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Mystiques, spirituels, alchimistes du 16ème siècle allemand


Auteur du livre: Alexandre Koyré

Éditeur: Gallimard

Année de publication: 1971

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Koyré réédite en 1971 quatre monographies qui ont été écrites et publiées en 1922, 1930, 1932 et 1933. N’ayant pas eu l’occasion de reprendre ce chantier en le complétant d’autres monographies, il partira sur d’autres terrains qui le solliciteront en chemin. On a une bonne idée de son intérêt pour la Renaissance dans le domaine de la science naissante mais le changement de Weltanschauung dans le domaine de la religion est tout aussi investi. Entre les lignes de ces textes, on découvre l’ampleur des recherches de ce penseur érudit ; il aurait pu nous parler de Jacob Boehme, Karlstadt, Erasme, et autres penseurs hollandais. L’Histoire des mentalités trouve ici un de ses grands défenseurs.

Chapitre 1 : Caspar Schwenckfeld (1490-1561)

On entre ici dans le clan des résistants, dissidents, qui ont lutté au départ avec Luther pour la Réforme, mais qui le quitteront quand leur leader abandonnera ses engagements essentiels par souci pragmatique, en collaborant avec les Puissants de son temps. C’est chez ces hérétiques que continua à brûler l’élan de rénovation spirituelle qui avait préparé et nourri la Réforme. Tous ceux qui gardaient intact cet élan, tous ceux qui dans la Réforme naissante prolongeaient le mouvement d’idées issu de la mystique médiévale, passaient dans l’opposition. En face des Eglises protestantes, qui imposaient une dogmatique, interposant, entre l’homme et Dieu, une médiation extérieure, ils entendaient défendre le rêve mystique de l’immédiateté. Médiocres philosophes, piètres théologiens, et cependant, ces spiritualistes ébauchent les thèmes religieux et métaphysiques dont s’empareront les grands théologiens et les grands philosophes du siècle dernier. 

Plus jeune que Luther, Caspar Schwenckfeld ne resta pas longtemps luthérien. Au lieu de fonder une communauté évangélique, la Réforme dégénérait en un mouvement politico-religieux. La liberté du chrétien, la libre piété évangélique, l’adoration de Dieu en esprit et en vérité, semblaient avoir fait leur temps. La religion de l’esprit tournait à l’idôlatrie de la lettre. Ce n’est pas en termes de morale que se pose le problème entre l’homme et son Dieu. Aucune préoccupation métaphysique non plus. Schwenckfeld enseignait la prédestination. C’est à la grâce, à la grâce seule, sans collaboration aucune de l’homme, qu’il réservait toute efficace dans l’œuvre du salut. L’incarnation, la mort et la glorification du Christ, faits historiques et certains, étaient pour lui le centre même du drame religieux. Les mérites n’existaient pas pour lui, la foi était la seule voie du salut. Il sera détesté par Luther, quand il attaquera la confession d’Augsbourg et proposera une théorie nouvelle de l’Eucharistie ainsi qu’une interprétation nouvelle des paroles du Christ. Il réclame une « abstention intérimaire » tant que la Cène ne parle pas au croyant ; il proclame la nécessité d’une illumination spirituelle personnelle pour comprendre le sens réel de l’Ecriture. 

Et le faisant, ne prétendait-il pas l’avoir reçue ? N’a-t-il pas par la suite, nié la présence réelle du Christ dans les espèces eucharistiques ? N’a-t-il pas combattu la justice imputative ? N’avait-il pas inventé sa théorie de la chair divine du Christ ? N’a-t-il pas rendu à la Vierge sa place de mère de Dieu ? Il a fait dépendre le salut, la participation effective aux sacrements, de la foi, et non seulement celle du fidèle, mais encore celle de l’officiant. Preuve manifeste que, par foi, il entendait quelque chose comme une force réelle, une participation réelle et un tentacule spirituel que l’âme projette pour toucher le divin. En fait il y avait plus que ça. Une libre communauté évangélique, c’était un idéal d’hérétique et la Réforme, faisant alliance avec les Princes, marchait vers une Eglise d’Etat. Luther était furieux. Schwenckfeld avait beau affirmer le caractère essentiellement pécheur de la nature humaine, son impuissance foncière, sa déjection : il n’a jamais eu peur de Dieu. Il affirmait que le Christ, d’aucune façon, n’était une créature. Voulait-il en réalité autre chose que sauvegarder, d’une manière absolue, l’unité de la personne de Jésus, éviter toute espèce dyophysitisme ? Une vraie personne, réelle, une : il ne fallait pas admettre en lui aucune imperfection, aucune séparation entre sa divinité et son humanité. Il fallait qu’il fût divin et incréé. 

Un Christ composé ne pourrait accomplir l’œuvre du salut. Et d’autre part, nous  ne pourrions, nous les hommes, participer à sa nature divine, si la nature humaine n’était elle-même divine et incréée. C’est là un raisonnement qui ne comprend pas les formules trinitaires (Je renvoie au Concile de Nicée). Mais eut-il dit autre chose s’il avait bien compris ? De même quant à l’eucharistie : a-t-il bien compris le sens des formules luthériennes ? Peut-être pas ; cela n’importe guère. Schwenckfeld a assez bien dit ce qu’il voulait. L’homme est déchu. La condition de l’homme créé est entachée d’imperfection. Une créature est « eo ipso » un être en dehors de Dieu. Le Christ en qui tout le divin s’incarne ne peut être une créature. La créature est imparfaite puisque nécessairement limitée et finie. Or Dieu est absolument parfait. Il est évident que l’homme charnel, l’homme extérieur, est impuissant à faire quoi que ce soit pour son salut. Dieu seul agit. Mais pas à la façon dont Luther le pense. Schwenckfeld n’admet pas que Dieu se borne à nous remettre la peine, à ne point nous compter notre dette ? Comment ? Dieu pardonnerait à ce pécheur sans que, au préalable, il ne l’ait transformé par une grâce justifiante ? Absurde. Dieu ne peut envisager comme juste, quelqu’un en qui il ne trouverait aucune parcelle de justice essentielle. Or l’homme, tel qu’il est créé, n’en possède pas. Il faut donc bien que Dieu le lui accorde par une seconde naissance. Et c’est là quelque chose de tout à fait réel. 

Pour Luther l’homme est un pécheur. C’est le péché qui l’a rendu pervers. L’homme est puni par Dieu. Sa punition est son état. Le crime, commis, l’écrase ; il lui faut le pardon. Pour Schwenckfeld, le mal est plus profond. Le siège du mal est ailleurs ; le mal n’est pas le même. L’homme ne peut être sauvé. Ce n’est point seulement en tant qu’il est pécheur, mais bien déjà, en tant que créature, qu’il est voué au mal. Et le pardon de Dieu ne peut le sauver d’aucune manière. Nulle créature ne peut être sanctifiée. Il faut un homme nouveau que Dieu engendre. Effectivement nouveau. Du moins quant au mode d’être, car Schwenckfeld pense qu’identiquement, la même essence peut être créée ou engendrée, c’est-à-dire, avoir un être extérieur et séparé de Dieu ou, au contraire, avoir un être divin. Peut-être dans la transcendance ou au contraire, dans l’immanence divine. Peut-être ennemi ou fils de Dieu. La grâce ne peut toucher l’homme extérieur, l’homme créature. L’homme intérieur, l’homme engendré par Dieu est seul capable de recevoir la grâce. La grâce n’est autre chose que cet engendrement lui-même. La recevoir, c’est être engendré. Pourtant même engendré, l’homme intérieur, spirituel, reste lié aux conditions de l’être créaturel. Il est lié au corps, est soumis au temps, il n’atteint pas sa perfection ; aussi le processus de la justification qui est une sanctification, n’aboutit pas dans la vie d’ici-bas. Ce n’est que plus tard dans l’au-delà, qu’il touchera au terme. Il est naturel qu’avec sa conception de l’extranéité totale de l’homme naturel, Schwenckfeld soit un partisan de la prédestination. Il l’accepte dans toute sa rigueur. La prédestination est absolue. Seuls les élus, et qui le sont de toute éternité, seront sauvés par Dieu. Toutefois élus dès avant leur naissance, ils ne seront sauvés que par la foi que Dieu va allumer en eux, par la seconde naissance que la parole de Dieu va provoquer. 

Il nie l’action réelle de la matière des rites. Quel est alors le rôle des rites ? Au fond il est minime, c’est le symbolisé, le baptème de la grâce, la foi qui est une grâce. La foi vivante n’est pas une simple croyance, assentiment intellectuel aux dogmes, ce n’est même pas la confiance en Dieu, c’est une participation directe et immédiate de l’homme régénéré à Dieu ; c’est une goutte du divin qui arrose l’âme, qui l’embrase. Elle naît dans l’âme sous l’influence de la parole de Dieu. Les mots, les signes, les sons ne sont que des symboles, des expressions, des traductions du sens, de l’esprit, qui, seul, est inspiré par Dieu. Le Seigneur n’a pas dicté les Ecritures mot à mot ; les livres sacrés ont été traduits. Cela n’importe pas, vu justement que ce n’est point la lettre, mais l’esprit seul qui est divinement inspiré. L’homme extérieur et séparé de Dieu, peut-il comprendre le sens de la parole divine ? Non, seul l’homme spirituel, l’élu, le fils de Dieu peut pénétrer le sens de l’Ecriture. 

