Ce livre est une somme. Et il pourrait assommer quand on perd le fil conducteur. Chaque chapitre trace une ligne la plus simple possible en l’appliquant à une nouvelle idée. Le dégagement de la ligne pure oblige à un corps-à-corps avec la matière et celle-ci se traite uniquement par la technique, rien de plus. Cette technique se mettra au service d’une machine en lien avec un agencement dont on attend qu’à chaque époque il offre un seuil de perception des forces qui énergétisent le mouvement à produire.
Remettre en chantier les concepts de la tradition a consisté à faire l’inventaire des problèmes. Ensuite c’est l’art qui est apparu comme la voie royale ouvrant à la musique du cosmos. Mais in fine c’est au politique qu’il reviendra de clore la recherche. Du moins temporairement car quand Deleuze reviendra sur Mille plateaux au seuil de son troisième âge, il ira retrouver Guattari pour sortir une relecture du travail avec son livre : qu’est ce que la philosophie ? A ce moment il fera jouer à plein l’acquisition d’un savoir-faire avec la science, l’art et la philosophie. Chacun de ces domaines mettra de façon particulière au travail la validité des concepts en renvoi constant à un plan d’immanence, sorte de réserve des possibles. Mais vu que le travail demande d’être conduit vers sa fin, et surtout que l’on ne peut plus recourir à la notion de sujet, c’est à des personnages conceptuels que sera confié la tâche de direction du mouvement à produire. La politique est à l’œuvre sous la conduite d’un « on », d’un « neutre », rappelant que c’est bien le réel qui agit, qui meut la vie. Une vie aux dimensions du cosmos tout entier
Chapitre 12 : 1227 : traité de nomadologie : la machine de guerre
Axiome I : la machine de guerre est extérieure à l’appareil d’Etat. Proposition I : cette extériorité est d’abord attestée par la mythologie, le drame et les jeux. Dumézil a montré que la souveraineté politique a deux têtes : le roi-magicien et le prêtre-juriste. Ces deux pôles s’opposent comme le lien et le pacte mais leur opposition est relative. Ils fonctionnent en couple et en alternance comme s’ils exprimaient une division du Un, mais sans mythologie de conflit. À eux deux ils épuisent le champ de la fonction. C’est une double articulation de l’appareil d’Etat, ce qui en fait une strate. Mais on remarquera que la guerre n’est pas prise dans cet appareil. Car ou bien l’Etat dispose d’une police laquelle suffit, ou bien il se dote d’une armée cadrée dans sa fonction militaire par le Droit. Et pourtant la machine de guerre est bien là comme la multiplicité pure et sans mesure, irruption de l’éphémère et puissance de la métamorphose. Elle dénoue le lien et trahit le pacte. La machine de guerre vit toutes les choses dans des rapports de devenir, au lieu d’opérer des répartitions binaires. On pourrait comprendre les choses en suivant la théorie des jeux, d’échecs ou de go. Ces deux jeux s’opposent. Dans le jeu de go, c’est un « il » qui avance : les pions de go sont les éléments d’un agencement machinique non subjectivé, sans propriétés intrinsèques mais seulement de situation. Espace lisse du go, espace strié des échecs ; nomos contre polis. Avec le go, il s’agit de faire du dehors un territoire dans l’espace, consolider ce territoire par construction d’un second territoire adjacent, déterritorialiser l’ennemi par éclatement interne de son territoire, se déterritorialiser en renonçant, en s’en allant ailleurs. Il s’agit ici d’une autre justice, un autre mouvement, un autre espace-temps. Du point de vue de l’Etat, l’originalité de l’homme de guerre apparaît sous une forme négative, car il commet à ses yeux trois péchés : contre le roi, contre le prêtre, contre les lois. Mais en replaçant la machine de guerre dans son milieu d’extériorité, elle apparaît autrement ; l’armée n’est pas une machine de guerre si bien que l’Etat se méfie de son armée en tant qu’elle hérite d’une machine de guerre extrinsèque. Est-ce le destin d’une telle machine, lorsque l’Etat triomphe, de tomber dans l’alternative : ou bien n’être que l’organe militaire et discipliné de l’appareil d’Etat, ou bien de se retourner contre elle-même ? Pourquoi Kleist, contre Goethe et Hegel, est-il le plus moderne des trois ? C’est que les éléments de son œuvre sont le secret, la vitesse et l’affect. Kleist va donner au temps un nouveau rythme, une succession de catatonies et d’évanouissements, de fulgurations et de précipitations. Au moment où l’Etat a triomphé de la machine de guerre, celle-ci s’est mise à essaimer dans des machines à penser, à aimer, à mourir, à créer, en affirmant son extériorité.
Problème I : y a-t-il moyen de conjurer la formation d’un appareil d’Etat ? Proposition II : l’extériorité de la machine de guerre est également attestée par l’ethnologie (Clastres). Quand Hobbes dit que l’Etat est contre la guerre, Clastres poursuit en disant que la guerre est contre l’Etat, empêche l’Etat. Il y a là activation de forces d’inhibition en charge d’empêcher un chef de se prendre pour un chef. Il y a cependant dans cette thèse quelque chose d’insatisfaisant. Pourquoi l’Etat a-t-il triomphé ? En reprenant les choses, on dira donc que d’Etat, il y en a toujours eu, et très parfait, très formé. Il n’y a pas de sociétés primitives qui n’aient été en contact avec des Empires. Et de plus l’Etat a toujours été en rapport avec un dehors. Non seulement il n’y a pas d’Etat universel, mais le dehors des Etats ne se laisse pas réduire à la politique extérieure. Le dehors apparaît dans deux directions : de grandes machines mondiales (la ligue hanséatique) qui jouissent d’une autonomie par rapport aux Etats, mais aussi des mécanismes de bandes. Ce n’est pas en termes d’indépendance mais de coexistence et de concurrence dans un champ perpétuel d’interactions, qu’il faut penser l’extériorité et l’intériorité, les machines de guerre à métamorphoses et les appareils d’Etat identitaires. Les bandes et les royaumes, les méga-machines et les empires, un même champ circonscrit son intériorité dans des Etats mais décrit son extériorité dans ce qui échappe aux Etats ou se dresse contre les Etats.
Proposition III : l’extériorité de la machine de guerre est encore attestée par l’épistémologie, qui laisse pressentir l’existence et la perpétuation d’une science mineure ou nomade. Les caractères d’une telle science excentrique seraient : elle aurait d’abord un modèle hydraulique au lieu d’être une théorie des solides (l’atomisme antique n’est pas séparable des flux) ; c’est un modèle de devenir et d’hétérogénéité qui s’oppose au stable, c’est un paradoxe que de faire du devenir un modèle (le clinamen comme tout angle minimal n’a de sens qu’entre une droite et une courbe, une courbe et une tangente, et constitue la courbure première du mouvement de l’atome. Le clinamen c’est le plus petit angle par lequel l’atome s’écarte de la droite, c’est un passage à la limite) ; on ne va plus de la droite à ses parallèles mais de la déclinaison curviligne à la formation des spirales sur un plan incliné, la plus grande pente pour le plus petit angle, soit des bandes d’atomes aux grandes organisations tourbillonnaires ; enfin le modèle est problématique : les figures ne sont considérées qu’en fonction des affections qui leur arrivent. On va d’un problème aux accidents qui le résolvent. Le problème n’est pas obstacle mais franchissement de l’obstacle, une projection, une machine de guerre. Toute une science nomade se développe excentriquement, très différente des sciences impériales. Cette science nomade est interdite par les exigences et les conditions de la science d’Etat. Le personnage de l’ingénieur militaire illustre cette situation. Le plus important, c’est les phénomènes de frontières où la science nomade fait pression sur la science d’Etat, mais aussi l’inverse. La mer comme espace lisse est un problème spécifique de la machine de guerre. C’est sur mer que se pose le problème d’occuper un espace ouvert avec un mouvement tourbillonnaire dont l’effet peut surgir en n’importe quel point. Il y a un rythme mesuré qui renvoie à l’écoulement du fleuve entre ses rives ; mais il y a un rythme sans mesure qui renvoie à la fluctuation d’un flux, à la façon dont un fluide occupe un espace lisse. Il y a une tension entre les deux sciences. Les travaux d’Anne Querrien permet de repérer deux moments d’une telle tension : la construction des cathédrales au 12ème siècle, la construction des ponts au 18ème siècle. Le rapport statique forme-matière s’estompe au profit d’un rapport dynamique matériau-forces. La science sollicitée par Bernard de Clervaux rencontre le moine-maçon Garin de Troyes, lequel évoque une logique opératoire du mouvement qui permet à l’initié de tracer, puis, de couper les volumes en pénétration dans l’espace. Alors la voûte n’est plus une forme mais une ligne de pierres de variation continue : les bonnes formes sont générées comme poussées par les matériaux dans un calcul qualitatif d’optimum. Un corps (même de hauts fonctionnaires) n’est pas un organisme, pas plus que l’esprit de corps ne se réduit à l’âme d’un organisme. L’esprit n’est pas meilleur mais il est volatile, tandis que l’âme est gravidique. Faut-il invoquer une origine militaire des corps et de l’esprit de corps ? Ce n’est pas militaire mais c’est un écho d’une origine nomade lointaine. La machine de guerre entretient avec les familles (les lignages) un rapport très différent de celui de l’Etat, car ici la famille est un vecteur de bande. Les corps collectifs ont toujours des franges. Husserl parle d’une protogéométrie qui s’adresserait à des essences morphologiques vagues. La science qui en traiterait serait aussi vague, mais malgré tout rigoureuse. Les essences vagues dégagent des choses, une détermination qui n’est pas la choséité, qui est celle de la corporéité, et qui implique peut-être même un esprit de corps. Mais pourquoi Husserl fait-il dépendre les essences pures d’un passage à la limite alors que tout passage à la limite appartient comme tel au vague ? Il y a là deux conceptions différentes de la science, car chez Husserl (comme chez Kant), il y a bien appréciation de l’irréductibilité de la science nomade, mais en même temps un souci d’homme d’Etat, qui prend parti pour l’Etat afin de maintenir un primat législatif et constituant de la science royale. L’Etat a toujours eu souci de canaliser la main d’œuvre. Il y a toujours eu des problèmes avec les corps nomades, les compagnonnages. L’Etat a toujours combattu le vagabondage des bandes et le nomadisme des corps. Il y a en effet nécessité d’une déqualification du travail. Revenons à Platon dans le Timée : il distingue deux sciences qu’il appelle le compars et le dispars. Insistons sur le second. La science reine est la physique et la force numéro un qui y fixe les règles est la gravité. Dans le dispars ce n’est pas que d’autres forces démentent la pesanteur ou contredisent l’attraction ; mais ces autres forces n’en découlent pas, n’en dépendent pas, mais témoignent d’événements toujours supplémentaires ou d’affects variables. Ce champ affirme un « en-plus » ou un surcroît et s’installe dans ce surcroît, dans cet écart. Mais on remarquera que les plus simples considérations de vitesses font déjà intervenir la différence entre la chute verticale et le mouvement curviligne, entre la droite et la courbe sous les espèces différentielles du clinamen. Ici il n’y a d’homogénéité qu’entre points infiniment voisins et le raccordement des voisinages se fait indépendamment de toute voie déterminée. Ce champ épouse des multiplicités non métriques, acentrées, rhizomatiques et qu’on ne peut explorer qu’en cheminant sur elles. La vitesse n’est pas seulement le caractère abstrait d’un mouvement en général mais s’incarne dans un mobile qui s’écarte, si peu que ce soit, de sa ligne de chute. Rapidité et célérité se disent seulement du mouvement qui s’écarte au minimum, et prend dès lors une allure tourbillonnaire en traçant l’espace lisse lui-même. Dans cet espace, la matière-flux n’est plus découpable en tranches parallèles. Il faudrait opposer deux démarches scientifiques : l’une qui consiste à reproduire l’autre qui consiste à suivre. L’une serait de reproduction, itération et réitération ; l’autre serait d’itinération. Suivre n’est pas du tout reproduire. Il y a des sciences ambulantes qui consistent à suivre un flux dans un champ de vecteurs où des singularités se répartissent comme autant d’accidents. Il y a toujours un courant par lequel les sciences ambulantes ou itinérantes ne se laissent pas complètement intérioriser dans les sciences royales reproductives. Et il y a un type de savant ambulant que les savants d’Etat ne cessent de combattre. L’important c’est que les sciences ambulantes ne destinent pas la science à prendre le pouvoir. Mais attention, les sciences ambulantes ont aussi leurs limites : elles atteignent très vite des limites dans le calcul ; d’où la nécessité de coupler les espaces ambulants avec un espace d’homogénéité, sans lequel les lois de la physique dépendraient de points particuliers de l’espace. Bergson a distingué l’intuition de l’intelligence, et seule l’intelligence a les moyens scientifiques de résoudre formellement les problèmes que l’intuition pose, mais que celle-ci, seule, se contenterait de confier aux activités qualitatives d’une humanité qui suivrait la matière.
