Un exposé, comme celui que je tente, ne doit pas entreprendre de donner le récit d’un déroulement cohérent d’événements, car les données qu’il peut puiser dans l’unique source qu’il possède : la narration biblique, n’ont en général que deux faits pour objet : l’Exode et le Campement au pied du Sinaï. À cela s’ajoute une légende introductive de l’histoire antérieure de Moïse et un certain nombre de récits isolés plus ou moins fragmentaires portant sur des événements post-sinaïtiques. Si l’on n’obtient pas un enchaînement pragmatique, on obtient toutefois l’image d’une suite d’événements où un grand processus de l’histoire de la pensée semble se manifester dans des maillons visibles.
Martin Buber est un philosophe autrichien (1878-1965) ; il est juif et est mort à Jérusalem. Il est influencé par Franz Rosenzweig, Emmanuel Kant, Soren Kierkegaard. Il a écrit des recueils de contes mais surtout : Judaïsme ; Deux types de foi ; Je et Tu ; Un pays, deux peuples ; Utopie et Socialisme ; Communauté.
Avant-Propos
Je (l’auteur) tiens pour inexacte l’opinion dominante selon laquelle le texte biblique proviendrait en majeure partie de la fusion de sources (Yahviste, Elohiste). Je crois plutôt qu’il y a eu, à la base de chacun d’eux, une élaboration de la tradition qui, au cours des générations, a subi de multiples remaniements, sous l’influence de différentes tendances. Notre tâche est donc ici de discriminer les éléments anciens et les éléments tardifs, pour remonter ensuite aussi loin que possible, de la tradition remaniée à la tradition orale conservée plus ou moins longtemps. Par un procédé de réduction, il s’agit là d’ôter couche par couche les adjonctions. En revanche la seconde partie de notre tâche ne peut guère être accomplie que d’une manière hypothétique. Les hypothèses s’étayent mutuellement et le résultat de leur action concertée : l’unité de l’image d’un homme et de son œuvre, les confirme toutes à la fois.
Maintes choses nous sont indiquées par le medium de la forme. Il faut rechercher soigneusement le choix des mots à une période donnée et, en liaison avec celui-ci, le sens primitif des mots et ses modifications, ainsi que la syntaxe à un moment donné. Mais en premier lieu, il faut attribuer une fonction particulière au principe de répétition. Par le retour des mêmes sons, des mêmes phrases, notre attention est attirée, d’une part vers la signification spécifique de différents motifs, d’autre part vers les correspondances réciproques et les compléments qui s’établissent entre eux. Tous les éléments, théologique, symbolique et institutionnel, plongent dans la cohésion vitale commune d’une communauté. C’est en donnant forme à la vie totale de cette communauté dans toutes ses fonctions sociales, politiques et spirituelles que la foi dont il est ici question, a risqué l’aventure de s’incarner. Le présent ouvrage est consacré au récit de cette aventureuse entreprise. Ce qui est décisif, ce n’est pas que, dans la contemplation de l’Être, on accepte une unité supérieure à tout, mais c’est la façon de contempler et de sentir cette unité, c’est la présence ou l’absence d’une relation exclusive entre cette unité et l’individu, relation commandant toutes les autres, et avec elles, l’ordonnance totale de la vie.
Ce qui est si important pour nous dans le Dieu de Moïse, c’est la réunion, qui lui est propre, de qualités et d’activités. Il est le guide de sortie, le chef et le combattant d’avant-garde, le prince du peuple, le législateur et le dépêcheur d’un grand message. Son action s’exerce, sur le plan de l’histoire, sur les peuples et entre les peuples. C’est le peuple qu’il a en vue, c’est du peuple qu’il exige qu’il devienne entièrement et sans restriction son peuple, un peuple saint : soit un peuple dont la vie totale soit sanctifiée par la justice et la fidélité, un peuple pour Dieu et pour le monde. Or tout cela, il l’est et l’accomplit en tant que Dieu, apparaissant, interpellant et se révélant. Il est invisible et se laisse voir, et il le fait dans le phénomène naturel ou dans l’événement historique, où il veut précisément se laisser voir à un moment donné. Il communique sa parole aux hommes qu’il appelle, et cela de façon telle qu’elle éclate en eux et qu’ils deviennent la bouche de Dieu. Il laisse son esprit s’emparer de celui qu’il a choisi pour Lui et son esprit fait mûrir l’œuvre divine en cet homme et par cet homme. C’est parce que Moïse a pareille expérience de Dieu, et qu’il le sert tel qu’il le perçoit, que cet homme a sa place à toutes les époques comme une force vitale agissante, et qu’il a toujours sa place dans la nôtre.
Chapitre 1 : légende et histoire
Si nous voulons apprendre de première main qui était Moïse et quelle a été sa vie, il nous faut recourir à la lecture du récit biblique. Les autres sources n’entrent pas sérieusement en ligne de compte. Nous ne disposons pas ici du moyen de comparer les récits. Mais le récit biblique lui-même diffère essentiellement dans son caractère de tout ce que nous sommes portés à considérer comme une source historique utilisable. La catégorie dans laquelle notre pensée historique doit le ranger, c’est la légende. Mais la science de notre époque a frayé les voies à une vision plus profonde des rapports entre la légende et l’histoire. Ce n’est pas une transfiguration postérieure du souvenir historique qui s’exprime dans la légende, mais un processus qui suit les événements « pour ainsi dire pas à pas » ; la légende et l’histoire procèdent de la même origine : l’événement. C’est précisément dans la légende que se conserve le souvenir historique, le souvenir de ce qui a touché l’âme de ceux qui ont vécu ces événements. L’homme des temps anciens accueille les événements imprévus qui bouleversent d’un seul coup la situation historique de la communauté où il vit, par une excitation fondamentale de tous les éléments de son être, qualifiée d’ « enthousiasme objectif ». C’est une stupéfaction qui met en œuvre toutes les puissances créatrices de l’âme. L’expérience elle-même est expérience formatrice. Le miracle historique n’est pas une interprétation, il est vu. Et il n’y a pas non plus d’arbitraire dans la fusion postérieure de visions rapides comme l’éclair en une version littéraire : ce qui agit ici, c’est un souvenir organique, organisateur et formateur. On peut bien comprendre que cette légende primitive proche de l’événement, tende à prendre une forme rythmique. À cela s’ajoute encore la volonté de conserver sous une forme immuable pour les générations à venir le souvenir du prodige qui vient d’arriver. Pour atteindre ce but, la tradition était tout d’abord orale. Ainsi, à côté des formes de notation historique, enregistrant les événements et déterminées par le mandat de l’historiographe de cour – formes qui représentent une étape préliminaire de l’histoire scientifique et se développent depuis les listes de rois sumériennes jusqu’à la chronique composée des Livres des Rois de la Bible, la cantilène historique et la légende historique existent en tant que formes spontanées de conservation populaire et orale d’événements « historiques », c’est-à-dire d’une importance vitale pour la tribu. La légende est la manière dominante de fixer l’histoire aussi longtemps que la vie de la tribu est plus forte que l’ordre de l’Etat.
Si à ces débuts une légende prend la forme d’un chant, elle reste essentiellement inchangée. Il arrive seulement que des vers puissent lui être ajoutés. Des souvenirs qui ne sont pas entrés dans le chant peuvent en certaines circonstances se condenser en un récit parallèle. Si au contraire la légende ne reçoit pas cette forme stricte à l’époque proche de l’événement, elle est alors élaborée de manière différente par les différents narrateurs, sans qu’on puisse y voir un dessein conscient du changement ; un thème qui circule déjà dans la tradition est arrangé. Ce processus ininterrompu est dans son essence quelque chose de complètement différent d’une compilation et d’une soudure joignant ensemble plusieurs sources. Cette situation pose au chercheur une tâche de critique de la tradition : il doit s’efforcer de pénétrer vers le noyau originel de la légende. Le procédé de recherche est un procédé de réduction : la recherche doit ôter des motifs qui se présentent à lui en couches successives, l’un après l’autre, pour atteindre la couche accessible la plus ancienne. Mais s’il ne nous est pas donné d’apprendre le déroulement même des événements, nous pouvons cependant connaître pour une grande mesure, comment le peuple qui y a participé en a eu l’expérience. Devant des tels prodiges, le peuple est incapable de les attribuer à ses propres plans et il est contraint de les attribuer à des actes de forces célestes. L’expérience d’événements en tant que miracle, est elle-même de la grande histoire et doit être ainsi comprise ; elle doit recevoir sa place, inséparablement marquée de l’enthousiasme objectif qui la caractérise, dans l’édifice de la science historique. Le fait que les tribus rassemblées devant « la montagne ardente » ont entendu les paroles de leur chef Moïse comme le messager de leur Dieu, fondant une alliance entre elles et une alliance entre Lui et sa communauté, est un processus historique parce qu’il prend naissance d’un enchaînement historique et qu’il est à la base d’un nouvel enchaînement historique.
Il faut ajouter deux éléments. Tout d’abord les figures centrales de la légende biblique ne sont pas des héros confondus avec les personnages mythologiques, les événements de leurs vies n’ont pas été entre-tissés avec les légendes des dieux. Toute glorification s’applique ici seulement au Dieu agissant, l’homme qui opère, mandaté par lui, est représenté dans son humanité. Cette volonté de mettre les hommes à l’écart de l’événement mythique plonge le récit dans une atmosphère de « sobriété sacrée », dans une atmosphère de sécheresse qui, de multiples façons, dégage notre champ d’observation pour nous permettre d’apercevoir le noyau historique. Il nous apparait alors que ce qui importait au premier narrateur des actes de Moïse, ce n’étaient pas des légendes isolées, belles ou édifiantes, mais la continuité des événements. Ainsi de la traversée du désert où les événements sont enchaînés, mais pas comme pour le livre de Josué, par des tendances littéraires tardives harmonisatrices. Tout ce qui précède demande une triple tâche critique, toujours réalisable malgré les difficultés : faire le départ entre légende proche de l’histoire, qui est une relation enthousiaste, et légende éloignée de l’histoire, qui procède de la tendance à compléter la tradition existante. Il s’agit ensuite de distinguer entre les éléments primitifs et leur élaboration. Il importe enfin de pénétrer, dans la mesure du possible, jusqu’au noyau historique. Il nous faut attacher de l’importance même aux adjonctions ultérieures. Même les élaborateurs et les imaginateurs d’adjonctions, ne font pas arbitrairement ce qu’ils font. Ils agissent sous l’impulsion des premiers temps. La tradition est mutation des formes ; le changement et la conservation s’accomplissent dans un même courant. Au Moïse qui a existé par-delà bien des époques, s’ajoute légitimement celui qui s’est formé au cours de bien des époques. Celui-ci nous est immédiatement donné, mais celui-là nous est accessible moyennant un travail d’examen et de criblage. Il ne nous est pas permis d’oublier que les forces qui ont formé la légende sont identiques, de la manière la plus intime, à celles qui ont opéré dans l’histoire : ce sont celles d’une foi. C’est la foi primitive d’Israël qui nous est rapportée dans la narration des temps primitifs d’Israël. Quelque soit le mélange des faits relatés avec la légende, l’histoire de la foi qui habite en eux est authentique dans tous ses traits les plus importants. On a ici une « légende sacrée » et une « histoire sainte ».
