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Moyens sans fins


Auteur du livre: Moyens sans fins

Éditeur: Rivages

Année de publication: 2002

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Moyens sans fins est un texte qui, à partir des juifs, aborde la question éminemment politique des réfugiés et des minorités. Dans un premier temps, sont précisés les notions de peuple et de camp. Puis dans un deuxième temps, celles de geste et de langue. En finissant, ce livre développe ce qu’il entend par politique dans le monde d’aujourd’hui : la police souveraine

Dans un premier mouvement, le terme « forme de vie

Denizens

Forme-de-vie

Les grecs n’avaient pas un terme unique pour exprimer ce que nous entendons par le mot vie. Ils utilisaient : – zoé qui exprime le simple fait de vivre, commun à tous les vivants et, bios qui signifie la forme ou la manière de vivre propre à un individu ou un groupe. Aujourd’hui, il n’y a plus de différence entre, par exemple, zoologie et biologie, il n’y a plus qu’un terme de plus en plus opaque de ce que son référent est de plus en plus sacralisé. Le terme vie est crû dans sa nudité de ce qu’il peut être isolé dans chacune des innombrables formes de vie.

Avec le terme forme-de-vie, nous entendons au contraire une vie qui ne peut jamais être séparée de sa forme, une vie dont il n’est jamais possible d’isoler quelque chose comme une vie nue.

Le terme définit donc une vie dans laquelle tous les modes, les actes et les processus du vivre ne sont jamais seulement des faits mais avant tout des possibilités de vie, toujours et avant tout comme des puissances… C’est pourquoi en tant qu’il est un être en puissance, qui peut faire et ne pas faire, réussir et échouer, se perdre ou se retrouver, l’homme est le seul être dans la vie duquel il y va toujours du bonheur. Et cela constitue d’emblée la forme-de-vie comme vie politique.

En revanche. le pouvoir politique que nous connaissons se fonde en dernière instance sur la séparation d’une sphère de la vie nue.

Dans le droit romain, cela n’existait que dans une seule exception : le pouvoir du pater familias est « vitae necisque potestas ». Hobbes s’y réfère : ce qui vaut pour le droit du pater familias vaut d’autant plus pour le pouvoir souverain ; sous la protection de Léviathan, la vie nue est conservée et protégée seulement dans la mesure où elle se soumet au droit de vie ou de mort du souverain ou de la loi. L’ultime sujet qu’il s’agit d’exclure et en même temps d’inclure dans la cité, est toujours la vie nue.

Benjamin précise : la tradition des opprimés nous enseigne que l’état d’exception est celui où la vie nue est mise en avant en tant que fondement (sacer). La vie humaine est sacrée veut dire : la vie d’un état d’exception devenu normal est la vie nue qui sépare dans tous les domaines les formes de vie de leur cohésion en une forme-de-vie.

Marx : produit la scission de l’homme et du citoyen. Elle est remplacée par celle entre la vie nue, porteuse ultime et opaque de la souveraineté et les multiples formes de vie recodifiées en identités juridico-sociales (électeur, employé, journaliste, séropositif, personne âgée, femme).

Bataille fait erreur justement parce qu’il considère cette vie nue séparée de sa forme, dans son abjection, comme un principe supérieur.

Foucault : pour lui l’enjeu c’est la bio-politique. Si on considère les débats sur la bioéthique, ils occultent le concept biologique par une idéologie médico-scientifique. Ce concept n’est pas autre chose qu’un concept politique sécularisé. Du point de vue strictement scientifique, le concept de vie n’a aucun sens. La vie biologique constitue ainsi littéralement les formes de vie en formes de survie tout en restant impensées en elles comme l’obscure menace qui peut s’actualiser d’un coup dans la violence, l’extranéité, la maladie, l’accident. Elle est le souverain invisible qui nous regarde derrière le regard hébété de nosgouvernants. Il y a désormais à nous émanciper de cette scission en envoyant dans un exode irrévocable toute souveraineté.

Nous appelons pensée le rapport qui constitue les formes de vie en un contexte inséparable, en forme-de-vie.

Il y va d’une expérience qui a pour objet le caractère potentiel de la vie et de l’intelligence humaine. Ce n’est pas seulement si je ne suis pas toujours et seulement en acte mais assigné à une possibilité et à une puissance. C’est si de ce que j’ai vécu et dans ce que i’ai compris, il y va chaque fois de la vie et de la compréhension même, qu’il y a pensée.

L’expérience de la pensée est toujours expérience d’une puissance commune. Communauté et puissance s’identifient sans résidu car l’inhérence d’un principe communautaire en chaque puissance est fonction du caractère nécessairement potentiel de toute communauté. Parmi des êtres qui seraient toujours en acte, qui seraient toujours déjà telle et telle chose, telle ou telle identité et auraient en celles-ci épuisé entièrement leur puissance, il ne pourrait y avoir aucune communauté.

La philosophie politique ne démarre vraiment qu’en dehors de son courant classique, soit avec Averroes et Dante. L’intellectualité diffuse et le général intellect marxien acquièrent leur signification uniquement dans la perspective de cette expérience. Ceux-ci nomment la multitudo qui est inhérente à la puissance de la pensée en tant que telle.