Problème II : y a-t-il moyen de soustraire la pensée au système d’Etat ? Proposition IV : l’extériorité de la machine de guerre est enfin attestée par la noologie. Il arrive qu’on critique des contenus de pensée jugés trop conformistes. Mais la pensée par elle-même est déjà conforme à un modèle qu’elle emprunterait à l’appareil d’Etat. Il y aurait une image de la pensée qui serait une noologie, une forme-Etat développée dans la pensée. Cette image a deux têtes renvoyant aux deux pôles de la souveraineté : un imperium du penser-vrai ; une république d’esprits libres procédant par contrat, constituant une organisation juridique ; et ces deux têtes sont nécessaires l’une à l’autre. Cependant il n’est pas exclu que pour passer de l’une à l’autre, il ne faille un événement. Seule la pensée peut inventer la fiction d’un Etat universel en droit : c’est comme si le souverain devenait seul au monde et n’avait plus affaire qu’à des sujets. S’il est intéressant pour la pensée de s’appuyer sur l’Etat, il est tout aussi intéressant pour l’Etat de s’étendre dans la pensée. En droit l’Etat va se définir comme l’organisation rationnelle et raisonnable d’une communauté. La communauté n’a plus de particularité qu’intérieure ou morale. L’Etat donne à la pensée une forme d’intériorité mais la pensée donne à cette intériorité une forme d’universalité. Dans la philosophie moderne et dans l’Etat moderne, tout tourne autour du législateur et du sujet. Telle est la philosophie kantienne, reprise par Hegel. Maintenant cette image peut glisser un peu par un pas de côté : aller vers une fonction magique, celle du poète. La noologie est l’étude des images de la pensée. Et puis voilà que la noologie se heurte à Kierkegaard ou Nietzsche. Là où ils habitent c’est la steppe et le désert. Il faut faire ici de la pensée une machine de guerre, une pensée du dehors. Ceci est une entreprise étrange parce qu’elle utilise les aphorismes. Ces penseurs ne sont pas des penseurs privés, même si leur pensée renvoie à une solitude absolue. C’est quand même une solitude peuplée, comme le désert ; une solitude qui noue déjà avec le peuple-à-venir. Toute pensée est déjà une tribu ; la forme d’extériorité ici n’est pas une autre image, mais au contraire, c’est la force qui détruit l’image du vrai (Descartes), du juste (Kant), du droit (Hegel). La forme d’extériorité met la pensée dans un espace lisse pour lequel il n’y a pas de méthode mais seulement des relais et des relances. Il faut relire les pages d’Antonin Artaud en correspondance avec Jacques Rivière de la NRF, où il explique que la pensée s’exerce à partir d’un effondrement central. Et c’est aussi le texte de Kleist : à propos de l’élaboration progressive des pensées en parlant. L’image classique de la pensée travaille avec deux universaux : le tout et le sujet. Par rapport à ça, la pensée nomade ne se réclame pas d’un sujet pensant universel mais d’une race singulière. Et elle ne se fonde pas sur une totalité englobante mais se déploie dans un milieu sans horizon. La tribu-race n’existe qu’au niveau de la race opprimée.
Axiome II : la machine de guerre est l’invention des nomades, et à ce titre, la machine de guerre nomade a trois aspects : un aspect spatial-géographique, un aspect arithmétique et algébrique, un aspect affectif. Proposition V : l’existence nomade effectue nécessairement les conditions de la machine de guerre dans l’espace. Le nomade a un territoire, il suit des trajets coutumiers, il va d’un point à un autre, il n’ignore pas les points. Mais la question, c’est ce qui est principe ou seulement conséquence de la vie nomade. En premier lieu, même si les points déterminent les trajets, ils sont strictement subordonnés aux trajets qu’ils déterminent. Le point d’eau n’est que pour être quitté et tout point est un relais. Un trajet est toujours entre deux points mais l’entre-deux a pris toute la consistance. Même les éléments de son habitat sont conçus en fonction du trajet qui ne cesse de les mobiliser. Le nomade n’est pas un migrant. Le nomade ne va d’un point à un autre que par conséquence et nécessité de fait. En second lieu, le trajet nomade a beau suivre des pistes, il n’a pas la fonction du chemin sédentaire qui est de distribuer aux hommes un espace fermé. Le trajet nomade au contraire distribue les hommes et les bêtes dans un espace ouvert. C’est une distribution sans partage dans un espace sans clôture. Il y a donc en troisième lieu, un grande différence d’espace : l’espace est lisse et le nomade l’habite. Le nomade est celui qui ne bouge pas, contrairement au migrant ; il s’accroche à cet espace lisse où le désert croît. Le nomade sait attendre. La vitesse est intensive. La vitesse constitue le caractère absolu d’un corps dont les atomes remplissent un espace lisse à la façon d’un tourbillon. Pour le nomade c’est la déterritorialisation qui constitue le rapport à la terre, si bien qu’il se reterritorialise sur la déterritorialisation même. Le nomade est là chaque fois que se forme un espace lisse qui ronge et tend à croître en toutes les directions. Le désert de sable est couvert en certains endroits par des végétations rhizomatiques, en fonction de pluies locales, et qui orientent des changements de parcours. Faire apparaître l’absolu dans un lieu est aussi le propre de la religion, mais la religion est une pièce de l’appareil d’Etat, car elle convertit l’absolu. Il y a chez les nomades un sens de l’absolu athée. Le monothéisme n’est pas sans franges, et alors la religion peut devenir machine de guerre (idée de la guerre sainte comme moteur de cette machine, derrière le prophète). Et quand la religion se constitue en machine de guerre, elle libère une formidable charge de nomadisme (les Croisades). L’espace lisse est entre deux espaces striés : la forêt et l’agriculture. La victoire de l’occident sur l’orient, pour nos historiens, pointe les différences négatives du côté oriental : déboisement, jardin, élevage échappant au contrôle des sédentaires, faible teneur en communication entre la ville et la campagne. En orient, les composantes sont plus écartelées et pour que cela tienne ensemble, il y faut les formations despotiques. Les Etats d’occident sont plus à l’abri dans leur espace strié, et n’affrontent les nomades qu’indirectement à travers les migrations. L’Etat ne se sépare jamais d’un procès de capture sur tous les flux (populations, marchandises, capitaux). Le pouvoir politique de l’Etat est « polis », en fait police. Le nomade est du côté des émeutiers, il tient la rue (Virilio).
Proposition VI : l’existence nomade implique nécessairement les éléments numériques d’une machine de guerre. Toutes les armées retiendront des groupements décimaux renvoyant à une organisation militaire. N’est-ce pas la façon dont une armée déterritorialise ses soldats ? L’armée est faite d’unités, compagnies, divisions. Les nombres peuvent changer de fonction, de combinaison, entrer dans des stratégies différentes. Et pourtant l’organisation numérique des hommes est une idée nomade. Nous connaissons jusqu’à présent trois grands types d’organisation des hommes : lignagère, territoriale et numérique. Les clans renvoient aux organisations primitives comme des segments en acte qui se fondent et se scindent, variables d’après l’ancêtre considéré, d’après les tâches et les circonstances. La terre intervient pour doubler la segmentarité clanique par une segmentarité tribale. Tout change avec les sociétés à Etat : ici le principe territorial devient dominant ; mais il faut plutôt parler de déterritorialisation : la propriété est le rapport déterritorialisé de l’homme avec la terre : renvoyant la propriété à un Etat qui est le vrai propriétaire, renvoyant à une communauté si la propriété devient privée. On passe de la géodèsie des sociétés sans Etat à un surcodage de la terre. Les Etats modernes, depuis la cité grecque, développent une extension homogène, au centre immanent, aux parties divisibles homologues, aux relations symétriques et réversibles. Déjà dans la bureaucratie impériale, le nombre était essentiel comme puissance métrique (recensement, cens, élection). Dans l’Etat moderne, le nombre structure l’économie politique, la démographie, l’organisation du travail. Le nombre nombrant apparaît dès que l’on distribue quelque chose dans l’espace, au lieu de partager l’espace en le redistribuant. Le nombre devient sujet dans l’espace lisse qui est occupé sans être lui-même compté. Le nombre c’est l’occupant mobile, le meuble dans l’espace lisse. L’unité numérique en espace nomade c’est le feu ambulant. Le nombre nombrant est dans un rapport dynamique avec les directions géographiques : il progressait selon le rythme brisé qui imitait les échos naturels du désert, trompant celui qui était aux aguets des bruits réguliers de l’humain (comme l’enseignent les Fremens nomades dans le film de Villeneuve, Dune). La machine de guerre est la conséquence nécessaire de l’organisation nomade. La spécificité de l’organisation numérique vient du mode d’existence nomade et de la fonction machine de guerre. Le nombre nombrant va diriger la machine de guerre contre l’appareil d’Etat. Le nombre nombrant est complexe c’est-à-dire articulé, distribution d’hétérogénéité dans un espace lisse. Ce nombre ne compose pas seulement les hommes mais aussi les bêtes et les véhicules. L’unité arithmétique est une unité d’agencement : homme-cheval-arc (scythes), un char à deux chevaux et deux hommes, le bouclier à deux poignées (hoplites) qui soude des chaînes humaines. Bien sûr il y a à tenir compte de données extérieures lesquelles vont relever de la logistique (à côté des rapports intérieurs qui relèvent de la stratégie). Et ce n’est pas tout car le nombre nombrant a un caractère plus secret. La machine de guerre présente un processus de réplication ou de redoublement arithmétique, comme si elle opérait sur deux séries non symétriques et non égales. D’une part les tribus sont organisées et remaniées numériquement (dans le Livre des Nombres, pour en arriver aux 12 tribus d’Israël). D’autre part des hommes (les premiers nés) sont extraits de chaque lignage pour former le corps des Lévites, un corps numérique spécial gardien de l’Arche (sans résidu car le trop de premiers nés servira de monnaie d’échange quand des israélites sont capturés par des tribus hostiles). L’enjeu est clairement de casser toute formation d’un appareil d’Etat en limitant la puissance du chef. Ceci dit on peut composer ce corps spécial de multiples façons. Dans le monde saxon, la garde spéciale est confiée aux esclaves francs ; dans l’Islam, les mamelouks d’Egypte, les janissaires turcs sont pris dans les communautés chrétiennes. L’esclave doit d’abord être infidèle pour devenir croyant, il doit être né esclave pour devenir soldat. Il faudra alors des écoles et les Etats finiront par copier le modèle au point de le rendre méconnaissable. La fiscalité a l’air une invention de l’Etat mais les nomades ont une territorialité et une fiscalité mobilière. Avec Moïse, l’impôt intervient dans le rapport entre les corps numériques et le corps spécial du nombre.