Chapitre 2 : Israël en Egypte
Le récit biblique fait de deux Israélites égyptisés les artisans de l’arrivée des enfants d’Israël en Egypte et de leur départ d’Egypte. Il s’agit de Joseph (Genèse 37,50) et de Moïse.Tous deux ont été accueillis dans l’organisation de la cour du Pharaon, l’un comme Grand Vizir, l’autre comme fils adoptif d’une princesse, et ils y ont reçu des noms égyptiens, l’un d’un roi, l’autre d’une fille de roi. Le récit souligne la liaison qui existe entre eux, quand au moment de l’Exode (Exode 13,19) il fait emporter par Moïse lui-même les « ossements de Joseph », à savoir le cercueil renfermant la « momie » qui (Genèse 50,26) est désigné certainement à dessein par un mot qui désigne l’arche sainte. L’ancienne Egypte est la première tentative de fixer étatiquement la vie et l’esprit de l’homme, qui s’est engagé sur la route de son histoire. L’Egypte est un présent du Nil, et il doit être complété par la conscience de la charge énorme que ce présent a imposé aux colonisateurs de la terre. L’inondation a dû être domptée et réglée par un vaste système d’irrigation dont l’édification et l’entretien n’ont exigé rien de moins que la tension la plus extrême des forces des générations. C’est seulement à cette époque-là que l’homo faber apprit le sens de l’organisation, sans lacunes, d’un travail obligatoire collectif, à l’intérieur duquel le pied humain n’a pas plus de valeur spécifique que la noria qu’il met en mouvement. On peut remarquer que les démons eux-mêmes qui, nuit après nuit, tirent la barque du dieu-soleil à travers les enfers, sont organisés en « troupes » (de forçats). Le surveillant du fouet que nous rencontrons dans le récit biblique du temps de l’esclavage en Egypte et que nous apercevons descendant les rives du Nil, et se dressant au-dessus de la colonne assujettie au travail, ce surveillant n’est qu’un symbole de cette contrainte collective sans laquelle il n’y aurait pas de Pyramides. Le Pharaon est tout autant un symbole, lui qui incarne le premier flot de l’inondation, et comme roi, préside à l’alimentation de tous les vivants. Toute parcelle de terre deviendra propriété privée du roi, laissant au travailleur et à sa famille juste de quoi survivre. (Genèse 14,20). Chacun reçoit du roi la fonction qui fait de lui un homme. Les coutumes de tous se rattachent aux rites strictement réglés que le roi accomplit quotidiennement et par lesquels la vie du pays est entretenue. L’Etat tolère à côté de lui la famille, mais non une société. La vraie question qui est typique à l’Egypte, c’est la mort, et surtout, la préparation du mort pour son voyage dans l’au-delà. La « momie » témoigne de ce souci de maitriser l’éternité. Une autre opération d’identification du mort avec l’immortalité passe par l’édification de statues ou de pyramides. La sculpture dans le granit devient le second domicile de l’esprit du mort, la statue dans laquelle il entre. Le pharaon en sa statue est assis pour l’éternité et celui qui le contemple apprend à connaitre le suprême effort de l’homme, pour conférer à une substance spirituelle une durée terrestre, en donnant forme à une substance matérielle. L’intervention de la magie, et même de deux magies, est sollicitée ; la magie de la spontanéité complète la magie de convention trop fixée à user de citations rituelles.
Il serait inexact d’opposer l’élément sémitique en tant que tel à cette culture entièrement orientée vers la conservation de la forme rigide. Ce qui nous importe c’est la part que prend la culture sémite dans les contacts d’opposition avec l’Egypte. Ce qui nous importe c’est la façon dont l’Egypte cherche à réguler les bandes qui l’assaillent sur ses bords, et qui sont appelées Habirou. La période concernée se situe entre le troisième et deuxième millénaire acn. Ces bandes sont apparues d’abord en Mésopotamie méridionale puis parmi les peuples d’Anatolie, ensuite en Syrie et Palestine. Et finalement en Egypte. Cette migration correspond à l’itinéraire du clan dont parle le Livre de la Genèse quand elle raconte l’histoire des « Pères » d’Israël. L’archéologie des dernières années a découvert au sujet des Habirou ce que la Bible raconte au sujet d’Abraham, l’Hébreu (Genèse 14,13). C’est une communauté de traits essentiels qui ressort de l’examen. La culture des « Pères d’Israël » est d’un haut niveau à l’intérieur de l’évolution des peuples semi-nomades. Habirou ne désigne pas un peuple mais un type humain, en vertu de son mode de vie particulier et de sa relation avec son entourage. Ce nom évolue ensuite vers une désignation ethnique. Ce type d’humain se compose de ressortissants de divers groupes ethniques, parmi lesquels le groupe sémite prédomine. Ce sont des individus sans terres qui ont rompu leur lien avec leurs peuples et se sont réunis afin d’entreprendre en commun des expéditions pour chercher des paturages et piller. Ils sont des bandes armées, ils peuvent être éleveurs de petit bétail, ils développent parfois une agriculture fugitive, campent près des villes et échangent avec elles leurs produits. Ils essayent de s’assurer des positions plus stables. S’ils réussissent, ils peuvent devenir chefs de corps francs et recevoir le titre de prince. Les fonctionnaires de l’administration égyptienne auront affaire avec de tels chefs puissants dans le territoire qui va de la Syrie à la Palestine, sous sa juridiction. Il semblera intéressant de faire cause commune avec ceux qui sont forts, contre les cités autonomes cananéennes. Dans les contacts où la tribu Habirou est faible, des individus qui la composent acceptent un emploi dans les travaux publics égyptiens comme surveillants, ou comme scribes. Ce sera pareil à Babylone. On les emploie à cause de leurs qualifications et ils peuvent s’élever aux fonctions dirigeantes. Leurs qualités sont des vertus pastorales et militaires mais aussi un mélange rare d’une capacité d’adaptation et d’une tendance à l’indépendance. La manière dont les pays civilisés considéraient le nomade apparait dans un hymne sumérien (2000 acn). On y perçoit l’hostilité nourrie par un Etat solidement organisé à l’égard de l’élément instable du désert, mais également de l’expérience de son invincibilité. De même dans Exhortations d’un sage, texte égyptien du troisième millénaire, il est fait écho d’un peuple étranger du dehors entré en Egypte. Les relations entre nomades et civilisations stables se retrouvent périodiquement dans l’histoire du monde. Ainsi les Kirghizes-Kazaks dont les noms signifient errant, détaché de la tribu. La réunions de ces membres de corps francs a donné naissance aux clans. Le Deutéronome (26,5) rapporte une prière « arammi obed abi » évoquant l’étymologie kirghize-kazak, en parlant d’un araméen écarté, correspondant à Abraham. Il y a dans des textes hittites allusion aux dieux des Hébreux, Ilani Habiri, dieux-habirou, une catégorie particulière de dieux, une bande de dieux migrateurs. Elohim utilisé dans la Bible est une forme plurielle susceptible de « parler » aux Philistins. Abraham dans sa tête y fait référence comme à la totalité des forces divines ou de la substance divine. Ce Dieu n’a pas de demeure fixe, il va où il veut aller, il vient chercher ses gens et les conduit où il veut. Il arrive et s’en va avec eux.
Créateur de culture, se montre le nomadisme, là où il n’est pas contraint de se plier à une culture dominante et où il ne jette pas à bas des cultures, les unes après les autres, mais où il conquiert l’espace et le loisir suffisants pour édifier une culture propre. (L’Egypte de Hatschepsout reconstruit son pays après l’épisode des Hyksos, lesquels avaient réussi un temps à prendre le pouvoir). L’essentiel de l’évolution interne de la culture des peuples nomades tombe parfois précisément à l’époque précédant celle où ils sont entrés dans l’histoire. En un grand édifice cohérent de culture, la tradition ne se développe qu’après les conquêtes décisives. Chez ces peuplades le genre de vie est plus qu’une profession, c’est une espèce de foi. On voit ici la difficulté qu’ils rencontrent en pénétrant dans les pays à culture stable. Dans Genèse chapitre 14, Abraham, jusque là nomade paisible, part à la tête d’une bande de combattants contre des envahisseurs ou des maraudeurs. La bande qu’il commande se compose d’alliés mais aussi d’initiés, qui ont grandi dans la communauté qu’il gouverne et sont également exercés aux affaires de la paix et de la guerre. Ce portrait ne colle pas avec d’autres portraits mais c’est justement cela, cette unité en un seul personnage de l’éleveur de bétail et de condottiere, qui correspond au type des Habirou. La Bible marque deux différences : Abraham tient à ne pas être considéré comme un mercenaire (Ge 14,23) et il tient à identifier le Dieu de sa communauté comme le Dieu Suprême (V,22). Abraham réunit deux caractères : une coopération guerrière avec les indigènes mais sans soumission et le désir de leur faire reconnaître son propre Dieu. Dans l’épisode de l’achat d’une tombe avec les Hittites, il veille à leur payer le juste prix mais signale que « cette terre », cette terre entière, lui a été promise par Dieu. Notre attention est attirée dans la même direction à trois reprises dans l’enlèvement de la mère de la tribu (12, 10-20 ; 20 ; 26, 1-7). La bénédistion divine n’est pas descendue seulement sur les Pères. Car les mères transmettent la bénédiction naturellement à leurs enfants en les mettant au monde. (On est aujourd’hui toujours juif par la mère). C’est cet élément que les Egyptiens et les Philistins cherchent à avoir. Abraham impose l’obligation de prendre femme dans sa tribu pour concentrer la puissance de la bénédiction (24,3 ; 27,46). Cet élément perdra de sa force avec le temps puisque Joseph épousera une Egyptienne. Moïse, une Madianite.
Ce qui s’est conservé dans les récits c’est la tendance des demi-nomades à devenir sédentaires, sans devoir sacrifier la liberté et la foi. Isaac a un portrait de paysan et Jacob de demi-nomade. Quelle est la distinction des Habirou par rapport aux autres ? Sans doute que Israël conçoit qu’il est dépositaire d’une mission. Et celle-ci n’est pas satisfaite seulement d’une façon symbolique. Dans l’Oracle de Balaam (Nb 23, 9) : « là, un peuple (‘am) qui habite à part et parmi les nations (goyim), il n’est pas compté ». C’est un peuple au sens social, une communauté d’hommes vivant les uns avec (‘im) les autres, et opposé comme tel à tous les autres dont chacun est en majeure partie un peuple au sens physique (goy=corps). L’histoire de Joseph exprime quelque chose qui s’apparente à cette idée, quand elle montre Joseph s’employant à faire concéder à ses frères un territoire privé plus ou moins autonome pour qu’ils s’y établissent. L’individu peut être vizir, la famille reste fermée sur elle-même et isolée. Cette bande entre comme un tout dans le pays de culture égyptienne ; c’est comme un tout qu’elle reçoit et assimile son influence. Elle subit l’esclavage comme un tout et, comme un tout, s’en va de ce pays vers la liberté. Cette partie de l’élément fluide s’adapte à l’Empire de la forme rigide. Mais sous l’écorce de cet abandon, se renforce une richesse de forces qui commence à se manifester dans la délivrance et après elle. Dans Deutéronome (4,34) qui résume l’Exode, Moïse dit : « où une divinité a-t-elle tenté de venir prendre un peuple à l’intérieur d’un peuple ? » Ici le mot goy, c’est le peuple charnel. Il y a une évolution d’avec la désignation du peuple dont parle la voix dans le buisson ardent où on emploie ‘am (avec ; Dieu parle de « mon » peuple).