Penser c’est expérimenter cette cohésion et cette inséparabilité. La pensée se montre, où se montre l’intimité de cette vie inséparable, dans la matérialité des processus corporels et des modes de vie habituels ainsi que dans la théorie. La vie nue doit être laissée à l’homme et au citoyen jusque dans la représentation des droits ainsi que dans la théorie. Cela n’a pas à être repris par l’Etat et la Science et le Droit.Il y a à mettre le concept forme-de-vie comme guide de la politique qui vient.

Au-delà des droits de l’homme

Arendt dit : « We refugees. . ..» : elle parle du juif assimilé et le compare à un réfugié, qui a perdu tous ses droits et qui cesse de vouloir s’assimiler coûte que coûte à une nouvelle identité nationale pour contempler avec lucidité sa condition. Le juif reçoit en échange d’une impopularité certaine un avantage inestimable : l’histoire n’est plus pour lui un livre fermé et la politique cesse d’être le privilège des gentils. Il sait que la mise au ban du peuple juif en Europe a été suivie de celle de la majorité des peuples européens. Les réfugiés chassés de pays en pays représentent l’avant-garde de leurs peuples.

Histoire de la fin de la 1ère guerre mondiale : la chute des empires russe, austro-hongrois et ottoman et le nouvel ordre créé par les traités de paix (création de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie) ont bouleversé l’assise démographique et territoriale de l’Europe centrale et de l’est. Quelques années plus tard, les lois raciales en Allemagne et la guerre civile en Espagne vont lancer un 2ème lot de réfugiés (après les russes blancs, arméniens, bulgares, grecs, allemands, hongrois, roumains).

Nous sommes habitués à distinguer apatride de réfugié. Pourtant, il y a eu beaucoup de retours au pays impossibles pour nombre de réfugiés. En outre, la France en 1915, la Belgique (ceux qui ont trahi face à l’ennemi) en 1922, l’Italie en 1926, l’Autriche en 1933, l’Allemagne à Nuremberg en 1936 créent une dénaturalisation et une dénationalisation de leurs nationaux. Il y a une distinction entre les Allemands de plein droit et les Allemands sans droit. On a ici distingué les notions de peuple et de citoyen !

Comment a-t-on cherché à faire face au problème des réfugiés ? Le Bureau Nansen (1921), le Haut Commissariat pour les réfugiés d’Allemagne (1936), le Comité intergouvernemental pour les réfugiés (1936), l’international Refugee Organization (1946), le Haut Commissariat pour les réfugiés (1951) n’ont comme activité que de l’humanitaire et du social, rien de politique ! Quand le problème prend la proportion d’un phénomène de masse, les Etats ont été incapables de résoudre le problème. La question a été transférée à la police et aux institutions humanitaires .

Explication : ceci tient à l’ambigüité des notions fondamentales qui règlent l’inscription du natif (c’est-à-dire de la vie) dans l’ordre juridique de l’Etat Nation.

Arendt lie le déclin de l’Etat Nation et la fin des droits de l’homme. Le réfugié est réduit à sa qualité que de n’être qu’un homme. Or dans l’Etat Nation, les prétendus droits de l’homme se trouvent privés de sens à partir du moment où il n’est plus possible de les configurer comme droits d’un citoyen d’un Etat. Qu’est ce que cet hendiadys : droits de l’homme et du citoyen ? Il n’y a pas dans l’espace politique d’espace pour le pur homme en soi ; le statut de réfugié ne doit être que provisoire car après, il y aura la naturalisation ou le rapatriement.

Les droits de l’homme représentent la figure originaire de l’inscription de la pure vie naturelle dans l’ordre juridico-politique de l’Etat Nation.

Etat Nation veut dire : Etat qui fait de la nativité, de la naissance, le fondement de la souveraineté. Les déclarations des droits sont alors à considérer comme le lieu où se réalise le passage de la souveraineté royale d’origine divine à la souveraineté nationale. Que le « sujet » se transforme en « citoyen » signifie que la naissance, c’est-à-dire la vie nue naturelle comme telle, devient ici pour la 1ère fois le porteur immédiat de la souveraineté. Ici l’idée de nation vient immédiatement de celle de naissance. Il n’y a aucun écart entre ces 2 moments.

Un réfugié en cassant l’identité entre l’homme et le citoyen, entre nativité et nationalité, met en crise la fiction originaire de la souveraineté. Parce qu’il détruit la trinité Etat-nation­ territoire, le réfugié n’est plus marginal et est la figure centrale de notre histoire politique.

Les 1ers camps furent construits en Europe comme espace de contrôle pour les réfugiés. Il y a une filiation camps d’internement, camps de concentration et camps d’extermination. Les nazis les envoyaient là-bas après les avoir privés de leur nationalité (et même de cette citoyenneté de 2ème classe établie d’après les lois de Nuremberg) .

Le réfugié devient alors sacré, c’est-à-dire voué à la mort.