Proposition VII : l’existence nomade a pour « affects » les armes d’une machine de guerre. On peut toujours distinguer les armes et les outils d’après leur usage. Mais il est difficile de trouver une différence intrinsèque entre les deux. En première approximation, les armes ont un rapport privilégié avec la projection. Mais même les armes de main exigent un autre usage de la main que l’outil. L’outil est introjectif. Il prépare une matière à distance pour l’amener à un état d’équilibre. L’outil se trouve devant des résistances à vaincre. Tandis que l’arme se trouve devant des ripostes. En second lieu, les armes et les outils n’ont pas le même rapport à la vitesse. L’arme invente la vitesse. La machine de guerre dégage un vecteur propre de vitesse (pas seulement pouvoir de destruction mais dromocratie pour introduire une distinction entre la chasse et la guerre). Il n’est pas étonnant que la machine de guerre soit une invention du nomade-éleveur : l’élevage et le dressage n’ont rien à voir avec la chasse primitive et la domestication sédentaire. Au lieu d’opérer par une violence à chaque coup ou une fois pour toutes, la machine de guerre instaure avec l’élevage et le dressage toute une économie de la violence, c’est-à-dire un moyen de rendre celle-ci durable. Dans la monture on conserve l’énergie cinétique, la vitesse du cheval et non ses protéines. La monture est le premier projecteur du monteur. Le guerrier emprunte à l’animal l’idée d’un moteur plutôt que le modèle de la proie. On objectera que la vitesse concerne tout autant l’outil. Les deux modèles moteurs idéaux sont ceux du travail et de l’action libre. Ce qui compte dans le travail, c’est le point d’application d’une force résultante exercée par la pesanteur sur un corps considéré comme « un », et c’est le déplacement relatif de ce point d’application. Dans l’action libre c’est la manière dont les éléments du corps s’échappent de la gravitation pour occuper absolument un espace non ponctuel. Les armes renvoient à un modèle d’action libre et les outils à un modèle de travail. Il faut faire place à la machine sociale si on veut parler des armes et des outils. Les armes et les outils ne se distinguent pas seulement de façon extrinsèque, et pourtant ils n’ont pas de caractères distinctifs intrinsèques ; ils renvoient aux agencements respectifs dans lesquels ils sont pris. Ce qui effectue un modèle d’action libre c’est l’agencement d’une machine de guerre, comme cause formelle des armes. Ce qui effectue le modèle du travail c’est l’agencement machine de travail comme cause formelle des outils. L’outil est lié à une genèse, à un déplacement, à une dépense de force, qui trouvent leurs lois dans le travail. Tandis que l’arme concerne seulement l’exercice de la force dans l’espace et le temps, conformément à l’action libre. Du point de vue de la force, l’outil est lié à un système de gravité-déplacement, poids-hauteur. L’arme, à un système vitesse-perpetuum mobile. Le primat de l’agencement machinique sur l’élément technique vaut tant pour les outils que pour les armes. Les armes et les outils sont des conséquences. L’arme n’est rien sans l’organisation de combat dans lequel elle est prise. Les armes des hoplites renvoient à la phalange en appui sur le bouclier à deux poignées. La lance renvoie à un agencement homme-cheval qui allonge le poignard et qui disqualifie le marteau. L’étrier impose un autre agencement homme-cheval entraînant d’autres types d’armes. Et socialement ce système est différent si on est dans un contexte nomade ou dans les conditions sédentaires de la féodalité. Et c’est pareil pour l’outil. La charrue apparaît pour des champs ouverts et allongés, et quand le cheval remplace le bœuf, et qu’apparaît l’assolement triennal, et quand l’économie devient communale. Les agencements sont passionnels, ce sont des compositions de désir. La phalange est inséparable d’un renversement de valeurs, d’une mutation passionnelle. C’est l’un des cas où l’homme descend du cheval et où le rapport n’est plus homme-animal mais cède le pas à un rapport entre hommes dans un agencement d’infanterie qui annonce le paysan-soldat, le soldat-citoyen. Un eros homosexuel de groupe remplace l’eros zoosexué du cavalier. Les désirs sont liés à leurs agencements et ces derniers modifient la pitié, la cruauté, la justice. Le régime du travail est inséparable d’une organisation de la forme auquel correspond une formation du sujet. Mais le régime de la machine de guerre est plutôt celui d’affects. L’affect est la décharge rapide de l’émotion dans la riposte alors que l’on parlera de sentiment dans le regime de la machine de travail. Le sentiment est une émotion toujours déplacée, retardée. Il y a un rapport affectif avec l’arme. Le chevalier courtois dort sur sa monture et part comme une flèche. Toujours du point de vue de l’agencement, il y a un rapport entre les outils et les signes, comme signes d’écriture-organisation du travail. Il en va tout autrement pour l’arme qui se trouve dans un rapport avec les bijoux. Ceux-ci appartiennent au harnais du cheval, au fourreau de l’épée, au vêtement du guerrier ; ils ne forment pas une écriture. D’ailleurs les nomades n’ont pas besoin d’écriture. C’est une méthode différentielle qui fonde la distinction arme-outil. Il s’agit d’assigner des agencements, c’est-à-dire déterminer des traits différentiels sous lesquels un élément appartient à tel agencement plutôt qu’à tel autre. Mais en même temps il y a toujours eu des mélanges de genre : ainsi les paysans apportèrent une importante contribution à l’histoire de l’artillerie pendant les guerres hussites.
Problème III : comment les nomades inventent-ils ou trouvent-ils leurs armes ? Proposition VIII : la métallurgie constitue par elle-même un flux qui concourt nécessairement avec le nomadisme. Les peuples de la steppe sont moins connus dans leur régime politique, économique et social, que dans les innovations guerrières qu’ils apportent du point de vue des armes défensives et offensives, du point de vue de la composition ou de la stratégie, du point de vue des éléments technologiques. On retrouve constamment un nomade à l’horizon de telle ou telle lignée technologique. Une certaine haine contre les nomades biaise le travail des historiens et des archéologues. Même si certaines inventions ont été trouvées dans les milieux sédentaires, la propagation et la diffusion font vraiment partie de la ligne d’innovation. L’acier au creuset n’est pas d’abord affaire de sédentaires mais de métallurgistes, lesquels sont supposés être contrôlés par des appareils d’Etat. Mais ils ont une certaine autonomie et ce sont eux qui communiquent leurs savoirs-faire. Finalement il faut repréciser ce qu’il faut entendre par lignée technologique. Car elles sont traversées par des variations : les singularités spatio-temporelles avec leurs processus de déformation-transformation ; les qualités affectives ou traits d’expression des différents niveaux (dureté, poids, couleur). L’acier au creuset implique l’actualisation d’une première singularité qui est la fonte du fer à haute température, et puis une seconde singularité qui renvoie aux décarburations successives ; des traits d’expression leur correspondent et entre autres les dessins tracés par la cristallisation et résultant de la structure interne de l’acier fondu. Il en va tout autrement avec l’épée de fer. On dira qu’il y a lignée technologique chaque fois qu’on se trouvera devant un ensemble de singularités, prolongeables par des opérations, qui convergent sur un ou plusieurs traits d’expressions assignables. Et chaque phylum renvoie à un certain rapport du désir et de la technique. Mais il est toujours possible de s’installer au niveau de singularités prolongeables d’un phylum à un autre. À la limite il y a une seule lignée phylogénétique, un seul phylum machinique idéellement continu. Mais cette lignée ne s’actualise qu’en se différenciant dans ce qu’on appelle agencements. Et ces derniers peuvent être regroupés dans des cultures ou des âges. Ces lignes très différentes ne sont pas que phylogénétiques car elles sont aussi ontogénétiques, intérieurres à un agencement et en relient les divers éléments (le fer à cheval). Il faut tenir compte et de l’action sélective des agencements et de la réaction évolutive du phylum comme élan vital. Leroi-Gourhan parle d’une tendance universelle et Husserl a pensé cette matière-flux en découvrant une région d’essences matérielles et vagues, vagabondes, constituant des ensembles floux. Elles dégagent une corporéité qui a deux caractères : elle est inséparable de passages à la limite comme changement d’état agissant à la manière d’événements ; elle est inséparable de qualités expressives ou intensives susceptibles de plus et de moins, produites à la façon d’affects variables. Toutefois Husserl s’accroche à Kant et à ses schèmes, quand il fait de l’essence corporelle vague une sorte de’intermédiaire entre essence et sensible, entre le chaos et le concept. Aussi à côté il y a Simondon pour parler des transformations topologiques porteuses de processus de déformation : ondulations, torsions des fibres de bois sur lesquelles se rythme l’opération de refente à coins. À côté de telles propriétés « essentielles » qui découlent dans la matière de l’essence formelle (le modèle hylémorphique est mis à mal), il faut ajouter des affects variables intensifs : un bois plus ou moins poreux, plus ou moins élastique et résistant. Il faut suivre le bois au lieu d’imposer une forme à la matière pour ne pas perdre l’intuition (même si c’est au détriment de la compréhension). On définit ici l’artisan comme celui qui est déterminé à suivre un flux de matière, un phylum machinique. C’est l’itinérant dans son intuition en acte dans le fait d’ambuler. À côté il y a le transhumant. Soit l’agriculteur qui passe sur une autre terre pour laisser reposer la terre trop exploitée, en sachant qu’il y reviendra après le temps de mise en jachère. On parle non pas de suivre quand on a affaire à un circuit. Le commerçant est un transhumant (aller chercher, faire venir). Le migrant est encore autre chose. Le nomade est encore quelqu’un d’autre puisqu’il renvoie à un espace lisse. Mais revenons à la métallurgie. Tout se passe comme si le métal et la métallurgie imposaient à la conscience quelque chose qui n’est que caché dans les autres opérations. En effet chaque opération se fait entre deux seuils dont l’un constitue la matière préparée pour l’opération, et l’autre constitue la forme à incarner (l’argile se prépare, le moule se façonne). Dans la métallurgie les opérations ne cesent d’être à cheval sur les seuils si bien qu’une matérialité énergétique déborde la matière préparée et une déformation qualitative déborde la forme. Le trempage s’enchaîne avec le forgeable par delà la prise en forme. Ou bien quand il y a moulage, le métallurgiste opère à l’intérieur du moule. Ou bien l’acier fondu et moulé va subir une série de décarburations successives. Et pour finir la métallurgie a la possibilité de refondre et de réemployer une matière dans sa forme-lingot (ni stock, ni marchandise, mais monnaie). On parlera de réducteur en métallurgie pour exprimer la double libération d’une matérialité par rapport à la matière préparée, d’une transformation par rapport à la forme à incarner. Jamais la matière et la forme n’ont paru plus dures, et pourtant c’est la forme d’un développement continu qui tend à remplacer la succession des formes, c’est la matière d’une variation continue qui tend à remplacer la variabilité des matières. Et on suit la métallurgie de façon nomadique vers les forêts nécessaires au charbon et vers les mines qui sont sur une ligne de fuite communiquant avec les espaces lisses que sont les déserts et les montagnes. Et qui dit mine dit contrôle des mines. Est-ce le forgeron qui garde la mine ? En tout cas il invente un espace troué. Le métallurgiste d’empire a besoin du métallurgiste prospecteur. Le rapport avec les nomades et les sédentaires passe par le rapport avec l’autre métallurgiste, les deux étant liés dans une figure gémellaire dont témoignent les mythes. Le phylum a deux modes de liaison : connexe à l’espace nomade, en conjugaison avec l’espace sédentaire. D’un côté on a le rhizome, de l’autre la capture subordonnant l’opération technologique au modèle du travail.