Les luthériens ont tort de vouloir faire naître la foi « ex auditu », de croire que par des moyens extérieurs, on provoquerait la conversion. Les luthériens ne savent pas ce qu’est la foi, ni ce qu’est l’esprit, ni surtout ce qu’est la deuxième naissance. La faute en est à leur théologie papiste. Ils s’imaginent que l’Ecriture, la lettre, la parole prêchée possèdent une efficacité propre. C’est pour cela qu’ils veulent former une nouvelle Eglise extérieure et mettre le salut à la portée de tout le monde. Schwenckfeld ne pose jamais la question des damnés. Il ne pense qu’aux élus, il sait en être un. Étant élus de toute éternité, ils sont déjà sauvés. Et donc les questions sur la possibilité de perdre la foi sont oiseuses. Ce qu’il appelle le salut n’est point la délivrance, mais la divinisation, la « theosis », la déification de l’homme. Dieu a créé le monde et l’homme afin de les diviniser. Créant Adam, il voyait déjà celui dont le premier Adam n’était qu’un symbole. Jésus-Christ, second Adam, engendré et non créé, devait amener l’humanité dans le sein du Seigneur. Pourquoi Dieu n’a-t-il pas commencé par la fin et pourquoi avoir créé les hommes ? Il ne s’agit nullement pour l’homme de revenir à l’état primitif car le premier Adam n’était pas parfait. L’état final, la theosis, est supérieur à l’état initial ; il y a progrès. Le rôle du Christ ne s’épuise pas dans celui de rédempteur. Il fallait qu’Il s’incarne pour rendre la theosis possible. Et pourtant on ne saurait parler de progrès véritable, puisque justement ce n’est point de l’homme charnel que naît l’homme spirituel, ces deux natures ne communiquent pas. 

Il suffit de savoir que la naissance et l’incarnation du Christ étaient prévus de toute éternité. La bonté de Dieu est infinie et la grâce nous divinise. Son sentiment de créature ne lui permet pas de voir la source du mal dans le péché. La théorie du mal compris comme négation, posée par le fait même de l’être fini, n’est pas l’équivalent logique de sa doctrine de l’être créé. Le Christ est un être non créaturel. Et en même temps sa nature est humaine. Ceci est nécessaire pour soutenir l’idée que la nature humaine est « capax dei ». Il faut bien que la nature, l’essence de l’homme soit « quid divini » ; sinon comment le Christ se fut-il incarné et fait homme ? Et si le Christ n’était pas homme, comment la theosis eut-elle été possible ? Un Christ médiateur n’est concevable que si le caractère de finitude est compatible avec Dieu, que si l’homme est en essence bien plus qu’une créature ; que si l’humanité appartient à l’essence même de Dieu. Le Christ doit donc être homme et incréé en tant que tel. Un Jésus créature est un non sens. Schwenckfeld pousse à fond la distinction classique entre l’essence, l’existence et le mode de production. Le Christ est bien un homme, tout en n’étant pas une créature, et son essence humaine ne s’oppose pas au fait d’être engendré par Dieu. 

Créé et engendré sont des modes de production très différents, mais qui ne changent rien à l’essence de l’homme. Or s’il en est ainsi, l’homme peut de créé, devenir engendré. Cette doctrine est celle du corps céleste, de la chair spirituelle du Christ. Nous sommes impuissants de se représenter l’existence réelle d’un pur esprit. Le Christ n’est pas une créature, il n’a donc point de chair comparable à la nôtre. Il est immatériel mais ce n’est point un pur esprit. Le Christ possédait un corps, lequel, tout en étant réel, était formé d’une chair spirituelle toute pénétrée et transfigurée par l’esprit. Le passage de Jésus sur terre et sa naissance de la Vierge ne lui avaient pas donné de chair créaturelle, mais il ne pouvait point ne pas avoir de corps du tout. La croissance du Christ, qui est réelle, consiste en une transfiguration de plus en plus complète et parfaite de sa chair, en une pénétration de plus en plus profonde de l’esprit pur dans la matière spirituelle, une évolution qui n’a pris fin qu’avec le retour à la forme divine, à la transfiguration définitive de Jésus ressuscité. Cette chair, céleste désormais, le Christ la garde au ciel ; elle est divine ; elle lui appartient en propre ; il est impossible de ne pas se représenter le Christ comme un esprit parfaitement corporel ; or le Christ est Dieu. Il s’en suit que puisque, pour le Christ, le fait de posséder un corps est essentiel, il n’y a pas de contradiction ni d’incompatibilité entre corps et esprit.

Il s’en suit quelque chose de plus. La nature humaine est essentielle à la personne du Christ. Il n’est point devenu un homme, il est de toute éternité, Homme-Dieu. Or le Christ, le Fils de Dieu, est Dieu par son essence, et un moment absolument nécessaire dans l’être trinitaire de Dieu. Il s’en suit donc, d’une part que l’humanité en tant que telle est un moment nécessaire de la divinité ; ce qui, d’autre part, implique le caractère divin, en quelque sorte, de l’humanité. Or puisque l’incarnation est, elle aussi, parfaitement nécessaire et non déterminée par la faute contingente de l’homme, il est tout aussi nécessaire, pour Dieu, de se réaliser et de s’incarner dans l’homme, qu’il est essentiel, pour l’homme, d’avoir, en tant qu’essence, une nature participant à la divinité. L’infini et le fini, l’homme et Dieu s’impliquent mutuellement en tant qu’essences, avant toute création. L’esprit s’incarne nécessairement. Une conséquence s’en suit quant à l’eucharistie. Cette chair céleste que le Christ a conservée dans le ciel, c’est elle que nous mangeons dans l’eucharistie. C’est la chair divine. La chair céleste n’est pas incluse dans les espèces eucharistiques, et ces dernières ne se transforment point dans le corps céleste du Christ. Le croire serait ne pas comprendre le caractère de l’être créaturel. Le Christ est lui-même le pain et le vin de la vie. On peut se demander comment est-il possible que cette chair, qui n’est pas esprit, nous soit accessible. Schwenckfeld répond : c’est que l’homme lui-même est double ; l’homme extérieur, charnel, et l’homme intérieur, spirituel. C’est l’homme intérieur qui mange la chair spirituelle du Christ. L’homme intérieur ce n’est pas l’âme ; ce n’est pas non plus un pur esprit, immatériel ; c’est un homme ayant un corps spirituel. L’homme intérieur est un homme complet ; et c’est cet homme-là qui est congénère au Christ, c’est celui-ci qui devient, divinisé et transfiguré, un habitant de la gloire divine. Le Christ est Dieu tout entier mais Schwenckfeld ne cherche nullement à nier sa filiation humaine : Fils de Dieu, il est aussi fils de la Vierge et c’est d’elle qu’il a reçu ce même corps spirituel qui était engendré par Dieu ; cette même chair dont participent les élus. La possession d’un tel corps n’est pas renvoyée à la résurrection : il est l’apanage de l’homme spirituel, intérieur. Corps engendré par l’action directe de la grâce, de Dieu ou du Christ. L’homme spirituel est réellement un membre du Christ et réellement un fils de Dieu. 

L’homme nouveau est engendré par Dieu, mais engendré en nous. Si le Christ n’est pas une créature, l’homme non plus. Le corps glorieux du Christ est ce que la Bible appelle la gloire divine. Et lorsque nous entrons dans cette gloire, nous devenons les membres du corps du Christ. Or d’autre part, qu’est ce que le corps du Christ, sinon l’ensemble des fidèles ? Il s’en suit que tout fidèle augmente la gloire divine, et que la gloire divine, qui est le paradis, est dans les hommes autant qu’ils sont dans elle. L’homme régénéré c’est l’homme en qui le processus de la déification est déjà commencé. Comme tel il communie avec le Christ et y participe dans et par la foi.  Il est lui-même, littéralement, le Corps du Christ. La foi donne la possession immédiate de Dieu.

Chapitre 2 : Sébastien Franck (1499-1542)

Dans le groupe, il est le seul raisonnable. Le seul aussi qui soit tolérant. Mais il n’a recueilli que de la haine. C’est d’un point de vue très personnel qu’il s’en est pris à la Réforme luthérienne. Ce qu’il avait cherché, c’était une spiritualisation de la vie religieuse et morale. C’était une libération de cette vie de toutes les formes dogmatiques, ecclésiastiques et sociales qui empêchaient son libre développement. Pour Franck, la vie religieuse et la vie morale ne se séparaient ni ne s’opposaient. Toute organisation extérieure de la vie religieuse est sans valeur. Dilthey a appelé Franck le premier homme moderne. Ni homme religieux ni homme d’action ni même penseur. Son mysticisme est une métaphysique. Sa religion se confond avec la morale. C’est un compilateur et il subit toutes sortes d’influences. Toutes ces lectures se sont confondues dans son esprit, formant une sorte de mysticisme spiritualiste, où l’humanisme chrétien côtoie le stoïcisme, où Origène donne la main à St Augustin. Et il amalgame le tout sans en faire un système. Ses maîtres sont Erasme, Pirkheimer, Thamer, tous ceux qui ont rêvé d’un stoïcisme mystique et chrétien. 