Chapitre 3 : la légende pieuse des origines
Nous ignorons quand les tribus d’Israël, une partie étant restée en Canaan, sont venues en Egypte, dans le pays de Gosen. Et nous ignorons quand ils l’ont quitté et si ce mouvement s’est fait par plusieurs vagues. Entre le milieu du 15ème et la fin du 13ème siècle acn, il n’est pas facile de choisir. De nombreux indices permettent de penser que les tribus sont venues en Egypte dès l’époque de la domination des Hyksos. Et que les Egyptiens ont changé d’attitude envers les israélites quand les Hyksos furent renversés. L’esclavage est un fait historique vu qu’aucun peuple n’invente la relation d’un tel fait, qui fait tache dans leur histoire. La relation de l’esclavage (1,11,14) est poétique et même emphatique, en prélude à l’histoire de l’Exode. Le Dieu d’Israël libère son peuple du « service » envers l’Egypte ; Pharaon enjoignant Moïse à emporter ses tribus pour aller servir YHVH (10 : 8,11,24 ; 12,31). Cet élan épique, véritable hymne, permet de comprendre ce que signifie la légende des tribulations, pour les générations du peuple qui l’a composé, et que l’on conte toujours actuellement lors de la soirée de Pâque. Le motif du massacre des enfants est planté là comme une excroissance sur l’histoire de la corvée, en complète contradiction avec le fil du récit. Il a pris naissance à cause du motif du sauvetage du petit Moïse. Et ce motif est un authentique motif de la légende pieuse.
Il s’agit de voir comment la passion de transmettre la tradition, qui est une passion de donner une forme accomplie, comble les lacunes d’une biographie qui lui est fournie, en puisant dans le trésor des légendes commun à l’humanité primitive. L’important d’un point de vue historique c’est, après que l’analyse a extrait les éléments communs, de replacer chacun d’eux dans son contexte et de se demander alors pour quelle raison à tel endroit l’élément commun est rattaché à un élément particulier, singulier, unique. Le sauvetage de l’enfant Moïse est nécessaire afin que celui qui est destiné à être le libérateur de son peuple grandisse en libérateur. Il faut qu’il soit confié à la citadelle de l’étranger, à savoir la cour royale, d’où a pris naissance la volonté d’asservir Israël, et qu’il y grandisse. C’est un genre de libération que nul n’exécutera, lui qui a grandi esclave et que rien n’unit avec les esclaves. Elle ne sera exécutée que précisément par l’un d’eux qui aura été élevé au cœur de l’étranger, dans ses doctrines de sagesse et ses pouvoirs, et qui maintenant se rend chez ses frères et est témoin de leurs travaux accablants. Le récit biblique oppose ce motif manifestement historique à cet autre motif qui fait vendre Joseph en Egypte comme un envoyé précurseur pour un grand sauvetage. La caissette de papyrus protégeant le bébé a la forme choisie par la mère pour sauver l’enfant. Elle ressemble aux coffres dans lesquelles les images des dieux sont transportées sur le Nil lors de cérémonies solennelles ; un symbole. Le nom de Moïse est égyptien (semence de l’étang), et c’est là une donnée historique. Mais cela n’autorise pas à faire de Moïse un égyptien ; car ce nom est très proche du nom hébreu signifiant « celui qui tire dehors » (pas donc : sauvé des eaux). Il faut faire sortir du nom de Moïse ce qui y est contenu.
Le récit relatant comment Moïse se rendit chez ses frères (Exode 2, 10-15) est le début de la biographie proprement dite. Il s’édifie par un procédé typiquement biblique répétant le verbe « voir » et le syntagme « les frères ». Ce que nous devons savoir c’est qu’il sort de la cour du roi et se rend là où les esclaves sont mis à la corvée ; et il sort les voir parce qu’ils sont ses frères. En arrivant il observe qu’un commissaire égyptien bat un Hébreu ; Moïse l’abat. Le lendemain Moïse repart voir ses frères. En arrivant il observe que deux frères se battent entre eux ; il intervient et en retour se fait apostropher : qui t’a établi chef et juge sur nous ? Ceci annonce les difficultés à venir mais Moïse n’a pas encore peur. Il s’enfuira quand une vendetta sémite le menace de mort (ce n’est donc pas ici un décret de la justice égyptienne). Dans le désert du Sinaï au puits où s’abreuve une tribu madianite, des brigands importunent les sept filles du prêtre de la tribu. Moïse les défend. En récompense il reçoit une des filles en mariage ; fille qui le prend pour un égyptien. C’est là que Moïse troque ces vêtements royaux pour la tenue de berger des demi-nomades du désert. Les coutumes de ce peuple sont proches de celles des tribus des Pères d’Israël. Par le moyen de sa fuite, Moïse renoue donc avec le pays de ses ancêtres. C’est ici que de la légende pieuse émerge une vérité historique et biographique, fondamentale pour comprendre la suite.
Chapitre 4 : le buisson ardent
Les chapitres où est relatée la Révélation dans le buisson ardent (Ex 3, 1-4, 17) ne doivent pas être considérés comme constitués par l’apport de différentes sources. Nous avons devant les yeux une image homogène. Les contradictions apparentes s’expliquent par une intelligence défectueuse du texte. Ce chapitre est, pour le style et la composition, le produit d’un art de la dialectique et de la narration, qui a atteint un haut niveau de développement, mais parmi les éléments avec lesquels il a été édifié, les éléments essentiels portent la marque d’une tradition ancienne. Moïse conduit les troupeaux de son beau-père dans la montagne qui intéresse seulement en période de grande sècheresse car on y trouve plus d’herbe fraîche. Il arrive donc au mont Horeb ou au mont Sinaï, la montagne de Dieu. Elle est ainsi nommée parce qu’on y a observé des phénomènes mystérieux, sans doute volcaniques. C’est là que Moïse voit le buisson d’épines en feu. Il s’agit d’une variété d’épineux typique du Sinaï. Ce buisson est en feu, la flamme monte et dans la flamme le messager de YHVH se fait voir de Moïse. Ces anges sont l’intervention perceptible d’un Dieu dans les événements ; ce n’est donc pas Dieu directement qui se manifeste. La flamme ne consume pas le buisson d’épines ; le buisson brûle mais il n’est pas brûlé et dans la flamme qui s’en élève, Moïse voit « le messager ». Des historiens tirent de (Dt 33,16) qu’il devait y avoir un lieu porté à la connaissance des gens du coin, lieu du Dieu de la montagne, et nommé « celui qui habite dans le buisson d’épines » (schokni seneh). Mais ce verbe ne veut pas dire habiter, séjourner même pour un bref séjour. L’apparition ici n’est pas contemplée dans le végétal mais dans le feu ; il faut comprendre que la voix qui interpelle vient du feu ; YHVH n’est pas le Dieu de la montagne. Moïse ne trouve pas ici le siège de YHVH.
On veut faire une distinction de principe entre la vocation de Moïse, vocation qui commence avec cette apparition, et la vocation des prophètes. Chez ces derniers il y va d’une expérience vécue psychologique et qui a lieu dans un rêve ou une vision. Chez Moïse il s’agit d’un événement apparemment mythologique puisque la divinité apparaît en personne. Cette distinction n’est pas fondée sur les textes où il n’y a pas de personnification. Et voici le buisson était tout en feu et le buisson ne consumait pas. Voilà exactement ce qu’il voit et ce qu’il dit : je veux pourtant m’approcher pour voir cette grande vision, pourquoi le buisson ne se consume pas. Le messager c’est le brasier lui-même et il voit ce qu’il doit voir. Ce n’est pas de la mythologie. On fait valoir contre cette constatation la différence de genre littéraire qui existe entre la légende et la prophétie et l’on déclare que les historiens de la littérature doivent élever une protestation préliminaire contre la volonté d’effacer ce caractère légendaire. Aucun homme de science n’oserait ramener à des expériences vécues psychologiques les légendes de héros helléniques dont les yeux ont contemplé la divinité. Avec Moïse nous sommes confrontés au problème de savoir quel noyau d’expérience personnelle a pu se transmettre en elles. Ceci nous entraîne hors des limites de la littérature, vers ce domaine réservé où de grandes expériences personnelles de la foi se propagent par des voies qui ne sont plus discernables. YHVH voit que Moïse s’approche, Dieu l’interpelle du milieu du buisson et Moïse répond : me voici. Le dieu lui commande de ne pas s’approcher et d’ôter ses sandales. C’est alors seulement que le Dieu lui dit qui Il est : lui qui l’aborde ici à l’étranger n’est pourtant nul autre que le Dieu de son père, le Dieu des ancêtres dont Moïse a entendu parler jadis en Egypte lorsqu’il allait voir ses frères.
L’hypothèse kénienne en faveur explique que YHVH aurait été un Dieu jusque là inconnu d’Israël, est sans fondement. Nous ne sommes informés que par la Bible des liens qui existent entre YHVH et le Sinaï, à savoir que YHVH a élu le Sinaï comme montagne de sa Révélation, dans les jours où Israël s’affranchit de la servitude et quitte l’Egypte. Cela ne concerne que Moïse, malgré ce qu’en dit le cantique de Déborah (Juges 5,5) où un orage soutient les combattants israélites dans un combat hasardeux, orage venant des monts Sinaï. Et malgré ce qui arrive à Elie qui veut par un pèlerinage parler à YHVH mais épuisé meurt sur les flancs de la montagne Sinaï (I Rois 19,9) dans une crevasse de rocher dont parle (Ex 33, 22) et qui est bien connue des voyageurs. Dieu n’est pas attaché au Sinaï, il ne fait parfois qu’y passer. Car il descend du ciel. L’histoire comparée des religions cherche à savoir si on a affaire à un dieu de la montagne ou à un dieu du feu. Ce n’est pas de savoir quels traits de quels dieux de la nature il a absorbé, mais de savoir qui il est originellement : est-il un Dieu étranger ? La Bible fournit la réponse. Il n’est besoin que de comparer le Dieu de Moïse dans son originalité, avec le Dieu des Patriarches avec ses caractères particuliers : il nous incombe de mettre en lumière dans les éléments constitutifs du premier récit, renvoyant à une tradition ancienne, et dans les éléments correspondant du second récit l’image singulière de Dieu qu’ils renferment, c’est-à-dire l’image qu’il n’est pas possible de faire rentrer dans un type quelconque de l’histoire des religions prémosaïques de l’Orient ancien, mais qui en dépit de toutes ses parentés avec tel ou tel type de religion, témoigne un caractère distinctif. Il ne nous restera plus qu’à comparer les deux images de Dieu. Il s’agit de l’image d’un dieu familial dans des situations non historiques et celle du dieu d’un peuple dans une situation historique, mais ces deux images sont celles du même Dieu. la première image dégage deux grands caractères de sa personnalité : il interpelle les hommes et leur demande un service, leur confie une mission et les reçoit dans son alliance. Le second caractère c’est qu’il ne se contente pas d’aller les chercher dans leur monde familier et les envoyer sur de nouvelles routes, mais que sur ces routes il marche lui-même avec eux et les conduit, tout en restant invisible, sauf lorsqu’il se laisse voir par eux. Tout cela nous le retrouvons dans la deuxième image mais avec les vives couleurs qu’imprime un dynamisme historique. Dieu ne s’adresse plus à une personne seule. Mais à un peuple.