Axiome III : la machine de guerre est comme la forme d’expression, dont la métallurgie serait la forme de contenu corrélative. Proposition IX : la guerre n’a pas nécessairement pour objet la bataille, et la machine de guerre n’a pas nécessairement pour objet la guerre ; mais la guerre et la bataille peuvent en découler nécessairement sous certaines conditions. Nous rencontrons trois problèmes : la bataille, la guerre et enfin, dans quelle mesure la machine de guerre est objet de l’appareil d’Etat. La bataille et la guerre renvoient à une difficulté de préciser ce qu’est un objet mais elles ont aussi à voir avec le troisième problème. On dira que bataille et non bataille suivent un critére qui ne coïncide pas avec l’offensive et la défense, ni même avec la guerre de guerre et la guerre de guérilla. Si bien qu’on demande maintenant si la guerre est l’objet de la machine de guerre, quand on parle de razzia (qui ne cherche pas à anéantir l’ennemi). Surtout la machine de guerre a son sens en lien avec un espace lisse qu’elle cherche à faire croître. S’il y a guerre à un moment c’est dans le choc entre machine de guerre et villes ou Etats. En suivant Aristote on dira que la guerre n’est ni la condition ni l’objet de la machine de guerre, mais l’accompagne nécessairement. Moïse, en sortant de l’Etat égyptien, se lance dans le désert. Il commence alors par fabriquer une machine de guerre sous l’inspiration du vieux passé nomade des hébreux, et ce sous les conseils de son beau-père le Kénien. C’est la machine des Justes et ele n’a pas encore la guerre comme objet. Or Moïse s’aperçoit que la guerre est le supplément nécessaire à sa machine quand son avancée bute sur des villes. Il y a à envoyer des espions pour mesurer les forces d’en face et la possibilité de gagner une bataille dans une guerre d’anéantissement. Alors le peuple doute de pouvoir être assez fort pour gagner, et Moïse doute à son tour, si bien que c’est Josué qui prendra sur lui la charge de la guerre. Les Etats archaïques n’ont pas annexé de machine de guerre ; mais ils finiront par le faire. Quand l’Etat s’approprie la machine de guerre, celle-ci change de nature puisqu’elle est dirigée contre les nomades. Et là elle prend la guerre pour objet ; la guerre est subordonnée aux buts d’un Etat. L’hésitation du nomade à prendre la guerre comme objet dans sa machine de guerre est certaine. Que faire des terres conquises ? Les rendre au désert ou bien laisser subsister un appareil de guerre capable de les exploiter, quitte à devenir une simple dynastie nouvelle de cet appareil. L’intégration des nomades aux empires conquis a été un des grands facteurs de l’appropriation de la machine de guerre par l’appareil d’Etat. L’autre danger c’est celui qui menace l’Etat lorsqu’il s’approprie la machine de guerre. Retourner la machine de guerre contre les nomades peut faire courir un risque aussi grand que celui des nomades dirigeant la machine de guerre contre les Etats. Un deuxième type de problèmes concerne les formes concrètes sous lesquelles se fait l’appropriation de la machine de guerre : mercenaires ou territoriaux. La capture de la machine de guerre par l’appareil d’Etat a suivi deux voies : encaster une société de guerriers ou bien, constituer dans la société, des guerriers, d’après des règles qui correspondent avec la société civile toute entière. Quant aux moyens de l’appropriation ce sont : la territorialité, les travaux publics ou la fiscalité. Aux soldats il faut donner des terres pour qu’ils subviennent à leurs besoins. Ou donner une rémunération pour leur travail, ou couvrir leurs frais par des impôts. À propos de la guerre absolue, l’idée n’est pas d’anéantir l’adversaire mais de se doter d’une machine de guerre qui n’a pas la guerre pour objet. Cette idée est propre aux nomades mais elle peut être dévoyée par les Etats au temps du capitalisme. À l’investissement du capital constant dans du matériel (industrie et économie de guerre), correspond un investissement du capital variable en populations physiques et morales (faisant la guerre ou la subissant). Le capitalisme cherche la guerre totale. Clausewitz hésite pour montrer qu’il y a à faire place à la politique dans le choix de la guerre (comme moyen pour un but), par rapport à l’idée de la guerre absolue, inconditionnée. Aussi peut-il craindre en effet que l’absence de frein à la logique du capital n’aboutisse à une machine de guerre mondiale où l’on dépasse la guerre en faveur de la paix, mais attention la paix de la terreur et de la survie (post-fascisme). Le chapitre se clôt par le rappel optimiste d’une autre issue, rappelant que dans la mesure où la machine de guerre crée le nomade et que celui-ci habite un espace lisse, alors il y a une possibilité à saisir de relance des résistances à cette tendance de fond propre à l’appareil d’Etat
Chapitre 13 : 7000 ACN : appareil de capture
Proposition X : l’Etat et ses pôles. Dumézil rappelle que la souveraineté politique a deux pôles, l’empereur terrible et magicien qui opère par capture et des liens ; le roi prêtre et juriste procédant par traités et pactes. Dumézil rappelle qu’une fonction de guerre est extérieure à la souveraineté politique et se distingue d’un pôle comme de l’autre. C’est un curieux rythme qui anime l’appareil d’Etat, mû qu’il est par ces borgnes et ces manchots. Le trait différentiel de la souveraineté politique est la combinaison signes-outils. Quant aux histoires de guerre, elles font surgir l’homme de guerre comme délieur (des liens de l’empereur qui hypnotise avec son œil unique) et parjure (des pactes que le roi décrète avec son armée de manchots agitant la loi comme seul moyen de contrainte). L’homme de guerre a une autre économie. Aux signes et outils de l’Etat, l’homme de guerre oppose ses armes et ses bijoux. La mutilation est une conséquence de la guerre mais une condition, un présupposé, de l’appareil d’Etat et de l’organisation du travail. Les accidents procèdent des mutilations qu’ont déjà subies les germes de notre monde. C’est l’appareil d’Etat qui a besoin à sa tête comme à sa base d’handicapés préalables, de mutilés préexistants ou de morts-nés. Il y a un schéma à trois temps qui a la vie dure, et dont on a tort d’attendre un mode démonstratif. Soit Horatius Coclès le borgne qui par ses grimaces empêche le chef étrusque de donner l’assaut à Rome. Du coup le chef étrusque décide de commencer un siège mais Mucius Scaevola met son bras en gage pour ouvrir un espace de débat dont l’enjeu est de produire un pacte plutôt qu’un siège, coûteux pour les deux camps.
Proposition XI : qui est le premier ? Le premier pôle de capture on l’appellera impérial ou despotique. Urstaat immémorial que les archéologues dégagent dès le néolithique. Un appareil d’Etat s’érige sur des communautés agricoles primitives qui ont déjà des codes lignagers. Mais l’Etat les surcode en imposant un despote, soit un système d’asservissement machinique. Les rois n’existeront pas d’abord car ils apparaissent quand la propriété devient privée. L’Etat impérial du début suppose un certain développement puisqu’il faut un surplus capable de constituer le stock d’Etat permettant d’entretenir un secteur métallurgique et créer les premières fonctions publiques. Au paléolithique, il y a toutefois déjà en Anatolie une opération d’hybridation opérée sur des espèces animales et des graines sauvages, et qui est à l’origine de l’agriculture et de l’élevage. Et du coup la révolution étatique et urbaine peut être paléolithique ; tout n’est pas Etat parce que justement il y a toujours eu Etat. L’indépendance des communautés primitives n’a pas de réalité. Le langage surgit devant la nécessité de traduire les langues entre ceux qui ne se comprennent pas. Et tout surgit en même temps : les sociétés primitives, les Etats et les machines de guerre nomadiques. L’évolutionnisme est mis à mal par des causalités inversées comme on le voit en physique et biologie. Il y a des choses qui agissent avant que d’apparaître. Il faut montrer comment un pressentiment, ce qui n’existe pas, agit déjà sous une autre forme que celle de son existence. Par rapport aux chasseurs-cueilleurs, l’Etat agit avant d’apparaître sous la forme d’une onde convergente, onde qui s’annule précisément au point de convergence qui marque l’inversion des signes, dans l’appareil d’Etat. Il y a des mécanismes collectifs qui conjurent et anticipent à la fois la formation d’un pouvoir central. Celui-ci apparaît en fonction d’un seuil tel que ce qui est anticipé prend de la consistance ou pas. Et ce seuil n’est pas évolutif, il coexiste avec son en-deça. Il faut distinguer un seuil d’un autre car la ville n’est pas l’Etat. C’est le monde méditerranéen qui crée un tissu urbain distinct des régimes impériaux. La ville est le corrélat de la route, celle-ci se définit par des entrées et des sorties. C’est un réseau parce qu’elle est en rapport avec d’autres villes. Elle représente un seuil de déterritorialisation car il faut que le matériau quelconque soit suffisamment déterritorialisé pour entrer dans le réseau, se soumettre à la polarisation (matière inerte, vivante, humaine), suivre le circuit de recodage urbain et routier. Le maximum de déterritorialisation c’est Athènes qui se sépare de l’arrière-pays. Les villes sont des points-circuits de toute nature (aussi dans un réseau de monastères) qui font contrepoint sur les lignes horizontales. Elles opèrent une intégration complète mais locale. Chacune constitue un pouvoir central mais de polarisation ou de milieu, de coordination forcée ; d’où la prétention égalitaire de ce pouvoir. Le pouvoir de ville invente l’idée de magistrature, très différente du fonctionnariat d’Etat. En effet l’Etat procède autrement, car il fait résonner ensemble des points qui ne sont pas nécessairement des villes-pôles, mais des points d’ordre divers : particularités géographiques, ethniques, linguistiques, morales, économiques, technologiques. Il fait résonner les villes avec les campagnes. Il opère par stratification, formant un ensemble vertical et hiérarchisé qui traverse les lignes horizontales en profondeur. Il en retient tels éléments devenus extérieurs, inhibant ou contrôlant ces relations. La déterritorialisation vient de ce que le territoire est pris comme objet, matériau à stratifier. Le pouvoir central d’Etat est hiérarchique ; le centre n’est pas un milieu, mais il est au-dessus car il impose la subordination. Il y a une multiplicité d’Etats non moins que de villes mais ce n’est pas le même type de multiplicité. Il y a autant d’Etats que de coupes verticales en profondeur, chacune séparée des autres ; tandis que la ville est inséparable du réseau des villes. On peut reconstituer comment les sociétés primitives conjurent à la fois les deux seuils tout en les anticipant. Lévi-Strauss montre que le même village est susceptible de deux présentations, l’une segmentaire et égalitaire, l’autre englobante et hiérarchique. Il y a deux potentiels, l’un qui anticipe un point central commun à deux segments horizontaux ; l’autre un point central extérieur à une droite. Dans les sociétés primitives il y a plusieurs mécanismes qui empêchent la cristallisation d’un pouvoir hiérarchique car il n’y a pas résonance ensemble dans le point supérieur ; parce qu’elles ne polarisent pas dans le point commun, le milieu : les cercles ne sont pas concentriques, les deux segments ont besoin d’un troisième pour communiquer entre eux. Si nous considérons maintenant les deux seuils de consistance, ils impliquent une déterritorialisation par rapport aux codes teritoriaux primitifs. Et ces deux seuils ne sont pas hiérarchisables car ils sont en présupposition réciproque : il faut les deux pour opérer le striage de l’espace. La question est le mouvement d’émancipation des villes, après qu’elles aient été fédérées sous un mouvement impérial (Etat archaïque). Pour les garder avec soi, le recodage nécessaire (renforcement du lien de subordination à une instance supérieure) s’accompagne de l’octroi d’une autonomie des villes à vocation commerciale (ligue hanséatique des ports de la mer du Nord et Baltique) ; ici il n’y a pas de terre et ces villes sont des zones franches. Mais ce ne sont pas les villes qui créent le capitalisme. Dans les villes les mécanismes inhibiteurs jouent contre l’Etat et contre le capitalisme. L’Etat permettra l’émergence du capitalisme, quitte à ce que les flux décodés, qui ne disparaissent pas, créent contre l’Etat capitaliste, une méga-ville, une seule et même ville, une méga-machine dont les Etats sont les parties. Nous définissons les formations sociales par des processus machiniques. Et ces processus sont des variables de coexistence qui font l’objet d’une topologie sociale. Les diverses formations correspondantes coexistent, de manière extrinsèque et intrinsèque. C’est cette coexistence extrinsèque qui s’exprime dans les ensembles internationaux. Il n’y a de diffusion que par mise en communication de potentiels d’ordre différents (de conjuration, de capture, par des instruments de polarisation, machines de guerre, englobement de formations hétérogènes). L’ONU constitue un milieu intermédiaire entre les différents points d’ordre existants. Mais il y a aussi coexistence intrinsèque des processus machiniques. L’Etat comme appareil de capture a une puissance d’appropriation, mais cette puissance peut passer sous d’autres puissances (de transfert, de métamorphose), et inversément.
Proposition XII : capture. Peut-on penser un échange entre groupes primitifs étrangers indépendamment de toute référence à des notions de stock, de travail et de marchandise ? La théorie économique appelée marginalisme est une approche qui permet de distinguer seuil de limite, la limite y désigne la pénultième unité d’échange et le seuil l’ultime, qui est la première dans la mesure où il arrête l’échange qui cesse d’être intéressant, ouvrant à un autre agencement. Ceci entraîne le calcul du risque afférent à un franchissement de la limite. À propos de l’unité marginale, il est question de désirabilité comme composante d’agencement. Par contre le stock commence quand on passe la limite et qu’on touche au seuil ; avant on avait des greniers d’échange. Ce n’est pas l’échange qui suppose le stock. Alors quel est l’intérêt du stock ? Il dépend d’un nouveau type d’agencement. Le stock a pour corrélat ou bien la coexistence de territoires exploités simultanément, ou bien la succession des exploitations sur un seul et même territoire. On va passer par une agriculture extensive ou intensive, on parlera d’agencements itinérants ou sédentaires. La rente foncière apparaît : la plus mauvaise terre n’en rapporte pas mais fait que les autres y gagnent un point d’évaluation-comparaison des productivités ou de la valeur. La rente homogénéise en rapportant à un propriétaire du sol l’excès des plus fortes productivités par rapport à la plus basse. Le prix de la terre se définit d’après la terre la moins productive, la rente capte le surprofit. La rente n’est pas le seul appareil de capture. Le stock n’a pas comme corrélat seulement la terre mais aussi le travail (comparaison des activités ou de leurs productivités et appropriation de la plus-value). Le travail et le travailleur est un actant stocké (réserve de main d’œuvre, marché du travail). Ici ce n’est plus le propriétaire qui ramasse le surprofit mais l’entrepreneur. La valeur travail devrait être appréciée après le calcul du surprofit (défalqué de ce montant). Les groupes primitifs étaient dans un régime d’action libre ou d’activité à variation continue. Il y a enfin l’impôt. À Corinthe, l’argent ne venait pas d’abord de l’échange ni de la marchandise et des exigences du commerce, mais de l’impôt qui introduit la possibilité d’une équivalence monnaie = biens et services, faisant de l’argent un équivalent général. Car la monnaie est une corrélation du stock en tant qu’elle peut être constituée par tout objet de longue conservation. La monnaie est toujours distribuée par un appareil de pouvoir. L’impôt est le lieu où s’élaborent l’équivalence et la simultanéité entre rente en travail, rente en nature et rente en monnaie. L’Etat trouvera dans l’impôt le moyen du commerce extérieur en tant qu’il s’approprie ce commerce. Mais c’est de l’impôt que la forme-argent surgit. On est passé de la loi de la demande dans les sociétés primitives à la loi de l’offre dans les politiques économiques d’Etat. Cette notion de l’impôt se retrouve de nos jours à propos de l’impôt indirect, qui fait partie du prix et influence la valeur de la marchandise en dehors du marché. Le stock a trois aspects : graines, outils, argent. Mais l’agencement où on trouve le stock est l’appareil de capture, la mega-machine, l’empire archaïque (le despote est le propriétaire de toutes les terres, l’entrepreneur des grands travaux, le maître des impôts et des prix). Ce qui forme l’appareil de capture ce sont deux opérations : comparaison directe, appropriation monopolistique. Et toujours la comparaison suppose l’appropriation. L’Etat constitue une forme d’expression qui s’asservit le phylum. Présentation du modèle de Bernard Schmitt : ce modèle s’appuie sur une différence de vitesse entre les pauvres et les riches car l’appareil de capture a une vitesse supérieure qui permet de s’approprier le surprofit. Le producteur ne perd que ce qu’il n’a pas et n’a aucune chance d’acquérir. La philosophie du 17ème siècle connaît les négations mais pas la privation. Il suffit que le point de comparaison et d’appropriation soit effectivement occupé pour que fonctionne l’appareil de capture. Et ce point ne peut qu’être occupé parce qu’il existe déjà dans l’onde convergente qui traverse les séries primitives et les entraîne vers un seuil, franchissant les limites. D’où le caractère très particulier de la violence d’Etat : elle est toujours déjà faite. Marx en parle à propos de l’accumulation originelle. Celle-ci est là dès qu’il y a appareil de capture et la violence crée ce sur quoi elle s’exerce et par là se présuppose elle-même. Au-delà, ce qui reste c’est les régimes de violence : la lutte, la guerre, le crime et la police.
