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Mille plateaux (résumé 2)


Auteur du livre: Gilles Deleuze

Éditeur: Éditions Minuit

Année de publication: 1980

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Les résultats engrangés sont réunis dans une ontologie que l’on peut résumer autour de la notion de régimes de signes. Les concepts de plan de consistance, machine abstraite, agencement collectif d’énonciation, forme contenu et forme expression, présupposition réciproque, strates… dégagent un terrain où la matière-langage se fait langue. Er c’est trop vite dit, parce que ce qui est important, c’est la transformation sémiotique qui fait passer d’un régime à un autre. Si bien que l’on dira que le résultat est moins qu’une langue et plus qu’une langue. Car le langage cherche à rendre compte du réel de la vie. 

En chemin on a pris ses distances avec les notions de substance, sujet, objet qu’il a fallu remanier. Une véritable transformation sémiotique fait appel à toutes sortes de variables, non seulement extérieures mais implicites dans la langue, intérieures aux énoncés. La pragmatique présente en effet deux composantes : générative et transformationnelle. La première fait des calques de sémiotiques mixtes, tandis que la seconde fait des cartes de transformation. C’est la composante transformationnelle qui rend compte de l’originalité d’un régime comme de la nouveauté des mixtes, où il entre à tel moment et dans tel domaine. Cette deuxième composante est la plus profonde et le seul moyen de mesurer les éléments de la première. Les régimes de signes sont des agencements d’énonciation dont aucune catégorie linguistique ne suffit à rendre compte : ce qui fait d’une proposition ou même d’un simple mot, un énoncé, renvoie à des présupposés implicites, non explicitables, qui mobilisent des variables pragmatiques propres à l’énonciation, les transformations incorporelles. Les régimes de signes se définissent par des variables intérieures à l’énonciation même, mais qui restent extérieures aux constantes de la langue et irréductibles aux catégories linguistiques. L’agencement n’est d’énonciation, il ne formalise d’expression que sur une face ; sur l’autre face, inséparable, il formalise les contenus, il est agencement machinique de corps. Or les contenus ne sont pas des signifiés ni des objets. Aussi faut-il atteindre à quelque chose de plus profond que ces faces, et qui rende compte des deux formes en présupposition réciproque. C’est la machine abstraite, qui ne distingue pas contenu et expression, parce qu’elle est plan de consistance, qui va formaliser contenu et expression, d’après les strates ou les reterritorialisations. Mais déstratifiée pour elle-même, la machine n’a pas de forme (physique, corporelle, sémiotique), elle est diagrammatique. Elle opère par matière et pas par substance, par fonction et non pas forme (soit par les traits, et les tenseurs). Le diagramme (mathématique, musical) a un rôle pilote, il construit un réel à venir, un nouveau type de réalité. Les machines abstraites travaillent les strates et en font fuir quelque chose et elles sont faites par les strates.

Chapitre 7 : année zéro : visagéité

La signifiance ne va pas sans un mur blanc sur lequel elle inscrit ses signes et ses redondances. La subjectivation ne va pas sans un trou noir où elle loge sa conscience, sa passion, ses redondances. Vu qu’il n’y a que des sémiotiques mixtes ou que les strates vont au moins par deux, on ne doit pas s’étonner du montage d’un dispositif à leur croisement : le visage : système mur blanc/trou noir. Le visage n’est pas l’enveloppe extérieure à celui qui parle. La forme du signifiant dans le langage, ses unités resteraient indéterminées, si l’auditeur éventuel ne guidait ses choix, sur le visage de celui qui parle. Un enfant, une femme, une mère, un homme, un père, un chef, un instituteur, un policier parlent une langue dont les traits signifiants sont indexés sur des traits de visagéité spécifiques. Les visages ne sont pas individuels, ils définissent des zones de fréquence (ou de probabilité), délimitent un champ qui neutralise les expressions non conformes. De même la forme de subjectivité resterait vide si les visages ne formaient des lieux de résonance qui sélectionnent le réel mental, le rendant conforme à une réalité dominante. Le visage construit le mur dont le signifiant a besoin pour rebondir ; le visage creuse le trou noir dont la subjectivation a besoin pour percer. 

Ou alors on pourrait dire les choses autrement à partir du cinéma et de la littérature, bref l’art. Ce n’est pas le visage qui constitue le mur ou le trou noir ; le visage concret commence à se dessiner sur le mur, ou dans un trou noir. Le gros plan d’un visage a deux pôles : faire que le visage réfléchisse la lumière, en accuser les ombres pour le plonger dans une impitoyable obscurité. Le trou noir sans dimension, le mur blanc sans forme seraient d’abord, déjà là. Et dans ce système, beaucoup de combinaisons sont déjà possibles. Ou bien des trous se répartissent sur le mur, ou bien le mur blanc s’effile et va vers un trou noir qui les précipite. Tantôt des visages apparaitraient sur le mur avec leurs trous ; ils apparaitraient dans le trou, avec leur mur linéarisé, entouré. Les visages concrets naissent à partir d’une machine abstraite de visagéité. La machine abstraite surgit quand on ne l’attend pas, au détour d’un endormissement, d’un état crépusculaire, d’une hallucination. Dans la nouvelle de Kafka, Blumfeld, il n’y a rien à expliquer. Un célibataire rentre chez lui où il voit deux balles de ping-pong blanches qui sautent sur son plancher et il a toutes les peines à les ranger dans le trou noir d’une armoire. Le lendemain il essaie de les donner à un garçon débile, puis à des stagiaires grimaçantes au bureau. La suite voit valser des balles au crépuscule, des balais, comme dans un ballet de Nijinsky sur de la musique de Debussy. Il n’y a rien à expliquer mais il y a des visages qui apparaissent dans tous les coins et leur visagéité lentement s’organise selon une certaine nécessité.

Il y a une distinction à faire par rapport au visage : le visage fait partie d’un système surface/trou à ne pas confondre avec un système volume/cavité propre au corps. Un nourrisson reconnait un visage, comme une promesse de sein, sur cette surface où les yeux font trou ; le corps est réduit à une tête avalée en même temps que le lait. La tête doit être visagéifiée ; mais ce n’est pas tout car la tête appelle tout le corps qui, lui aussi, doit être amené à l’être. C’est parce que le visage fait partie d’une machine abstraite qu’il ne se contentera pas de reconnaitre la tête mais appelera les autres parties du corps. La question est de savoir, dans quelles circonstances une machine abstraite est déclenchée. Le visage est par nature gros plan, inhumain. Le destin de l’homme est d’échapper au visage et devenir imperceptible, clandestin. Il y a à devenir disponible à des destins futurs : mes yeux ne me servent à rien parce qu’ils ne me renvoient que l’image du connu. En route vers l’asignifiant, l’asubjectif. Car nous n’avons rien expliqué de ce que nous sentons. Le regard est second par rapport aux yeux sans regard, au trou noir de la visagéité. Le miroir est second par rapport au mur blanc de la visagéité. Le corps n’est pas une question d’objets partiels mais de vitesses différentielles. Ces mouvements sont des mouvements de déterritorialisation. Le visage a un corrélat de grande importance, le paysage, qui n’est pas seulement un milieu mais un un monde déterritorialisé. Le gros plan du cinéma traite le visage comme un paysage. Pas un visage qui n’enveloppe un paysage inconnu, pas de paysage qui ne soit habité par un visage connu. Multiples sont les corrélations visage/paysage à ce niveau supérieur.

Perceval vit un vol d’oies sauvages que la neige avait ébloui. Le faucon en trouva une, abandonnée de sa troupe. Il l’a frappée, il l’a heurtée si fort qu’elle s’en est abattue. Et Perceval voit à ses pieds la neige où elle s’est posée et le sang encore apparent. Et il s’appuie dessus sa lance afin de contempler l’aspect du sang et de la neige ensemble. Cette fraîche couleur lui semble celle qui est le visage de son amie. Il oublie tout tant il y pense, car c’est bien ainsi qu’il voyait sur le visage de sa mie, le vermeil posé sur le blanc comme les trois gouttes de sang sur la neige paraissant. Nous avons vu un chevalier qui dort debout sur sa monture… Le chevalier du roman courtois passe son temps à oublier son nom, ce qu’il fait, ce qu’on lui dit, ne sait où il va et à qui il parle, ne cesse de tracer un ligne de déterritorialisation absolue, mais aussi d’y perdre son chemin, de s’arrêter et de tomber dans des trous noirs. Il y a là un ensemble visage/paysage qui appartient au roman, et où tantôt les trous noirs se distribuent sur un mur blanc, tantôt la ligne blanche d’horizon file vers un trou noir, et les deux à la fois. 