Cet amalgame n’est pas démuni d’unité, une mosaïque entre quelques idées maîtresses. Franck se forme sa conception d’un Dieu impartial. Ce Dieu est proche, aimable et doux. Il n’y a pas ici de désespoir ni de terreur. Dieu est avant tout le Bien substantiel ; il est la force infinie du Bien infini, qui a créé le monde et l’homme, qui les maintient dans l’être par sa Providence. Cette pensée habite l’homme d’avant sa naissance, cela est inné dans sa conscience. Naturellement l’homme est porté à croire en Dieu, et surtout à l’aimer d’un amour confiant, d’un amour filial. Cependant qu’est-il ce Bien substantiel ? Franck reprend les doctrines du Pseudo-Denys, de Maître Eckhart, de St Thomas : on ne peut définir Dieu, il est supérieur à toute notion. Les négations seules lui sont applicables. C’est par rapport à nous qu’il est personne, force, qu’il prend forme. Il s’humanise par et pour nous. En soi il est par contre bien supérieur aux concepts et aux définitions : non point en raison de la faiblesse de notre raison, mais en lui-même, ontologiquement. Il n’est rien de défini et de déterminé, car il n’a ni fin ni terme. Il n’est rien et il est l’Être même, l’Être de tout être, l’Essence de toute essence, Substance de toute substance, Nature de toute nature. Il est le fondement de l’Univers, la source de la nature, car la nature et l’univers sont de lui. La nature en tant qu’elle est être, est son expression. Par conséquent elle est lui-même. En face de ce Dieu, Franck place l’homme, image et similitude de son Créateur, qui s’exprime par lui et en lui. C’est pourquoi l’homme est bon par nature et sa nature est bonne. Certes il a péché ; sa pensée, sa morale se sont obscurcis. Mais le mal n’a pas pu l’entamer en son essence. Le péché n’est qu’un accident. L’homme est libre. Ce n’est pas un décret arbitraire qu’il est condamné par Dieu ; sans liberté morale, qui serait en même temps une liberté métaphysique, il n’y aurait pas pour l’homme de responsabilité et donc pas de justice divine. 

C’est en catégories morales que Franck cherche à formuler les rapports entre Dieu et l’homme. Il cherche à expliquer comment la toute-puissance, l’omniscience, la sagesse de Dieu peuvent se concilier avec la liberté entière de l’homme, mais il est sûr d’avance qu’elles se concilient. Le Dieu de Franck tend à absorber le monde dont il est le fondement : et sa conception de la volonté divine semble tout d’abord compromettre l’action et le rôle des causes secondes. Mais ce n’est qu’apparence, car si Dieu est la nature de toute chose, la chose n’en est pas moins distincte de Dieu ; et sa nature propre, qui est justement sa capacité d’agir et de pâtir, capacité conférée par Dieu, lui donne sa substantialité et son être propres. L’infinité de Dieu n’implique d’aucune façon l’absorption du monde par Dieu.  Car la lumière qui est présente dans l’air qu’elle pénètre et aux objets qu’elle éclaire ne se confond pas pour cela avec l’air et les objets, et Dieu n’est pas identique aux choses du monde, c’est plutôt le monde qui est en Dieu ; il est comme l’air dans lequel nous sommes. Tout est en Dieu. Et tout ce qui est bon, en tant qu’il est, car tout ce qui est participe à l’être divin, le Diable lui-même est bon, en tant qu’il est. Le Diable, en tant qu’il est, est en Dieu. De plus, le monde ne forme-t-il pas aux yeux de l’homme une expression naturelle, une révélation naturelle qui lui révèle son Créateur ? D’ailleurs y a-t-il une autre révélation que la révélation naturelle ? Le Dieu-Amour se révèle naturellement puisque sa nature même, qui est Amour, implique sa révélation à ses créatures. Et cette capacité n’est-elle pas naturelle à l’homme, n’appartient-elle pas à sa nature, puisque sa nature est justement celle d’un être spirituel, image et ressemblance de Dieu ? Un être qui n’aurait pas l’idée de Dieu, serait-ce un homme ?

Or d’un autre côté, ce Dieu bonté et amour, pourrait-il, en restant ce qu’il est, s’abstenir de se révéler aux hommes ? N’est-il pas le Père céleste ? Pourquoi se serait-il révélé aux uns et pas aux autres ? Pourquoi la révélation positive puisqu’il ne peut, par aucun moyen, être révélé complètement, puisque surtout il n’a besoin d’aucun intermédiaire pour agir dans et sur l’âme, puisqu’enfin aucun moyen extérieur ne peut agir sur l’esprit humain et que l’esprit seul peut réellement le toucher ? Ne l’oublions pas, le Dieu de Franck est la bonté éternelle. Comment admettre en ce cas-là le commencement temporel de sa manifestation ? Comment admettre un changement dans son éternité ? Il est aussi l’amour infini. Comment admettre la valeur absolue d’un mode concret et donc fini de manifestation ? Comment par conséquent admettre la valeur absolue des Ecritures ? Pour Franck l’éternité divine implique nécessairement sa manifestation continuelle. L’infinité divine implique une doctrine de la relativité de toutes les formes de religion. Toutes elles sont imparfaites, parce que toutes sont temporelles. Elles représentent Dieu non pas tel qu’il est, mais tel qu’il apparait à l’homme. Dans la représentation et la connaissance de l’homme, tout est relatif. Ce n’est qu’en esprit que, réellement, on connait Dieu. Et Dieu a parlé à Platon, Plotin, Ciceron, Socrate..aux juifs et aux musulmans.. S’ils sont justes, ils restent fidèles à l’esprit de Dieu. 

Si Adam est en chacun de nous, le Christ l’est aussi. Le Christ, la Lumière intérieure, l’Esprit, c’est lui qui nous sauve et nous justifie. Le centre du christianisme n’est pas la Rédemption. Dieu n’a jamais eu besoin de cette victime sanglante, c’est nous tout au plus qui en avons eu besoin. En effet l’homme pécheur, justement parce qu’il l’est, s’imagine que Dieu le condamne. C’est pour détruire cette erreur, cette illusion de l’homme, que le Christ est venu nous révéler l’amour du Père céleste, nous enseigner la vraie foi, nous offrir une image exemplaire. Ce n’est donc pas le Christ selon la chair qui accomplit l’œuvre du salut : c’est le Christ selon l’esprit, c’est le Christ-esprit. Lui seul peut régénérer l’âme. La mort du Christ, son incarnation même, perdent pour lui toute valeur métaphysique. Le salut, la chute, la résurrection, sont sans doute des faits historiques, mais ce ne sont pas des faits de l’histoire passée. De l’extérieur tout est transféré à l’intérieur de l’âme ; le fait historique et métaphysique devient psychologique dans chaque individu. Une croyance qui ne nous transformait pas moralement, qui laissait notre personne morale sans modifications devait nous être comptée par un dieu jaloux qui nous libérerait d’une peine parce qu’il aurait été satisfait par les souffrances et la mort d’un innocent ? Absurde. 

Pour Franck l’idée de l’Eglise avait perdu toute valeur. Dieu agit directement sur l’âme. Aucune raison véritable ne pouvait être alléguée pour établir la valeur religieuse des sacrements. L’efficace du rite est une erreur de l’homme extérieur. La Bible prise à la lettre est un tissu d’erreurs. Mais pourtant ils sont justes. Les opinions humaines sont relatives et fausses. Mais elles le sont justement parce qu’elles s’écartent de la vérité spirituelle ; et s’en écartant, s’opposent aussi bien à celle-ci qu’entre elles. La vérité est une. L’erreur est multiple. Les religions sont nombreuses. Les religions appartiennent au monde. Or l’opposition que domine la Weltanschauung est justement celle du monde et de l’esprit que symbolise l’opposition entre Adam et le Christ. L’Ecriture ironise, fait du paradoxe. Et c’est justement en étant paradoxe qu’elle est vraie d’une vérité supérieure. La réalité est paradoxale. Le mode est double. De même qu’à l’intérieur, dans l’homme, Adam et le Christ, de même à l’extérieur, les deux mondes s’opposent. Cela va de soi car l’homme est microcosme. Les mondes s’opposent et se nient : du point de vue du monde extérieur, la vraie sagesse est une folie. Ce n’est que l’esprit qui peut interpréter l’Ecriture, ce n’est pas sa lettre qui agit. Il faut que l’Esprit lui-même, le Christ intérieur, nous l’explique. Et c’est à l’âme pure seule qu’il le fera. Fides « ex auditu » disent les luthériens oubliant qu’entendre est un acte intérieur de l’âme et non un acte extérieur de la chair, et créent par leur doctrine un sacrifice nouveau, celui du prêche. Et pourtant est-ce que c’est la lettre qui agit ? Est-ce que dans ce cas-là, les pharisiens et les juifs ne devraient pas être de très bons chrétiens ? Franck fait entre l’esprit et le corps une séparation presque cartésienne ; le corps est ontologiquement incapable d’agir sur l’âme ; l’esprit seul peut agir sur l’esprit.