Proposition XIII : l’Etat et ses formes. Nous partons de l’Etat impérial archaïque. La question est : quels sont les facteurs d’évolution et dans quels rapports les Etats évolués sont-ils avec l’Etat impérial archaïque ? L’Etat impérial archaïque ne surcode pas sans libérer une grande partie des flux décodés qui vont lui échapper. C’est le surcodage de l’Etat archaïque qui rend lui-même possible et suscite de nouveaux flux qui lui échappent. Y a-t-il des gens qui sont constitués dans l’empire surcodant mais constitués comme exclus et décodés, nécessairement ? C’est l’esclave affranchi. C’est lui qui forme les germes de la propriété privée : il développe le commerce, invente dans la métallurgie un esclavage privé dont il sera le maître. Ce qui compte c’est le personnage collectif de l’exclu. Ce qui compte c’est que l’appareil de surcodage suscite des flux décodés de monnaie, de travail et de propriété. La corrélation n’est pas seulement sociale, elle est géographique (est-ouest). L’Etat impérial archaïque implique un surplus agricole codé, qui va rendre possible l’entretien d’un corps spécialisé d’artisans métallos et de commerçants. En effet le surplus doit être consommé par l’institution militaire et bureaucratique, mais pour le reste, il y a une place toute prête pour ce corps spécialisé d’artisans non cultivateurs, dont le travail renforcera la sédentarisation de l’agriculture. Mais cette solution est menacée car le surcodage d’Etat coince les classes non agricoles dans des bornes trop étroites, tout allant pour une classe dirigeante. L’Etat archaïque oriental essaime son système en envoyant ses commerçants toujours plus loin, pour négocier le surplus au profit des armateurs propriétaires. Les peuples de la mer Egée vont alors profiter d’un stock agricole oriental sans avoir à le constituer. Les commerçants en occident et les métallos jouissent d’un meilleur statut les constituant en classes moyennes. Les mêmes flux qui sont surcodés en orient tendent à se décoder à l’ouest. La plus-value n’est plus une plus-value de code mais devient une plus-value de flux. Les pays égéens sont pris dans un système économique supranational. C’est bien un autre pôle d’Etat qui surgit. La sphère publique ne caractérise plus la nature objective de la propriété, mais est plutôt le moyen commun d’une appropriation devenue privée. On entre ainsi dans les mixtes public-privé qui constituent le monde moderne. Le lien devient personnel (contrat, convention). Le droit subit une mutation et devient subjectif. L’Etat se trouve devant une nouvelle fonction qui consiste moins à surcoder des flux déjà codés qu’à organiser des conjonctions de flux décodés comme tels. Le régime des signes a changé : l’asservissement machinique vire à l’assujetissement social. Les cités autonomes et les féodalités trouvent une nouvelle place, à côté des fonctionnaires de l’ancien système. Les féodalités sont liées avec là d’où elles viennent, l’empire archaïque, mais aussi avec des empires évolués, si bien qu’elles préparent des formes nouvelles de l’Etat comme la monarchie absolue. Dans le domaine des rapports personnels, ce qui compte c’est la consistance des rapports, sources de droits et d’obligations. Et tout ceci n’empêchera pas les flux décodés de s’écouler et d’échapper. Ainsi les flux décodés créent une pression offrant en creux une place pour le capitalisme mais pour que celui-ci s’actualise, il faut toute une intégrale des flux décodés, une conjugaison généralisée qui renverse les appareils précédents. Il faut d’une part que le flux du travail ne soit pas déterminé dans l’esclavage ou le servage mais devienne travail libre, nu. Il faut d’autre part que la richesse ne soit pas déterminée comme foncière, marchande, financière et devienne capital pur, homogène et indépendant. Ensemble leur conjugaison fournira un sujet universel et un objet quelconque. Le capitalisme se forme quand le flux de richesse non qualifié rencontre le flux du travail non qualifié et se conjugue avec lui. C’est ce que les conjonctions précédentes avaient toujours inhibé (féodalité, corporation). Le capital se présente comme un rapport de production qui se manifeste comme un droit, indépendant de la forme concrète qu’il revêt à chaque moment de sa fonction productive. La propriété privée n’exprime plus le lien de dépendance personnelle mais l’indépendance d’un sujet qui constitue maintenant le seul lien. Le droit cesse d’être le surcodage des coutumes, il n’est plus un ensemble de topiques, il prend la forme de l’axiomatique dans un code civil. Le capitalisme engendre une force de déterritorialisation qui se voit dans la masse monétaire en circulation spéculative autour de la terre et de ses bourses d’échanges, mais échappant au contrôle des Etats. L’axiomatique considère directement des éléments et des rapports purement fonctionnels dont la nature n’est pas spécifiée et qui se réalisent immédiatement dans les domaines les plus divers, tandis que les codes sont relatifs à ces domaines. Toutefois le capitalisme passe par la forme-Etat plutôt que par la forme-ville. Un régime colonial, la dette publique, la fiscalité moderne, la protection industrielle et les guerres commerciales ne fonctionnent que dans la mesure où ces mécanismes d’accumulation, accélération, concentration sont appropriés par l’Etat. Voilà que les Etats deviennent les modèles de réalisation immanents pour une axiomatique des flux décodés. Ce qu’on appelle l’Etat-nation c’est précisément l’Etat comme modèle de réalisation. Les constituants d’une nation sont une terre et un peuple. L’axiomatique ne manque pas de passions. La nation ne se sépare pas de l’Etat parce que celui-ci donne une consistance à la terre et au peuple. C’est le flux nu du travail qui fait le peuple, c’est le flux nu du capital qui fait la terre. La nation est l’opération d’une subjectivation collective auquel l’Etat moderne correspond comme procès d’assujetissement. Il y a asservissement lorsque les hommes sont pièces constituantes d’une machine. Il y a assujetissement lorsque l’unité supérieure constitue l’homme comme un sujet qui se rapporte à un objet devenu extérieur ; l’homme alors est ouvrier, usager ; il est assujetti à la machine. Les modèles de réalisation de l’axiomatique n’épuisent pas les ressources de celle-ci. Et en effet l’axiomatique réinvente tout un système d’asservissement machinique. C’est l’invention d’une machine où les hommes sont les parties constituantes : les machines de la cybernétique et de l’informatique forment un troisième âge qui recompose un régime d’asservissement généralisé : les systèmes hommes-machines. En reprenant une typologie des Etats (impérial, évolué, moderne), on peut constater le fait que les Etats résonnent entre eux et que les corrélations de I à II et de II à III s’achèvent par une retour de III à I. Le capitalisme réveille l’Urstaat. C’est le nœud I-II-III-I, le lien de capture qui traverse l’Histoire.
Proposition XIV : axiomatique et situation actuelle. La politique n’est pas une science apodictique. Elle procède par ajustement. Les facteurs de décision sont limités, les Etats sont affectés de coefficients d’incertitude (cotation triple A) et la qualité des dirigeants s’apprécie en usant du concept des erreurs décisives et constantes (aller droit dans le mur avec persévérance). D’où l’intérêt de l’outil axiomatique, en sachant qu’il ne peut pas tout et butera sur des propositions indécidables. Ne pas tout pouvoir signifie qu’il y a des puissances nécessairement supérieures que l’axiomatique ne peut pas maîtriser. On se dotera donc d’un tableau reprenant six données : 1) adjonction et soustraction : il y a une tendance dans le capitalisme à ajouter des axiomes (classe ouvrière, syndicats, institutions sociales, rôle de l’Etat, marché extérieur et intérieur). La science économique de Keynes n’est pas celle de l’école de Chicago. Le plan Marshall ou le traité de Rome apportent de nouveaux axiomes que l’on subsumera par la notion de social-démocratie. Il y a tout lieu de l’opposer aux totalitarismes, que Virilio appelle anarcho-capitalisme. Le Chili ne retient que le moins d’axiomes possible (équilibre X-M, niveau des réserves et taux d’inflation) ; ce qui implique que les variables de l’économie réelle sont en charge des ajustements (par modification du niveau des salaires réels). Le fascisme est une variante où on joue avec l’économie de guerre. 2) Saturation : il y a une loi tendancielle à la baisse des taux de profit qui passe par des crises pour trouver de nouvelles matières premières (et des progrès techniques)… soit un déplacement des limites. Il faut ajouter que toute adjonction ou retrait d’axiomes sont l’objet d’une lutte dans la technocratie et d’une lutte ouvrière. Dans certains pays (socialistes), bureaucratie et technocratie sont ouvrières ; ces pays ont des visions d’expansion mondiale de leur modèle. Mais ils ont un problème intérieur, le niveau d’intégration du monde rural confronté à la logique du Plan. 3) modèle, isomorphie. En principe tous les Etats sont isomorphes par rapport à un monde du capital généralisé (marché mondial extérieur). Mais pour que cela entraîne une homogénéité des Etats, il y a à développer un marché intérieur unique intégré. Les pays socialistes en sont loin car ce n’est pas par rapport au capital que se construit leur politique économique. On a donc une hétérogénéité qui travaille avec les polarisations centre-périphérie, est-ouest, nord-sud. Tout ceci est en charge d’assurer une division mondiale du travail. La polymorphie des Etats du Tiers-Monde s’installe quand le capital agit comme rapport de production dans des modes de production non capitalistes. 4) la puissance. Supposons que l’axiomatique dégage nécessairement une puissance supérieure à celle qu’elle traite, c’est alors comme une puissance du continu, liée à l’axiomatique, et qui pourtant la déborde. Cette puissance est puissance de destruction, de guerre, dans une multinationale des systèmes industrialo-militaires très technologiques et dotés de capitaux énormes. Le capitalisme induit la guerre du capital par rapport au travail, sous la forme d’une guerre pour le matériel de pointe et où l’homme est devenu un élément de l’asservissement machinique. Plus encore l’importance du capital constant fait que la dépréciation du capital existant prend un rythme de plus en plus accéléré, dans une guerre autour des ressources maritimes et planétaires (entraînant des délocalisations et des contrats d’exploitation supra-étatiques). L’automatisation et l’automation de la machine de guerre produit son effet avec l’émergence de nouveaux antagonismes, qui n’ont plus la guerre pour objet mais la paix. C’est la paix qui libère le processus matériel illimité de la guerre totale. La guerre cesse d’être la matérialisation de la machine de guerre, c’est la machine de guerre qui devient elle-même guerre matérialisée (le citoyen devient un consommateur où le bonheur est celui d’avoir accès au marché inévitable, dans des influences publicitaires favorisant les mécanismes addictifs). On n’a plus besoin du fascisme : la paix absolue de la survie réussit ce que la guerre totale a raté. Les Etats ne sont plus que des parties dans une machine de guerre qui s’en prend à un ennemi quelconque, dans un contexte d’insécurité programmé. 5) Tiers indû. Analyses de Samir Amin et Toni Negri. Le Tiers-Monde est victime de l’échange inégal indispensable au fonctionnement du capitalisme. Il y a des flux décodés qui malmènent le centre depuis la périphérie, selon l’axe nord-sud. Et ce à propos des flux de matière-énergie (semi-conducteurs et mines de coltan), de population, alimentaire et urbain. Et les axiomes en sont responsables mais surtout sont incapables d’apporter une solution. 6) minorités. Yann Moulier définit Ulysse : européen moyen habitant des villes, ouvrier national qualifié de plus de 35 ans. C’est la fin de la notion de majorité (blanche). Le rapport intérieur au nombre constitue dans le cas de la majorité un ensemble, fini ou infini mais toujours dénombrable. Sinon on a affaire à des minorités et ses lignes de fuite. Ce qui caractérise l’indénombrable c’est la connexion. Or l’axiomatique se limite au nombre tandis que les minorités sont des ensembles flous, des masses, des multiplicités de fuite ou de flux. Et il y a ici les prémisses d’un mouvement mondial : les minorités recréent des phénomènes nationalitaires que les Etats-nations avaient cherché d’étouffer. À l’horizon on se passera de l’Etat-nation et du capitalisme. Minorité donc comme figure universelle ou devenir-tout-le-monde. Cela ne passera plus par l’axiomatique mais par un devenir des minorités. En terminant avec les propositions indécidables, le chapitre clôt le livre en rencontrant son deuxième objectif, celui d’analyser le capitalisme (après que le premier tome avait analysé la schizophrénie). Le capitalisme disparaîtra dans la lutte des minorités. Le résultat de cette révolution n’est pas une dispersion. Nous retrouvons plutôt l’opposition d’un plan de consistance avec le plan d’organisation et de développement du capital, ou avec le plan bureaucratique socialiste. C’est au contraire la coexistence de ce que le système conjugue et de ce qui ne cesse de lui échapper. L’indécidable est le germe et le lieu des décisions révolutionnaires.