Ce n’est pas un dieu étranger que Moïse découvre sur le Sinaï, c’est le Dieu des Patriarches. Et pourtant c’est celui que ses beaux-frères présente comme demeurant sur la montagne. L’apparition pourtant lui révèle le Dieu des Ancêtres. Tout de même que YHVH s’est rendu jadis avec Jacob en Egypte (Ge 46,4), il s’est rendu d’Egypte au pays de Madian et a couvert de sa protection Moïse comme il avait protégé Jacob. Du temps des Patriarches, YHVH se manifesta dans le El Elyon de Melchisedech (prêtre du Très-Haut) ; YHVH a accordé la vue à la concubine d’Abraham par le truchement de l’esprit d’une source du désert, visiteur du dormeur qui le voit en rêve. Ce qui s’accomplit ici comme là-bas c’est une identification : le propre dieu qu’on amène ou qui vous accompagne est identifié avec le dieu qui est connu à cet endroit. En histoire de religion nous connaissons la religiosité babylonienne et égyptienne comme une tendance à exprimer de façon catégorique la foi en la suprématie d’un Dieu, en interprétant les autres dieux comme les formes de sa manifestation. Ce n’est que dans l’atmosphère de la foi en un dieu solitaire, exclusif au-dessus de tous les panthéons, Dieu requérant et conduisant les siens, que l’identification pouvait devenir réalité vitale. Ne manquons pas de voir que YHVH, en présence de Moïse, ne se nomme pas seulement le Dieu des Patriarches mais comme le Dieu de son père. Ce n’est pas banal car Il s’adresse à quelqu’un qui n’a pas été élevé dans la maison de son père.
Le contenu du message personnel de Dieu à Moïse est ponctué par la répétition des vocables ‘ammi (mon peuple) et mitzraïm (l’Egypte) : j’ai vu la souffrance de mon peuple qui est en Egypte ..Fais sortir d’Egypte mon peuple, les enfants d’Israël. Il ne s’est pas nommé mais ici il veut être reconnu comme le Dieu des Ancêtres du peuple. Ce n’est pas ainsi que parle un dieu nouveau ou un dieu étranger. Alors commence le grand dialogue dans lequel Dieu commande et l’homme résiste. Ici il y a des adjonctions entre les deux objections de Moïse : son insuffisance et son incapacité à dire au peuple ce que celui-ci réclamerait d’entendre au sujet du nom de Dieu (un nom c’est très personnel) et d’autre part il y a encore une troisième objection. Moïse demande comment prouver au peuple la véracité de son récit et il est instruit à faire des signes, des prodiges. C’est là une anticipation des motifs ultérieurs du récit, qui sert à relier l’histoire de la Révélation à celle des négociations avec le Pharaon, mais qui ne réussit qu’à affaiblir l’importance spécifique de chacune d’elles. Ici le style est autre que dans les parties authentiques du récit du Buisson. Le mot signe est employé dans un sens différent que dans les parties authentiques où il marque une nécessité ; dans les parties non authentiques il s’agit de symbolisation. Quand on est au plus près de l’essentiel du message, le signe est bizarre, c’est un signe de piste : le peuple doit aller à la montagne et commencer à servir son Dieu en concluant une alliance avec lui. Alors s’incarnera ce qui jusqu’ici n’existe qu’en paroles. Alors Moïse percevra la mission de ce Dieu comme une expression de sa personne, une réalité charnelle et non comme maintenant sous forme de mandat spirituel.
Quand sont éliminées les interpolations inauthentiques, la première objection de Moïse devant sa tâche se mélange à la troisième : son insignifiance et sa difficulté de parole et d’élocution. Et la réponse qui clôt le passage authentique est : Va, moi-même je serai avec ta bouche et je t’enseignerai ce que tu as à dire. Il ne faut pas de perdre de vue les deux assurances commençant par « ehyeh » (je serai présent). Moïse s’attend à ce que le peuple lui demande le nom de ce Dieu. La réponse est : (mon nom est ) YHVH. C’est différent que de répondre Shaddaï tel qu’il apparait quand le propos du rédacteur veut insister sur la puissance de la semence divine à engendrer un peuple. YHVH est à entendre plutôt comme « hu » (Lui), comme ineffable. Oh Lui ! est le cri élémentaire par lequel dans les temps primitifs on interpellait la divinité, YAHU. Les sémites en ont repris le vocable comme une nomination. Le nom vrai c’est l’essence de la personne. Dans le nom la personne devient accessible. On est ici au cœur, dans le combustible où peut tomber l’éclair d’une expérience religieuse. On passe de la pensée magique à l’intimité d’une prière. « Ehyeh ascher ehyeh », je suis celui qui suis. Cela ne veut pas dire « être en soi » ni comme un refus de renseignement. Et il est vain de tenter à M’évoquer, de chercher à m’invoquer. Ceci coupe l’herbe aux prêtres d’Egypte qui recourraient à la magie. Au contraire il promet à Moïse sa présence constante, son assistance mais il refuse de se laisser confiner dans des formes de manifestations déterminées. La grammaire précise un usage du vocable entre une forme en troisième personne (havah) ou en première personne (ehyeh, hayah). Dieu est là à chaque moment du présent et à chaque place où l’on se trouve. Moïse répond donc au peuple : Ehyeh, je-serai-là ou je-suis-là m’envoie vers vous. Dieu impose en cette unique fois et l’oblige à faire sortir de sa bouche ce non-nom comme un nom. Perce ici le sens qui est dévoilé dans ce nom et qui est confié à ce nom. Le peuple n’accueille pas ce « nom ». Au plus profond du noyau de ce nom subsiste le cri obscur et mystérieux. Ne pas pouvoir le dire tout haut en fait un tabou renvoyant à une crainte antique enracinée dans la résistance à la rationalisation. Il faudra le passage du peuple au Sinaï pour que le peuple adopte le nom. Le nom est refondu au cœur d’une profonde expérience personnelle et historique, sous l’impulsion de Moïse. La fondation d’une religion a lieu devant la troupe assemblée de son peuple, l’expérience est solitaire. Et elle signe l’authenticité historique de la personne de Moïse.
Chapitre 5 : Démonie divine
Ici il faut situer un épisode qui jure sur le tableau d’ensemble. Au camp où Moïse passe la nuit avec sa femme Sephora et son enfant, YHVH se précipite sur lui et cherche à le tuer. Sephora alors s’empresse de trancher le prépuce de l’enfant et elle touche ses jambes en disant : tu es pour moi un chathan-dammim. Ce faisant elle rompt avec la coutume madianite et adopte l’usage israélite. Par le toucher, il y a identification de celui qui accomplit l’acte avec l’être touché par lui ; la mère et derrière le clan tout entier font sacrifice par l’enfant interposé. Ce qui s’opère quand le sang coule (dammim), c’est qu’alors le clan est circoncis (chathan). Soumis au dieu d’Israël. On trouve dans ce récit un bloc erratique d’une ancienne tradition où YHVH était remplacé par un démon. Ainsi YHVH a absorbé tout le démonisme en lui. Il appartient au pouvoir de ce dieu d’imposer des exigences absolues à celui qu’il a élu. Il promet un fils à Abraham puis il le lui rapte. Jacob se bat avec l’ange et est béni après l’épreuve. Moïse doit répéter l’épreuve. Car derrière l’homme ou la femme, il y a le clan qui renacle et qu’il faut soumettre. C’est pourquoi la femme est le personnage actif. En renouvelant le pacte sacrificiel elle obtient la bénédiction sur le clan. Les terreurs de la nuit qui assaillent le dormeur renvoient à cette chute dans le doute car il n’est pas de foi plus véritable que celle qui s’affirme même vis-à-vis du dieu qui vous veut du tort. Et en effet Moïse doute. C’est la raison pour laquelle il ne sera pas pleinement admis dans le pacte de sa tribu. Il reste isolé dans la sphère de la parole, il reste seul avec la parole du ciel qui, traversant son âme rebelle passe dans son gosier rebelle. Mais l’élément décisif se joue dans son rapport avec Aaron ; il est dit que Moïse est un dieu comme puissance inspiratrice et que son frère est la bouche du dieu parce que Moïse bégaye. Le tragique de Moïse devient le tragique de la Révélation : c’est un bégaiement qui apporte à la terre la voix du ciel.
Chapitre 6 : Moïse et le Pharaon
Chapitre 6 : Moïse et le Pharaon
En sortant de la légende pieuse, quatre motifs témoignent pour un récit historique : la fuite, l’accueil par les Madianites, la vision et l’audition et la rencontre du démon. Mais il en est tout autrement des chapitres devant lesquels nous nous trouvons maintenant : le début de la mission divine. Les négociations avec le Pharaon sont impensables dans un rapport qui oppose le roi à des esclaves, même si l’un d’eux a vécu à la cour royale. Les plaies d’Egypte non plus ne sont pas des manifestations hors de la possibilité dans ces régions. Et pourtant il y a sous-jacent à ce conte édifiant pour les générations futures, le souffle d’un événement lointain. Il n’y a plus de souvenir mais juste une mémoire métamorphosante, mythisant la réalité. Il nous faut rechercher l’accès d’une réalité en nous demandant quels rapports humains avec les événements réels ont pu, par le chemin du bouche à oreille au fil des migrations, donner naissance à l’œuvre que nous lisons. Ce n’est pas une chronique ni une poésie imaginative, c’est de la légende historique. Nous n’aurons pas au bout de la critique autre chose qu’un processus historique possible. Nous possédons un point de départ et un point d’arrivée. Soit d’abord le retour du fugitif Moïse en Egypte où tous ses adversaires sont morts (Ex 4,19). Et nous avons le point d’arrivée où il y a l’Exode. Ce qu’il nous est besoin de savoir c’est en quelle qualité Moïse reçoit l’appel dans la partie originelle de l’entretien du buisson. Sur base de cette mission, quelles intentions habitent Moïse rentrant en Egypte et comment peut-il les réaliser ?