Théorèmes de déterritorialisation ou quatre propositions machiniques : 1) on ne se déterritorialise jamais tout seul ; 2) de deux éléments ou mouvements de déterritorialisation, le plus rapide n’est pas nécessairement le plus intense ou le plus déterritorialisé ; 3) on peut même conclure que le moins déterritorialisé se reterritorialise sur le plus déterritorialisé. La main, le sein se reterritorialisent sur le visage, dans le paysage. Même un objet d’usage sera visagéifié : une maison me regarde ; 4) la machine abstraite ne s’effectue pas seulement dans les visages qu’elle produit, mais à des degrés divers dans les parties du corps, des vêtements qu’elle visagéifie en fonction d’un ordre de « raisons » mais pas dans l’ordre des ressemblances. En effet la question demeure : quand est-ce que la machine abstraite de visagéité rentre en jeu ? Quand est-elle déclenchée ? Ce qui compte ce n’est pas l’individualité du visage, mais l’efficacité du chiffrage qu’il permet d’opérer et dans quel cas. Ce n’est pas affaire d’idéologie mais d’économie et d’organisation de pouvoir. Certains agencements de pouvoir ont besoin d’un visage mais ce n’est pas le cas dans les sociétés primitives. Les primitifs peuvent avoir les têtes les plus humaines, les plus belles, les plus spirituelles, ils n’ont pas de visage et n’en ont pas besoin. Le visage n’est pas universel. 

Jésus superstar : il invente la visagéification de tout le corps et la transmet partout (la passion de Jeanne d’Arc en gros plan dans le film de Dryer). Le visage est une idée tout à fait particulière dans sa nature, ce qui ne l’empêche pas d’avoir acquis et d’exercer la fonction la plus générale. C’est une fonction de bi-univocation, de binarisation. Il y a là deux aspects : 1) la machine abstraite de visagéité telle qu’elle est composée par trou noir/mur blanc fonctionne de deux façons dont une concerne les unités, l’autre les choix. D’après le premier aspect, le trou noir agit comme un ordinateur central, Christ troisième œil, qui se déplace sur le mur blanc ou l’écran blanc, comme surface générale de référence : visage de Jésus et de Jeanne d’Arc, mais plus simplement institutrice/élève, père/fils, patron/ouvrier. Les visages concrets individués se coulent dans un visage, se transformant autour de ces unités. Mais 2) d’après l’autre aspect, la machine abstraite de visagéité prend un rôle de choix : un visage concret étant donné la machine, juge s’il passe ou pas, s’il va ou pas, d’après les unités de visage élémentaires (effet de conviction). Tel visage d’institutrice est rempli de tics, ça ne va plus. Ici il faudra établir des écarts-types de déviance et instaurer des rapports binaires entre ce qui est accepté à un premier choix mais n’est plus que toléré à un second. L’institutrice est devenue folle. Dans son nouveau rôle de détection des déviances, la machine de visagéité ne se contente pas des cas individuels mais procède d’ordination de normalités. Si le visage est bien le Christ (homme moyen quelconque), les premières déviances sont racistes : l’homme jaune ou noir doit être christianisé. Le racisme propage les ondes du Même jusqu’à l’extinction de ce qui ne se laisse pas identifier. Il y a une jubilation de la peinture à cet égard du Moyen-Âge à la Renaissance comme une liberté effrênée. Non seulement le Christ préside à la visagéité de tout le corps, à la paysagification de tous les milieux, mais il compose tous les visages élémentaires et dispose de tous les écarts : Christ athlète de foire, Christ maniériste pédé, …Les plus grandes folies apparaissent dans le code catholique (Saint François recevant les stigmates agite les fils d’un cerf-volant Christ crucifié, dans le fond blanc de paysage et trou bleu-noir du ciel). 

La théorie de l’information est reprise ensuite dans ces mêmes articulations. Et ici on voit que le système se protège contre toute intrusion du dehors : aucune machine nomade, aucune polyvocité primitive ne doit surgir. La théorie de l’information est minée de l’intérieur : parce que le visage dépend d’une machine abstraite, il ne suppose pas un sujet ni un signifiant déjà là, mais il leur est connexe et leur donne la substance nécessaire. On a progressé sur la question de qu’est-ce qui déclenche la machine abstraite de visagéité, puisqu’elle ne s’exerce pas toujours. Mais ceci dit, certaines formations sociales ont besoin de visage et de paysage. À un moment donné, s’est écrasé tout un monde de sémiotiques primitives, polyvoques, hétérogènes, au profit d’une sémiotique de signifiance et de subjectivation. Ce sont des agencements de pouvoir très particuliers qui les imposent. Agencement concret de pouvoir politique et autoritaire (flèche) déclenchement de la machine abstraite de visagéité, mur blanc/trou noir (flèche) installation de la nouvelle sémiotique de signifiance et de subjectivation, sur cette surface trouée. Le visage est une politique et le capitalisme produit un mixte menaçant ces articulations comme un apothicaire qui met plus ou moins de telle ou telle unité et choisit d’accentuer les choses qui font que cela passe. Car il y a des visages-limites. Il y en a deux : 1) soit le trou noir est sur le mur blanc, et ce n’est pas une unité parce qu’il se déplace sur le mur, et plus un trou est bordé et plus l’effet de bord augmente la surface sur laquelle il coulisse, lui donnant un pouvoir de capture comme dans les rouleaux populaires éthiopiens représentant les démons ; 2) soit on a un mur blanc qui s’effile, fil d’argent qui va vers le trou noir, comme dans Tristan et Iseult dans la barque qui les pousse à la trahison, destin subjectif, passionnel, réfléchi. Mais on remarquera qu’il y a des caractères communs aux deux figures limites. 

Un amour de Swann, Proust. Proust donne l’occasion à un commentaire comparatif sur le roman, articulé à la question : comment sortir d’un trou noir. Cela ne se fait pas dans le roman français. Celui-ci est pessimiste, idéaliste, critique de la vie plutôt que créateur de vie. Il enfonce ses personnages dans le trou, il les fait rebondir sur le mur. Il ne conçoit que les voyages organisés et de salut que par l’art. C’est encore un salut catholique, c’est-à-dire par l’éternité. Il passe son temps à faire le point…Tout autre est le roman anglo-américain : partir, s’évader, traverser l’horizon. Faire la ligne et pas le point. Trouver la ligne de séparation, la suivre ou la créer, jusqu’à la traîtrise. Phosphorscence cuivrée comme le visage au fond d’un trou noir. Il s’agit d’en sortir non pas en art, mais en vie réelle : ne m’otez pas la force d’aimer. Ils savent aussi comme c’est difficile de percer le mur du signifiant. Passer le mur ? Les chinois peut-être ? En tout cas, défaire le visage n’est pas une petite affaire, on y risque bien la folie. Le chapitre se termine par le programme de la schizo-analyse. Reste une fois encore les listes de prudence pratique. Cela ne sert à rien de devenir primitif car on n’y arrivera pas. Nous sommes nés dans le cadre de la signifiance et de la subjectivation et c’est là qu’il faut nous débattre. Comme avec un instrument dont il faut inventer un nouvel usage.

Chapitre 8 : trois nouvelles, ou, qu’est-ce qui s’est passé

L’essence de la nouvelle c’est ce « qu’est-ce qui s’est passé », c’est là sa charpente en écart avec le conte pour quoi c’est « qu’est-ce qui va se passer » qui sert de dynamique au récit ; et le roman policier lequel oscille entre ces deux dynamiques. La question que nous ne traiterons pas est celle du temps propre à la nouvelle et au conte (passé, futur et présent) ; on ne fera pas état de l’approche de Husserl en termes de protention/rétention sur une durée bizarre qui hante le présent. Pour avancer nous avons la chance de pouvoir comparer la nouvelle « une ruse » de Maupassant à celle de Barbey d’Aurevilly « le rideau cramoisi » car elles sont basées sur le même canevas. D’une nouvelle on attend que quelque chose se passe ou plutôt on attend que quelque chose vienne déjà de se passer ; autrement dit on est mis en face d’un inconnaissable, d’un imperceptible. La nouvelle met en rapport avec un secret impossible à (re)trouver, alors que le conte ne sait quoi faire d’une découverte. La nouvelle met en scène des postures qui sont des enveloppements, et le conte des positions qui sont comme des développements inattendus. C’est affaire de perception : on entre dans une pièce et l’on perçoit quelque chose comme déjà là, venant d’arriver, même si ce n’est pas encore fait. Ou bien l’on sait que ce qui est en train de se faire, c’est déjà la dernière fois, c’est fini (on a entendu un je t’aime). La nouvelle et le conte jouent avec ceci que nous sommes faits de lignes. Pas seulement des lignes d’écriture car celles-ci se conjuguent avec d’autres lignes de vie, lignes de chance, lignes qui sont la variation de la ligne d’écriture elle-même, lignes qui sont entre les lignes écrites. La nouvelle se définit en fonction de lignes vivantes, lignes de chair, dont elle opère de son côté une révélation très spéciale. 