Chapitre 14 : 1440 : le lisse et le strié
Il y a un ensemble de questions simultanées : les oppositions simples entre deux espaces, les différences complexes, les mélanges de fait et passages de l’un à l’autre, les raisons du mélange qui ne sont pas du tout symétriques et qui font que l’on passe tantôt du lisse au strié, tantôt du strié au lisse, par des mouvements tout à fait différents.
Il faut donc employer des modèles. Modèle technologique, modèle musical, modèle maritime, modèle mathématique, modèle physique, modèle esthétique. À chaque fois ces modèles saisissent un point de vue sur la problématique. Ce chapitre résume bien ce que les différents plateaux nous ont appris sans plus rien ajouter, sauf à propos des mathématiques. Sauf aussi ceci : il y a une multitude d’autres modèles possibles et l’important ou plutôt l’intéressant c’est bien entendu ce qui en échappe.
Chapitre 15 : conclusion : règles concrètes et machines abstraites
Strates, agencements, …La conclusion gagne à être lue directement er intégralement surtout qu’elle est courte.
Deleuze et Guattari ont laissé en 1980 un chantier et par définition celui-ci est ouvert comme un champ d’expérimentation. Pour eux-mêmes aussi, et ils reprendront la matière pour la traiter 10 ans plus tard. Sous le titre : qu’est-ce que la philosophie. Je propose d’y jeter un œil
Qu’est-ce que la Philosophie ? Paru aux Editions de Minuit en 1991
Qu’est-ce que la Philosophie ? Paru aux Editions de Minuit en 1991
Ce livre est divisé en deux parties. Dans la première il cerne les notions de concept, plan d’immanence, les personnages conceptuels et la géophilosophie. La seconde partie applique la boite à outils mise en place aux domaines de la science (fonctifs et concepts), de la philosophie ou plus exactement la logique (prospects et concepts), et l’art (percept, affect et concept). La conclusion passera entre chaos et cerveau.
L’introduction
La philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. Les concepts ont besoin de personnages conceptuels qui contribuent à leur définition. « Ami » est un tel personnage. Ami désigne une certaine intimité compétente, une sorte de goût matériel et une potentialité comme celle du menuisier avec le bois. L’ami en philosophie désigne une présence intrinsèque de la pensée, une condition de possibilité de la pensée même, une catégorie vivante, un vécu transcendantal. Si le philosophe est l’ami de la sagesse, n’est-ce pas parce qu’il y prétend ? L’ami serait donc le prétendant et celui dont il se dirait l’ami, ce serait la chose sur laquelle porterait la prétention. Mais non pas le tiers, qui alors serait le rival. L’amitié comporte autant de méfiance émulante à l’égard du rival que d’amoureuse tension vers l’objet du désir. C’est à l’amitié de concilier l’intégrité de l’essence et la rivalité des prétendants. N’est-ce pas une trop grande tâche ? L’ami, l’amant, le prétendant, le rival sont des déterminations transcendantales qui ne perdent pas pour cela leur existence intense et animée, dans un même personnage ou dans plusieurs. Le philosophe est l’ami du concept. La philosophie est la discipline qui crée des concepts. C’est parce que le concept doit être créé qu’il renvoie au philosophe comme a celui qui a la puissance. Les sciences, les arts, les philosophies sont également créateurs, bien qu’il revient à la philosophie seule de créer des concepts au sens strict. Nietzsche a déterminé la tâche : les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne. Il faut remplacer la confiance par la méfiance. Nous voyons au moins que la philosophie n’est pas une contemplation, elle n’est pas non plus réflexion. Et la philosophie ne trouve aucun refuge dans la communication. La contemplation, la réflexions et la communication sont des machines à constituer des universaux. Toute création est singulière et le concept comme création philosophique est toujours une singularité. Vous ne connaitrez rien par concepts si vous ne les avez pas d’abord créés, c’est-à-dire construits dans une intuition qui leur est propre : un champ, un plan, un sol, qui ne se confond pas avec eux, mais qui abrite leurs germes et les personnages qui les cultivent. Le constructivisme exige que toute création soit une construction sur un plan qui lui donne une existence autonome. Il doit y avoir dans chaque cas, dans le champ de Leibniz, Spinoza ou Kant, une étrange nécessité de ces mots et de leur choix. Les concepts sont datés, ont leur manière de ne pas mourir, et sont soumis à des contraintes de renouvellement. La philosophie a une histoire et une géographie. Nous allons nous demander ce qu’est un concept comme idée philosophique, mais aussi en quoi consistent les autres idées créatrices qui ne sont pas des concepts. L’exclusivité de la création des concepts assure à la philosophie une fonction, mais ne lui donne aucun privilège. Si la philosophie a une origine grecque c’est parce que la cité, à la différence des empires et des Etats, invente l’agôn comme règle d’une société des amis, la communauté des hommes libres en tant que rivaux (citoyens). Le menuisier prétend au bois mais se heurte au forestier. La rivalité culmine avec celle du philosophe et du sophiste. Le simulateur et l’ami : c’est tout un théâtre platonicien qui fait proliférer les personnages conceptuels en les dotant des puissances du comique et du tragique. La philosophie aujourd’hui a croisé des rivaux en sociologie, épistémologie, analyse logique. Mais le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la pub, toutes les disciplines de la communication se mirent à dire : c’est notre affaire ! Et plus la philosophie se heurte à ces impudents, plus elle se sent d’entrain pour remplir sa tâche. Le concept n’est pas donné, n’est pas formé, il se pose lui-même en auto-position. Le plus subjectif sera le plus objectif. Importance de Hegel et Schelling. Ces post-kantiens ont cherché une encyclopédie mais ont porté moins d’attention à la pédagogie. C’est là que Deleuze se place. La première partie se voudra exclusivement philosophique.
Qu’est ce qu’un concept ?
Il n’y a pas de concept simple. C’est une multiplicité. Il n’y a pas non plus de concept ayant toutes les composantes. C’est pourquoi le concept est affaire d’articulation, de découpage et de recoupement. Il est un tout, mais un tout fragmentaire. Dans quelle condition un concept est-il premier par rapport à un autre ? autrui par rapport à un moi ? Nous sommes ici dans un problème de pluralité de sujets, concernant leur relation, leur présentation réciproque. Mais tout change quand l’autre est pour moi un ami ou que pour lui je suis son ami. Le voilà, l’autre, objet d’attention particulière, objet spécial. L’ordre a changé quant à la question du premier. Le moi est secondaire par rapport à un sujet. En résumé, nous considérons un champ d’expérience pris comme monde réel non plus par rapport à un moi, mais par rapport à un « il y a ». il y a un monde calme et reposant. Surgit soudain un visage effrayé qui regarde quelque chose hors champ. Autrui qui n’est ni sujet ni objet mais comme un monde possible. Ce monde n’est pas réel et pourtant il existe : c’est un exprimé qui n’existe que dans son expression. La seule présupposition d’un monde possible est sa condition sensible d’apparition sur un visage qui l’exprime dans un langage parlant. Cette entrée renvoie à Leibniz mais aussi à la logique modale contemporaine à propos des propositions. Un concept a donc une histoire et un devenir. Un concept n’exige pas seulement un problème sous lequel il remanie des concepts précédents, mais un carrefour de problèmes où il s’allie à d’autres concepts coexistants. Autrui est la condition sous laquelle on passe d’un monde à un autre. C’est ainsi que, sur un plan déterminable, on passe d’un concept à un autre par une sorte de pont : la création d’un concept d’autrui avec telles composantes va entraîner la création d’un nouveau concept d’espace perceptif, avec d’autres composantes à déterminer. Le propre du concept est de rendre les composantes inséparables en lui : distinctes, hétérogènes et pourtant non séparables. C’est ça qui définit la consistance du concept. Chaque composante partage avec une autre un espace de recouvrement partiel, une zone de voisinage ou un seuil d’indiscernabilité avec une autre. Autrui-visage-parole. Mais le concept a aussi une exo-consistance avec d’autres concepts, lorsque leur création respective implique la construction d’un pont sur le même plan. En troisième lieu chaque concept sera considéré comme le point de coïncidence, de condensation ou d’accumulation de ses propres composantes. Le point conceptuel ne cesse de parcourir ses composantes, de monter et descendre en elles. Chaque composante est un trait intensif de pure singularité qui se particularise ou se généralise suivant qu’on lui donne des valeurs variables ou qu’on lui désigne une fonction constante. Un concept est une ordination de ses composantes par zones de voisinage. Le concept est en état de survol par rapport à ses composantes. C’est une ritournelle. Le concept est un incorporel bien qu’il s’effectue dans les corps. Mais justement il ne se confond pas avec l’état de choses dans lequel il s’effectue. Il n’a pas d’énergie, seulement des intensités. Le concept dit l’événement, non l’essence ou la chose. L’événement d’autrui, du visage. Le concept se définit par l’inséparabilité d’un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point en survol absolu, à vitesse infinie. Le concept est donc absolu et relatif. Il est absolu comme tout et relatif en tant que fragmentaire. Il est infini par son survol ou sa vitesse, mais fini par son mouvement qui trace le contour des composantes. Le constructivisme unit l’absolu et le relatif. Le concept se définit par sa consistance mais n’a pas de référence : il est autoréférentiel, il se pose lui-même et pose son objet. Le concept n’est pas discursif et la philosophie n’enchaîne pas les propositions. Les concepts entrent librement dans des rapports de résonance non discursive. Les concepts sont des centres de vibrations. L’énonciation de position est strictement immanente au concept, puisque celui-ci n’a pas d’autre objet que l’inséparabilité des composantes par lesquelles il passe et repasse lui-même, et qui constitue sa consistance. Quant à l’autre aspect, énonciation de création ou de signature, il est certain que les propositions scientifiques et leurs corrélats ne sont pas moins signés, il s’agit des observateurs partiels extrinsèques, scientifiquement définissables par rapport à tel axe de référence, tandis que pour les concepts, ce sont des personnages conceptuels intrinsèques qui hantent tel plan de consistance. En science on ne parle pas de concepts mais de prospects et en art de percepts et affects.