Il faut résolument séparer le concept de réfugié de celui des droits de l’homme et cesser de l’interpréter en termes de droit d’asile. Le réfugié est un concept limite. Le phénomène de l’immigration illégale confirmera ce changement de perspective. Il y a dans les Etats Nations désormais une masse de résidents stables non citoyens qui ne peuvent être naturalisés ni rapatriés. Ils sont apatrides de fait dès lors qu’ils ne veulent plus de la protection de leur Etat. Ce sont des denizens. D’autre part, les citoyens des Etats industriels avancés manifestent par une désertion de plus en plus marquée des instances codifiées de la participation politique une propension à se transformer en denizens. Denizens et citoyens finissent par s’inscrire dans une zone d’indistinction potentielle. Ce qui multiplie les réactions xénophobes parce que l’assimilation substantielle exaspère la haine et l’intolérance.Comment s’en sortir ? parlons de Jérusalem : la condition paradoxale d’extraterritorialité réciproque (ou d’a-territorialité) pourrait être généralisée comme modèle de nouvelles relations internationales. Au lieu de 2 Etats nationaux séparés par des frontières incertaines et menaçantes, il serait possible d’imaginer 2 communautés politiques appuyées sur une même région et en exode l’une dans l’autre, articulées entre elles par une série d’extraterritorialités réciproques dans lesquelles le concept conducteur ne serait plus le ius du citoyen mais le refugium du singulier. L’espace européen marquerait aussi bien un écart irréductible entre la naissance et la nation dans lequel le vieux concept de peuple (toujours d’une minorité) pourrait retrouver un sens politique . Cet espace coïnciderait avec aucun territoire national (la terre de personne) ni avec leur somme topographique mais il agirait sur eux en les trouant comme une topologie du ruban de Moebius qui articule externe et interne dans l’indétermination. La survivance politique de 429 palestiniens entre Israël et le Liban n’est pensable que sur une terre où les espaces auront été troués et où le citoyen aura su reconnaitre le réfugié qui est en lui.

Qu’est ce qu’un peuple ?

Depuis la Révolution de 1789 le peuple est la classe exclue. H Arendt a rappelé que la définition même du terme était née de la compassion et le mot devint synonyme de malchance et de pauvreté. « Le peuple, les malheureux m’applaudissent » (Robespierre). « Le peuple toujours malheureux » (Syies).

Tout se passe en fait comme si ce que nous appelons peuple fait en réalité non pas un sujet unitaire, mais une oscillation dialectique entre 2 pôles opposés : d’une part l’ensemble Peuple comme corps politique intégral, de l’autre le sous-ensemble peuple ;comme multiplicité fragmentaire de corps besogneux et exclus ; là une inclusion qui se prétend sans reste, ici une exclusion qui se sait sans espoir.

Peuple est un concept polaire qui désigne un 2ble mouvement et une relation complexe entre 2 extrêmes. Dans ce terme, nous reconnaissons les couples catégoriels qui définissent la structure politique originelle : vie nue et existence politique, zoé et bios. Le peuple est ce qui ne peut être inclus dans le tout dont il fait partie (peuple) et il ne peut appartenir à l’ensemble dans lequel il est inclus depuis toujours (Peuple). De là les contradictions et les apories qu’il suscite chaque fois qu’il est évoqué et mis en jeu sur la scène politique. Il est ce qui existe depuis toujours et qui doit, néanmoins, se réaliser : il est la source pure de toute identité et doit cependant sans cesse se redéfinir et se purifier à travers l’exclusion, la langue, le sang, le territoire. Ou bien à l’opposé, il est ce qui manque par essence à soi-même et dont la réalisation coïncide par conséquent avec son abolition.

Et même, à bien y regarder, ce que Marx appelle lutte des classes, et qui, tout en restant substantiellement indéfini, occupe une place aussi centrale dans sa pensée, n’est pas autre chose que cette guerre intestine qui partage chaque peuple et ne prendra fin que lorsque, dans la société sans classe, ou dans le règne messianique, Peuple et peuple coïncideront et qu’il n’y aura plus, précisément, aucun peuple.

Rome : claire division entre populus et plebs.

Moyen- Âge : distinction entre popolominuto et popolo grosso.

Révolution française : le peuple devient le dépositaire unique de la souveraineté, le peuple se transforme en une présence embarrassante. La misère devient scandale.

Notre époque n’est pas autre chose que la tentative -implacable et méthodique- de combler la scission qui divise le peuple.

L’extermination des juifs par les nazis acquiert un sens radicalement nouveau. En tant que peuple qui refuse de s’intégrer dans le corps politique national (on suppose que les assimilations étaient simulées), les juifs sont les représentants et presque le symbole du peuple, de cette vie nue que la modernité crée mais dont la présence est intolérable.

Avec la solution finale, (qui entraîne et non fortuitement, les tziganes et autres inintégrables), le nazisme cherche obscurément et inutilement à libérer la scène politique de l’Occident de cette ombre intolérable pour produire le Volk allemand en tant que peuple qui a comblé la fracture bio-politique originelle….

Là où il y a la vie nue, il devrait y avoir un Peuple. Ce qui dit alors aussi l’inverse : là où il y a Peuple, il y aura aussi vie nue.La fracture ne s’élimine pas si facilement : le peuple allemand tout entier est transformé en vie sacrée vouée à la mort et en corps biologiqµe qui doit être infiniment purifié, éliminant malades d’esprit et porteurs de maladies héréditaires. Aujourd’hui toujours en Occident, on cherche à éliminer les classes pauvres … ce qui transforme – à travers notre politique de développement- en vie nue toutes les populations du tiers-monde

Qu’est-ce un camp ?

Quelle est sa structure juridico-politique pour que de tels événements (la solution finale..) aient pu s’y produire ? le camp est le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore.