Première nouvelle : « dans la cage » de Henry James (1898). Une télégraphiste a une vie bien réglée et elle est amoureuse de l’épicier d’à côté qui planifie leur vie à deux, lui aussi : ils sont faits pour s’entendre selon une perception de la vie comme faite de segmentarités dures, communicant par leurs terminaisons avec d’autres segments tout aussi nets. Un jour la télégraphiste voit arriver un jeune homme aristocratique qui veut envoyer des messages étranges à sa bien-aimée ; cet homme brouille le monde dans lequel elle vivait, découvrant un autre monde où les classes ne répartissent plus le social de façon claire. Les télégrammes sont d’une teneur indéfinissable car la perception de la vie qu’ils dégagent renvoie à des segmentarités floues, des quantas moléculaires et non plus molaires. Dans un troisième temps, la télégraphiste se découvre, entre position molaire et posture moléculaire, une ligne de fuite où il n’y a même plus de forme segmentaire, ni de quantas, et où elle devient imperceptible de ce qu’elle n’a plus rien à cacher, plus de position, plus de trouble à la limite des formes, et où l’amour est défait, décollé des rails qui le définissaient et des énergies qui la faisaient douter, ce qui lui permet de vivre enfin l’amour.

Deuxième nouvelle : the crack-up, Fitzgerald, 1936. Pour l’auteur les segmentarités nettes sont faites de coupures entre de grandes masses : des voyages dans un monde en démolition : crise économique, perte de richesse, fatigue et vieillissement, alcool et faillite de la conjugalité, montée du cinéma, fascisme, stalinisme, perte de succès et de talent, et puis génie dans de grandes poussées soudaines qui viennent du dehors et font sauter d’un terme à l’autre dans des choix binaires : riche-pauvre. Mais Fizgerald dit alors qu’il y a un autre type de craquement : ce sont de micro-félures qui se produisent quand des choses vont mieux de l’autre côté. C’est affaire d’intensités car on y éprouve une poussée jusqu’au point où on ne pouvait plus aller plus loin. La plus belle intensité devient nocive quand elle dépasse nos forces. Mais justement, qu’est-ce qui s’est passé ? Des redistributions de désir qui font que quand quelque chose arrive, le moi qui l’attendait est déjà mort, ou bien celui qui l’attendait pas encore arrivé. Et puis il y a une troisième ligne comme une ligne de rupture et qui marque l’explosion des deux autres, au profit de quoi ? Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache ; nous sommes cons, mais pas à ce point (Beckett). Ici dans la rupture non seulement la matière du passé s’est volatilisée mais la forme de ce qui s’est passé, d’un quelque chose d’imperceptible qui s’est passé dans une matière, volatile n’existe même plus. Mes territoires sont hors de prise. Finis les voyages toujours à la traîne de quelque chose. Je ne suis plusqu’une ligne. Je suis devenu capable d’aimer non pas d’un amour universel abstrait, mais celui que je vais choisir et qui va me choisir en aveugle, mon double, qui n’a plus de moi que moi. On est devenu comme tout le monde mais à la manière dont personne ne peut devenir comme tout le monde. Le génie est celui qui sait faire de tout-le-monde, un devenir comme Ulysse chez Joyce. 

Troisième nouvelle : histoire du gouffre et de la lunette, Pierrette Fleutiaux, 1976. C’est une histoire de surveillants dans un monde fait de segments plus ou moins rapprochés ou distants et qui semblent entourer un gouffre. Sur chaque segment, il y a deux sortes de surveillants, les court-voyeurs et les long-voyeurs. Ce qu’ils surveillent ce sont les infractions qui se produisent dans le gouffre. Les court-voyeurs ont une lunette simple et dans le gouffre, ils les utilisent pour voir le contour de cellules géantes, de grandes divisions binaires du type salle de classe, caserne,…Parfois sur les bords ils découvrent une figure mal faite, un contour tremblé. Alors on va chercher la terrible lunette à rayon, le laser qui est là pour restaurer l’ordre molaire, au service de la géométrie qui fait régner les grandes coupures signifiantes. Il ne faut jamais se demander qu’est ce que l’Etat ? Ni les court-voyeurs ?  Par contre les long-voyeurs sont difficiles à cerner. Ils ne sont pas chefs. Ils sont capables de déceler des mouvements fins au niveau moléculaire, des mini-révoltes qui pourraient à la longue nuire à l’ordre général. Ils sont à même de quasi prévoir l’avenir en prolongeant les mini-tendances observées. Et ils utilisent un laser qui à son tour est un outil grossier, qui occasionne des dégâts non souhaitables par leurs coupes sombres. Les long-voyeurs ont à partir de leur perception une posture ambiguë car quelque part ils ne sont pas loin d’envier la créativité des productions moléculaires ; ils se font l’idée d’un double travail au sens où c’est dans les domaines souterrains que se préparent les changements que l’on finit par déceler en surface. Et parfois ils observent des aller-retour entre la surface et les dessous comme si un effet retour inspirait la créativité moléculaire. 

Deleuze présente alors des avancées développées par certains auteurs et ce dans deux domaines : de la politique (chapitre suivant) et du thérapeutique. Au croisement des deux, il y a la schizo-analyse à partir de la théorie pratique de Deligny auprès des autistes. Il arrivera un jour qu’un long-voyeur abandonnera son segment et s’engage sur une étroite passerelle au dessus du gouffre noir, parte sur la ligne de fuite ayant cassé sa lunette-laser, à la rencontre d’un double aveugle qui s’avance à l’autre bout. Individus et groupes nous sommes traversés de lignes, méridiens, fuseaux qui ne battent pas sur le même rythme et n’ont pas la même nature. Ce sont des lignes qui nous composent ou plutôt des paquets de lignes car chaque sorte est multiple. On peut s’intéresser à une des lignes plutôt qu’une autre. De toutes les lignes certaines sont imposées du dehors, d’autres naissent par hasard, d’autres doivent être inventées. Nous devons inventer nos lignes de fuite si nous en sommes capables et nous ne pouvons les inventer qu’en les traçant effectivement dans la vie. Beaucoup de problèmes se posent : le caractère particulier de chaque segmentation, l’importance respective des lignes car elles ne se composent pas aisément d’où des compromis, l’immanence mutuelle des lignes car aucune n’a de transcendance mais est immergée dans le champ social, les dangers propres à chaque ligne et surtout la ligne de fuite car on attend beaucoup.. Quels sont tes couples, tes clandestins, tes doubles et leurs mélanges entre eux ?

Chapitre 9 : 1933 : micropolitique et segmentarité

Nous sommes faits de segments. On est segmentarisé dans toutes les directions : habiter, circuler, travailler, jouer. Le vécu est segmentarisé spatialement et socialement. La maison l’est selon la destination de ses pièces et suivant l’ordre de la ville. Pareil pour l’usine. Nous sommes segmentarisés binairement (H/F), circulairement (mes affaires, mon quartier, mon pays), linéairement (école, armée, travail). Et tous ces segments sont pris l’un dans l’autre et se transforment suivant le point de vue. Les sauvages en témoignent si on en croit Levi-Strauss. Dans les sociétés sans Etat, les segments sociaux ont une certaine souplesse suivant les tâches et les situations, entre les deux pôles de la fusion et de la scission. Il y a une grande communicabilité entre les hétérogènes si bien que les segments se raccordent de différentes manières : la segmentarité primitive est à la fois celle d’un code polyvoque fondé sur les lignages et celle d’une territorialité itinérante fondée sur des divisions locales enchevêtrées. Et les sociétés avec Etat sont tout autant segmentées. Le système moderne est un tout global unifié et unifiant, mais parce qu’il implique un ensemble de sous-systèmes juxtaposés, et imbriqués si bien que l’analyse des décisions met à jour des cloisonnements et des processus partiels qui ne se prolongent vers les autres que par des décalages, les segments sont durcis en bureaucratie et technocratie. Les segmentarités binaires, circulaires et linéaires sont à travailler par la distinction primitif/moderne. On n’est jamais renvoyé à une distinction par rapport à la centralité. Dans un régime souple, les centres agissent comme des nœuds d’yeux ou trous noirs (voir le chapitre visagéité) mais ils ne résonnent pas entre eux car dans chaque œil est logé un animal-totem différent. Le chamane relie par des traits entre tous les points ou esprits, dessinant une constellation ; mais ce pouvoir est local. Dans les sociétés modernes, les cercles deviennent concentriques et les centres résonnent. Tous les trous noirs tombent un un point d’accumulation comme un point de croisement derrière tous les yeux (père, chef, colonel, instituteur), tendant vers un centre de signifiance. On rencontre un macro-visage avec un œil central ordinateur. Cet œil central a pour corrélat un espace, invariant pour tous les déplacements, un espace politique homogène et isotope. Ici on a perdu la capacité de bourgeonner en rhizome. 