Le plan d’immanence
Les concepts philosophiques sont des touts fragmentaires qui ne s’ajustent pas les uns aux autres puisque leurs bords ne coïncident pas. Ils naissent de coups de dés. Et pourtant ils résonnent, et la philosophie qui les crée présente toujours un Tout puissant, non fragmenté, même s’il reste ouvert. C’est une table, un plateau, une coupe. C’est un plan de consistance ou plutôt le plan d’immanence des concepts. Les concepts et le plan sont strictement corrélatifs mais ne doivent pas être confondus… sinon les concepts se subsumeraient sous l’égide du Un, ou deviendraient des universaux. Les concepts sont comme les vagues multiples mais le plan est la vague unique qui les enveloppe. Le plan enroule les mouvements infinis mais les concepts sont les vitesses infinies de mouvements finis qui parcourent chaque fois seulement leurs propres composantes. Le problème de la pensée est la vitesse infinie mais celle-ci a besoin d’un milieu qui se meut en lui-même infiniment, le plan, le vide, l’horizon. Il faut l’élasticité du concept et la fluidité du milieu. Les concepts sont des agencements concrets comme configurations d’une machine, mais le plan est la machine abstraite dont les agencements sont les pièces. Les concepts sont des événements et le plan est l’horizon des événements. Un horizon absolu indépendant de tout observateur rend l’événement comme concept indépendant d’un état de choses visible où il s’effectuerait. C’est le plan qui assure le raccordement des concepts, avec des connexions toujours croissantes, et ce sont les concepts qui assurent le peuplement du plan sur une courbure toujours renouvelée. Le plan d’immanence est l’image de la pensée, l’image de ce qu’elle se donne de ce que signifie penser. Ce n’est pas une méthode, ce n’est pas un état de connaissance sur le cerveau, ce n’est pas non plus l’opinion qu’on se fait de la pensée. Ce que la pensée revendique en droit, ce qu’elle sélectionne, c’est le mouvement infini ou le mouvement de l’infini. Ce mouvement ne renvoie pas à des données spatio-temporelles. Le mouvement a tout pris et il n’y a plus de place pour un sujet et un objet qui ne peuvent être que des concepts. Ce qui est en mouvement, c’est l’horizon même : l’horizon relatif s’éloigne quand le sujet avance mais l’horizon absolu nous y sommes toujours et déjà. Ce qui définit le mouvement infini, c’est un aller-retour, parce qu’il ne va pas vers une destination sans déjà revenir sur soi. C’est une réversibilité, un échange immédiat, perpétuel, instantané, un éclair. Le mouvement infini est double, et il n’y a qu’un pli de l’un à l’autre. C’est en ce sens qu’on dit que penser et être sont une seule et même chose. Le mouvement n’est pas image de la pensée sans être aussi matière de l’être. Le plan d’immanence a deux faces, comme pensée et comme nature. C’est pourquoi il y a toujours beaucoup de mouvements infinis pris les uns dans les autres, pliés les uns dans les autres, dans la mesure où le retour de l’un en relance un autre instantanément, de telle façon que le plan d’immanence ne cesse de se tisser. S’il est vrai que le plan d’immanence est toujours unique, étant lui-même variation pure, nous aurons à expliquer pourquoi il y a des plans d’immanence variés, distincts, qui se succèdent ou rivalisent dans l’Histoire. Les éléments du plan sont diagrammatiques, tandis que les concepts sont des traits intensifs. Les premiers sont des mouvements de l’infini, tandis que les seconds sont les ordonnées intensives de ces mouvements, comme des coupes originales ou des positions différentielles. Mouvements finis dont l’infini n’est plus que de vitesse et qui constituent une surface ou un volume, marquant un arrêt dans le degré de prolifération. Les premiers sont des intuitions (donnant une direction chaque fois absolue), les seconds sont des intensions (à double ou triple dimension). Il faudra dans le rapport concept et plan faire intervenir les personnages conceptuels. Le plan doit être considéré comme pré-philosophique. La philosophie pose comme pré-philosophique, la puissance d’un Un-Tout comme un désert mouvant que les concepts viennent peupler. Ce sont les conditions internes de la philosophie. La philosophie ne peut pas être comprise seulement de manière philosophique. La philosophie s’adresse aussi aux non-philosophes. La philosophie est création de concepts et instauration du plan. Penser suscite l’indifférence générale. Précisément parce que le plan d’immanence implique une sorte d’expérimentation tâtonnante. Ses moyens sont ceux du rêve, des processus pathologiques, d’expériences ésotériques d’ivresse et d’excès. On ne pense pas sans devenir autre chose, quelque chose qui ne pense pas, une particule, une molécule qui reviennent sur la pensée et la relancent. Le plan d’immanence est comme une coupe de chaos, et agit comme un crible. Ce qui caractérise le chaos c’est moins l’absence de déterminations que la vitesse infinie à laquelle elles s’ébauchent et s’évanouissent. L’une apparaît évanouissante quand l’autre disparaît comme ébauche. Le chaos défait dans l’infini toute consistance. Le problème de la philosophie est d’acquérir une consistance sans perdre l’infini. Et ça c’est très différent du problème de la science qui cherche à donner des références au chaos. D’un autre côté il y a toujours la question : la philosophie doit-elle être considérée comme grecque, comme si c’était elle la première ? Toujours la question du commencement, du fondement, de la fondation. Mais aussi des rapports entre transcendance et immanence. Des illusions entourent le plan. Mais pour une part elles viennent du brouillard qui frappe la notion de plan. Il y a illusion de la transcendance, des universaux, de l’éternel, de la discursivité. Le plan d’immanence est feuilleté. À la limite n’est-ce pas chaque grand philosophe qui trace un nouveau plan d’immanence, apporte une nouvelle matière de l’être et dresse une nouvelle image de la pensée, au point qu’il n’y aurait pas deux grands philosophes sur un même plan ? Mais alors comment s’entendre en philosophie, s’il y a tous ces feuillets qui se décollent ? Ne sommes-nous pas amenés à tenter de tracer notre propre plan ? N’est-ce pas reconstituer un chaos ? Il faut ici préciser qu’en plus le plan est troué. Et par là passent les brouillards : erreur, ignorance, superstition. La période classique s’est arrimée à la vérité. Les Lumières ont attaqué la croyance. Nietzsche pose la question s’il y a seulement un sujet pour être à la hauteur du travail de penser. Peut-on dire qu’un plan est meilleur qu’un autre, qu’il répond mieux à notre époque ? Cela pose la question du Temps en philosophie. Ce temps est stratigraphique (les strates s’empilent). Et alors les images de la pensée s’en trouvent ordonnées, permettant de dégager des changements d’orientation dans les paysages mentaux. Ceux-ci ne changent pas n’importe comment à travers les âges.
Les personnages conceptuels
Il se peut que le personnage conceptuel apparaisse mais en tout cas il doit être reconstitué par le lecteur. Socrate : beaucoup de philosophes ont écrit des dialogues où le personnage expose les concepts. Mais les personnages conceptuels en revanche opèrent les mouvements qui décrivent le plan d’immanence de l’auteur et marquent les dangers propres à ce plan. Il est l’inverse d’un représentant du philosophe ; ce sont les hétéronymes du philosophe. Le philosophe est l’idiosyncrasie de ses personnages conceptuels. Le personnage conceptuel est le devenir ou le sujet d’une philosophie. Dans l’énonciation philosophique, on ne fait pas quelque chose en le disant, mais on fait le mouvement en le pensant, par l’intermédiaire d’un personnage conceptuel. C’est lui qui est le vrai agent d’énonciation. Platon devint Socrate, en même temps qu’il fit devenir Socrate philosophe. La différence de ce personnage avec une figure esthétique : c’est que l’un est puissance de concept, l’autre puissance d’affects et de percepts. Les figures n’ont rien à voir avec la ressemblance ni la rhétorique, mais sont la condition sous laquelle les arts produisent des affects de pierre, de métal, de cordes et de vents, de lignes et de couleurs, sur un plan de composition d’univers. Ce qui n’empêche pas que les deux entités passent l’une dans l’autre. Zarathoustra est déjà une grande figure de musique et de théâtre (Michel Guérin met l’affect dans la pensée). Hölderlin, Mallarmé, Kafka, Pessoa, Melville ont écrit les romans du spinozisme. Les personnages conceptuels sont irréductibles à des types psycho-sociaux : l’étranger, l’exclu, le migrant, l’autochtone. Il semble qu’un champ social comporte des structures et des fonctions mais ne nous renseigne pas sur certains mouvements qui affectent le socius. Il faut voir comme chacun se cherche un territoire, supporte des déterritorialisations. Les champs sociaux sont d’inextricables nœuds à trois brins (capital, travail et capitaliste ou prolétaire). Quel est le territoire qu’invente le grec car pour en établir le diagnostic, il faut faire intervenir l’ami ? Les types psycho-sociaux rendent perceptible les formations de territoire. Mais n’y a-t-il pas aussi des vecteurs de territorialisation, déterritorialisation, reterritorialisation, spirituels ? Pourquoi la patrie est inconnue, perdue, oubliée, faisant du penseur un exilé ? Qu’est-ce qui va lui redonner un équivalent de territoire, comme valant un chez-soi ? La ritournelle. Les personnages conceptuels ont le rôle de manifester ces vecteurs. Si l’on dit que le personnage conceptuel est l’ami, le juge…, il ne s’agit plus d’espaces privés, publics ou juridiques, mais de ce qui revient en droit à la seule pensée. C’est la pensée qui exige que le penseur soit un ami, pour qu’elle se partage en elle-même et puisse s’exercer. Les symptômes pathologiques sont susceptibles d’une détermination purement pensante qui les arrache au vécu des individus pour en faire des traits de personnages conceptuels, ou des événements de la pensée sur le plan qu’elle se trace : l’idiot, le fou. Il y a des traits relationnels car l’ami n’a plus de relation avec l’ami que par une chose aimée porteuse de rivalité. Il y a donc le prétendant et le rival ; mais il faut du coup un tiers : le garçon et là on passe sur un autre plan : l’amour est comme la violence qui force à penser. Rappelons la fiancée au cœur de la philosophie de Kierkegaard. Il y a des traits dynamiques car le philosophe est un athlète pour Nietzsche , un sportif, avec par époque des glissements dans les sports, aujourd’hui le surfeur. Il y a des traits juridiques et le philosophe est un juge pour Kant. Il y a des traits existentiels et le philosophe est un esclave pour Diogène. Le personnage conceptuel et le plan d’immanence sont en présupposition réciproque. Tantôt le personnage semble précéder le plan, et tantôt le suivre. C’est qu’il apparaît deux fois, intervient deux fois. Il s’empare de dés dans le hasard pour les lancer sur la table, et à chaque dé qui retombe il fait correspondre les traits intensifs d’un concept. Les personnages conceptuels constituent les points de vue selon lesquels des plans d’immanence se distinguent ou se rapprochent, mais aussi les conditions sous lesquelles chaque plan se trouve rempli par des concepts de même groupe. Les concepts ne se déduisent pas du plan, il faut le personnage conceptuel pour les créer sur le plan, comme il le faut pour tirer le plan lui-même. Le jeu se complique des mouvements négatifs infinis enveloppés dans les positifs sur chaque plan, exprimant les risques et dangers. Il y a des personnages conceptuels qui collent aux positifs comme Socrate avec son sophiste. Il y a des concepts répulsifs pris dans les attractifs qui dessinent sur le plan des régions d’intensité basse ou vide, rompant les connexions. Il y a des groupes de concepts, il y a des familles de plan, il y a des types de personnages. Mais il est très difficile de déterminer si on continue de parler d’un même groupe, d’un même type, d’une même famille. Il y faut tout un goût qui est la règle de correspondance des trois instances. Chaque chose doit être bien faite. Le goût est la puissance, l’être-en-puissance du concept. Un concept est privé de sens s’il n’est pas raccordé à d’autres concepts en charge d’un problème à résoudre. Mais il faut distinguer les problèmes philosophiques des problèmes scientifiques. Il faut parler ici de la doxa, de l’opinion. Soit le mauvais goût en philosophie. Et ici on doit parler de la langue standard car il n’y a pas de langage philosophique distinct. Face à un problème les trois instances (concept, plan, personnage conceptuel) sont en charge de construire les deux autres quand le troisième est en cours. Si le concept est une solution, les conditions du problème philosophique sont sur le plan d’immanence et les inconnues du problème sont dans les personnages qu’il mobilise. Aucune règle et surtout aucune discussion ne diront à l’avance si c’est le bon plan, le bon personnage, le bon concept, car c’est chacun d’eux qui décide si les deux autres sont réussis (mais chacun d’eux doit être construit pour son compte tout en se coadaptant).