Premières apparitions : en 1896, les campos de concentrationes par les espagnols à Cuba ; début XXème siècle, les concentration camps par les anglais qui s’en prennent aux Boers. Dans ces 2 cas, il s’agit de l’extension à toute une population d’un état d’exception lié à une guerre coloniale.

L’apparition du camp ne dépend pas du droit ordinaire ni d’une extension du droit carcéral. … mais de l’état d’exception et de la loi martiale.

En Allemagne, la base juridique aura été la Schutzhaft (détention protective), institution juridique d’origine prussienne que les nazis reconsidèrent comme une mesure de police préventive, en tant qu’elle permettait de placer en détention des individus indépendamment de toute conduite pénalement condamnable, uniquement dans le but de protéger la sûreté de l’Etat. Et l’origine de la Schutzhaft est dans la loi prussienne du 4/6/1851 sur l’état de siège… qui en 1871 fut étendue à l’Allemagne toute entière. Et plus tôt encore dans la loi prussienne sur « la protection de la liberté personnelle » du 12/2/1850 et qui trouvèrent une application massive lors de la 1ère guerre mondiale.

La « protection » dont il est ici question est protection contre la suspension de la loi qui caractérise l’état d’urgence. La nouveauté est que cette institution est détachée de l’état d’exception sur lequel elle se fondait et laissée en vigueur en situation normale. Le camp est l’espace qui s’ouvre quand l’état d’exception commence à devenir la règle. Mars 1933, Himler décide d’ouvrir Dachau comme « camp de concentration pour prisonniers politiques » et celui-ci fut immédiatement confié aux SS et, grâce à la Schutzhaft, placé en dehors des règles de droit pénal.

Il faut réfléchir au statut paradoxal du camp : c’est un bout de territoire qui est placé en dehors ; du système juridique normal ;… ; mais qui n’est pas espace extérieur.

Ex-ception (ex capere) : pris au dehors, inclus grâce à son exclusion même. H Arendt montre que dans les camps apparaît le principe qui régit la domination totalitaire : tout y est possible. Par le fait même que ses habitants ont été dépouillés de tout statut politique et réduits intégralement à la vie nue, le camp est aussi l’espace bio-politique le plus absolu qui ait été réalisé, où le pouvoir n’a en face de lui que la pure vie biologique sans aucune médiation.

Et nous devons admettre alors que nous sommes devant des camps chaque fois que ce type de structure est créé.

1991 Bari : le stade où la police italienne a entassé les albanais pour les rapatrier. Le Vélodrome d’Hiver sous Vichy.

1939 Frontière espagnole : camp de réfugiés où mourra Antonio Machado.

L’Hôtel Arcade à Roissy : la zone de transit qui détient 4 jours sans protection juridique ceux qui demandent le statut de réfugié.

Certaines banlieues de nos grandes villes industrielles.

La naissance du camp apparaît comme un événement qui marque de façon décisive l’espace politique de la modernité. Celle-ci se produit au moment où l’Etat-nation moderne, qui se fondait sur le rapport fonctionnel entre une certaine localisation et un ordre juridique déterminé, mis en relation par des règles automatiques d’inscription de la vie, entre dans une crise où l’Etat décide d’assumer directement, en dehors de ses propres tâches, la charge de la vie biologique de la nation.

Le camp est le nouveau régulateur secret de l’inscription de la vie dans le système, ou plutôt, le signe de l’impossibilité du système à fonctionner sans se transformer en une machine létale.

Il est significatif que les camps apparaissent en même temps que les nouvelles lois sur la citoyenneté et sur la dénaturalisation des citoyens (lois de Nuremberg mais aussi lois françaises – comme d’autres lois dans toute l’Europe – entre 1915 et 1933).

A un système sans localisation correspond maintenant une localisation sans système. Le système politique n’organise plus formes de vie et normes juridiques dans un espace déterminé mais il contient une localisation disloquante qui le dépasse, dans laquelle toute forme de vie et toute norme peuvent être prises.

Ex-Yougoslavie pendant la Guerre des Balkans : les camps de viols ethniques. Si les nazis n’ont jamais pensé atteindre la solution finale en mettant enceintes les femmes juives, c’est parce que le principe de la naissance, qui assurait l’inscription de la vie dans le système de l’Etat-nation était toujours, bien que profondément transformé, en quelque sorte en état de marche. Cela n’est plus le cas et on peut s’attendre à de nouvelles formes d’inscription toujours plus délirantes.

Dans un second mouvement, le geste.

Moyens sans fins

Notes sur le geste

Dès la fin du 19ème siècle, la bourgeoisie occidentale avait perdu définitivement ses gestes.

En 1886, Gilles de la Tourette, psychiatre, observe un syndrome d’une affection nerveuse caractérisée par de l’incoordination motrice accompagnée d’écholalie et de coprolalie. Le plus extraordinaire, c’est qu’après avoir été diagnostiqués à des milliers de reprise dès 1885, de tels troubles cessent pratiquement d’être observés dans les lères années du 20ème siècle. Pour expliquer une telle disparition, on pourrait soutenir, entre autres hypothèses, qu’ataxies, tics et dystonies étaient entre temps devenus la norme ; qu’à un moment donné, toute une génération a perdu le contrôle de ses gestes pour se mettre à gesticuler et à déambuler frénétiquement. Telle est du moins l’impression que l’on éprouve aujourd’hui devant les films que Marey et Lumière commencent à tourner précisément à cette époque.