Mais il ne faut pas opposer segmentarité souple/durcie car si elles se distinguent, elles n’en sont pas moins enchevêtrées. Tout individu est traversé par les deux segmentarités à la fois, molaire et moléculaire. Si elles se distinguent, c’est parce qu’elles n’ont pas les mêmes termes, relations et type de multiplicité. Mais elles coexistent en présupposition l’une dans l’autre. Tout est politique mais toute politique est à la fois une macro ou micro-politique. Soit des ensembles de minipercepts inconscients, d’affects inconscients, de segmentarités fines. Une micro-politique de la perception, de l’affection, de la conversation « regarde » les distinctions de sexes et de classes. On devra faire bouger les points de vue car ils ne sont ni tout à fait durs ni tout à fait souples. La maison commune du primitif n’a pas de chef jusqu’à ce que des guerres aux limites du local, en raison du commerce, en sentent le besoin. La bureaucratie décrite par Kafka met en lumière les visages des innombrables petits chefs impossibles à reconnaître ni identifier, qui ne sont pas plus discernables que centralisables dans un régime qui ne coexiste ni avec la séparation de bureaux ni avec leur centralisation d’une logique toute kafkaïenne. On dira que le fascisme implique un régime moléculaire qui ne se confond pas avec des segments molaires et leur centralisation. Le fascisme a inventé le concept d’Etat totalitaire même si ceux-ci ne sont pas tous fascistes. Il y a un fascisme rural ou de ville, jeune ou ancien combattant, de gauche ou de droite, de couple, de famille, de bureau ou d’école. Chaque fascisme se définit par un micro-trou noir qui vaut par lui-même et communique avec les autres, avant de résonner dans un grand trou noir central généralisé. Il y a fascisme lorsqu’une machine de guerre est installée dans chaque trou. Même quand l’Etat national-socialiste sera installé, il lui faudra de la persistance de ces micro-fascismes qu’ils lui donnent un moyen incomparable de pression sur les masses. Hitler, plus que les états-majors, disposait de mini-organisations qui lui donnaient moyen de pénétrer dans toutes les cellules de la société. Le capitalisme a considéré l’expérience fasciste comme catastrophique à ses yeux alors que le régime stalinien pas. C’est une puissante micro-politique qui rend le fascisme dangereux parce que c’est un mouvement de masse. Seul le fascisme peut répondre à la question de comment le désir peut désirer sa répression. Le désir n’est jamais séparable d’agencements complexes qui passent par des niveaux moléculaires, des microformations, qui façonnent déjà des postures, attitudes, et sémiotiques, perceptions et anticipations. Le désir n’est jamais une énergie pulsionnelle indifférenciée mais résulte d’un montage élaboré qui détermine le désir à être fasciste. On a tous un fasciste en soi. Il ne faut pas croire qu’il suffit d’être plus souple pour être meilleur. Le moléculaire n’est pas du domaine de l’imagination individuelle. Le moléculaire est coextensif à tout le champ social tout comme le molaire, les deux lignes se relancent. Le capitalisme mondialisé n’a plus comme élément de travail que la masse. L’administration d’une grande sécurité molaire organisée a pour corrélat toute une microgestion de petites peurs. Dans l’autre sens on a observé que quand les blocs est-ouest se sont fixés dans une machine duelle surcodante et surarmée, sur l’autre ligne, nord-sud cela s’est déstabilisé. Une société au niveau moléculaire se définit par ses lignes de fuite : les femmes, les jeunes, les fous. Les mouvements moléculaires repassent par les organisations molaires et remanient leurs segments, leurs distributions binaires, circulaires et linéaires, redéfinissant les distinctions de sexe, classe et parti. 

Peut-être qu’à partir d’ici, il faudra réserver les notions de ligne et de segment au niveau molaire et trouver d’autres mots pour le moléculaire : à ligne de segmentarité opposer flux de quanta. Car on a deux pôles liés au désir renvoyant aux strates et aux déterritorialisations. C’est par la segmentarisation qu’un flux s’épuise et c’est à partir des lignes de segments que le flux se recrée la tâche de faire correspondre des segments aux quanta, ce qui implique des changements de rythme et de mode qui se font tant bien que mal, plutôt qu’ils n’impliquent une toute-puissance. La ligne à segments de la macro-politique plonge et se prolonge dans un flux à quanta micro-politique, qui ne cesse d’en remanier, agiter les segments. Hommage à Gabriel Tarde. Après la sociologie, l’histoire est en charge de préciser ce qu’il faut appeler une période de coexistence ou de simultanéité des deux mouvements de décodage-déterritorialisation ; surcodage-reterritorialisation. C’est sur une période qu’on distingue l’aspect moléculaire et molaire : d’une part les masses ou flux avec leurs mutations, leurs quanta de déterritorialisation, leurs connexions, leurs précipitations ; d’autre part, les classes ou segments avec leur organisation binaire, leur résonance, conjonction ou accumulation, leur ligne de surcodage au profit de l’Un. Masse et classe n’ont pas les mêmes contours ni la même dynamique, bien que le même groupe soit affecté des deux signes : la bourgeoisie comme masse et comme classe. Une masse n’a pas avec les autres masses les mêmes rapports que la classe correspondante avec les autres classes. Les mouvements de masse se précipitent et se relaient mais sautent d’une classe à l’autre, passent par des mutations, dégagent des quanta nouveaux qui viennent modifier les rapports de classes, remettre en question leur surcodage et leur reterritorialisation, faire passer ailleurs de nouvelles lignes de fuite. La politique opère par microdécisions et choix binaires, mais le domaine du décidable reste mince. Et la décision politique plonge nécessairement dans un monde de micro-déterminations, attirances et désirs, qu’elle doit évaluer d’une autre façon. Nous sommes en mesure de dessiner une carte avec trois lignes et plus seulement deux : 1) une ligne souple de codes et de territorialités entrelacés, 2) une ligne dure qui procède à l’organisation duelle des segments, à la concentricité des cercles en résonance au surcodage généralisé, 3) une machine de guerre. Mais cela ne veut pas dire que le point 1 est premier. C’est comme un espace où coexistent des tribus, empires et machines de guerre. On a l’empire romain, l’invasion des barbares entre deux et par derrière la poussée des Huns nomades. Et là il y a moyen de repréciser des états de la machine abstraite : de surcodage, elle aboutit à l’appareil d’Etat ; de mutation, elle aboutit à dresser des machines de guerre ; et ente les deux, il y a un espace de négociation. La question « qu’est ce qu’un centre ou un foyer de pouvoir » montre l’enchevêtrement à l’œuvre. Un centre est plutôt un centre de résonance, il en va ainsi d’un Etat. Mais chaque centre est aussi moléculaire (école, armée, usine, hôpital) et donc point d’instabilité où tout peut arriver. Mais entre les deux, il y a à nouveau une limite entre puissance et impuissance. Les hommes d’Etat médiocres en tirent leur gloire autour de l’affirmation qu’il n’y avait pas le choix. Par contre les grands hommes d’Etat sont les seuls à se connecter à des flux comme des signes pilotes, émettant des quanta franchissant les trous noirs. Ce qui dépend des centres de pouvoir, ce sont les agencements qui effectuent telle ou telle machine abstraite, c’est-à-dire qui ne cessent d’adapter les variations de masse et de flux aux segments de la ligne dure, en fonction du segment dominant et des segments dominés. Tout centre de pouvoir a trois zones : de puissance, d’indiscernabilité, d’impuissance. C’est de l’impuissance qu’un pouvoir tire sa puissance et donc son arrogance : plutôt être un mini quantum de flux plutôt qu’un convertisseur. L’étude des dangers sur chacune des trois lignes est l’objet de la pragmatique et de la schizo-analyse : la peur, la clarté, le pouvoir et le grand dégoût. On ne finira pas en parlant de pulsion de mort car le désir n’est pas traversé par une ou deux pulsions internes, il n’y a que des agencements. Le chapitre se clôt en revenant sur le fascisme car une machine de guerre ici n’a plus que la guerre comme objet et il n’y a rien de pire.

Chapitre 10 : devenir-intense, devenir-animal, devenir imperceptible (1730)

Souvenirs d’un spectateur. Willard est un film de 1972 réalisé par Daniel Mann : les héros sont des rats. Il s’agit du devenir-animal qui ne se contente pas de passer par la ressemblance, un devenir-moléculaire parce que des rats ça pullule et ces devenirs minent le molaire des familles, de la conjugalité. Il y a une préférence pour le choix moléculaire : Ben est un rat qui sort du lot et quand Willard hésite à devenir humain (il tombe amoureux d’une humaine qui a un visage fin comme un rat), Ben vient le reprendre dans la masse pour qu’il soit dépecé. On a ici un agencement avec une machine de guerre, une circulation de courants alternatifs, d’affects impersonnels qui bouleversent la logique signifiante et la sexualité humaine. 