Moïse est appelé en tant que nabi, prophète. Et là on peut retrouver des indications chez Osée. Moïse a fait ce qu’il a fait en tant que prophète. Il n’y a pas ici d’expériences extatiques car l’accent est à déplacer d’une personne vers tout un peuple. C’est là l’événement. Il n’y a pas ici de miracles car on tomberait de l’histoire dans la légende. Celles-ci sont dues à l’entourage d’Elie et Elisée. Par contre est historique la situation où le nabi, coup sur coup, s’introduit dans l’histoire et y exerce son action. Depuis Samuel jusque Jérémie, la situation est le prophète contre le roi. Le prophète sur la scène de l’histoire affronte le souverain par une parole et un signe de critique. La parole est une exigence formulée au nom de Dieu et de sa justice, une annonce de catastrophe en cas de refus. Le signe est incarnation de la parole mais il n’est pas surnaturel ; il y a tout le temps des catastrophes mais quand elles sont majeures leur interprétation est ici induite. La catastrophe s’abat comme conséquence de la décision fautive. Le désastre est un objet de menace pour le Pharaon qui finira par y céder. Ce qui est étonnant c’est que la Bible montre le plus souvent que les rois sont en général insensibles. Ce n’est qu’à cause du moment où les catastrophes surviennent et de leur succession qu’ils se prètent à pareille interprétation. Il peut y avoir de longs délais. Pourquoi Pharaon cède est un secret de l’histoire. La mission de Moïse est par son espèce une mission prophétique, mais que Moïse si grande soit sa puissance, la remplisse, qu’en obtienne ce qui pourrait être obtenu, que Moïse, au contraire des Prophètes d’Israël, remporte la victoire dans sa lutte contre le roi, tout cela est dû pour une bonne part au fait qu’il est encore quelque chose de plus que prophète.
À regarder de près les plaies d’Egypte, certaines ont l’air plus historiques renvoyant à un noyau ancien de la tradition. Ainsi de la grêle et des sauterelles, ce qui est frappant est leur intensité. De même à propos de l’obscurité (tempête de sable) ou de l’épidémie qui emporte les nouveaux-nés. Il y a cumulées un effet de langage de l’heure fatale elle-même, totalement présente, pénétrée du souffle de l’inévitable. L’affaire se joue entre YHVH et Pharaon seul. Le noyau historique c’est qu’avec Aaron, Moïse réussit à mobiliser son peuple et en être le chef. Les délibérations nécessaires pour aboutir à une décision se font remarquer et les égyptiens durcissent les corvées, les conditions de travail en limitant la liberté de réunion des étrangers. Il est certain que le peuple se retourne contre Moïse qui lui se retourne contre Dieu. Dieu veut faire des esclaves un peuple et cela ne se fait pas d’emblée. Moïse alors à l’idée du Pacte qui unira les tribus et attachera le peuple à son Dieu, non seulement par un lien religieux mais dans sa substance vitale. Et il y parvient. C’est fort de celui-ci que Moïse peut affronter le Pharaon. La rencontre se fait près du fleuve qui roule des eaux rouges (ce qui est fréquent) accompagné d’une invasion de grenouilles. Les étrangers colportent les interprétations faisant de ces phénomènes naturels des signes de menace. On a laissé les Lévites répandre ces lectures des événements, parce que de Moïse émane l’atmosphère de puissance qui le rend inquiétant aux yeux des égyptiens. Sa parole maladroite le fait parler par saccades. Le temps passe et chaque fois l’homme est là, ainsi lors de cette tempête de sable qui dure trois jours. Au bout desquels le premier-né du jeune roi meurt. Et sa tristesse est juste celle d’un père…Décampez tous !
Chapitre 7 : la Pâque
Le récit biblique (Ex 12, 1-14, 21-27) fait ordonnancer par Moïse la préparation du repas de Pâque entre l’annonce de la mort des premiers nés égyptiens et sa réalisation. Cela ne tient pas historiquement. Il faut revenir à son noyau en le dégageant des légendes (YHVH sautant les maisons ayant leurs linteaux badigeonnés du sang de la bête sacrifiée). Un homme qui est un chef par nature et par destination, se voit accorder, grâce à des circonstances favorables et dans un temps court, les données extérieures qui lui sont nécessaires pour réaliser sa tâche : faire sortir un groupe de tribus à demi nomades d’un pays de servitude. Qu’il ait en vue la forme de vie nomadisante ou déjà un projet de sédentarisation, les conditions géographiques et politiques présentent des difficultés immenses. Les bandes humaines qu’il se propose de guider n’ont entre elles qu’une vague solidarité car leurs traditions communes se sont effacées. Moïse espère que le climat du désert réveillera son peuple pour des valeurs essentielles comme il l’a fait pour lui-même. Son idée est d’édifier un pacte entre le peuple et son Dieu, chose qui a été négligée depuis des générations. Il est besoin d’une action symbolique commune où on appréhende charnellement l’appartenance à une communauté. L’événement doit sortir de ce qui a toujours été ; c’est pourquoi le chef remet à l’ordre du jour le repas sacré des bergers. Il y a ici possibilité de retrouver cette coutume dans des traces historiques au pays de Moab. Et donc quand arrive de façon quasi certaine le bon moment pour sortir les Hébreux hors de l’Egypte, Moïse donne le mot d’ordre de la Pâque la veille du départ. Le marquage du sang aux portes s’adresse à YHVH et non pour conjurer les démons (consécration du seuil comme signe d’appartenance et de pacte). Il s’agit de s’apercevoir que l’action naturelle de manger devient acte communautaire dédié au Dieu. C’est la Pâque pour YHVH. Et par une danse rituelle (le verbe dérivé de pâque veut dire sautiller), on mime déjà l’exode. La forme définitive ne se fera pas en une fois : les pains azymes, le rythme annuel tout se greffera sur ce noyau. Mais d’emblée elle s’appuie sur les clans, les conserve mais les fédère. Cette fête de printemps impose au temps des saisons une raison historique. Incidemment le raisonnement fait comprendre que les textes de la Bible qui suivent le Pentateuque ont fonction de commentaire à leur propos, et ce à l’occasion d’événements qui réclament de ressouder le peuple mis à l’épreuve : destruction du Temple et déportation à Babylone… C’est alors que l’on prend connaissance des éléments de l’évolution de la fête de Pâque.
Chapitre 8 : le miracle de la mer
Il y a un chant, un hymne (Ex 15,21) qui parle de cheval et de son cavalier précipité dans la mer. Ce chant est appuyé sur un événement réel. Lequel ? Ce chant est mis dans la bouche de Myriam, sœur de Moïse, et elle remplit deux fonctions propres au prophète : porter à la communauté la parole de Dieu et porter à Dieu la parole de la communauté. Il faut avoir en tête que le groupe des fuyards est petit ; ensuite il y a eu un garde à la frontière près d’une lagune du Delta, sur les rives du lac de Sirbon, en tout cas à un endroit soumis aux marées et là où les chars égyptiens trop lourds se sont embourbés. L’important est que les Hébreux voient dans cette aide à leur exode un signe de la présence de Dieu à leurs côtés. Et une reconnaissance pour leur chef Moïse. C’est alors que le nom « Israël » réunit ces fuyards. Ce nom est donné à Jacob lors de son combat avec l’ange. Après, le nom vaudra pour les « enfants d’Israël », le peuple élu. Les grands tournants historiques s’articulent autour d’un miracle, un événement qui provoque l’étonnement. Cet étonnement réunit un individu et une communauté solidaire, lesquels éprouvent ce phénomène de la nature ou d’un événement historique à la manière d’un destin intervenant dans leur vie. Cet événement ébranle tout le système des croyances valant jusqu’à lui, faisant sauter les savoirs de la nature et de l’histoire. Il y faut un homme disposé à l’accueillir comme un miracle.
Il faut voir cette troupe dans le désert avançant derrière Celui-qui-reste-présent-auprès-des-siens, chargée de la momie de Joseph. Dieu les guide comme colonne de nuée le jour ou colonne de feu la nuit ; cette image ne renvoie à aucune tradition, elle est donc vue par l’homme Moïse croyant et c’est la transmission de cette croyance au peuple qui s’exprime ici. Il suit les pas d’un guide sans crainte et sans hésitation. Moïse s’engage donc sur un rivage où il enfonce un peu mais il suit son guide dans une eau peu profonde. Derrière eux l’eau se met à monter les coupant de leurs poursuivants. Ce qui s’est produit est perçu comme l’action de Dieu. le peuple le perçoit pareil. Un événement quel qu’il soit a eu lieu et il est impossible d’abolir l’étonnement qu’il suscite. Il est toujours possible que cela soit attribué à un pouvoir magique attaché à une idole ; mais ça, ce n’est pas un miracle pour un historien. Le miracle réel signifie que la perception étonnée de l’événement, la causalité courante, devient pour ainsi dire transparente et permet d’apercevoir une sphère à l’intérieur de laquelle agit une puissance une, qui n’est pas limitée par d’autres puissances (magiques). Telle est la religion de Moïse , de l’homme qui éprouva le néant de la magie, apprit à reconnaitre dans l’élément démoniaque une forme d’action du divin. Le poids de Moïse croît et il apparait que ses décisions sont judicieuses vu les résultats, il prend l’étoffe d’un chef (melek, celui dont on respecte les décisions ; le vocable finira par désigner un roi). Cependant Moïse s’efface derrière son propre guide et donc à l’origine le chef c’est Dieu, Israël. C’est lui qui accomplit le miracle, celui à qui revient la royauté. Le miracle c’est la Révélation par l’événement, précédant la Révélation par la Parole.
Chapitre 9 : le sabbat
Dans une partie indépendante , en apparence, où confluent diverses traditions et qui a été remaniée (Ex 16, 2-36), il est raconté comment la manne fut saluée comme un don du ciel. Pendant deux mois au moment de la cueillette d’abricots, les cochenilles produisent une sécrétion ayant le goût de miel et qui se pose sur les tamaris puis tombe au sol en durcissant la nuit. Dans ce récit est rajouté un ordre de Moïse de ne pas la récolter le jour du Sabbat, jour consacré à Dieu. A un événement actuel est donc greffé un rappel d’une pratique qui a cessé d’être respectée. Surtout que le sixième jour il est accordé une double récolte de manne, montrant que le Sabbat ne vaut pas que pour le monde des hommes. Il y a là une loi universelle qu’il n’est besoin que de recouvrer. Les fondateurs de religion ont toujours lié leur action à la chose éternelle existant depuis l’origine des temps, ce qui est de toujours là dans l’essence profonde du monde. Ils instituent une religion mais ils n’en sont pas les créateurs. Mais comme ses découvreurs. Le chiffre sept est un chiffre sacré dans de nombreuses religions ; s’y rattacherait un concept de totalité universellement compréhensive dans le temps et dans l’espace. La religion des Patriarches parait s’expliquer à partir du refus opposé par la race sémitique voyageuse au culte de la planète directrice (Terre mère) et du passage de cette race au culte du guide invisible. On nomme le Sabbat à côté de la pleine lune parce que tous deux ensemble marquent le rythme des solennités de l’année, dans la semaine et le mois. Babylone et Israël utilisent le même mot mais si on ne sait pas trop son sens dans la religion babylonienne (repos) ; par contre, chez les Hébreux cela veut dire clairement : terminaison d’une activité ou d’une fonction, le fait de ne plus l’exercer. Il y aurait aux deux religions une origine commune, marquant une césure entre la semaine et un septième jour. Mais l’évolution est à partir de là en train de bifurquer par des voies opposées : à Babylone ce jour à-part est une perturbation dans l’ordre des choses et réclame des mesures contre une menace ; en Israël c’est le jour de la stabilité du travail de la Création, se propageant depuis là à toute l’année. C’est ici qu’est instauré une semaine de sept jours. C’est ainsi que la religion de Moïse asseoit un monde humain à l’ombre d’une vérité divine, unissant les chemins de la terre et du ciel.