Il n’y a plus d’Eglise extérieure. Les cadres de son Eglise sont vastes ; il y a place pour Socrate, Origène… L’hérésie prédestinationaliste implique la responsabilité divine, implique que Dieu est la source du mal. Or Dieu est bon. Franck accepte la théorie traditionnelle qui identifie Dieu et l’être, et réduit le mal à une négation. C’est le mal et non le péché qui le préoccupe. Le péché et le mal ne sont pas des êtres, ne sont pas des forces réelles et positives. C’est cette essence négative du mal qui explique d’ailleurs que l’homme ait pu en être l’auteur. L’homme est créé de rien ; or au lieu de se tourner vers Dieu et tendre ainsi vers l’être, il s’est tourné vers soi-même. Cependant même en le faisant il n’a pas pu détruire sa substance. D’un autre point de vue, réapparaît la doctrine sur la bonté essentielle de la nature humaine et de la nature en général. L’homme se sent pécheur et, se sentant tel, se croit séparé de Dieu. Juste du point de vue de l’homme qui se sépare de Dieu et faux du point de vue de Dieu qui ne cesse d’agir dans l’homme. L’action de Dieu est une et il suffit donc que reconnaissant notre erreur, nous nous tournions de nouveau vers Dieu pour que de nouveau nous soyons en Dieu. 

Il reste pourtant peu clair pourquoi Dieu a permis le péché. Il voulait être servi par des êtres libres ; il voulait permettre aux hommes de collaborer à leur salut. Dieu l’a permis pour que l’homme connaissant le mal, en vienne à désirer le bien. Le mal est une erreur morale, une action erronnée de la volonté. La volonté est « libera et semper serva, potens omnia et impotens tantum ». Bien que ce soit Dieu qui agisse dans l’homme, c’est l’homme lui-même qui l’y laisse agir. Si le mal a sa source  dans l’égoïsme de sa créature, l’homme peut s’en détourner, il peut faire le vide en lui-même et laisser en son âme place pour Dieu. Plus encore que la nature, Dieu déteste le vide. L’action de l’homme est préparative et négative. Ce n’est pas de remonter la pente qu’il s’agit, Adam ne peut pas se faire Christ. Détachement. Le mal et les habitus qu’il crée ont une certaine réalité, celle des accidents. Et cette réalité c’est l’âme qui la leur a donnée. C’est alors que l’Esprit la régénère. Il ne s’agit pas ici de l’action transcendante d’une cause extérieure ; ce « quid divinum », cette grâce qui régénère l’âme, est en elle-même ; le Christ intérieur, l’esprit, c’est l’image divine, la lumière qui lui était naturelle et innée. Se connaître c’est connaître Dieu. Quand cette lumière est obscurcie, Dieu la revivifie. Mais d’autre part, il n’en reste pas moins vrai que c’est l’homme intérieur, cette image de Dieu, le vrai homme qui, lui-même, se dépouille de son soi extérieur, grâce à la lumière qu’il a reçue de Dieu, et qui est lui. L’homme qui atteint le détachement s’abandonne complètement à la volonté de Dieu ; mais la volonté de Dieu est identique à celle de l’âme spirituelle elle-même. C’est au moment où elle abdique sa volonté qu’elle devient libre. L’Esprit est inné, il habite en l’homme et la nature de l’âme a un caractère divin. Mais ce n’est pas du panthéisme. 

Franck identifie Dieu et la nature. Mais il les distingue tout aussi résolument. Tout repose sur la notion d’expression. Franck identifie l’expression avec ce qu’elle exprime et en même temps la distingue. De poser une distinction entre Dieu en soi, non exprimé, et Dieu exprimé, et de les identifier à nouveau ; de poser l’expression comme essentielle à ce qui s’exprime et d’affirmer que l’expression ne modifie pas la nature de l’être exprimé, bien plus que, tout en s’exprimant, il reste en dehors et supérieur à son expression qui jamais ne peut l’exprimer totalement, c’est tout le problème des mystiques. Et c’est ainsi que son Dieu, Dieu en soi, divinité, car en soi il n’est pas encore Dieu, a besoin d’en passer par l’étape de son expression : Dieu ne se connaît pas parce qu’il ne s’exprime pas, il n’est pas l’inexprimable, il est l’inexprimé. Or comme il n’y a rien en dehors de lui, puisque seul il est, il ne peut agir que sur soi, et s’exprimer par soi. C’est ainsi qu’il se forme, ou forme, de soi et en soi, la nature et la créature en quelque sorte et, en quelque sorte, la devient. Il est alors doublement : dans la créature et en lui-même. S’étant exprimé, s’étant limité dans et par son expression même, il peut désormais se connaître. À partir d’ici, Franck se positionne par rapport aux actions de l’homme, en arrivant presque à accepter les institutions religieuses, comme autant d’expressions.

Chapitre 3 : Paracelse (1493-1541)

Théophraste Paracelse Bombast von Hohenheim – né en Suisse et mort à Salzbourg – a été profondément influencé par le naturalisme hylozoïste (stoïcisme) et magique de la Renaissance et, très certainement, par la mystique allemande. Il a combattu la médecine galénique et proclamé la valeur de l’expérience. Mais cette expérience n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Il a combattu l’astrologie et l’alchimie mais en même temps, l’influence des astres était pour lui quelque chose de sûr, tout comme la vie du monde. Les concepts de Tinctur (« tinctura ») et de Gestirn (« astrum ») étaient les fondements de sa science, la « philosophia sagax ». Dans ce temps-là, c’est tout à fait raisonnable d’y croire et Paracelse a développé un immense esprit critique. Il n’était pas très savant, il a été reçu docteur en médecine à Vérone. C’est un empirique. Le plus clair de son travail provenait de ces vieilles femmes, demi-sorcières, qu’il rencontrait. L’esprit de la Renaissance comme celui de la Réforme s’unissaient dans son âme, comme elles s’unissaient, dans l’âme populaire de l’époque. Il veut tout savoir, il veut tout apprendre, mais non dans les livres. C’est dans le monde, dans la réalité, la vie et la nature qu’il veut chercher les enseignements. Les faux docteurs ne savent pas que la nature guérit elle-même, que le médecin a le devoir de l’aider dans sa lutte contre la maladie, d’être un allié de la vie. 

La Vie et la Nature, la vie-nature, car la nature est vie et la vie est l’essence la plus profonde de la nature, renvoient aux oppositions entre qualités occultes et qualités extérieures et à l’union des contraires élaborée dès l’Antiquité. Le monde est vivant, il n’y a rien en lui qui ne le soit : les pierres, les astres, les métaux, l’air et le feu. Tout est vivant et l’univers en son entier est un fleuve éternel de vie. Ce fleuve se brise dans des courants multiples mais ils proviennent tous d’une même source. Toutefois ce n’est pas le stoïcisme, la kabbale, le néo-platonisme de l’académie florentine qui ont été la source de sa philosophie. Ce n’est pas chez Reuchlin ni Pic de la Mirandole ni Agrippa de Nettesheim, mais en lui-même, qu’il trouva l’image du monde qui le hantait. Pour Paracelse, la nature n’est ni un système de lois, ni un système de corps régi par des lois. La nature c’est cette force vitale et magique qui, sans cesse, crée, produit et lance dans le monde ses enfants. La nature est comparable à l’homme, à un jaillissement de désirs et d’images. C’est la vie exubérante dont lui et ses contemporains sentaient les pulsations et c’est l’attitude nouvelle envers cette vie qui, seule dans le désordre et l’écroulement des institutions, des doctrines et des croyances, maintenait sa force, qui leur faisait chercher des raisonnements spéculatifs, pour fonder en raison, ce qui n’était à l’origine qu’une attitude de l’esprit. Ou attitude d’âme qui ne s’opposait pas au monde mais vivait avec lui, qui sentait sa parenté avec lui, qui se voyait avant tout comme une partie du monde. D’une âme qui, pour tout dire, vivait plus qu’elle ne pensait, et vivait autant dans le corps que dans l’esprit. 