Géophilosophie
Penser se fait dans le rapport du territoire et de la terre. Le territoire ouvre sur un ailleurs, la terre redonne des territoires, à partir de deux zones d’indiscernabilité. On demande en quel sens la Grèce est le territoire ou la terre de la philosophie. Spatium impérial de l’Etat ou extensio politique de la cité. L’Etat s’approprie le territoire des groupes locaux, la cité se détourne de son arrière-pays. La reterritorialisation se fait sur le palais et ses stocks, dans l’autre cas sur l’agora et les réseaux commerciaux. Dans les Etats impériaux, le territoire est devenu terre déserte mais un étranger céleste vient refonder le territoire. La cité libère un autochtone, une puissance de la terre qui suit une composante maritime pour refonder le territoire. La Grèce pour la première fois offre un milieu d’immanence, un marché international en bordure de l’orient. On s’organise entre des cités indépendantes rattachées ensemble où les artisans trouvent une mobilité que les empires leur refusaient. Ces gens étrangers sont des émigrés en fuite qui trouvent une pure sociabilité, un certain plaisir à s’associer, un goût pour l’opinion. Le miracle de la Grèce c’est la victoire de Salamine contre les perses et la ligue de Delos. De relative, la déterritorialisation devient absolue quand la terre passe dans le pur plan d’immanence d’une pensée-Être, d’une pensée-Nature aux mouvements diagrammatiques infinis. Il y a toujours une manière dont la déterritorialisation absolue sur le plan d’immanence prend le relais d’une déterritorialisation relative dans un champ donné. Car la déterritorialisation relative peut être d’immanence ou de transcendance. La seconde est in fine spirituelle ou religieuse et on voit se relier les hexagrammes chinois du Yi-king avec les mandalas hindous, les sephirots juifs, les imaginaux islamiques et les icônes chrétiennes. La transcendance pave le plan d’immanence de figures. La figure est paradigmatique, projective, hiérarchique, référentielle. Mais en Grèce on prend l’autre option. Non plus des figures mais des concepts. Le concept est syntagmatique, connectif, vicinal, consistant. Il est forcé que la philosophie, la science et l’art se posent ou se reconstituent dans une indépendance respective, une division du travail qui suscite entre eux des rapports de connexion. Il y a ici une parenthèse sur la pensée chinoise pour montrer que l’opposition figure-concept ne justifie pas l’opposition est-ouest, exactement. Quoiqu’il en soit, le propos se recentre sur l’histoire de la philosophie occidentale. Car la philosophie va survivre à la Grèce. L’histoire de la philosophie en Grèce ne doit pas cacher que les grecs ont d’abord à devenir philosophes, autant que les philosophes à devenir grecs. Le devenir cependant n’est pas l’Histoire. Et la philosophie échappe à sa propre histoire. La philosophie sera moderne au moment de l’émergence du capitalisme. Seul l’occident propage ses foyers d’immanence. Les obstacles ne sont que technologiques, restent les rivalités internes. Que l’Europe trouve toujours à apaiser, en les surmontant dans des constructions qui aboutiront au Marché Commun. Ce n’est pas une solution de continuité entre la formule grecque et la modernité mais c’est comme une refondation de la société des amis dans la formule démocratique. Mais le mouvement en appelle surtout à une nouvelle terre et à un nouveau peuple. Entre l’antiquité et aujourd’hui, c’est l’utopie qui fait jonction. Il y a à poser la révolution comme plan d’immanence, mouvement infini, survol absolu, mais en tant que ces traits se connectent avec ce qu’il y a de réel ici et maintenant dans la lutte contre le capitalisme. Utopie est un mot qui désigne une conjonction de la philosophie et du concept avec le milieu présent : philosophie politique. L’enthousiasme est convoqué comme pensée sur un plan d’immanence absolu, comme présentation de l’infini dans l’ici-maintenant, qui ne comporte rien de rationnel ni de raisonnable. Si en Grèce on n’avait pas encore les concepts, maintenant on en a à revendre mais on ne sait pas dans quoi les faire servir. Les grecs vivaient dans la nature et laissaient l’Esprit dans les mystères ; nous sentons et pensons dans l’Esprit et la réflexion, mais laissons la nature dans un profond mystère. Peut-on dire que la philosophie se reterritorialise sur l’Etat démocratique des droits de l’homme ? Parce qu’il n’y a pas d’Etat démocratique universel, Nietzsche se rabat sur une comparaison de philosophies nationales. Présentent-elles des différences ? On est tombé dans une axiomatique et la pensée n’a pas été à la hauteur du phénomène de la Shoah. Blanchot apporte des éléments de réponse. Aux questions de Primo Levi.
Ainsi se termine la première partie. La seconde se terminera par une conclusion renvoyant dos à dos le chaos et le cerveau.
On commence par la conclusion.
Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. Nous perdons sans cesse nos idées. C’est pourquoi nous voulons tant nous accrocher à des opinions arrêtées. Mais il n’y aurait pas un peu dordre dans les idées s’il n’y en avait dans les choses, les états de choses, comme un anti-chaos objectif. À la rencontre des choses et de la pensée, il faut que la sensation se reproduise. Mais l’art, la science et la philosophie exige davantage : ils tirent des plans sur le chaos. La science, la philosophie et l’art demandent que nous plongions dans le chaos ; nous ne le vaincrons qu’à ce prix. Ce que le philosophe rapporte du chaos ce sont les variations qui restent infinies, mais devenues inséparables sur des surfaces ou des volumes absolus qui tracent un plan d’immanence sécant ; ce sont des réenchaînements par zones d’indistinction dans un concept. Le savant rapporte du chaos des variables devenues indépendantes par ralentissement, c’est-à-dire par élimination des autres variabilités quelconques susceptibles d’interférer, si bien que les variables retenues entrent sous des rapports déterminables dans une fonction : ce ne sont plus des liens de propriétés de choses, mais des coordonnées finies sur un plan sécant de référence qui va des probabilités locales à une cosmologie globale. L’artiste rapporte du chaos des variétés qui ne constituent plus une reproduction du sensible dans l’organe, mais dressent un être du sensible, un être de la sensation, sur un plan de composition anorganique capable de redonner de l’infini. Les trois disciplines fonctionnent par crises, de manière différente, et c’est la succession qui permet de parler de progrès dans chaque cas. On dirait que la lutte contre le chaos ne va pas sans affinité avec l’ennemi, parce qu’une autre lutte se développe et prend plus d’importance, contre l’opinion qui prétendait pourtant nous protéger du chaos. La science donnerait toute l’unité rationnelle à laquelle elle aspire pour un petit bout de chaos qu’elle pourrait explorer. L’art prend un morceau de chaos dans un cadre, pour former un chaos composé qui devient sensible, ou dont il tire une sensation chaoïde en tant que variété ; mais la science en prend un dans un système de coordonnées, et forme un chaos référé qui devient Nature, et dont elle tire une fonction aléatoire et des variables chaoïdes. C’est ainsi qu’un des aspects les plus importants de la physique mathématique moderne apparaît dans des transitions vers le chaos sous l’action d’attracteurs étranges. Ainsi dans les tores, constitution d’un chaosmos comme le dit Joyce. Passant entre le Dieu de Laplace et le démon de Maxwell, la science ose se délier des informations initiales et des informations à grande échelle, et substitue à la communication des conditions de créativité définies par les effets singuliers de fluctuations minimes. Et en philosophie, pour atteindre au concept, il faut dépasser les principes abstraits qui ordonnent les raisons mais aussi les images qui associent les idées ; et atteindre le plus vite possible à des objets mentaux déterminables comme êtres réels. Nous devons nous servir des fictions et d’abstractions, mais seulement autant que nécessaire pour accéder à un plan où nous irions d’être réel en être réel et procéderions par construction de concepts. Ceci est possible dans la mesure où des variations deviennent inséparables suivant des zones de voisinage. La jonction des trois plans, c’est le cerveau. La Gestaltheorie concerne la théorie du cerveau et la conception de la perception. On ne passe plus par l’hypothèse d’un cortex en charge de réflexes conditionnés. Des chemins qu’on suit de proche en proche impliquent un tracé préalable (frayages ?), mais des trajets qui se constituent dans un champ de forces procèdent par des résolutions de tension agissant aussi de proche en proche (les tenseurs chez Riemann ?). Les deux schémas supposent un plan, non pas un but ou un programme, mais un survol du champ tout entier. C’est cela que la Gestalt n’explique pas. On ne s’étonnera pas que le cerveau, traité comme objet de la science, ne puisse être qu’un organe de formation et de communication de l’opinion : les connexions de proche en proche et les intégrations sont centrées sur le modèle étroit de la recognition et la biologie du cerveau s’aligne sur les mêmes postulats que la logique la plus têtue. Les opinions sont des formes prégnantes eu égard à des milieux, des intérêts, des croyances et des obstacles. Il semble alors difficile que la philosophie, l’art et même la science soient comme des objets mentaux, simples assemblages de neurones dans le cerveau objectivé, puisque le modèle dérisoire de la recognition cantonne ceux-ci dans la doxa. Par contre, l’hypothèse d’un cerveau-sujet, Pensée-cerveau, est plus intéressante : car la philosophie, la science et l’art sont les trois aspects sous lesquels le cerveau devient sujet, non plus objets mentaux mais les trois plans (d’immanence, de référence, de composition) avec lesquels ils plongent dans le chaos. Les caractéres de ce cerveau renvoient à une forme vraie primaire, une forme en soi, un état de survol auquel n’échappe aucun gouffre, pli ni hiatus. Le cerveau sous cet aspect apparaît comme la faculté des concepts, comme la faculté de leur création. Le cerveau devient sujet, objet comme créé, événement ou la création même, et la philosophie, et le plan d’immanence qui porte les concepts et que trace le cerveau. Aussi les mouvements cérébraux engendrent-ils des personnages conceptuels. Le cerveau dit je. La sensation conserve ses vibrations. La sensation devient qualité, variété. C’est pourquoi le cerveau-sujet est dit âme ou force. La sensation remplit le plan de composition et se remplit de soi-même en se remplissant de ce qu’elle contemple : la joie vient des éléments de la matière. La plante contemple en contractant les éléments dont elle procède, la lumière, le carbone et les sels, et se remplit elle-même de couleurs et d’odeurs qui qualifient sa variété. Le chapitre généralise en passant par les rochers, les cristaux, le vivant des plantes, des animaux, de l’homme. Ceci fait naître l’idée de l’Espèce comme cerveau collectif. Il y a partout des forces qui constituent des micro-cerveaux, ou une vie inorganique des choses. Le vitalisme a deux interprétations : celle d’une idée qui agit du point de vue d’une connaissance cérébrale extérieure ; ou celle d’une force qui est, qui n’agit pas, qui est un pur sentir interne. On parle finalement d’une contemplation sans connaissance. L’apprentissage passe par des expériences, des épreuves, des occurrences et celles-ci doivent se contracter dans une imagination, distincte de la connaissance et de l’action. C’est par contemplation qu’on contracte une habitude. Ces deux premiers feuillets du cerveau-sujet, la sensation et le concept, sont très fragiles. La pensée fatiguée guette la vieillesse. Reste à prendre en compte la science. La connaissance n’est ni une forme, ni une force, mais une fonction : je fonctionne. Le sujet extrait des éléments dont la caractéristique est la distinction, le discernement ; affaire de limites, constantes, variables, fonctions, tous ces fonctifs ou prospects qui forment les termes de la proposition scientifique. Les actes de la science sont : poser des limites qui marquent un renoncement aux vitesses infinies, et tracent un plan de référence ; assigner des variables qui s’organisent en séries tendant vers ces limites ; coordonner les variables indépendantes de manière à établir entre elles des rapports nécessaires dont dépendent des fonctions distinctes, le plan de référence étant une coordination en acte ; déterminer les mélanges ou états de choses qui se rapportent aux coordonnées, et auxquels les fonctions se réfèrent. Il y a au bout de toute cette coexistence d’approches, un chaos qui résiste entraînant des mouvements de bifurcation et d’individuation : les états de choses font cavalier seul en puisant dans le chaos des potentiels en attente. Il y a moins de centres cérébraux que de points. Et des oscillateurs, des molécules qui passent d’un point à un autre. Et voilà les rhizomes. Qui posent les problèmes et amènent des réponses (temporaires) dans chaque plan. Ce n’est pas tout. Il y a des interférences entre les plans. La règle est que la discipline interférente procède avec ses propres moyens, du moins quand les interférences sont extrinsèques. Mais il y a des interférences intrinsèques et là le livre se termine sur un appel à l’aide : la philosophie passe relais.
Je ne résume pas les présentations relatives aux domaines de la science, de la logique et de l’art parce que mon souci est de parler de philosophie. Par contre ces parties trouveront chez les philosophes de l’art, des sciences et de la logique de quoi leur baliser le travail : la philosophie ne fait pas ce que font les autres mais prétend les ramener à leurs présupposés s’il leur arrivait de s’en éloigner. Deleuze a toutefois une préférence pour la pensée nomadique dont Mille plateaux est l’approche incontournable.