Dans le cinéma, une société qui a perdu ses gestes cherche à se ré-approprier ce qu’elle a perdu , et en consigne en même temps la perte. Une époque qui a perdu ses gestes en est du même coup obsédée ; pour des hommes dépourvus de tout naturel, chaque geste devient un destin. C’est au cours de cette période que la bourgeoisie, qui était encore, quelques dizaines d’années auparavant, solidement assurée de la possession de ses symboles, succombe à l’intériorité et se livre à la psychologie. Dans la culture européenne, Nietzsche incarne le point où cette tension entre 2 pôles, l’un d’effacement et de perte du geste, l’autre de transfiguration du geste en une fatalité, touche à son comble. Car l’éternel retour ne se laisse penser que comme un geste dans lequel puissance et acte, naturel et manière, contingence et nécessité deviennent indiscernables (comme du théâtre).

Comme l’a montré Gilles Deleuze, le cinéma ruine la fallacieuse distinction psychologique entre l’image comme réalité psychique et le mouvement comme réalité physique. Cela signifie que la rigidité mythique de l’image s’est ici vue disloquée, et qu’à proprement parler ce n’est pas d’images qu’il devrait être question mais de gestes.

Ayant pour centre le geste et non l’image, le cinéma appartient essentiellement à l’ordre éthique et politique (et non pas simplement à l’ordre esthétique).

Le geste ce n’est ni du faire ni de l’agir. Ce qui caractériser le geste, c’est qu’il ne soit plus en lui question ni de produire ni d’agir, mais d’assumer et de supporter. Autrement dit, le geste ouvre la sphère de l’ethos comme sphère la plus propre à l’homme. Si le faire est un moyen en vue d’une fin et l’agir (Aristote : bien agir est en soi même sa propre fin) une fin sans moyens, le geste rompt la fausse alternative entre fins et moyens qui paralyse la morale, et présente des moyens qui se soustraient comme tels au règne des moyens sans pour autant devenir des fins. Si la danse est geste c’est parce qu’elle consiste tout entière à supporter et à exhiber le caractère médial des mouvements corporels. Le geste consiste à rendre visible un moyen comme tel. De même, si l’on considère la parole comme le moyen de la communication, montrer une parole ne revient pas à disposer d’un plan plus élevé à partir duquel faire de celle-ci un objet de communication, mais à l’exposer, hors de toute transcendance, dans sa propre médialité, dans son propre être-moyen .. .et c’est là la tâche la plus difficile. Le geste est communication d’une communicabilité ….geste de ne pas s’y retrouver dans le langage.

Le mutisme du cinéma comme le mutisme de la philosophie est gestualité pure. Wittgenstein définit le mystique comme celui qui montre ce qu’on ne peut dire, ce qui obstrue la bouche au moment de parler, le trou de mémoire et la pirouette pour s’en sortir, par un gag !!

La politique est la sphère des purs moyens, de la gestualité intégrale des hommes.

Les langues et les peuples

Les Tziganes font leur apparition en France au cours des lères décennies du l5ème siècle. C’est à peu près à la même époque que les historiens font remonter la naissance de l’argot comme langue des coquillards et des autres bandes de malfaiteurs qui se multiplient dans les années tourmentées du passage du Moyen-âge à la modernité.

Nous n’avons pas la moindre idée de ce que c’est un peuple ni de ce que c’est une langue et cependant, toute notre culture politique repose sur la mise en relation de ces 2 notions.

La théorie politique dominante a voulu expliquer quelque chose d’obscur (le peuple) par quelque chose de plus obscur encore (le langage) … . en imposant leur correspondance biunivoque. Une thèse sociolinguistique de Alice Becker-Ho – « les princes du jargon », Paris 1990 – s’immisce ici comme une bombe à retardement.. La relation tzigane – argot remet radicalement en question cette correspondance à l’instant même où elle la reprend de façon parodique : tous les peuples sont bandes et coquilles, toutes les langues sont jargons et argots.

Le mélange vicieux de langue, peuple et Etat se révèle particulièrement évident dans le cas du sionisme. Un mouvement qui voulait la constitution en Etat du peuple par excellence s’est senti obligé de réactualiser une langue purement culturelle qui avait été remplacée par le yiddish et le ladino. La réactualisation de la langue sacrée, l’hébreu, apparaît comme une grotesque profanation que Scholem dénonce en annonçant que … la langue se vengera .. ..« cette langue est chargée de futures catastrophes » (correspondance avec Rozensweig, 26/12/1926).

La thèse selon laquelle tous les peuples sont des tziganes et toutes les langues des argots dissipe ce mélange et nous permet de considérer dans une perspective nouvelle les diverses expériences du langage qui ont périodiquement émergé dans notre culture, uniquement pour être mal comprises et ramenées à la conception dominante. Dante raconte que la tour de Babel a été confiée à des artisans regroupés dans plusieurs ensembles qui parlaient chaque fois un langage réservé et connu que d’eux seuls… et c’est de là que toutes les langues ont dérivé. Contre cette intime argotisation de toutes les langues, Dante ne suggère pas le remède d’une grammaire et d’une langue nationale, mais une transformation de l’expérience même de la parole, une sorte d’affranchissement, poétique et politique, des argots eux-mêmes en direction du factum loquendi.

