et dans la transcendance, ce qui serait ce point d’Archimède. 

Nous échappons à l’histoire en nous tournant vers la nature. Nous dépassons l’histoire en cherchant la vérité intemporelle qui n’en dépend pas : celle des mathématiques et de tout savoir apodictique, de toutes les formes du général et de l’universel qui sont à l’abri des altérations. Mais il ne faut pas céder à la séduction. Nous quittons l’histoire pour trouver l’historicité fondamentale, c’est-à-dire celle de l’univers. À cette réalité fondamentale, nous accédons par celle de notre existence propre. Lorsque nous nous situons dans l’absolu de notre responsabilité, du libre choix qui nous oriente dans le monde, de notre décision, du don que nous sommes à nous-mêmes dans l’amour, lorsque nous accomplissons notre être en transcendant le temps par l’existence historique, alors, la lumière se fait sur le sens de l’histoire, grâce à la communication qui, à travers les connaissances acquises, rencontre l’existence.

Nous dépassons l’histoire en plongeant dans l’inconscient. Notre conscience est aiguillée sur l’inconscient. Cet inconscient qui nous porte est de deux sortes : celui qui est nature en lui-même, et à jamais obscur et celui qui est germe de l’esprit et tend à se révéler. C’est ce dernier qui se manifeste dans le jaillissement des images et du style, dans la poésie, l’art, la réflexion. Non seulement nous en vivons mais nous y tendons. La démarche de l’esprit dans l’histoire s’appuie sur l’inconscient comme donné préalable, et même crée de nouveaux éléments inconscients. Mais ce concept ne peut livrer le chiffre de l’être. 

Nous dépassons l’histoire quand nous réalisons en nous la présence humaine, sous l’aspect des chefs-d’œuvre qui ont capté l’être et l’ont rendu communicable. Des hommes se firent la proie de la vérité éternelle qui s’exprima par leur bouche ; leur acte, quoiqu’incarné dans l’histoire, la transcende et nous entraîne plus haut, dans ce qui fut avant l’histoire et, en elle, se fit Verbe. Nous voyons seulement que, dans le temps, nous est venu quelque chose qui se trouve au dehors et au-delà du temps et qui est l’être même. Saisir l’histoire dans son ensemble, c’est la dépasser. L’unité de l’histoire n’est plus l’histoire elle-même. Se saisir de cette unité signifie que l’on s’élève au-dessus, vers l’Un qui fait que l’histoire devient tout. Ce qui importe c’est que nous exigions du présent qu’il soit éternité dans le temps. Ce qui est éternel apparait comme une décision dans le temps.