Souvenirs d’un naturaliste. Soit l’étude des rapports animaux entre eux. L’histoire naturelle s’occupe de la somme et de la valeur des différences et peut concevoir des progressions et des régressions mais pas d’évolution (c’est-à-dire la possibilité d’une descendance dont les degrés de modification dépendent de conditions extérieures). Les rapports animaux sont conçus comme des série ou structure : a ressemble à b, b à c, chacun renvoyant à la raison de la série (terme unique éminent comme perfection ou qualité (analogie de proportion); a est à b ce que b est à c, chacun de ces rapports réalise à sa manière la perfection considérée : les branchies sont à la respiration dans l’eau ce que les poumons sont pour la respiration dans l’air (analogie de proportionalité). Jung a élaboré une théorie de l’archétype comme inconscient collectif où l’animal a un rôle particulier à jouer dans les rêves, les mythes, les collectivités humaines. Ce n’est plus l’homme qui est le terme éminent de la série mais un animal suivant telle exigence de l’inconscient. Toute une mimesis recueille dans ses filets la nature et la culture et les animaux assurent les représentations analogiques. Face à Jung, il y a Lévi-Strauss qui pousse à dépasser les ressemblances externes pour trouver les homologies internes, conduisant à une identification homme-animal au sein d’une participation mystique : ce que le groupe A est au groupe B, l’espèce A’ l’est à l’espèce B’. Vernant dira que le mariage est à la femme ce que la guerre est à l’homme, d’où découle que la vierge se refuse au guerrier mais que ce dernier se déguise en femme. L’homme dit : je suis à la femme ce que le taureau est à la vache. 

Souvenirs d’un bergsonien. Le structuralisme déçoit parce qu’une correspondance de rapports ne crée pas un devenir. Duvignaud a pour hypothèse que des phénomènes anomiques traversent les sociétés, qui ne sont pas des dégradations de l’ordre mythique, mais des dynamismes irréductibles traçant des lignes de fuite. Les devenirs-animaux sont réels. Mais de quelle réalité s’agit-il ? Le devenir ne produit pas quelque chose d’autre que lui-même. Ce qui est réel, c’est le devenir lui-même. Un devenir n’a pas de sujet distinct de lui-même mais aussi il n’a pas de terme, parce que son terme n’existe à son tour que pris dans un autre devenir dont il est le sujet et qui fait bloc avec le premier : soit l’idée de Bergson d’une coexistence des durées très différentes, supérieures ou inférieures à la nôtre, et toutes communicantes. Devenir n’est pas une évolution par descendance et filiation. Il est de l’ordre de l’alliance « de la guêpe et de l’orchidée ». Il s’agit d’une involution car involuer c’est former un bloc qui file suivant sa propre ligne, entre les termes mis en jeu et sous les rapports assignables. Dans le néo-évolutionnisme, l’animal se définit par des populations, variables d’un milieu à un autre ou dans un même milieu. Le mouvement ne se fait plus surtout par des productions filiatives mais par des communications transversales entre populations hétérogènes. 

Souvenirs d’un sorcier. Nous ne devenons pas animal sans une fascination pour la meute, la multiplicité. L’affect n’est pas un sentiment personnel, ce n’est pas non plus un caractère, c’est l’effectuation d’une puissance de meute qui soulève et fait vaciller le moi. Bancs, bandes, troupeaux, populations, ce sont des affects et des puissances, des involutions qui prennent tout animal dans un devenir non moins puissant que celui de l’homme avec un animal. Nous opposons l’épidémie à la filiation, la contagion à l’hérédité. Les participations, les noces contre nature sont la vraie nature qui traverse les règnes. On parlera de la truffe, d’un arbre, d’une mouche et d’un cochon. Il y autant de sexes que de termes en symbiose. Les multiplicités à termes hétérogènes, et à co-fonctionnement de contagion, entrent dans certains agencements et c’est là que l’homme opère ses devenirs-animaux. La machine de guerre est toujours extérieure à l’Etat même quand l’Etat s’en sert. L’homme de guerre a tout un devenir qui implique multiplicité, célérité, ubiquité, métamorphose et trahison, puissance d’affect. Mais un second principe va maintenant sembler dire le contraire : partout où il y a multiplicité, vous trouverez aussi un individu exceptionnel et c’est avec lui qu’il faudra faire alliance pour devenir animal : soit le chef de meute, le solitaire, le démon. Kafka chante les devenirs-animaux réels du peuple des souris dans la nouvelle Joséphine, cantatrice. À chaque animal, son anomal. L’anomal désigne l’inégal, le rugueux, l’aspérité, la pointe de déterritorialisation : la chose grouillante, bouillonnante, houleuse, écumante, s’étendant comme une infection sans nom. L’anomal c’est un phénomène de bordure. Une multiplicité se définit non pas par les éléments qui la composent en extension, ni par les caractères qui la composent en compréhension, mais par les lignes et les dimensions qu’elle comporte en intension. Leach a pu montrer que le sorcier appartient à un groupe qui n’est uni que par alliance à celui sur lequel il exerce son influence. Dans un groupe matrilinéaire, le sorcier doit être cherché du côté du père. On ne parlera de politique que dans les agencements qui ne sont pas ceux de la famille, de la religion ou de l’Etat car les sorciers expriment des groupes minoritaires. Ce sont les hommes-léopards quand le pouvoir colonial interdit les guerres ethniques ; ce sont les devenirs-animaux dans les sociétés d’initiation sexuelle du type déflorateur sacré, qui se réclament d’une alliance supérieure et extérieure à l’ordre des familles, tandis que les familles auront à conquérir contre eux le droit de régler leurs propres alliances et de domestiquer cette puissance déchaînée de l’alliance. Le devenir-animal est affaire de sorcellerie : 1) parce qu’il implique un premier rapport d’alliance avec un démon, 2) parce que ce démon exerce la fonction de bordure d’une meute animale dans laquelle l’homme passe ou devient par contagion, 3) parce que ce devenir implique lui-même une seconde alliance avec un autre groupe humain, 4) parce que cette nouvelle bordure entre les deux groupes guide la contagion de l’animal et de l’homme au sein de la meute. En gros, c’est un travail de rupture avec les institutions centrales symboliques ou totémiques. Cela n’ira pas sans un grand effort pour réduire ces écarts en les faisant rentrer dans l’ordre. Il ne faut donc pas attacher aux devenirs-animaux une importance exclusive. Ce seraient plutôt des segments occupant une région médiane. En deçà, on découvre des devenirs-femmes ou des devenirs-enfants car la sorcellerie passe dans les devenirs-femmes. Au-delà, on a les devenirs élémentaires, cellulaires et même imperceptibles, comme les bactéries. En musique, on a approché l’inaudible et fait entendre le clapotement cosmique. C’est la même chose de dire que chaque multiplicité est déjà composée de termes hétérogènes en enfilade, suivant ses seuils et ses portes. En revenant à l’Homme aux loups, si nous avons imaginé la position d’un moi fasciné, c’est parce que la multiplicité vers laquelle il penche, est la continuation d’une autre multiplicité qui le travaille de l’intérieur, si bien que le moi est un seuil. Et il y a une ligne continue de bordures (fibre) d’après laquelle la multiplicité change. Et à chaque seuil, un nouveau pacte ? Alexandre Dumas raconte, dans le Meneur de loups, que l’outsider (de ce qu’il n’est pas tout à fait animal) obtient une alliance démoniaque au prix que chaque fois qu’il réalise un de ses souhaits, il le paie d’une mêche de ses cheveux qui vire au rouge-diable. Il arrive un moment où il n’a plus une seule mèche de cheveu « humain » et là, un second pacte le fait devenir-loup lui-même, au prix qu’il n’est vulnérable qu’un jour par an… le voilà quasi immortel. Personne ne peut dire où passera la ligne de fuite : expérimentez ! En s’appuyant sur des critères pour ne pas tomber dans le devenir-gentil toutou du chien domestique et pour ne pas tomber non plus dans la destruction de soi et la fin de tout devenir (Lawrence, Virginia Woolf) : on conçoit de pouvoir étaler  les dimensions sur un même plan où les bordures se suivent en traçant une ligne brisée. C’est seulement en apparence qu’un tel plan réduit les dimensions car il les recueille toutes à mesure que s’inscrit sur lui des multiplicités plates et pourtant à dimensions croissantes ou décroissantes. Le carré est la section du cube, le cercle celle de la sphère. Mais le cube et la sphère sont des sections de formes à 4 dimensions. Loin de réduire à 2 le nombre de dimensions des multiplicités, le plan de consistance les recoupe toutes et en opère l’intersection pour faire coexister autant de multiplicités plates à dimensions quelconques. Le plan de consistance est l’intersection de toutes les formes concrètes. 