Ce n’est qu’en rompant en un point quelconque la chaîne : existence du langage – grammaire – peuple – Etat que la pensée et la praxis seront à la hauteur du temps.

Le « trobar clus » des troubadours provençaux est lui-même la transformation de la langue d’oc en un argot secret : mais ce dont cet argot parle n’est qu’une autre figure du langage conçu comme lieu et objet d’une expérience d’amour.

Gloses marginales aux commentaires de la société du spectacle

Dans toute critique stratégique, l’essentiel est de se placer exactement du point de vue des acteurs. Il est vrai que cela est souvent difficile. La grande majorité des critiques stratégiques disparaîtraient intégralement ou se réduiraient à de très légères différences de compréhension, si les écrivains voulaient ou pouvaient se mettre par la pensée dans toutes les circonstances où se trouvaient les acteurs. (Clauzewitz).

Dans les années 60, l’analyse marxienne du fétichisme de la marchandise était négligée. Althusser invitait à le sauter. . . Debord va le reprendre : cette trace flagrante, la négligence, pousse à lire autrement l’étape où le capitalisme est arrivé. Le « devenir image » du capital n’est que la dernière métamorphose de la marchandise, où la valeur d’échange a désormais totalement éclipsé la valeur d’usage et, après avoir falsifié la totalité de la production sociale, peut accéderdésormais à un statut de souveraineté absolue et irresponsable sur l’existence toute entière. S’il existe un écrivain de notre temps envers qui Debord aime se référer c’est Karl Kraus, auteur de « la nuit de Walpurgis ». La langue se présente comme l’image et le lieu de la justice. Dans la satire. Mais il faut préciser un pas juste au delà de la satire.

L’antique maison du langage (et avec elle la tradition littéraire sur laquelle la satire se fonde) est désormais falsifiée et manipulée de fond en comble. Kraus réagit à cette situation en faisant de la langue le lieu du jugement dernier. Debord lui commence à parler lorsque le jugement dernier a eu lieu et que le vrai n’a été reconnu que comme un moment du faux.

Qu’est ce qu’une situation construite ? celle-ci n’est ni le devenir art de la vie ni le devenir vie de l’art. La nature réelle de la situation ne peut être comprise que si elle est historiquement située dans le lieu qui lui est imparti, c’est à dire après la fin et l’autodestruction de l’art et après le passage de la vie à travers l’épreuve du nihilisme.

Au capitalisme, qui organise concrètement des milieux et des événements pour diminuer la puissance de la vie, les situationnistes répondent par un projet tout aussi concret, mais de signe opposé. Le démon fixe le rendez vous avec Nietzsche : « Veux-tu que cet instant revienne une infinité de fois ? » et Nietzsche répond : « Oui je le veux ». C’est le déplacement messianique qui transforme le monde en le laissant presque intact : puisque tout ici est resté inchangé, mais a perdu son identité.

Dans la situation en acte, la destruction de l’identité du rôle va de pair avec la destruction de l’identité de l’acteur. C’est le rapport entre texte et exécution, entre puissance et acte, qui est remis ici en cause. Car entre le texte et son exécution s’ insinue le masque comme mélange indifférencié de puissance et d’acte. Et ce qui a lieu dans la situation, c’est non pas l’actualisation d’une puissance mais la libération d’une puissance ultérieure. Ni valeur d’usage, ni valeur d’échange, ni expérience biographique, ni événement impersonnel, le geste est l’envers de la marchandise qui laisse précipiter dans la situation « les cristaux de cette substance sociale commune ». Auschwitz. Timisoara. Tienanmen.

Rien n’évoque mieux cette condition que la faute appelée par les cabalistes « isolement de la Schechina » et imputée à Aher, l’un des 4 rabbis qui, selon une célèbre aggada du Talmud, entrèrent au lieu de la connaissance suprême. Ben Azzaï jeta un regard et mourut, Ben Zoma regarda et devint fou, Aher coupa les rameaux et Akkiba sortit indemne. La Schechina est la 10ème Sefirot (ou attributs de la divinité), celle qui exprime la présence divine même, son habitation sur terre : sa parole. La « coupe des rameaux », c’est le péché d’Adam qui, au lieu de contempler la totalité des Sefirot, préféra regarder la dernière en l’isolant des 9 autres, séparant ainsi l’arbre de la science de celui de la vie. Aher représente l’humanité qui fait du savoir son propre destin et sa propre puissance spécifique, isole la connaissance et le langage des autres Sefirot. Le risque consiste en ceci que le langage, la non latence, la manifestation de quelque chose, se sépare de ce qu’il révèle et prenne une consistance autonome.

Ce qui entrave aujourd’hui la communication, c’est la communicabilité même.

Les journalistes et les psychanalystes constituent le nouveau clergé de cette aliénation de la nature linguistique de l’homme. L’âge du spectacle, l’Etat du nihilisme accompli. Mais pour cette raison aussi, notre époque est celle où, pour la 1ère fois, il devient possible aux hommes de faire l’expérience de leur propre essence linguistique. La politique contemporaine est cet experimentum linguae dévastateur, qui désarticule et vide, sur l’ensemble de la planète, traditions et croyances, idéologies et religions, identités et communautés.