La démarche décisive c’est que le septième jour qui au début était sacré, maintenant est entièrement consacré à YHVH, il doit être sacré pour YHVH. Et cela fait pendant à la Pâque dont on a parlé avant. Afin d’être disponible pour YHVH, on quittait la pratique ordinaire du travail, on n’accomplissait que l’indispensable, puis on se purifiait, on revêtait les costumes de fête et on se rassemblait. Le septième jour a donc contribué à la création d’une communauté du peuple, par une invention institutionnelle rassemblant Israël autour de son Dieu. L’institutionnalisation sème deux graines, un contenu cosmique et un contenu social. Par le premier on veille à laisser se reposer les animaux et les esclaves ; cette partie est très ancienne. Par le deuxième on loue YHVH pour la beauté de sa Création et on contemple la perfection de celle-ci (et Dieu vit que c’était bien). Le premier contenu se retrouve dans le « Livre de l’Alliance » et le second dans le « Code sacerdotal ». Le Sabbat est un bien commun à tous et tous doivent pouvoir en jouir. Cet accent sur la justice est caractéristique de la nouvelle religion. Tous les hommes, libres et esclaves, sont unis en Dieu. Telle est la loi de Moïse, le grand législateur. Tous trouveront dans le repos de Dieu la paix dont ils ont besoin. La semaine sabbatique régule le temps des hommes. Il y a ici la sève d’une humanité à ses débuts, vivant d’une vie élémentaire, dans cette vision, et il ne faut pas une personnalité moindre que Moïse pour la déposer dans le monde de la Parole.
Chapitre 10 : les récriminateurs
Les Prophètes savent que le peuple a le cou raide et il abandonne ses chefs immédiatement que le programme proposé a un goût amer. À la moindre contrainte, les récriminateurs ont leur oreille. La vie d’esclave leur parait meilleur que la mort dans le désert. Ainsi il y a trois campagnes de plaintes entre l’Egypte et les premiers jours au désert. L’aridité du voyage, l’absence de viandes, le manque d’eau interpellent le chef jusqu’à vouloir en prendre un autre pour retourner en Egypte. Il est évident que ces récits ont un noyau historique. Mais là où les Prophètes parlent au roi au nom de Dieu, ils le font sans filet, sans appui divin, à leurs risques et périls. Ils ont eu des visions et se sentent investis de secouer le roi, et lui directement, plutôt que le peuple. Ils rappellent que les pratiques d’une tribu mal guidée abandonnent les devoirs ne retenant que les droits. Tout en veillant quand même à ne pas se mettre l’autorité à dos. Avec Moïse c’est différent car c’est le peuple qui est mis à l’épreuve du désert. Moïse quand il s’adresse à Dieu est immédiatement entendu et le peuple reçoit ce qui l’apaise…pour un temps. La puissance de Moïse est bien réelle mais il ne la revendique pas pour lui. La raison en est qu’il a intégré l’idée des tribus nomades de se méfier d’un homme qui garde le pouvoir pour lui. Une autre raison est le désir passionné de traduire effectivement dans la politique la croyance à l’autorité terrestre de Dieu. Le pouvoir est dans les mains d’un chef charismatique, guidé par Dieu, et c’est pourquoi ce pouvoir ne doit pas devenir l’exercice d’une autorité suprême, réservée au Dieu. il faut que les choses soient claires : le pouvoir, la couronne ne sied pas à l’homme. Cela ne va pas sans difficultés ; le chef est charismatique seulement quand le peuple est content ; on ne croit en un Dieu et dans son chef qu’en période de succès. Moïse est extraordinaire : c’est parce que Ton peuple a le cou raide que Tu dois lui pardonner. À l’envers du premier sens de l’expression, avoir le cou raide est une qualité : c’est cette sainte audace qui rend le peuple capable d’accomplir les actes de sa foi, en tant que peuple. Ici Moïse est du côté du peuple, il est leur fidèle avocat. Le peuple a déjà beaucoup fait d’efforts, à Toi maintenant.
Chapitre 11 : la bataille
Une tribu sauvage tombe sur l’arrière de la colonne israélite parce qu’elle craint un envahissement de ses pâturages. S’attaquer aux trainards par contre est une atteinte au droit des gens, tel qu’il régule les razzias en terre bédouine. Moïse demande alors à Josué d’assaillir le camp des Amalécites. Et du haut d’une colline surplombant la bataille, Moïse lève à bout de bras le bâton de Dieu (Ex 17,11). La véritable bannière c’est le nom de YHVH. Ce bâton est une houlette de berger qu’il avait en arrivant au buisson ardent. Il avait touché le sol sacré mais ce serait une erreur de le prendre pour une baguette magique. La personnalité de Moïse est telle qu’elle mobilise les ardeurs des troupes au combat jusqu’à la victoire. Cette puissance d’un homme est transmise aux outils qu’il emploie pour agir. L’homme de Dieu tient la verge de Dieu (verge =foi). C’est la baguette d’un chef d’orchestre que tout le monde suit pour s’accorder. Il s’agit d’un signe, d’un symbole, un signal qui ne trompe pas. Placer ce récit au moment où le peuple des Hébreux murmure jusqu’à atteindre un sommet dans le doute et l’envie d’arrêter les frais, est judicieux. Il y a un enjeu car la bataille décidera de l’accès de Kadesch, au pays de Juda et de la suite de l’avancée de la colonne. Une bataille est accompagnée d’un homme de savoir, expert en stratégie. Celui qui sait est en même temps le chef. La victoire est celle de Dieu car s’en prendre à la queue de la colonne c’est porter atteinte au projet divin qui compte sur tous les membres de la communauté pour s’installer. Cette guerre se rallumera jusqu’à ce que Saül et David y mette le point final. Reste un détail. Moïse célèbre la victoire en dressant un autel à YHVH ; il y est question de la main porteuse du bâton et de la main posée sur l’autel ou plus exactement servant la bannière de YHVH dont l’autel est le trône : la main sur la hampe de la bannière de Dieu. Moïse jure pour le peuple de suivre en combattant Celui dont le nom est la vraie bannière. Le possesseur du savoir sait ce qu’il lui est donné de savoir, le guide conduit là où il doit conduire.
Chapitre 12 : Jethro
Il s’agit du beau-père de Moïse. Et il s’agit d’un prêtre. Le narrateur place ici ce récit pour montrer quelle différence il y a entre les Amalécites (les madianites ont eu un attrait envers les amalécites ; ils ne sont pas pour rien dans le fait que les amalécites deviendront des zélateurs de la religion de YHVH) et un lien avec les Kéniens (du signe de Caïn). Aaron aurait jadis conclu une alliance avec les Kéniens et aurait en ces temps-là adopté leur religion. Quand Moïse imposera une nouvelle religion, Aaron l’adopta, premier exemple d’un changement de religion par conversion ; on va reprendre ce point un peu plus bas. Le Kénien et l’Israélite sont unis d’abord par une conception d’Elohim (singulier et pluriel) commune aux deux peuples. Et non par la reconnaissance de la supériorité de YHVH. Jethro sert ici de lien explicatif d’un tel renversement d’alliance. Maintenant j’ai reconnu, maintenant je sais. Il exprime ainsi que s’il était prêtre de YHVH, jusque là il avait ignoré que son dieu fut le plus grand, mais que depuis il a vu comment il a sauvé Israël en battant l’Egypte. Tout tourne autour de l’organisation d’une cérémonie sacrificielle : y sont réunis pour l’offrande d’une bête (au nom de tous ; que personne ne revendique comme sienne) Aaron et les Anciens devant la tente du chef Moïse, tente que l’on appelle « tente d’assignation, soit le lieu de Dieu ». Il y a devant cette tente un espace « devant Dieu ».
Revenons sur la notion de conversion. Israël ne s’est pas converti. Les Kéniens sans doute. Mais Buber parle d’identification que Moïse a accomplie en face du buisson et qui se poursuit ici dans une autre dimension, dans les rapports entre deux communautés, donc dans l’espace de l’histoire. Il ne faut pas y voir un acte politique, bien qu’un aspect le soit. Celui qui s’adonne au culte d’un seul dieu (rebelle à la formation de tout panthéon), percevant une action divine en dehors de sa propre communauté, est porté à attribuer cette action à son propre dieu. Il identifie le dieu qu’il amène avec celui qu’il trouve déjà présent. Jethro vient et confesse : jadis quand Moïse a ramené son troupeau, il a dit que le dieu qui apparaissait réellement sur la montagne de dieu n’était autre que le dieu ancestral de ses frères. En l’entendant Jethro est resté sur son qu’en-t-à soi. Le territoire des kéniens est-il loin du Sinaï ? son influence religieuse cesse t-elle à la limite des camps madianites ? Toujours est-il que Jethro attend de voir si le dieu de Moïse va délivrer les esclaves hébreux de l’Egypte. Et s’il le faut il les rejoindra : il s’agit là d’une perspicacité religieuse. Et politique : il faudrait préserver ses propres pâturages en les envoyant plus loin. Cependant ce n’est pas ça qui se passe. Je reconnais maintenant que votre Dieu est le plus grand, mais je reconnais en lui la vraie forme et le vrai nom de mon dieu, le feu éclatant caché en son milieu et dont le rayonnement m’a illuminé. Par là l’identification est entrée dans la dimension de l’histoire. Même si les kéniens ne se convertissent pas au dieu d’Israël. L’image que tous les deux se font s’élargit. Le lendemain Jethro voit que Moïse est malmené par les siens. Jethro suggère alors de créer des sous-groupes parmi les Hébreux et de les confier à des chefs de sous-groupe. Cela allègera la charge de Moïse. La hiérarchie est adossée à la même loi et sa juridiction est étendue par délégation ; Moïse se réservera les grands conflits.