Souvenirs d’un théologien. L’inquisition a ses critères face aux cas de possession démoniaque. Car ces transports ne franchissent ni la barrière des formes essentielles ni celles des substances ou sujets. Et puis il y a par ailleurs un problème avec l’alchimiste : qui touche aux formes accidentelles lesquelles sont susceptibles de plus et de moins, ce qui donne de la latitude, du jeu dans les critères se voulant clairs et nets ; un jour est +- blanc, +- chaud. Un degré, une intensité est un individu : tel jour. Entre les formes substantielles et les sujets déterminés, entre les deux, il n’y a pas seulement un exercice de transports démoniaques (une blessure faite sur un chat peut apparaître sur le corps d’un homme frappé par un sort), mais un jeu d’heccéités, de degrés, d’intensités. Des événements, des accidents qui composent des individuations tout à fait différentes de celles des sujets bien formés qui les reçoivent. 

Souvenirs d’un spinoziste. Spinoza arrive à des éléments qui n’ont plus de formes ni de fonctions, qui sont donc abstraits mais bien réels. Ils se distinguent seulement par le mouvement et le repos, la lenteur et la vitesse. Ce sont les ultimes parties infiniment petites d’un infini actuel, étalées sur un même plan. Elles ne se définissent pas par le nombre puisqu’elles vont toujours par infinités mais suivant le degré de vitesse ou le rapport de mouvement et de repos dans lequel elles entrent. Nous parlons ici de l’infinité des modifications qui sont parties les unes des autres sur ce seul et même plan de vie. Revenons à la discussion Cuvier-Geoffroy St Hilaire. Chez le premier, la détermination scientifique porte sur les rapports des organes entre eux, et des organes avec les fonctions. L’unité du plan ne peut être que d’analogie, et donc transcendante, qui ne se réalise qu’en se fragmentant dans des embranchements distincts, suivant des compositions hétérogènes infranchissables. Le plan est un plan d’organisation caché. Mais Geoffroy dépasse les organes et les fonctions, vers des éléments abstraits anatomiques, ou même vers des particules, purs matériaux qui entreront dans des combinaisons diverses, formeront tel organe et formeront telle fonction, d’après leur degré de vitesse ou de lenteur. On va approcher les espèces comme entités cinématiques, précoces ou retardées. Pur plan d’immanence, d’univocité, de composition où tout est donné, où dansent des éléments non formés qui ne se distinguent que par la vitesse, et qui entrent dans tel ou tel agencement individué d’après leurs connexions, leurs rapports de mouvements. Plan fixe de la vie où tout bouge, retarde ou se précipite. Un seul Animal abstrait pour tous les agencements qui l’effectuent. Un seul plan de composition pour le céphalopode et le vertébré. La question est celle des éléments qui arriveront assez vite ou pas, pour opérer un passage ou un saut. Et s’il y a des sauts, il y a des failles entre agencements car il y a toujours des éléments qui n’arrivent pas à temps ou quand tout est fini, si bien qu’il faut passer par des brouillards et des vides. Les enfants sont spinozistes. Hans parle d’un « fait-pipi » comme d’un ensemble d’éléments qui varie d’après ses connexions. Une fille a un « fait-pipi » puisqu’elle fait pipi. Cela renvoie à un fonctionnement machinique plutôt qu’organique. Simplement le même matériau n’a pas les mêmes connexions, les mêmes rapports de mouvement et de repos n’entrent pas dans les mêmes agencements chez le garçon et la fille. Un organe pour un enfant subit 1000 vicissitudes, est mal localisable, tantôt un os, tantôt un engin. On appelle longitude d’un corps les ensembles de particules qui lui appartiennent sous tel ou tel rapport, ces éléments étant eux-mêmes parties les uns des autres, suivant la composition du rapport qui définit l’agencement individué de ce corps. Il y a un autre aspect chez Spinoza. À chaque rapport de vitesse et de lenteur qui groupe une infinité de parties, correspond un degré de puissance. Aux rapports qui composent un individu, qui le décomposent ou le modifient, correspondent des intensités qui affectent, augmentant ou diminuant sa puissance d’agir, venant des autres parties extérieures ou de ses propres parties. Les affects sont des devenirs. On appelle latitude d’un corps, les affects dont il est capable suivant tel degré de puissance, ou plutôt suivant les limites de ce degré. Nous ne savons rien d’un corps tant que nous ne savons pas ce qu’il peut. Le cheval de Hans est affectif, c’est un individu dans un agencement machinique : cheval de trait-omnibus-rue. Le cheval a les yeux bouchés par des œillères, avec un mors et des brides, est fier, a un grand fait-pipi, tire des charges lourdes, est fouetté, tombe, fait du charivari avec ses jambes, mord. Il s’agit de savoir si Hans peut donner, à ses propres éléments, des rapports de mouvement et de repos, des affects, qui le font devenir cheval, indépendamment des formes et des sujets. Vladimir Slepian pose le problème : j’ai faim, un homme ne doit pas avoir faim, je dois devenir chien. Mais on ne peut devenir chien sans que le chien ne devienne autre chose. Pour en aborder le comment, Slepian a l’idée de mettre des chaussures à ses mains ; mais pour les lacer, il utilise sa bouche et ses dents. À chaque étape, il faut mettre des éléments dans un rapport qui arrache l’organe à sa spécificité pour le faire devenir « avec » l’autre. En fait Slepian va échouer parce que la queue du chien ne peut être intégrée à partir du pénis. Il y a un raté du plan qui fait partie du plan lui-même. Le plan est infini, vous pouvez le commencer comme vous voulez, vous trouverez toujours quelque chose qui arrive trop tôt ou trop tard, et qui vous force à recomposer tous vos rapports de vitesse et de lenteur, tous vos affects, et à remanier l’ensemble de l’agencement. Mais il y a aussi une autre manière dont le plan échoue ; cette fois parce qu’un autre plan revient en force et casse le devenir animal, repliant l’animal sur l’animal et l’homme sur l’homme. On retrouve ceci dans les questions de fétichisme et de masochisme. La bride, le mors, l’agencement du devenir-cheval est tel que l’homme va dompter ses propres forces instinctives tandis que l’animal lui transmet des forces acquises. Les bottes de la femme maîtresse ont pour fonction d’annuler la jambe comme organe humain et de mettre les éléments de la jambe dans un rapport conforme à l’ensemble de l’agencement. 

Souvenirs d’une heccéité. Il y a un mode d’individuation très différent de celui d’une personne, d’un sujet, d’une chose ou d’une substance. Une saison, un hiver, un été, une heure, une date, ont une individualité parfaite et qui ne manque de rien. Tout y est rapport de mouvement et de repos entre molécules et particules, pouvoir d’affecter et d’être affecté. L’individuation d’une vie n’est pas la même que l’individuation du sujet qui le supporte. Et ce n’est pas le même plan. Et ce n’est pas la même temporalité, aiaun (mot grec pour désigner le temps indéfini de l’événement où un quelque chose va passer et vient de se passer). Khronos est au contraire le temps de la mesure. On est pourtant fait d’heccéités : c’est un curieux mélange, un drôle de visage que celui de quelqu’un qui a simplement trouvé le moyen de s’arranger du moment présent, du temps qu’il fait, de ces gens qui sont là. C’est tout un agencement dans son ensemble individué qui se trouve être une heccéité. C’est lui qui se définit par une longitude et une latitude, par des vitesses et des affects, indépendamment des formes et des sujets qui n’appartiennent qu’à un autre plan. Le climat, le vent, la saison, l’heure ne sont pas d’une autre nature que les choses, les bêtes ou les personnes qui les peuplent, les suivent, y dorment ou s’y réveillent. Cinq heures est cette heure bête, cette bête est cet endroit. Virginia Woolf change l’usage du langage. Le plan de consistance ne contient que des heccéités suivant des lignes qui s’entrecroisent. Suit un développement sur la sémiotique. Article indéfini, nom propre, verbe à l’infinitif constituent le chaînon d’expression de base, corrélatif des contenus les moins formalisés. Du point de vue d’une sémiotique qui s’est libérée des signifiances formelles, il y a ici libération des subjectivités personnelles. Le verbe exprime l’aiaun, le temps pulsé flottant, c’est-à-dire le temps de l’événement pur ou du devenir énonçant des vitesses et des lenteurs relatives indépendamment de valeurs chronologiques, car tous les autres temps renvoient à chronos en formant les pulsations et les valeurs de l’être (cet infinitif « être » est expression vide). Le nom propre n’est pas indicateur d’un sujet : il désigne quelque chose qui est de l’ordre de l’événement ; les militaires donnent des noms propres à leurs opérations, les météorologues aux typhons. Quant à l’article indéfini il se conjugue avec le maximum de détermination : il était une fois. Les enfants prennent l’indéfini comme un individuant d’un collectif. Blanchot rappelle que « on et il » ne prennent pas la place d’un sujet mais destituent tout sujet au profit d’un agencement de type heccéité, qui dégage l’événement dans ce qu’il a de non formé et de non effectuable par des personnes. 