Que des singularités forment une communauté sans revendiquer une identité, que des hommes co-appartiennent sans une condition représentable d’appartenance, voilà ce que l’Etat même nihiliste ne peut supporter.

La politique ne sera plus un combat pour le contrôle de l’Etat par des nouveaux ou d’anciens sujets sociaux, mais une lutte entre l’Etat et le non-Etat (l’humanité), disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique.

Le visage

L’apparence devient pour l’homme un problème. L’exposition est le lieu de la politique. Cette lutte, dont l’objet est la vérité, se nomme Histoire.

En tant qu’il n’est que pure communicabilité, tout visage humain est toujours suspendu au-dessus d’un abîme. Le visage reproduit dans sa structure même la dualité du propre et de l’impropre, de communication et communicabilité, de puissance et acte qui le constitue. Il est formé d’un fond passif dont se détachent les traits actifs expressifs. Comme 2 triangles inversés, 2 plans. Le visage n’est pas simulacre, il est simultas, l’être-ensemble des multiples faces qui le constituent, sans qu’aucune soit plus vraie qu’une autre. Mon visage est mon dehors : un point d’indifférence par rapport à toutes mes propriétés, par rapport à ce qui est propre et ce qui est commun, à ce qui est intérieur et ce qui est extérieur. Dans le visage, j’existe avec (brun, grand, pâle, orgueilleux, émotif), mais sans qu’aucun trait ne m’identifie ou m’appartienne essentiellement. Il est le seuil de dépropriation et de désidentification de tous les modes et de toutes les qualités dans lequel ceux-ci deviennent purement communicables. Et seulement là où je trouve un visage, un dehors m’arrive, je rencontre une extériorité. Allez vers le seuil.

Dans un dernier mouvement, la police… question de boucler la boucle. Le deuxième mouvement n’est pas hors d’un propos politique de bout en bout. Mais au contraire, il ouvre la question au-delà du politique en en manifestant le dehors.

Homo sacer

La police souveraine

Guerre du Golfe. Le fait est que la police, contrairement à l’opinion commune qui voit en elle une fonction purement administrative d’exécution du droit, est peut-être le lieu où se manifeste le plus nettement la proximité sinon l’échange constitutif entre la violence et le droit qui caractérise l’image du souverain.

Benjamin remarquait : « il est tout à fait faux d’affirmer que les buts de la police soient toujours identiques ou même simplement connexes à ceux du reste du droit. Le droit de police indique plutôt précisément le point où l’Etat, soit par impuissance, soit en vertu de la logique interne de tout ordre juridique, ne peut plus garantir par les moyens de cet ordre les buts empiriques qu’il désire obtenir à tout prix ». Cette contigüité embarrassante entre souveraineté et fonction policière s’exprime dans le caractère sacral et intangible qui, dans les systèmes politiques des sociétés antiques, associe la figure du souverain à celle du bourreau.

L’entrée de la souveraineté dans la figure de la police n’a donc rien de rassurant.L’extermination des juifs dans le 3ème Reich a été conçue de a à z comme une opération de police (conférence du 20/1/1942 sur le Grosser Wannsee avec Adolf Eichmann). Mais l’investiture du souverain comme agent de police a une autre conséquence : elle rend nécessaire la criminalisation de l’adversaire. Depuis la 1ère guerre mondiale, l’ennemi est d’abord exclu de l’humanité civile et déclaré criminel ; c’est seulement ensuite qu’il devient légitime de l’anéantir par une opération de police qui n’est soumise à aucune règle juridique et peut dès lors confondre, en remontant aux conditions les plus archaïques de la guerre, la population civile et les soldats, le peuple et son souverain-criminel. Ce glissement a un effet positif : il n’est aucun chef d’Etat au monde qui ne soit aujourd’hui virtuellement un criminel

Notes sur la politique

La pensée qui vient devra essayer de prendre au sérieux le thème hégélo-kojévien (et marxien) de la fin de l’histoire, ainsi que le thème heideggérien de l’entrée dans l’Ereignis comme fin de l’histoire de l’être.

Seule une pensée capable d’imaginer à la fois la fin de l’Etat et la fin de l’histoire, et de les mobiliser l’une contre l’autre, peut se révéler à la hauteur de la tâche.

Les concepts de souveraineté et de pouvoir constituant qui sont au cœur de notre tradition politique doivent donc être abandonnés ou du moins totalement repensés. Ils marquent le point d’indifférence entre violence et droit, nature et logos, propre et impropre, et comme tels, ils désignent non pas un attribut ou un organe de l’ordre juridique ou de l’Etat, mais leur structure originelle même. La souveraineté est l’idée d’un lieu indécidable entre violence et droit, vivant et langage, et ce lien a nécessairement la forme paradoxale d’une décision sur l’état d’exception (K Schmitt) dans lequel la loi (le langage) maintient son rapport au vivant tout en s’en retirant, et en l’abandonnant à sa propre violence et à sa propre non-relation.

La vie sacrée, c’est-à­dire présupposée et abandonnée par la loi dans l’état d’exception, est le porteur muet de la souveraineté, le vrai sujet souverain.

Tandis que le déclin de l’Etat laisse partout subsister son enveloppe vide, pure structure de souveraineté et de domination, la société dans son ensemble est par contre irrévocablement vouée au modèle de la société de consommation et de production en vue du seul bien-être.