Et les raisons spéculatives ne manquaient pas. On n’avait qu’à employer le principe vénérable du raisonnement par analogie dans un sens vitaliste pour, en procédant du connu à l’inconnu, en arriver à la doctrine de l’homme microcosme. On n’avait qu’à reprendre la doctrine classique de l’homme, image et similitude de Dieu, pour, en raisonnant par analogie, se former une image cohérente de l’univers, corps visible de l’esprit invisible, expression tangible de forces immatérielles. Comment connaître quelque chose dont on serait complètement étranger ? Pas de connaissance sans sympathie et pas de sympathie sans similitude. L’homme comprend tout, il doit donc avoir en lui des éléments constitutifs qui correspondent aux trois étages de l’univers : l’univers matériel, l’univers astral et Dieu. L’homme est triple : il est composé de corps, d’âme et d’esprit. L’homme occupe une position privilégiée : il est créé à l’image et à la ressemblance de la divinité, il est aussi créé à l’image et à la ressemblance du monde. On verra de suite que l’image et la ressemblance de Dieu n’est autre chose que l’esprit, tandis que l’âme et le corps représentent l’univers. Il est possible d’établir un rapport précis entre les composants de l’organisme humain et l’organisme du monde. On peut déterminer à quels organes correspondent les planètes, puisqu’il est évident que les planètes et les constellations jouent dans l’univers le même rôle que les organes internes dans l’organisme. Il faut cependant ne pas oublier que tout en ce monde est double. Ainsi, dans l’homme, et laissons pour le moment l’esprit sur le côté (on l’abordera plus loin avec la notion de tinctum), il y a l’âme invisible qui gouverne et habite le corps visible et tangible. Il en est de même pour l’univers : il y a derrière cet univers de corps, ce monde visible de la terre et des cieux, une entité invisible, « astrum », qui joue le rôle de l’âme par rapport au corps humain. L’astrum est l’âme du monde. Elle l’habite et le mène, s’exprimant par la position des astres comme l’âme humaine s’exprime par le corps. De même qu’en percevant le corps, nous lisons dans l’âme, l’univers tout entier est un livre. Il faut dans tous les corps, même inertes, admettre l’existence d’une âme invisible. Tous les corps sont bâtis et maintenus par des forces, dont les corps matériels sont les habitacles, les expressions. 

Mais le monde et les corps ne sont pas que de purs symboles. Paracelse n’est pas un idéaliste. Le rapport d’expression à force ou essence exprimée pose la réalité des deux termes. Ce qui implique une complication nouvelle : l’action des astres sur la terre et sur nous se fait de deux manières : d’abord ce sont des astres qui agissent sur tous les corps de l’univers, ensuite c’est l’âme humaine en tant que telle qui est influencée par l’astrum incorporel des astres. Cette influence s’exerce en double sens. D’une part l’âme humaine subit l’influence de l’astrum et lorsqu’elle se libère un peu des liens du corps, s’en va fabuler avec l’âme du monde, et en rapporte des songes merveilleux. D’autre part, l’influence inverse, celle de l’âme humaine, peut influencer l’âme du monde et peut lui suggérer des songes. Celle-ci alors les pense elle-même et en les pensant, les réalise dans le monde. Pas d’extérieur sans intérieur, pas de corps sans âme. Mais aussi pas d’âme sans corps, pas d’intérieur sans extérieur. Pas d’expression sans sens mais aussi pas de sens, pas de pensée sans expression (« signatura »). La notion d’un esprit incorporel est absurde. D’où la nécessité de l’incarnation. L’âme étant à la fois une force magique et une pensée, un centre de force et un centre de conscience, ou plutôt un centre de force-conscience, ne peut évidemment pas ne pas se produire, ne pas agir, ne pas s’exprimer. Un centre de force ne peut pas ne pas posséder un point qui soit à lui, une région où celle-ci s’exercerait librement et où elle serait chez soi. Ce chez soi, cete région de domination, c’est là son corps, premier produit de l’âme. 

Paracelse dédouble les trois essences dont se compose le monde. Le corps matériel est périssable, il disparaît mais l’âme humaine subsiste. Elle a donc besoin d’un corps, le corps astral. Et l’esprit qui est éternel, comment se passerait-il d’un corps spirituel ? Par contre le corps animé, le corps humain ne se contente plus d’avoir comme centre dynamique une âme ; il reçoit un double spirituel : l’esprit corporel. Le corps physique se dissout dans la tombe, mais, même pour le corps physique, il faut encore du temps avant que ses éléments retournent dans le chaos ; de même l’esprit corporel subsiste un certain temps après la mort. Il ne faut pas croire que cette ombre possède autre chose que l’ombre de la vie. Les « larvae » ne sont que simulacres. L’âme n’y est plus et par conséquent ils n’ont ni force, ni volonté, ni conscience. Tout autre chose est l’« evestrum », le corps astral de l’âme, ou l’âme munie de son corps astral. Cet être-là, étant une force et un centre d’action et de pensée, peut agir, peut déterminer des actions physiques, peut traverser, avec une vitesse extrême, les régions les plus éloignées de l’espace, peut aussi agir directement sur les âmes. Et c’est l’evestrum qui vous apporte des nouvelles et permet aux vrais mages de communiquer entre eux. Et d’ailleurs les mages ont d’autres moyens. N’oublions pas que tous les éléments sont habités et il n’y a pas de raison à opposer au pourquoi la vie ne pourrait pas créer des centres subordonnés ailleurs que sur la surface de la terre. Pourquoi des êtres, moins parfaits que l’homme, ne pourraient pas bâtir leur corps à l’aide d’autres éléments que lui et que les animaux ? Il serait en outre contraire à la philosophie qu’il en soit ainsi ? En effet les éléments visibles, aussi bien la terre que l’eau et le feu, ne sont pas à proprement parler, des éléments ; ils ne sont que des corps, des vrais éléments, non matériels ceux-là, mais dynamiques. L’homme habite dans tous les quatre éléments et est habité par les quatre éléments. Il les exprime tous et c’est pourquoi il est l’expression totale et parfaite de l’univers entier, sous toutes ses formes et sous tous ses aspects. Tout le monde sait qu’il y a des ondines dans l’eau et des gnomes dans la terre, comme il y a des elfes dans les airs. La vraie science n’a pas à nier les faits constatés, elle a à les expliquer. La saine philosophie montre que les gnomes et les elfes ne sont pas des êtres comparables à l’homme ; ce sont des êtres mono-élémentaux. Il y en a d’autres qui sont incarnés dans deux éléments. Précisons que ces êtres n’ont pas péché et ne seront pas damnés. Mais ils ne seront pas sauvés et ne connaîtront pas l’immortalité. Il ne faut pas les craindre comme les démons. Ils connaissent à fond les propriétés de leur élément. Ils ne pensent pas mais donnent une réponse machinale. 

De tous ces esprits, il faut distinguer ceux que l’homme, ou plutôt sa volonté, crée. En effet l’âme est un centre de vie, de force magique. C’est aussi un centre de conscience. La volonté de l’âme, qui est une force, agit premièrement sur son propre corps. C’est elle qui le forme. Il y a un double mouvement, déterminé par la double nature de l’âme : force et conscience. L’âme est une source de force qu’elle dirige elle-même en lui proposant par son imagination un but à réaliser. L’âme pense quelque chose et sa force formatrice s’y introduit comme dans un moule, s’informe elle-même et imprime au corps, l’image conçue par l’imagination. C’est ainsi que quand nous imaginons un mouvement, l’âme, en imprimant cette image au corps, le réalise. Il ne faut pas confondre l’imagination et la fantaisie : cette dernière n’a aucune puissance. Toute autre est l’imagination : elle est la production magique d’une image. Elle est l’expression par une image d’une tendance de la volonté et en y prêtant attention, on verra que l’imagination est la force magique par excellence. L’image est le corps de notre pensée, de notre désir. En elle ils s’incarnent. Une fois formée, l’image sert de moule à la puissance plastique de l’âme qui cherche à se réaliser en elle. C’est ainsi que les femmes enceintes produisent, mettent au monde des enfants auxquels leur âme imprime la forme imaginée. Ceci explique la naissance de monstres. 

Il faut aller plus loin dans la comparaison et l’assimilation de la naissance de l’image et celle de l’enfant. L’image produite par l’âme n’est pas une simple modification de cette dernière. Elle est bien plus que cela, elle est un produit naturel, organique, du corps astral de l’âme. L’image est un corps dans lequel s’incarnent la pensée et la volonté de l’âme. L’âme qui enfante des pensées, des désirs, leur donne, par l’imagination, un être « sui generis » ; ce n’est pas encore l’être réel, l’âme ne crée pas au sens fort du terme ; elle confère toutefois à l’image une sorte d’existence magique, en une certaine mesure, de l’existence et de la volonté même de l’âme qui l’a engendrée. Comme les enfants qui, bien que produits par notre être organique, acquièrent, dès le moment de leur conception, un être propre, les idées que nous concevons deviennent des centres de force, qui peuvent exercer une influence. Ce sont de petits centres d’action, de petits êtres magiques. Le mécanisme de l’imagination nous permet de comprendre les cas de contagion mentale, ainsi que certaines maladies, comme la rage. C’est exactement de la même manière, en l’imaginant, que Dieu a créé l’univers. C’est en concevant les choses dans son imagination, en extériorisant ainsi sa volonté, son « fiat », qu’il a créé le monde. Et c’est pourquoi le monde et les êtres peuvent être envisagés de deux manières différentes.  D’abord, en eux-mêmes, comme existant à part, comme exprimant par leur configuration extérieure, leur essence individuelle ; de là chaque chose porte en son corps la signature par laquelle nous pouvons juger des qualités qu’elle recèle. Deuxièmement, envisager le monde entier comme un seul tout, comme une seule signature du Créateur qui a produit le monde comme son propre corps. Le Dieu de Paracelse est âme et aussi père du monde et de toute créature, non seulement Père de l’homme ou de Jésus. 