Souvenirs d’un planificateur. Il s’agit ici d’opposer au plan d’organisation et de développement, le plan de consistance ou de composition. Ce plan est un plan de prolifération, de peuplement et de contagion. C’est une involution (pas une évolution ni une régression). La forme ne cesse d’être dissoute pour libérer temps et vitesses. C’est un plan fixe dans le sens où c’est l’état absolu du mouvement et du repos sur lequel se dessinent toutes les vitesses et lenteurs relatives et rien qu’elles. John Cage en musique, Godard au cinéma et Nathalie Sarraute en littérature l’ont bien compris. Hölderlin, Kleist et Nietzsche aussi. Ne faudrait-il pas garder un minimum de strates, un minimum de formes et de fonctions, un minimum de sujet pour en extraire matériaux, affects, agencements ? Alors les deux plans sont comme deux pôles abstraits qui ont besoin l’un de l’autre. 

Souvenirs d’une molécule. Devenir, c’est à partir de formes qu’on a, de sujet qu’on est, d’organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules entre lesquelles on instaure des rapports de mouvement et repos, les plus proches de ce qu’on est en train de devenir, et par lesquels on devient. Devenir est le processus du désir. Ce processus indique une zone de voisinage ou de co-présence d’une particule, le mouvement que prend toute particule quand elle entre dans cette zone : analyse de la langue chez Louis Wolfson, étude des enfants-loups chez Scherer et Hocquenghem. Non pas imiter le loup mais composer son organisme avec des particules de loups, ou des particules canines dans un devenir-chien, en fonction du rapport de mouvement/repos ou de voisinage moléculaire dans lequel elles entrent. Philippe Gavi présente la performance de Lolito. Il se peut qu’un chien exerce sa mâchoire sur du fer, mais alors il exerce sa mâchoire comme organe molaire. Mais quand Lolito mange du fer, c’est tout à fait différent : il compose sa mâchoire avec le fer de telle manière qu’il devienne lui-même une mâchoire de chien-moléculaire. Et on en vient au devenir-femme, au descriptif de la « jeune fille ». Le devenir-femme est le premier quantum. La femme est prise dans une identité molaire, prise dans une machine duelle qui l’oppose à l’homme en tant qu’elle est déterminée par sa forme et pourvue d’organes et de fonctions, et assignée comme sujet. Mais devenir-femme ce n’est pas imiter cette entité ni même se transformer en elle. Il s’agit d’émettre des particules qui entrent dans le rapport de mouvement/repos, ou dans la zone de voisinage d’une micro-féminité, c’est-à-dire produire en nous-mêmes une femme moléculaire. La femme en tant qu’identité molaire a à devenir-femme pour que l’homme aussi le devienne ; particules très douces mais aussi obstinées. La reconstruction d’un cso passe par le devenir-femme. Les jeunes filles se glissent entre les ordres, les actes, les âges, les sexes. La seule manière de sortir des dualismes c’est en suivant Virginia Woolf. La jeune-fille est comme le bloc de devenir qui reste contemporain de chaque terme opposable, homme-femme, enfant-adulte. Ce n’est pas la jeune-fille qui devient femme, c’est le devenir-femme qui fait la jeune-fille universelle. Il est sûr que la politique moléculaire passe par la jeune-fille et l’enfant. La jeune-fille et l’enfant ne deviennent pas, c’est le devenir lui-même qui est enfant ou jeune-fille. La jeune-fille est le devenir-femme de chaque sexe. Nous avons vu comment l’homme de guerre, par sa furor et sa célérité, était pris dans des devenirs-animaux irrésistibles. Ce sont ces devenirs qui trouvent leur condition dans le devenir-femme du guerrier, dans sa contagion avec elle. L’homme de guerre n’est pas séparable des Amazones. L’union de la jeune-fille et de l’homme de guerre ne produit pas des animaux, mais produit à la fois le devenir-femme de l’un et le devenir-animal de l’autre, dans un seul et même bloc, où le guerrier devient animal à son tour par contagion de la jeune-fille, en même temps que la jeune-fille devient guerrière par contagion de l’animal. Et après où tout cela va-t-il ? Vers un devenir-imperceptible. Et alors comme cela n’est pas donné à tout le monde car il y faut beaucoup d’ascèse pour éliminer tout le superflu. Devenir-imperceptible, c’est beaucoup de choses. Quel rapport entre imperceptible, indiscernable, impersonnel, on dirait d’abord être comme tout le monde. Ce n’est pas tout le monde qui devient comme tout le monde, qui fait de tout le monde, un devenir. Cela met en jeu le cosmos. Devenir comme tout le monde, c’est faire un monde, c’est faire monde, des mondes, c’est-à-dire trouver ses voisinages et ses zones d’indiscernabilité. Être à l’heure du monde, entrer dans l’impersonnalité du créateur : quand on a combiné le tout. Mais attention le mouvement doit être perçu. Si le mouvement est imperceptible, c’est par rapport à un seuil de perception auquel il appartient d’être relatif, de jouer ainsi le rôle d’une médiation. C’est le plan d’organisation qui permet cette perception bien nécessaire. Mais même sur l’autre plan, c’est le principe de composition lui-même qui doit être perçu. C’est la différence des deux plans qui fait que ce qui ne peut être perçu sur un plan, ne peut être perçu que sur l’autre. Et là il faut parler de foi (Kierkegaard). La foi est en mesure de changer la perception. 

Souvenir du secret. Le secret défini comme contenu qui a caché sa forme au profit d’un simple contenant, est inséparable de deux mouvements qui peuvent accidentellement en interrompre le cours ou le trahir, mais en font partie essentiellement : quelque chose doit suinter de la boîte, quelque chose sera perçu à travers la boîte ou dans la boîte entrouverte. Le secret a été inventé par la société. Tout secret est un agencement collectif. Il n’y a que les devenirs qui soient secrets, le secret a un devenir. Le secret a son origine dans la machine de guerre. Une société secrète agit dans la société comme machine de guerre. Mais toute société secrète comporte une arrière société encore plus secrète, soit qu’elle perçoive le secret, soit qu’elle le protège. Toute société secrète comporte son mode d’action, lui-même secret, par influence, pression, rayonnement noir, d’où naissent les mots de passe. Le devenir du secret amène celui-ci à atteindre l’imperceptible absolu : on va d’un contenu déterminé à la forme générale a priori d’un quelque chose qui s’est passé, non localisable. Le parano dénonce un complot international de tous ceux qui lui volent ses pensées intimes. Le parano pâtit des rayons qui le manipulent ; le jugement parano est comme une anticipation de la perception, qui remplace la recherche des boîtes. Mais le devenir du secret est que, là, il n’y a rien de secret. De quoi rire. Le secret prend un statut plus féminin, le devenir-femme du président Shreber. Et c’est curieux comme une femme peut être secrète en ne cachant rien. S’il y a un écrivain qui a affaire au secret, c’est Henry James. Le devenir-femme du secret, c’est un secret par transparence, qui n’est plus qu’une ligne pure laissant à peine la trace de son passage. Certains peuvent parler, ne rien cacher, ne pas mentir : ils sont secrets par transparence, impénétrables comme l’eau, incompréhensibles en vérité, tandis que les autres ont un secret toujours percé, bien qu’ils l’entourent d’un mur épais. 