Toutefois le problème que doit rencontrer la nouvelle politique c’est : comment une politique qui serait uniquement vouée à l’entière jouissance de la vie de ce monde est-elle possible ? Marsile de Padoue parle du principe de vie suffisante, de bene vivere (avec Averroes). Benjamin lui dit : « l’ordre du profane doit être orienté vers l’idée de bonheur ».

Le plan d’immanence dans lequel se constitue la nouvelle expérience politique, c’est l’expropriation du langage produite par l’Etat-spectacle. L’expérience dont il est ici question n’a aucun contenu objectif et n’est pas formulable en propositions sur un état de choses ou une situation historique. Car ce qui est en jeu dans cette expérience n’est en aucune manière la communication en tant que destin et fin spécifique de l’homme ou comme condition logico­ transcendantale de la politique (ce qui est le cas dans les pseudo-philosophies de la communication) mais la seule expérience possible de l’être générique, de sa comparution (JL Nancy) ou, en termes marxiens, du général intellect.

Dans cet exil (1992/1994)

Le doute vis-à-vis de ses propres paroles se produit chaque fois que la distinction entre le public et le privé perd de son sens. Qu’est ce qu’ont vécu les habitants des camps ? celui qui était juif est rentré dans les camps pour ce qu’il avait de plus privé : son sang. Pour avoir été coupé de la communauté politique et réduit à sa vie nue, l’habitant du camp est une personne absolument privée. Kafka a été le 1er à décrire ce lieu : la salle du tribunal confine à la chambre à coucher. Qu’avons-nous vécu en Italie dans les années 80 ? Si le terrorisme a été un moment important de notre histoire politique, comment ne peut-il affleurer à notre conscience que par l’intermédiaire de l’histoire intérieure de quelques repentis ?

Souviens-toi qu’au moment où tu essayeras de parler, tu ne pourras te référer à aucune tradition (liberté, progrès, démocratie, droits de l’homme). Tu ne pourras répondre de son caractère insupportable que par des moyens qui lui sont immanents.

Une des lois de la société démocratico-spectaculaire dans laquelle nous vivons veut que, dans les moments de crise grave du pouvoir, la médiacratie se détache apparemment du régime dont elle est partie intégrante pour maîtriser la protestation, afin qu’elle ne devienne révolution. Dans l’affaire Craxi, les journaux ont mis de gros titres : honte.. Créant une frustration rassurante, c’est-à-dire le sentiment de celui qui éprouve avoir été exproprié de ses moyens d’expression.Nous vivons dans une condition d’absence totale de légitimité qui va de pair avec une prolifération normative sans précédent. Alors les gouvernements et les services du monde entier avaient observé comment un terrorisme bien orienté pouvait fonctionner en tant que mécanisme de relégitimation d’un système discrédité. 15 ans plus tard, les mêmes yeux regardent comment un pouvoir constitutif peut conduire le changement vers une nouvelle constitution sans passer par un pouvoir constituant. Le sens devient non sens : où comment passer du rationnel vers l’irrationnel.

De quoi les italiens ont-ils à se repentir ? On connait le geste résolu de Spinoza qui refuse au repentir une place dans son éthique. Que le repentir ait fini dans des salles de tribunaux ne surprendra pas. La vérité est un compromis équivoque entre morale et droit. Marx avait quelque confiance dans la honte. La honte est déjà une révolution, une sorte de rage retournée contre soi.

Il y a aujourd’hui une honte à être des hommes.

Quiconque a éprouvé cette honte silencieuse a coupé en lui tout lien avec le pouvoir politique dans lequel il vit. (Josef K au moment où les couteaux des bourreaux vont pénétrer dans sa chair, parvient dans un éclair de se raccrocher à la honte qui lui survivra).La crise est toujours là, elle est le moteur intérieur du capitalisme. L’état d’exception réclame qu’il y ait des parts de plus en plus nombreuses de résidents privés de droits politiques. A la limite il faut que tous les citoyens soient réduits à la vie nue, en tout cas qu’il y ait toujours plus de pauvres, d’exclus, de sans travail.

La punition pour ceux qui sont sortis de l’amour est d’être remis au pouvoir du Jugement. Rien n’est plus obscur que cette force inconditionnelle des catégories juridiques dans un monde sans éthique : leur force est plutôt sans signification, comme l’attitude du gardien de la loi dans la parabole kafkaïenne. Cette domination du droit montre parfaitement le déclin définitif de l’éthique chrétienne de l’amour comme puissance qui unit les hommes. Puisque le Messie est la figure dans laquelle la religion se heurte au problème de la loi, il en vient à un règlement de compte définitif avec celle-ci. En concluant un compromis durable avec le droit, l’Eglise a gelé l’événement messianique. Aujourd’hui les partis progressistes n’ont qu’une obsession : être de l’establishment. C’est vers la fin des années 70, que la corruption complète des intelligences a atteint la forme hypocrite du progressisme. On s’est mis à transiger (JCL Milner). La classe ouvrière allemande des années 20 s’était déjà vue dépossédée par la social-démocratie.Nous avons dû penser dans cette confusion, ce qui a signifié faire l’expérience d’une impuissance absolue, être confronté à la solitude et au mutisme justement là où nous nous attendions à la communauté et au langage. Nous vivons après la faillite des peuples.