Chapitre 13 : le dit de l’aigle
C’est l’heure du pacte. Sur cette montagne Israël doit entrer au service de Dieu. L’homme a accompli la première partie de sa mission, il a conduit le peuple à la montagne. Moïse la gravit pour rendre compte de sa tâche à son commanditaire. La voix est au rendez-vous. Ici y a-t-il une interpolation qui n’est pas à sa place : « maintenant, si vous écoutez ma voix et si vous gardez mon alliance… » ? Buber ne le croit pas car il y reconnait la vision théopolitique de Moïse. « Vous-mêmes, vous avez vu ce que j’ai fait à l’Egypte. Je vous ai porté sur des ailes d’aigle et vous ai conduits jusqu’à moi. » La portée de la métaphore est commentée dans le Cantique de Moïse (Dt 32,11) : l’aigle élève ses petits, veille sur sa couvée en planant au-dessus, il leur apprend à voler. La métaphore insiste sur le souci de l’aigle de veiller à l’oisillon le plus fragile et qu’il porte sur l’aile pour que le petit s’y appuie et sente la portance des ascendances. La métaphore réunit l’élection, la délivrance et l’éducation. Revenant sur l’interpolation, le sens du texte la contredit en partie car l’allusion à l’observance du pacte est prématurée, de ce qu’il faut d’abord communication au peuple de ce pacte. Le « berith » se comprend mieux en partant de l’histoire de David. Il y a deux types de pacte : le premier se joue entre deux Etats de poids égal, il s’agit de fraternité ; le second unit deux parties de façon telle que celle qui se trouve au niveau supérieur de puissance conclut un pacte non pas avec le niveau inférieur mais « à leur sujet ». La relation est de suzeraineté et on l’appelle « Pacte royal ». Le concept de souveraineté royale nait ici (Gn 17, 6). L’important est la relation vitale entre le roi et son peuple. L’important au plan de la conclusion du pacte c’est qu’il est inscrit dans un Livre du Pacte et donc lu au peuple (Ex 24, 7). Et le peuple déclare après lecture qu’il désire « faire tout ce que YHVH a dit et obéir » et l’engagement qu’il prend ne se rapporte pas à l’observation d’ordonnances particulières en tant que telles, mais de la volonté de son Seigneur qui notifie présentement ses ordres et qui les notifiera à l’avenir. L’engagement que prend le peuple se rapporte à la relation de service, pour toute la vie qu’il vient de contracter avec YHVH (Ex 34, 27).
Les partisans de l’hypothèse kénienne objectent. Si YHVH avait été le Dieu d’Israël avant Moïse, un pacte eut été superflu. Sauf que berith ne veut pas dire contrat ou accord mais acte de naissance d’une nouvelle relation car ce n’est que maintenant que le peuple devient nation en capacité de se choisir un roi et de s’assujettir à son service. Dieu emploie à nouveau le vocable « ammi » pour parler de Son Royaume. Au terme de l’échange du Pacte, Dieu donne son assurance à Israël (qui n’est plus seulement semence d’Abraham) qu’il sera « un trésor particulier entre toutes les nations ». « Segulah » apporte un élément : car toute la terre est à moi. Le fait d’avoir été tiré d’Egypte n’assure au peuple d’Israël aucun monopole sur son Dieu. Le Deutéronome à trois reprises (7,6 ; 14,2 ; 26, 18) parle de trésor particulier en le liant à peuple saint (tiré du Dit de l’Aigle). Il n’est pas possible que Israël devienne arrogant du fait qu’il est peuple élu car l’élection est une mission. En ce temps-là on ne se préoccupe pas de religion (instituée) en parlant de royaume de prêtres. Ce qui importe c’est Dieu et son peuple dans un Etat de Dieu d’avant tout Etat. Les prêtres (kohanim) sont « les premiers » au service du royaume (mamlaka) ; il y aura un autre temps, plus tardif, où un cercle devient « mamleketh kohanim » là où s’exercera directement l’autorité du Seigneur, cercle composé de serviteurs à sa disposition. Mais du temps de Moïse c’est tout le peuple saint qui est en position de ces prêtres premiers serviteurs. Dans la relation avec YHVH la « sainteté » est considérée comme sa puissance dispensant immédiatement bonheur ou malheur. Elle est considérée comme la qualité des choses et des êtres mis à part de l’indétermination commune, pour être consacrés à YHVH ou se consacrer à lui et qui, puisqu’ils sont consacrés en tant qu’ils le sont, sont sanctifiés par sa force sainte. On exige en complément du fait que Dieu confie une mission au peuple, un acte spontané et sans cesse renouvelé de ce peuple : il doit se consacrer à YHVH et lui rester consacré et il doit le faire avec son existence ethnique charnelle (« goy qadosch » implique l’engagement de sa substance, de ses fonctions, de ses formes juridiques, de ses institutions). On n’est pas ici au plan d’un engagement individuel. C’est le collectif, la communauté qui est « faite des premiers à portée de la main de Dieu ». La vie du peuple, constitué de cette qualité d’être les premiers à transmettre à la terre entière, qui est la propriété de Dieu, la volonté de celui-ci, est l’accomplissement de cette volonté. Au point de vue historique, cet épisode c’est la répudiation du pharaonisme éternel, faite par une troupe d’Hébreux quittant l’Egypte pour s’engager dans la liberté. Règne de l’Esprit, par le moyen des chefs charismatiques, possédés de l’Esprit et accrédités par lui à un moment donné, sur la base des lois de justice édictées en son nom. Pour contrer le besoin viscéral du bédouin d’indépendance, la juste loi du juste Melek est là pour conjurer le danger de l’anarchie menaçant toute liberté venant de Dieu ; tous les enfants d’Israël sont égaux d’être tous dans les mêmes rapports avec YHVH. Mais il est convenu que c’est YHVH lui-même qui a octroyé la loi et qui en est le gardien.
Chapitre 14 : la conclusion du pacte
Sur le Sinaï il y a un volcan en éruption et lors de la Révélation il y a un deuxième feu qui tombe du ciel (Dt 4, 11), (Ex 19, 16-18). D’abord les commandements sont dits dans un concert de trompettes, mais quand elles sont fixées sur des Tables là il y a silence. Le seul élément plausible autour de cette représentation bruyante c’est qu’il y a dans la région de grands orages. Par contre l’histoire reprend ses droits au niveau de la conclusion du Pacte et du repas qui le scelle (Ex 24, 4-11). Il y a deux actions : l’offrande et le repas. Il y a même sept actions : Moïse construit un autel et dresse autour douze pierres levées. Le sens en est que les douze tribus font un peuple unifié. La conclusion du pacte est un acte de fondation. C’est seulement comme participant au pacte avec Dieu qu’elles sont véritablement devenues Israël. Il y a ici un acte d’autorité et une répartition, ce qui présuppose un développement organique. Israël veut dire « Dieu règne ». La communauté se constitue comme l’unité des sujets soumis à sa domination. Après l’édification de l’autel, Moïse envoie les jeunes gens des enfants d’Israël présenter des sacrifices. Il n’y a pas ici de sacerdoce lévitique. Les enfants sont choisis parce qu’ils sont encore naturellement chastes, remplissant une condition quand on approche des choses sacrées (I Sam 21, 5). L’acte de conclusion du pacte est porté par Moïse qui n’est pas prêtre mais médiateur entre Dieu et son peuple. Du sang des animaux il fait deux parts ; il badigeonne l’autel et puis l’assemblée : « voici le sang du pacte que YHVH a conclu avec vous ». Il s’agit là d’un acte politique cultuel, au stade précédant la constitution d’un Etat. Où les deux partenaires se comportent entre eux comme une communauté nomade primitive et son Melek. Maintenant Moïse gravit la montagne avec septante Anciens car il faut consommer la viande dans un repas. C’est à ce moment qu’ils virent le Dieu d’Israël avec à ses pieds comme un ouvrage en dalles de saphir, comme le noyau du ciel, pour la pureté. Ce n’est pas Dieu qu’ils virent mais la radiation de la masse divine, le Kabod. Voyant le rayonnement, ils ont le sentiment d’avoir la vision de l’Être rayonnant.
Chapitre 15 : les paroles des Tables
Le Décalogue (Ex 20, 2-17) appelé éthique est précédé d’un Décalogue cultuel où YHVH impose de renverser tous les autels (Ex 34, 13-26). Il y a ici un effet de biais du temps de Herder et surtout de Goethe qui sont à la recherche d’un Décalogue valant universellement. Mais comme le rappelle Hegel, il y faut une condition, justement d’en passer par le particulier. Le Décalogue cultuel est le plus ancien. Ainsi les dispositions relatives à la présentation ou au rachat du premier-né des animaux sont étendues au gros bétail. S’y ajoute l’interdiction de faire des images en pierres des divinités puis en métal coulé. Le sabbat est renforcé de l’obligation en période de moissons. Nous nous trouvons à ce niveau devant le livre du rituel d’un sanctuaire palestinien, compilé avec des matériaux anciens. L’ajout d’une dimension morale est pourtant tout à fait dans l’air du temps historique ; ainsi chez les Babyloniens et les Egyptiens, on observe aussi ce qu’on appelle le « code moral de l’Orient ancien ». Il s’agit des lois fondamentales, dont la vie sociale, même la plus primitive, ne saurait se passer. Moïse a fait subir à ces rites des changements, il les a tirés des fondements de la nature et de la force même de cette croyance, qui a reçu sa forme dans les trois premiers des dix commandements. Dès que l’on est parvenu à atteindre ces fondements, il n’est pas difficile de comprendre que Moïse inspiré par eux, a donné une expression verbale à ces exigences fondamentales, et à celles-ci précisément, et qu’il les a assemblées en une unité. Telle est son œuvre mais c’est à cela qu’elle se borne.
Il faut pourtant entrer dans des détails. La question est moins de contester la formulation des dix commandements que de les voir comme instaurant les principes d’une religion. Il faut revenir sur l’interdiction des images. Il y a là un indice signalant un programme réformateur. Il y avait eu en Egypte le côtoiement d’un culte fixé sur des idoles et certains des Hébreux en étaient partisans. Moïse interdit en plus d’adorer n’importe laquelle de toutes les formes qui sont perçues dans le ciel, sur terre, dans l’eau : il est interdit d’adorer YHVH lui-même dans une image ou une forme de la nature. Quelle est la nature du Dieu d’Israël ? La fonction d’un Dieu des chemins, qui conduit, en les protégeant, les bandes de nomades, a été portée par la Lune en Mésopotamie. Ou l’étoile du berger. Par contre le Dieu d’Abraham ne se donne à voir qu’à son Elu. Et ce quand il le veut, et seulement de temps en temps. YHVH reste invisible car on ne voit que ses manifestations : la nuée, un feu dans un buisson.. Il y a sans doute eu des manifestations anthropomorphiques mais de toute façon floues. Un Dieu dans l’Histoire ne peut être localisé dans la nature, justement parce qu’il se sert pour se manifester de tout ce qui est, dans la nature, visibilité potentiée, en particulier de toute lumière d’origine naturelle. L’interdiction d’images était indispensable pour édifier son rêgne, pour instaurer sa domination inconditionnée, en face de tous les autres dieux communément adorés. Il s’agit ici de lutter contre la tendance de toute religion d’avoir la main mise sur Dieu. C’est une lutte contre l’imagination qui s’insurge contre la foi. C’est cette lutte qu’on observe aux premières heures de toute religion fondée, créée de la rencontre de la personne humaine avec le mystère. Un tournant religieux modifie la structure et ne s’accomplit jamais sans un combat intérieur. Surtout lorsqu’il s’agit de la religion d’Israël, il faut saisir sa dialectique intérieure : une lutte constante pour la vérité de la foi et pour la Révélation. Et c’est Moïse qui enclanche la première action. Les légendes confortent cette compréhension, en rapportant les nombreuses rébellions ayant un arrière-fond religieux ; en effet, le peuple veut une certitude confirmée par les sens, il veut « avoir » le Dieu, il veut en disposer dans un système sacral. Et cette certitude Moïse ne peut et ne veut pas la donner. Par contre, de rejeter complètement le culte, il n’est pas question. On a échangé la certitude demandée par le peuple par la consécration d’hommes et de choses, de temps et d’espaces, à Lui qui accorde sa présence au peuple, dans la mesure où celui-ci respecte le Pacte Royal.
