Le livre de Deleuze est radical dans le sens où il rompt avec le monde académique qui voyait en Nietzsche un penseur de seconde zone par rapport à Kant et Hegel. La construction de la pensée de Nietzsche par Deleuze est totalement nouvelle. Nietzsche y acquiert une dimension le plaçant à la hauteur des grands penseurs traditionnels.
Je résume les trente pages au centre du livre, qui a commencé par une biographie, une bibliographie et qui est suivi par un dictionnaire des noms utilisés.
Ma présentation ici résumée est complétée d’un article qui éclaire la portée du geste de Deleuze dans une perspective sociologique qui m’a semblé intéressante.
Deux mots-clés d’entrée de jeu : l’interprétation et l’évaluation.
L’interprétation qui fixe un sens partiel et fragmentaire et l’évaluation qui hiérarchise le sens en totalisant les fragments sans supprimer leur pluralité. Cela donne de la perspective mais l’enjeu est alors le lien entre l’avenir et l’origine. Depuis les présocratiques le lien entre la pensée et la vie s’est rompu, provoquant à la suite une alternance de vies médiocres et de penseurs « fous » (jugés tels par les représentants académiques). Nietzsche est un de ces penseurs fous pour quelqu’un comme Wahl. Entre ces deux destins, la pensée de la majorité de ceux qu’on appelle postkantiens oscille car elle n’avance plus que masquée en raison d’une censure conservatrice.
Pour revivifier la pensée, il n’y a pas d’autre voie que lutter à contre courant.
Nietzsche ouvre la voie : Dionysos apporte la volonté de puissance contre le nihilisme.
La volonté de puissance est au principe de l’évaluation des interprétations fragmentaires en promouvant l’affirmation contre le nihilisme. La pensée si elle est forte peut s’ouvrir à la vie.
Le nihilisme est la pensée contre la vie et il s’accompagne de ressentiment, de mauvaise conscience adossée à un idéal ascétique qui nie Dieu. La pensée nihiliste induit un mauvais rapport de forces qui règle le compte à tout ce qui gêne l’idée de l’homme libre de toutes attaches. Cette solution fait fi de la difficulté. Et cela se voit dans la figure de l’âne : l’homme s’est chargé comme un baudet incapable d’assumer. Le « non » de l’âne n’arrive pas à se faire entendre et finalement ressemble à un « oui » résigné.
Zarathoustra apporte alors un message de transmutation.
Au « non » de l’âne se surajoute une agressivité salutaire. Zarathoustra renverse les philosophies de l’Un et annexe la vie au Multiple et au Devenir. La tâche de Dionysos est complétée du travail d’Ariane. C’est elle qui glisse la vérité dans la petite oreille de l’homme (à moitié sourd) : elle lui apprend de dire un « oui » affirmant l’unité de l’Un du Multiple et de l’être du Devenir.
L’éternel retour c’est la répétition qui sélectionne un Surhomme de parmi les hommes. La hiérarchie de ce travail inconscient aura mobilisé Zarathoustra, Dionysos, Ariane passant de l’affirmation à l’affirmation dédoublée. Le relais se glisse dans l’éternel retour : l’affirmation redoublée marque une vraie différence par la répétition. Le Surhomme est le fruit de cette répétition. (Quant au dernier homme il s’éteint avec l’homme qui veut périr).
La conclusion dégage deux généalogies.
La 1ère est le travail produit dans l’homme ; la 2de est le travail produit par l’homme et la femme.
La 1ère met en avant l’aufhebung (dépassement) à travers une transformation de l’essence de l’homme par un déchirement ; la 2de achève la fécondité dans la différence comme une tâche à répéter génération après génération.
Pour compléter par des éléments sociologiques, voici un article de Bruno Meziane : « entre légitimation institutionnelle et mise en question de l’institution ».
Le livre de Deleuze produit une rupture du regard sur Nietzsche dans le monde académique.
Jean Wahl trouve trop scolastique l’idée que Nietzsche est un philosophe systématique car il faut le voir comme un poète sans suite dans les idées. N’étant pas à la hauteur de Kant et Hegel.
Avant Deleuze un pôle marginal a par ailleurs voulu valoriser ce manque de stabilité (Klossowski, Bataille). Mais aussi un courant marxiste qui a voulu l’annexer à des fins politiques. Historiquement c’est quand « la généalogie de la morale » entre au programme des années préparatoires à la philosophie que les choses bougent.
Au cœur de la question : Nietzsche est -il postkantien ? L’enjeu est dogmatique : quant à la place de la métaphysique.
Kant refuse la métaphysique et cela redéfinit la vérité, la morale, la foi, l’idéal. Mais Nietzsche critique le champion de la critique : critiquer n’est plus chercher les conditions de possibilité de l’entendement valant de façon universelle. Au contraire critiquer va dégager des types ou des façons de critiquer selon que l’on est poète, prêtre ou sophiste. Ainsi dans la Grèce antique, les « formes de vie » dessinant le contexte poussent Socrate à être ascétique. La généalogie met en lumière de façon systématique l’impossibilité de faire valoir la vérité ou la morale de façon universelle. Cette approche dégage les idéaux culturels (religion, science, art, philosophie) en regard du prix payé pour les soutenir. Nietzsche opposé à Kant soutient Hegel dans son mouvement de conversion de la théologie en une anthropologie autour de la question de savoir où est parti le transcendantal attaché au moi kantien.
Il y a chez Deleuze une approche de l’Histoire de la philosophie à travers l’idée d’une pluralité d’écoles et il y précise le type de « lector ».
Nietzsche met en place une philosophie articulée sur un jeu de forces et de sens. Car ils sont liés. En effet les forts ont la capacité d’apporter le sens qui manque à un certain temps.
Forcer sa place dans le monde de la philosophie universitaire réclame un usage de la généalogie inséparable d’une reconstitution des contextes réels d’émergence au sein desquels les volontés s’affrontent par masques interposés.
Nietzsche est lecteur de Kant et Deleuze le sera de Nietzsche.
Lector veut dire critique solitaire pour restituer le message originel. Dans une époque de nihilisme axiologique, l’esprit d’origine est créatif. Comment peut -on être créatif ? Le critique passe par le marché des valeurs qui imposent trop leur grille d’évaluation. Il est temps de créer des valeurs nouvelles.