Entrons dans la cosmologie maintenant. Nous la verrons se dérouler dans les mêmes catégories d’analogies biologiques, mettant en œuvre toujours les mêmes principes dominants de sa pensée : le dynamisme bio-magique et la notion de signatures. Le Dieu de Paracelse, « mysterium magnum », est en même temps esprit éternel et un centre éternel de force qui crée le monde en s’épanchant, en laissant procéder en une cascade toute la masse des forces partielles qui, se diversifiant de plus en plus, donnent finalement naissance au monde physique. Son Dieu est éternel et éternelle aussi est la nature considérée comme vie, éternelle également la matière première dont le monde est fait. Il ne faut pas identifier Dieu et la nature. La nature appartient à l’être divin autant que l’âme et le corps appartiennent à celle de l’homme. Il faut se garder de confondre la nature en général d’avec le monde physique. Dieu a toujours produit un monde et n’a jamais été inexprimé, mais la nature concrète est périssable, ce monde physique n’est que temporel. Créé, il disparaitra. Il y en aura un autre, mais ce n’est plus le même. 

Fidèle au principe du dévelopement progressif de l’unité indistincte et intensive en une multitude extensive de formes individuelles, Paracelse pose comme base, source et racine du monde quelque chose qu’il appelle Chaos, Yliaster.. Ce quelque chose est le centre incréé du monde dont tout découle, le germe qui cache en lui toutes les possibilités qui seront réalisées plus tard et qui, en puissance, virtuellement, contient déjà, mais caché, non développé et non apparent, ce que son évolution naturelle – séparation – va révéler, produire. Yliaster est la première manifestation, la première matérialisation concrète du mysterium magnum de la vie, l’étoffe dont sera formé l’univers. Ce n’est pas encore la matière physique du monde physique, ce n’est pas encore la matière astrale du Gestirn. C’est la première condensation ou coagulation, opposée à l’esprit. Nous n’aurons plus qu’à condenser de plus en plus cette matière impalpable pour obtenir des différenciations de plus en plus matérielles, la matière astrale, le firmament, notre matière et nous. La force, unique encore, se divise elle aussi en forces partielles. Le grand mystère de la séparation fait apparaitre trois forces principales, constitutrices du monde et de ses éléments : sulphur, mercurius, sal. Encore un degré de condensation et l’élément unique se divise enfin en les quatre éléments classiques de la physique aristotélicienne. Et cependant l’unité primitive n’est pas perdue et c’est même dans cette diversité qu’elle se réalise. Le monde est une signature de Dieu et la nature possède en l’homme un être à qui se révèlent les splendeurs de la puissance divine. Ce sont les mêmes forces, les mêmes éléments qui apparaissent à chaque degré de l’évolution du monde et tout ce que nous trouvons à un degré inférieur, nous le retrouvons au degré supérieur, et inversément. L’aquaster, c’est l’essence de l’eau, pas tout à fait l’âme de l’eau, c’est ce qui correspond à l’eau sur le plan astral.

Dans notre raisonnement nous avons négligé un moment important : celui de la pérennité des mondes supérieurs et de la brièveté de notre monde à nous. Le monde temporel est un monde déchu. Le monde actuel est dû à une double création : mouvement de descente et mouvement d’ascension. Il est d’abord le produit de la chute de Lucifer et de ses démons. Il est ensuite le théâtre de l’action de la puissance divine qui cherche à ramener le monde vers un plan supérieur. Adam a été créé à cette fin. Mais il a chuté ; son corps yliastrique est devenu cagastrique. Avant sa chute son corps était un corps dynamique, il ne mangeait pas, il devait engendrer magiquement étant androgyne. L’homme actuel représente l’univers actuel. Comme l’un est produit par la matrix de la nature, l’homme l’est par la matrix de sa mère. Il n’a qu’un temps à vivre ; l’astre humain n’a qu’un nombre donné de révolutions à faire. La matière grossière résiste à l’âme, le déchet est le plus fort. De même les corps de l’univers sont impurs et bien que la force de la nature est suffisamment forte pour les faire vivre, elle ne réussit plus à la longue. C’est pourquoi les métaux, les plus parfaits des corps, croissent si lentement. L’or que l’on trouve est impur et il faut des manipulations pour achever l’œuvre de la nature. Toute la nature tend vers son état primitif et tend à rentrer de nouveau dans l’unité de l’élément céleste. Or elle ne peut le faire elle-même, il lui faut une aide venant d’en haut. Pour l’homme c’est pareil, il est double, il a reçu son corps d’en bas ; d’en haut lui fut imprimée l’image divine, l’esprit. Il a reçu une « tincture » qui le transforme. 

Entrons dans le monde alchimique. La philosophie alchimique apparait comme un dynamisme organiciste, doctrine moniste de l’évolution. Cette évolution est ascendante et non plus descendante comme nous venons d’en parler. Le mysterium apparait désormais comme la racine indifférenciée du monde qui, comme un arbre de vie, s’élève au-dessus de l’abîme, développant des fruits de plus en plus parfaits. La nature matérielle, les corps, proviennent tous d’une seule racine ; tous ils représentent des degrés différents d’évolution et d’organisation ; ils se transforment les uns dans les autres. L’évolution naturelle cherche à produire cette transformation que l’artiste, l’alchimiste, ne fait qu’accélérer dans son laboratoire. La pratique journalière des artisans métallurgistes montrait que par l’action du feu on transformait des pierres en métaux purs. L’adjonction d’une petite quantité d’un métau permettait de faire des alliages aux propriétés nouvelles. L’évolution des métaux tendait à terme à se changer en or. Les métaux tangibles ne sont en réalité que des produits ou expressions, matérialisation ou incarnations, de forces, de vertus, de puissances dynamiques. Parfois la matière oppose une résistance. Le monde est traversé de forces opposées ; les germes implantés dans les métaux proviennent des effluves des forces astrales. L’univers matériel tout entier est une coagulation de l’« elementum ». L’univers matériel tout entier exprime l’astrum. Il l’exprime mal et c’est pourquoi il évolue. Et c’est la tâche de l’alchimiste de dégager le principe de la transformation, l’essence, la tincture concentrée. Ajoutée à une matière bien préparée, la tincture, le magisterium, agira en la transformant. Il n’y a rien d’autre ici qu’un raccourcissement d’un processus normal de la nature. D’ailleurs la vie toute entière n’est qu’un processus alchimiste. Le processus de transformation spirituelle aussi. 

L’analogie montre à nouveau que les processus du monde extérieur reproduisent ceux de l’âme. Comprendre les choses c’est tenir ensemble le haut et le bas et les mouvements ascendant et descendant, tenir ensemble Dieu et l’homme, la nature naturante et la nature naturée. Il faut adopter en même temps les points de vue du Créateur et de la créature, de l’action et de la passion. D’où le mythe du retour. Alors pourquoi le temps ? L’homme et Dieu auraient dû se parler clairement mais ils ne le font pas. La séparation est le plus grand des mystères. Pourquoi la lutte ? On ne comprend pas pourquoi l’expression est imparfaite, pourquoi le livre est illisible. On ne comprend pas d’où viennent la souillure et l’impureté. On ne comprend pas d’où vient le péché et le mal. Paracelse avoue son ignorance. Paracelse cherche un temps sur la piste du mal-négation. La Création est l’acte de Dieu, à partir de rien, « ex nihilo ». Paracelse avance une troisième explication proche de ses idées en médecine. Les substances sont toujours bonnes mais il n’en va pas automatiquement de même pour leurs rapports. Le mal est produit par un désaccord  ; la maladie affecte la santé de l’homme comme le vieillissement et la mort. La vie est un parasite. Le mal n’est pas un être et on peut en concevoir la destruction. La vie trouve en elle une résistance qu’elle doit combattre. Mais Paracelse ne peut se résoudre à l’idée que notre monde temporel finira. Il est inadmissible que Dieu l’ait créé pour rien. La doctrine théologique arrive à point nommé. Mais on y sent un petit côté mal emboîté, comme pièce rapportée. L’homme, petit dieu, est libre. Tout est en lui. Sa foi, son imagination le porte vers l’être. A l’homme de faire ses preuves, comme Dieu fait son œuvre. L’homme se laisse aimer, se laisse guider par le Christ, l’Esprit, le Paraclet. À l’homme de peiner, de chercher dans son ciel intérieur. Cette œuvre se développera en courant théosophique avec Boehme et Weigel.

Chapitre 4 : Valentin Weigel (1533-1588)

Weigel offre une première synthèse des différents courants d’idées dont la lutte remplit le 16ème siècle allemand : le courant mystique en lien avec Denys l’Aréopagite, Eckhart, Tauler, la théologie germanique ; le courant magico-alchimique et Paracelse, déterminant la formation intellectuelle de l’époque (chap 3) ; les mouvements d’idées issues de la Réforme ; les courants spiritualistes (chap 1 et 2). Il faut remarquer l’importance de la langue allemande imprégnant ces courants ; cela est tout différent dans les régions dominées par l’influence latine. Mais il cite Nicolas de Cues, Erasme, Aristote les platiniciens. Ce qu’il cherche c’est une doctrine religieuse exigeant une transformation réelle de l’homme régénéré, qui affirmerait la réalité intérieure de cette nouvelle naissance, qu’est la conversion de l’homme pécheur à Dieu. Il lui faut une métaphysique et une théorie de la connaissance. Les influences humanistes de Franck disparaissent ici. 