Mais pourquoi le Décalogue contient-il justement ces principes et pas d’autres ? Pourquoi cette forme littéraire ? Pourquoi le chiffre dix ? Le Décalogue commande : tu feras ceci, tu ne feras pas cela. Dieu commande à son auditeur. Tout est rapporté à un moment où les Paroles ont été entendues. Même si elles ont transité par la bouche de Moïse. Historiquement cette série de commandements est une législation. Et celle-ci vise à constituer une communauté par un statut de communauté. Bien qu’il y ait moyen de rabattre le Décalogue comme des obligations éthico-religieuses s’adressant à des individus priés de s’amender, il faut insister que cet individu n’est pas isolé ; la vie communautaire a besoin pour construire un édifice homogène d’une constitution. Le peuple de YHVH a à traduire ses relations à Dieu de façon vivante et c’est pour cela que ces commandements sont affirmés par le Maître du monde. D’où une triple interdiction : celle d’adorer d’autres dieux, celle de toute représentation sensible, celle de faire jouer son Nom à des fins magiques. YHVH demande, exige d’être reconnu tel qu’il est, comme leur guide dans le désert. Deuxièmement le temps est sacralisé par une série de moments rythmés : le respect du jour du Sabbat mais aussi par le respect dû aux parents (l’âge apportant les besoins d’assistance de la vieillesse). Et ceci est valable dans tous les temps. Troisièmement, l’espace aussi est consacré entre autre par des modalités gérant les conflits de voisinage : autour des mariages, des propriétés et de l’honneur social, mais surtout l’interdiction de tuer son prochain. Reste pourtant quelque chose qui ne relève pas des actes mais pourtant sape la cohésion dans la communauté : l’attitude envieuse. Et l’injustice sociale ? elle n’est pas rencontrée sans doute parce que la société en gestation n’a pas encore installé des rapports sociaux de domination entre les grands propriétaires et les pauvres asservis. Ceci permet de dater le Décalogue. Au sein des clans et des tribus régne normalement une solidarité. Mais la solidarité doit s’étendre au-delà de la tribu au peuple tout entier. Moïse a le souci de renforcer la cohésion interne de toutes ces tribus en un Tout. Et qui aurait la qualité de rendre saint le peuple pour Dieu.
Chapitre 16 : le Dieu prompt à la colère
Cette considération (Ex 20, 5) fait penser qu’il y a eu des ajouts au Décalogue en raison de mal-observance des commandements. Il y a alors ajout d’un chatiment. Et donc des gens chargés de l’application des peines. Ce sont des Lévites que Moïse délègue à cet effet mais certains ont la main trop lourde. Ce qui crée des dissentiments jusqu’à haïr un dieu si cruel. Quant à la faute qui mérite chatiment jusqu’à la troisième génération, c’est contre tous ceux qui s’en prennent aux épris de Dieu. L’enjeu c’est le culte des idoles. L’ordre qui existe entre le ciel et la terre doit être rétabli. Il y a une autre iniquité grave c’est tout manquement de nature sociale. On n’opprimera pas la veuve et l’orphelin. On ne pratiquera pas le droit de saisies sans nuance et non-respect des personnes (en considération de leur situation). Reste un troisième point : tout esclave étant membre du peuple élu au même titre que n’importe qui sera reconnu dans sa demande d’affranchissement. On retrouve dans tout ceci la quintessence de l’esprit de Moïse.
Chapitre 17 : le taureau et l’arche
Ici on a écho justement de l’adoration d’un symbole de la divinité empruntée dans les terres du nord de Canaan du temps de Jeroboam. Mais ce récit ( I Rois 12, 26) renvoie en fait à un culte du veau d’or. Toutefois il faut faire attention de mal interprêter ceci car il n’y a pas nécessairement volonté d’ériger des idoles mais plutôt de fixer un lieu au culte de YHVH. Il est éclairant de suivre les démarches dans le même sens qui aboutiront à l’arche d’alliance. Moïse est sensible à la nature humaine qui a besoin de voir pour croire. Il semble le seul à entrer en contact avec Dieu. il médite dans sa tente et puis sort avec une décision. Devant les tensions qui iront jusqu’à l’émeute, Moïse décide de déplacer cette tente en l’installant à la limite du camp. Après avoir réprimé la révolte dans le sang, cette tente deviendra une première localisation de YHVH mais les Anciens qui ont vu sur le Sinaï les dalles de saphir proposent de faire un tabouret (Dt 1, 12) pour les pieds de Dieu quand il y visite son peuple réuni pour lui. Le trône est d’abord un coffre à moins que YHVH ne s’asseye sur les ailes des Chérubins. Surtout ce coffre est transportable grâce à un palladium portatif. Dans tous ces aménagements transpire le contenu du dialogue entre Moïse et YHVH poussant ce dernier à faire preuve de compassion. Voir la face de Dieu devient aussi un enjeu mais en respect du Décalogue persone ne peut voir Dieu en face sans mourir. Aussi c’est la face de Dieu qui marche en tête de la colonne et c’est elle qui décime les attaques des ennemis du peuple de Dieu. Ce retrait divin a une autre raison d’être c’est que dans le coffre seront transportées les Tables de la loi. Jusqu’au jour où arrivés à destination, le peuple élu aura son temple où il servira d’écrin pour ces Tables. Alors l’arche disparaîtra.
Chapitre 18 : l’esprit
Il y a utilisation maintenant du livre des Nombres. On est au-delà de ce que rapporte l’Exode. Il y a plusieurs histoires qui sont juxtaposées. Il y a à rendre compte des périgrinations jusqu’à la terre promise. Il y a d’autres récits densifiant le portrait du Chef à l’occasion des tensions avec Aaron. Autour de la notion d’esprit, le souffle divin, il est précisé la distance d’avec l’extatisme et la voyance. Le don de l’Esprit est en lien avec le don des cailles ; il y a nourriture terrestre et nourriture spirituelle. Les Anciens sont réunis dans la tente pour recevoir le « rouach » qui jusqu’ici est réservé seulement à Moïse. La Parole de Dieu est difficile à entendre pour un esprit humain. Les Nabi semblent avoir dans des extases des révélations mais YHVH ne recourre pas à leurs services. Ils n’ont jamais un ordre de mission. Pour le tout venant qui ne peut tomber en extase, ce n’est pas donné à tout le monde, il y a donc nécessité d’un don, d’une grâce. Et en finale tout un chacun peut en bénéficier si Dieu en convient. Moïse ne doit pas être vu comme Autre, il est pareil à tous les autres. Quant à la question de la voyance, elle est rapportée dans l’épisode de Aaron et Myriam. Ils sont frère et sœur de Moïse et d’une famille de voyants. YHVH fait passer ici une distinction entre eux et Moïse car il ne veut pas doter ce dernier d’un tel don. Mais en même temps ce n’est pas nécessaire, il n’y a personne qui peut l’égaler dans sa foi qui est pure et totale. Dieu a reconnu en lui l’homme qui s’est passé de tous les appuis qui sont réclamés pour les autres : lui n’a pas besoin avec lui de signes extérieurs de Sa présence.
Chapitre 19 : la terre
Quarante ans encore seront nécessaires avant de rentrer en Canaan. Et ce en raison de Kadesch (Nb 20, 16), qui est une forteresse fermant l’accès à la terre promise. La terre de cette région est fertile quand on l’irrigue. Le peuple selon son habitude se plaint contre son chef et contre son Dieu. Et là YHVH leur fait promesse d’une terre ; il leur donnera ce pays à eux et à leurs descendants en tant que communauté de ses adorateurs et serviteurs. Les Hébreux seront « des étrangers résidents » sur cette nouvelle terre qui appartient à Dieu, et qui en est le roi. Et c’est bien aisé à faire comprendre puisque c’était leur statut en Egypte. Accueillir l’étranger est une valeur de ces régions. La terre doit reposer la septième année de son exploitation et il faudra faire durer les récoltes précédentes en n’oubliant personne dans la communauté. La septième année la terre est rendue libre et personne ne peut en être propriétaire. Elle est la terre de YHVH. Cette année là est consacrée à la reviviscence de l’esprit communautaire. La septième année est celle du renouvellement du Pacte. Le droit foncier qui joue en faveur des gros propriétaires terriens ne sied pas à Moïse parce que cela n’est pas conforme avec la pensée de Dieu. Cette année là on ramène les dettes à zéro. C’est bien nécessaire maintenant que l’on sort du semi-nomadisme pour la sédentarisation, retrouvant dans l’agriculture un contact profond avec la terre nourricière.
Chapitre 20 : la contradiction
La contradiction qui est au cœur du positionnement de Moïse est révélée par la grogne de la bande de Koré et fera tragédie au cœur de l’homme qui aura assumé la fonction de chef pour son peuple de l’Egypte aux portes de Canaan. Aaron, Myriam et Moïse mourront dans les dernières pérégrinations de la colonne des migrants jusqu’à l’occupation de la terre promise, s’y sédentarisant. C’est Josué, le fidèle des fidèles, qui reprendra le flambeau et entrera en Palestine. La contradiction tient à l’interprétation du pacte dans un sens qui reconnait à tout un chacun des membres de la troupe le même droit et devoir de prendre en charge le projet divin. MoÏse forge l’esprit d’un peuple dans l’esprit de YHVH tel qu’il le comprend. En biaisant cette lecture depuis le désir viscéral de tout bédouin de refuser toute position à part, qu’elle soit celle de chef ou de prêtre, la bande de Koré veut imposer son point de vue, aussi valable qu’un autre. En cela ils rejoignent une intuition de Moïse mais ce dernier sent aussi là où elle a faux, car la manœuvre est de supplanter la volonté divine par la volonté du peuple et plus exactement d’une faction de celui-ci. La résolution de la contradiction épuise Moïse qui aux yeux de YHVH apparait lui-même comme trop récalcitrant. Revers d’une personnalité pure, entièrement engagée au service de la cause, et dont les épreuves ont trempé le caractère en y accentuant les traits négatifs autant que positifs. Quoiqu’il en soit une nouvelle suite se dessine et le projet sera repris envers et contre ce peuple à la nuque raide. Le livre de Buber se conclut par deux appendices (intitulés Baal et La Fin) qui n’apportent que des détails au regard de la visée de Buber quand il entreprit son livre : dégager la figure historique de MoÏse. Et il y est parfaitement arrivé.