Le point de départ ici n’est pas moral mais religieux. Celle-ci n’a de valeur que si l’homme s’abandonne. L’homme régénéré ne s’attribue rien, il n’a pas de mérites ; il ne cherche pas son salut, il s’abandonne à Dieu, il se perd en son amour pour Dieu, pour se retrouver en lui. Il aspire plus à se perdre qu’à se retrouver. Ce qui importe, c’est l’action réelle de la grâce. Il attaque le centre religieux de la nouvelle orthodoxie : la « certitudo salutis » des luthériens. La vie religieuse n’a pas d’abord besoin de théologie ni surtout pas de dogme. Il ne s’agit pas de croire mais de vivre sa foi. Il oppose à la confiance de l’orthodoxe luthérien, le désespoir de l’hérétique, l’incertitude du converti. Weigel est partisan de l’inspiration et de la révélation universelles. Et peu importe que les juifs ou les musulmans ou les païens n’aient jamais bien entendu parler de la vie de Jesus ou des dogmes, ce qui compte c’est l’abandon de soi. Weigel est pasteur pour ceux à qui il s’adresse. Les personnages du Concionator et de l’Auditor, le clerc et le laïc, reprennent quelque chose de lui. Le laïc fait voir au clerc, au pasteur, son indignité. Quand il se laisse aller à parler sans peser ses paroles, il est confronté à la Mort qui représente le Christ, lui reprochant d’avoir induit en erreur de pauvres gens. Dans l’oubli de l’« essentialis inhabitatio ». L’erreur est de parler en théologien de l’université et de ne pas parler de son propre fonds, de sa propre expérience. 

L’objection de ceux qui l’appelle l’hérétique, c’est l’inutilité des Ecritures. Et en effet pour un spiritualiste, il est difficile de répondre à cette attaque. Il leur est impossible de séparer le Christ en nous du Christ pour nous. C’est leur identité mystique qui permet à l’homme de participer à la justice essentielle de Dieu ; l’homme nait en Dieu lorsque le Christ nait dans son âme et c’est cette double naissance qui le fait revivre toute l’Histoire biblique, qui le réconcilie avec Dieu. L’Histoire biblique est une histoire symbolique mais elle n’en reste pas moins une histoire réelle. Le Christ-Logos est l’Homme-Dieu, expression essentielle et parfaite de la nature divine. Ce n’est pas toutefois un esprit pur, car il possède cette chair spirituelle et divine que nous mangeons dans l’eucharistie. C’est elle qui nous donne une participation essentielle à la divinité. Le message du Christ n’est pas essentiel. Le Christ est le Fils qui, de toute éternité, avait revêtu la nature humaine. En une certaine manière il était déjà incorporé en Adam, dans le « Weibes-Samen » (graine de femme) qui avait pris en charge d’écraser le serpent. Le Weibes-Samen est une référence incontournable pour tous les mystiques et spiritualistes. Le Christ était de toute éternité l’image complète et parfaite de Dieu, il était Dieu fait homme et le lien nécessaire entre l’homme et la divinité. Ce n’est pas par son enseignement, mais par sa mort, qu’il nous a donné la révélation suprême. Et dans la conversion au cœur de la régénération salutaire, c’est la mort spirituelle qui est le moment principal. Il faut mourir à soi-même. Pour que Dieu remplisse le vide ainsi créé. L’homme déchu ne se sauve pas lui-même mais il donne à Dieu la possibilité de le faire. Bien sûr en notre vie nous n’arrivons pas à ce but mais nous y tendons. On ne retrouve pas ici l’immédiateté de la rencontre du mystique avec Dieu. Aussi Weigel a adapté cette tradition mystique aux données et aux questions nouvelles que la Réforme et la Théologie de l’orthodoxie luthérienne posaient à la conscience d’un disciple de Tauler et de la Théologie germanique. 

Il nous faut étudier la théologie de Weigel. En lien avec une théorie de la connaissance. Weigel avance deux propositions : que la connaissance provient du sujet connaissant et non de l’objet connu ; que le monde n’est nulle part. Le sujet connaissant est actif dans l’acte de connaissance. C’est en lui que la connaissance se fait, c’est lui qui la détermine. Pour que la connaissance soit possible, il faut trois choses : l’objet connu, le sujet connaissant, un milieu approprié qui permette la communication. Un objet identique peut être perçu par différents sujets de façons différentes et leur apparaître grand ou petit. Et les mêmes observations s’imposent pour le chaud et le froid et pour toutes les qualités sensibles. Elles dépendent du sujet et ont lieu dans le sujet. En effet, même dans l’absence de l’objet, nous pouvons l’imaginer. Mais dans la connaissance rationnelle, un des éléments déterminants disparaît. Le milieu cesse de jouer un rôle. La raison va directement à son objet. On retrouve le rôle premier du sujet, c’est lui qui raisonne, qui juge. Personne ne nie que le jugement est une activité car la raison se doit d’en passer par l’analyse. Et là il faut savoir ce que les mots signifient. Lorsqu’on nous explique quelque chose que nous ne connaissons pas, c’est nous-mêmes, avec les éléments que nous possédons, qui conférons un sens aux paroles. Et d’ailleurs, en revenant à la perception sensible vue plus haut, il faut que nous sachions déjà ce qu’est l’objet pour voir un objet, c’est-à-dire le reconnaitre. 

On voit où Weigel nous amène. C’est que, à ces modes de connaissance naturelle, il veut opposer un mode de connaissance supérieur, celui de la connaissance intellectuelle qui est surnaturelle. Là le sujet ne dépend que de l’objet et la connaissance qui devient objective. Cette connaissance passive nous donnera la vérité absolue. La connaissance par l’esprit ne mène pas à des discussions ; cette connaissance est illumination. Revenons un pas en arrière. Examinons le problème de l’insistance sur la nécessité d’admettre le caractère subjectif de l’acte de connaissance. Ce n’est pas du dehors que les qualités sensibles parviennent dans l’âme ; c’est en elle-même qu’elle trouve les vérités qu’elle apprend. C’est de l’innéisme platonicien : apprendre, c’est se souvenir. Weigel fait alors une gradation : la perception sensible, la pensée rationnelle, la connaissance intellectuelle. Chaque degré est en même temps supérieur au précédent, et plus intérieur que celui-ci. Chaque degré supérieur peut se servir du degré inférieur. C’est pourquoi il peut aussi s’en passer. C’est pourquoi il est impossible que les modes de connaissance extérieure apprennent quelque chose à l’âme dans un domaine qui n’est accessible qu’à une puissance supérieure. Il est absurde d’espérer obtenir la compréhension de l’Ecriture par une étude de la lettre ou un prêche. Ce n’est qu’illuminé « ab intra » que l’homme régénéré peut saisir et comprendre le vrai sens de l’Ecriture. Cette lumière qui l’éclaire est innée à l’âme ; elle est plus près de l’âme que l’âme elle-même, et cette lumière, c’est Dieu. On reconnait ici un augustinisme paracelsiste (correspondance entre microcosme et macrocosme ; connaissance par le semblable, par le même). On a la distinction entre connaissance passive et active. Connaitre veut dire être l’objet connu. On ne connait que soi-même. On ne peut connaitre quelque chose que l’on n’est pas. Tout est dans l’homme et il n’a réellement besoin que de se connaitre soi-même pour connaitre le monde. Toute la sagesse divine et humaine est en lui. 

On rejoint ici la métaphysique. L’homme est le centre du monde ; il contient en lui tout ce que le monde contient ; il est divin, astral, matériel. C’est pourquoi il peut connaitre ces mondes, qui sont en lui, et dont il est le représentant. C’est pourquoi il possède les trois modes de connaissance vus plus haut ; il porte en lui la physique et l’astrologie, les arts plastiques et les métiers aussi bien que la théologie et la Bible. On retrouve une autre proposition essentielle. Tout « lieu » est dans le monde et le monde n’est nulle part. Ce qui veut dire qu’il est absurde d’appliquer des catégories spatiales au monde, pris dans sa totalité  ; celles-ci n’ont point de valeur métaphysique absolue. On ne peut pas dire où est le monde ni expliquer pourquoi il ne tombe pas. Les coordonnées des lieux n’ont de sens qu’appliquées à des objets intra-mondains. Ceci est élaboré, rappelons-le, à des fins religieuses. Son univers est l’ensemble formé par la terre et les cieux, le monde sublunaire et les sphères des planètes et des fixes. La terre est au centre de cet univers. Cet univers est une boule ronde, pleine et finie. En dehors de ce monde, il y a le vide ; mais ce gouffre n’est pas réel, c’est le Rien. Le monde réel nage dans cet abîme infini comme une bulle sur l’eau. Le monde est infiniment petit par rapport aux dimensions de cet abîme. On ne peut même pas dire que le monde soit dans l’abîme du vide car « dans » est le nom de la relation réelle entre deux termes réels : le contenant et le contenu. Or l’abîme du vide n’est pas réel, il ne peut être le lieu du monde. On ne peut « réaliser » ce vide. En insistant sur la doctrine du lieu intra-mondain, Weigel est original. Le fait que ce monde contenait tous les lieux impliquait que ni le Paradis ni l’Enfer ne pouvaient avoir lieux. Ce ne sont pas des places qui seraient quelque part en dehors de ce monde, ni des endroits où les âmes devaient se rendre au prix d’un long voyage. Cela veut dire qu’ils ne sont pas des régions, mais des états, ou que le Paradis et l’Enfer sont des régions non de l’espace mais de l’être. L’au-delà est partout, il est ici même : si l’âme est au paradis, le paradis est dans l’âme. Ce sont des lieux spirituels : le royaume de Dieu est en nous.

L’absence de lieux extra-mondains sert à prouver l’immanence divine dans le monde. Dieu est partout dans le monde et le monde est en Dieu ; les âmes sont en Dieu et Dieu est dans les âmes. Il est seul le vrai lieu des esprits. C’est le supérieur qui contient l’inférieur et donc ce n’est pas juste de dire que l’âme est dans le corps mais l’inverse, comme le monde est en Dieu. En tenant compte de la réversibilité de la relation entre « locus et locatum », on peut envisager la destruction de ce monde matériel. Créé de rien, il retournera à rien. De même pour la réalité de notre temps. L’horizon de cette pensée, c’est l’Apocalypse de Jean et les épîtres de St Paul. L’univers apparait comme une unité, un tout fini, composé de matière et de force. De matière visible, tangible et sensible, et de matière subtile, spirituelle et astrale. Le monde est double et tous les êtres qui le composent sont doubles. Le corps matériel n’est que l’enveloppe et l’expression du corps astral ; le dehors n’est que l’expression du dedans. Le corps astral n’est pas de la matière, il est immatériel. Le corps astral est un corps-force, une espèce de fluide énergétique, extrêmement ténu, subtil et pénétrant, une « tinctura » qui forme le corps grossier et agit sur lui. Le corps astral est le siège et le support de la vie ; c’est lui qui fonde l’unité de l’organisme et qui explique l’évolution du germe. Il s’en suit que le monde est un organisme, qu’il forme une unité vivante et que tous les êtres qui le composent participent à la vie dans la mesure où ils participent à l’être. Tous les êtres qui composent l’univers sont doubles. Sauf l’homme qui est triple, étant composé de corps, d’âme vitale et d’esprit. Par ces deux premiers composants, l’homme appartient à la nature, par l’esprit il participe à l’être divin. Par son esprit, l’homme incarne Dieu. 

On peut malgré tout regarder l’univers comme triple monde : l’univers matériel, l’univers astral des corps-forces invisibles, le monde de Dieu. Dieu est la source dont tout provient, comme il est l’essence de tout ce qui est ; il s’en suit que son existence est indubitable. N’est-il pas nécessaire d’admettre l’Un si l’on veut comprendre l’existence du multiple ? D’ailleurs ce n’est pas à vrai dire un raisonnement mais une implication immédiate qui du participant nous mène au participé. Dieu est l’Unité suprême, bon tout entier et en lui, il n’y a point de mal. Il est le Bien subsistant « a se et per se », ne dépendant de personne ni de rien, n’ayant besoin de personne ni de rien. Dieu est non seulement la source créatrice dont tout provient mais aussi le but absolu vers lequel tout tend. Dieu est indéfinissable, Il est au-dessus de tout être et de toute pensée et aucune qualification ou détermination ne lui est applicable. On ne peut placer dans un tel absolu ni acte de connaissance ni acte de volonté. Mais quittant le côté absolu pour le côté relatif, par rapport au monde et à l’homme, il en a plusieurs. Il est plus que tout et moins que tout. Dieu se connait dans l’homme et dans l’homme devient connaissance, personne, pensée et volonté. Il faut considérer que l’homme est l’image de Dieu « ad extra ». L’homme est encore plus qu’une image de Dieu car Dieu s’incarne dans l’homme, habite en lui, est réellement présent dans l’âme ? C’est lui qui, dans cette âme, devient personne, conscience et volonté, dans la personne du Christ. 

Revenons au monde créé et analysons sa structure et la place que l’homme occupe dans l’univers. Nous voici devant des problèmes nouveaux. On ne peut pas dire que Dieu est la matière du monde, ni qu’il trouve son lieu en Dieu. Le monde a été créé de rien. Le monde est en Dieu, comme en son principe qui continue de le maintenir dans l’être. Dans l’acte de création, Dieu se confère lui-même à la créature en la faisant participer à son être, à sa puissance, à sa nature. C’est donc en participant à l’être divin que la créature possède l’être, et c’est par participation à la puissance divine qu’elle possède la puissance d’action. Tout ce que Dieu a créé est bon, et on affirmera que tout ce qui est, est bon en tant du moins qu’il est. Et cependant la créature est imparfaite et le mal existe. L’existence du mal est un pur accident, nullement nécessaire en soi. Le mal n’a aucune réalité et ne peut êtte considéré créé par Dieu. Le mal est une négation pure. C’est pour cette raison que le mal est inhérent à la créature, puisque celle-ci est limitée et comme telle, imparfaite. Le mal métaphysique, l’imperfection, est nécessaire mais il est à distinguer du péché, qui est un acte volontaire et libre de la créature. Sans la chute, le monde n’aurait aucun sens en tant que monde réel et temporel. Car c’est le temps qui donne au monde et à l’histoire un sens. Creusons la notion de créature. Elle est composée de l’être et du néant ; elle n’est pas « a se » mais « ab alio ». Or ce qu’elle a ab alio, c’est-à-dire « a Deo », est bon. Mais ce qu’elle est en elle-même, est le rien. Si Dieu est l’unité, la créature est le nombre ; et le fait même d’être multiple, composée et créée de rien, implique nécessairement en elle une certaine imperfection. Cependant cette imperfection n’est pas le mal actuel, qui est l’abandon volontaire de Dieu par l’être qui se tourne volontairement vers le néant.  

Le monde est triple ; il est hiérarchiquement ordonné autour de Dieu, dont en une certaine manière il exprime l’essence. Tout ce qui est dans le monde se retrouve dans Dieu, car tout ce qui est dans le monde n’est que par participation. Mais ce n’est pas tout : non seulement il y a une correspondance entre le Créateur et la créature, mais il y a correspondance entre les mondes différents, entree les étages de l’univers total. Tout ce qui est terrestrement sur le plan terestre est astralement sur le plan astral, angéliquement sur le plan angélique. Cela se comprend si l’on tient compte du fait que l’univers entier est une unité vivante, où toujours, l’extérieur incarne l’intérieur dans ses degrés d’être et d’expressions successifs et qui, tout entier, exprime la Sagesse divine. L’unité essentielle de l’univers peut être posée pour cette autre raison, qu’elle provient du même fond, du même germe. On peut envisager les mondes différents comme des degrés différents de la condensation et de la coagulation d’une seule et même essence-substance. Par conséquent ce sont les mêmes forces qui gouvernent le tout. Ceci renvoie à Paracelse et son « limbus majoris mundi ». Weigel accepte la théorie de la condensation de « sulphur, mercurius, sal », forces alchimiques formatrices de l’univers et des éléments. En conséquence la symétrie du système exige que ce sont les anges qui agissent les forces astrales. 

Mais Weigel veut aussi présenter la nature comme une unité relativement indépendante et vivante, non soumise directement aux interventions des esprits. Reste que les astres sont des forces qui constituent la nature et dirigent le cours des événements, qui déterminent en l’homme ce qui en lui est nature. L’âme vitale de l’homme est elle-même « astrum ». Véritablement constituée par l’astrum, comme son corps est fait avec de la matière coagulée. Cependant le corps et l’âme, même l’âme raisonnable,ne font pas l’homme tout entier. Dans l’homme il y a encore l’esprit qui correspond aux anges et sur lequel l’astral n’a plus d’influence. L’esprit est libre, comme les anges. L’homme est « microcosmos et microtheos ». En lisant la Bible nous savons que si le monde est créé « ex nihilo », par contre l’homme est formé du monde par le souffle divin. Et c’est ainsi que l’homme, le petit monde, a la possibilité de la connaissance. Mais en plus l’homme est similitude de Dieu et donc libre, prérogative divine. Cette perfection humaine en tant qu’expression de Dieu, ne doit pas nous faire perdre de vue son imperfection essentielle en tant que créature. L’image ne doit pas oublier ce pourquoi elle a été faite. Or c’est le contraire qu’elle a fait. Plus exactement à vouloir être en soi, par soi et pour soi, mais son soi c’est le néant, elle a donc voulu le néant en le posant. Plus exactement elle a essayé de le faire qu’elle n’y a réussi réellement, car c’est impossible à la crature de se poser « per se ». C’est pourquoi le mal et le péché ne résident que dans la volonté de la créature, et non dans son essence. Le péché n’a aucune réalité véritable, du point de vue de Dieu. Mais du point de vue de l’homme, le péché est un acte de volonté qui possède une réalité certaine et l’homme doit se réconcilier avec Dieu. N’étant pas touché essentiellement, l’homme dispose de sa liberté pour abdiquer librement sa volonté propre, détruire en lui le « liberum arbitrium », et s’abandonner à la volonté de Dieu en réalisant le « servum arbitrium ». Voilà la mort spirituelle et c’est en elle que s’effectue la renaissance dans l’esprit.