Souvenirs et devenirs, points et blocs. Pourquoi y a-t-il tant de devenirs de l’homme, mais pas de devenir-homme ? C’est parce que l’homme est majoritaire et que les devenirs sont toujours minoritaires. Par majorité, nous entendons la détermination d’un état ou d’un étalon par rapport auquel les quantités plus grandes ou plus petites sont minoritaires. Majorité suppose un état de domination. C’est peut-être la situation particulière de la femme par rapport à l’étalon homme qui fait que tous les devenirs passent par un devenir-femme. Le devenir-femme affecte nécessairement les hommes autant que les femmes. Seule une minorité peut servir de medium actif au devenir, mais dans des conditions telles qu’elle cesse d’être un ensemble définissable par rapport à la majorité. Un juif devient juif mais d’un devenir juif du non juif (Monsieur Klein, film de Losey). Un devenir minoritaire n’existe que par un medium et un sujet déterritorialisé qui sont comme ses éléments. Il y a un bloc de devenir qui est un bloc d’alliance ; les deux Monsieur Klein (au début du film, Monsieur Klein est un adversaire des juifs de façon radicale mais à la fin du film les choses dans sa tête, suite à la rencontre des juifs, changent de tout au tout), le juif et le non juif entrant dans un devenir-juif. Tout devenir est un bloc de coexistence. C’est la soumission de la ligne au point qui constitue l’arborescence. Mais une ligne de devenir ne se définit ni par des points qu’elle relie ni par des points qui la composent ; au contraire elle passe par tous les points, elle ne pousse que par le milieu et file dans une direction perpendiculaire aux points qu’on a d’abord distingués, transversale au rapport localisable entre points contigus ou distants. Le milieu est l’accéléré, c’est la vitesse absolue du mouvement. La ligne ou le bloc ne relie pas la guêpe et l’orchidée, pas plus qu’elle ne les conjugue et les mélange : elle passe entre les deux, les emportant dans un commun voisinage où disparaît la discernabilité des points : rhizome. Un système sera dit ponctuel tant que les lignes y seront considérées comme des coordonnées ou comme des liaisons localisables ; les systèmes d’arborescence, molaires ou mémoriels sont ponctuels. On n’a cessé d’égrener les souvenirs dans ce chapitre, c’était à tort car nous parlions des devenirs. Reprenons les caractéristiques d’un système ponctuel : de tels systèmes comportent deux lignes de base, horizontale et verticale, qui servent de coordonnées pour l’assignation de points ; la ligne horizontale peut se superposer verticalement, la ligne verticale se déplacer horizontalement, de telles manières que de nouveaux points soient produits dans les conditions de fréquence horizontale et de résonance verticale ; d’un point à un autre une ligne peut être tracée comme liaison localisable, les diagonales joueront le rôle de liaisons pour des points de niveaux et de moments différents, instaurant à leur tour des fréquences et des résonances avec ces points d’horizon et de verticon variables, contigus ou distants. Ces systèmes sont arborescents, mémoriels, molaires, structuraux, de territorialisation ou reterritorialisation. Ce qui s’oppose au système ponctuel, ce sont des systèmes multi-linéaires. Libérer la ligne, libérez la diagonale : il n’y a pas de musicien ou de peintre qui n’aient cette intention (Debussy, Messiaen, Schumann, Kandinsky, Klee, Mondrian). La ligne ne va pas d’un point à un autre mais, entre les points, elle file dans une autre direction qui les rend indiscernables. La ligne est devenue la diagonale (carré noir sur sa pointe de Mondrian) qui n’est ni horizontale ni verticale ; mais la diagonale est devenue transversale (elle ouvre le carré sur la couleur rouge), la semi-diagonale ou la droite libre, la ligne brisée ou angulaire, ou bien la courbe, toujours au milieu d’elles-mêmes. La ligne est sans origine puisqu’elle a toujours déjà commencé en dehors du tableau qui ne la prend qu’au milieu (Monet), sans coordonnées, puisqu’elle se confond elle-même avec un plan de consistance, où elle flotte et qu’elle crée sans liaison localisable, puisqu’elle a perdu non seulement sa fonction de représentation, mais toute fonction de cerner la forme. La ligne est devenue abstraite et mutante, bloc visuel, et le point dans ces conditions trouve des fonctions créatrices comme point couleur. 

Devenir musique. Nous dirons que la ritournelle est le contenu proprement musical. Un enfant bat des mains, invente une marche adaptée aux dalles du trottoir, sur fond d’une improvisation musicale. Le motif de la ritournelle peut être l’angoisse, la peur, la joie, l’amour, le travail, la marche, le territoire ; mais la ritournelle, elle est le contenu de la musique. Ainsi la Berceuse de Moussorgsky (un enfant malade est endormi par sa mère qui à un moment quitte le chevet du malade, elle est relayée dans sa berceuse par la Mort, et ce n’est pas triste). Il faut lire Dominique Fernandez à propos de la voix dans les opéras (allemands ou italiens) en allant chercher les voix de ventre des castrats ou les contre-ut des voix de tête. Une des premières avancées de Deleuze parlait de différence et répétition pour faire entendre que la première découle de la seconde car il n’y a jamais répétition à l’identique. Il s’agit d’une recherche de déterritorialisation propre au baroque (le pli). Aux théorèmes de déterritorialisation simple que nous avions rencontré à propos du visage, nous pouvons en ajouter d’autres concernant la double déterritorialisation généralisée. La déterritorialisation est toujours double parce qu’elle implique la coexistence d’une variable majeure et d’une variable mineure qui deviennent en même temps et constituent entre elles une zone de voisinage. La double déterritorialisation non symétrique permet d’assigner une force déterritorialisante et une force déterritorialisée ; le moins déterritorialisé précipite toujours la déterritorialisation du plus déterritorialisant qui réagit d’autant plus sur lui. Le déterritorialisant a le rôle relatif d’expression et le déterritorialisé le rôle relatif de contenu ; la déterritorialisation porte l’expression et le contenu dans un tel voisinage que leur distinction cesse d’être pertinente. Un agencement n’a pas les mêmes forces ou les mêmes vitesses de déterritorialisation qu’un autre. Il faut chaque fois calculer les indices et coefficients d’après les blocs de devenir considérés, et les mutations d’une machine abstraite.

Chapitre 11 : 1837 : de la ritournelle

Trois approches qui n’en font qu’une. Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche au gré de sa chanson. Perdu il s’oriente avec sa chanson car celle-ci est comme un centre stable et rassurant au sein du chaos. La chanson saute du chaos à un début d’ordre mais risque de se disloquer à chaque instant / On est chez soi quand on dessine un cercle autour de soi et c’est un centre fragile et incertain. Les forces du chaos sont tenues à l’extérieur et l’espace intérieur protège les forces germinatives d’une tâche. Ici l’enfant chantonne pour recueillir en soi les forces du travail scolaire à fournir / Maintenant on entrouvre le cercle, on laisse entrer quelqu’un, ou bien l’on va soi-même au dehors car le cercle a aussi un côté où il s’ouvre vers le futur en fonction des forces en œuvre qu’il abrite ; il s’agit de rejoindre les forces cosmiques. On sort de chez soi au fil d’une chansonnette sur le trajet habituel, la chansonnette dessine des « lignes d’erre » avec des boucles // On a souvent souligné le rôle de la ritournelle, elle est un agencement territorial : l’oiseau chante pour marquer son territoire et cela selon les trois temps décrits ci-dessus ; on parlera d’infra-agencement, d’intra-agencement et d’inter-agencement. Du chaos naissent des milieux et des rythmes. Chaque milieu est vibratoire, c’est-à-dire un bloc d’espace-temps constitué par la répétition périodique de la composante. Ainsi le vivant est le milieu extérieur qui renvoie aux matériaux ; un milieu intérieur aux éléments composants et substances composées ; un milieu intermédiaire aux membranes et limites et un milieu annexé aux sources d’énergie et aux perceptions-actions. Chaque milieu est codé, un code se définissant par la répétition périodique, mais chaque code est en état perpétuel de transcodage : la manière dont un milieu sert de base à un autre, s’établit sur un autre, se constitue dans l’autre. La riposte des milieux au chaos c’est le rythme. Ce qu’il y a de commun au chaos et au rythme, c’est l’entre-deux milieux. C’est dans cet entre-deux que le chaos devient rythme. Un chaos n’est pas le contraire du rythme, c’est plutôt le milieu de tous les milieux. Il y a rythme dès qu’il y a communication de milieux, coordination d’espaces-temps hétérogènes. Le rythme (n’est pas la mesure), c’est l’inégal ou l’incommensurable. Le rythme est critique (et pas dogmatique). Bachelard dit que la liaison des instants vraiment actifs (rythme) est toujours effectuée sur un plan où s’exécute l’action. Atterir, s’envoler. Un milieu existe par une répétition périodique mais celle-ci n’a pas d’autre effet que de produire une différence par laquelle il passe à un autre milieu. Toutefois nous ne tenons pas encore un territoire. 

Un territoire n’est pas un milieu ni un rythme (passage d’un milieu à un autre). Un territoire emprunte à tous les milieux, il mord sur eux, il les prend à bras le corps. Il est construit avec des portions de milieux. Il a une zone intérieure de domicile, une zone extérieure de domaine, des limites plus ou moins rétractiles, des zones intermédiaires qui peuvent être neutralisées, des réserves énergétiques. Il est marqué par des indices et ces indices sont empruntés à des composantes de tous les milieux : des matériaux, des produits organiques, des états de membrane ou de peau, des sources d’énergie, des condensés perceptions-actions. Il y a territoire quand les composantes ne sont plus directionnelles mais dimensionnelles, quand elles cessent d’être fonctionnelles pour devenir expressives. Il y a territoire dès qu’il y a expressivité de rythme. Une même espèce d’oiseau peut comporter des représentants colorés ou non ; les colorés ont un territoire tandis que les ternes, les blanchâtres, sont grégaires. On sait le rôle de l’urine dans les marquages. L’artiste est le premier homme qui a marqué une borne, la propriété en découle. L’art est d’abord affiche. Les qualités expressives dessinent un territoire qui appartiendra au sujet qui les porte (poissons coraux). Ces qualités sont des signatures qui sont la marque constituante d’un domaine, d’une demeure. Messiaen dit que les oiseaux sont des artistes et ils le sont par leurs chants territoriaux. Si un voleur veut occuper indûment un espace qui ne lui appartient pas, le véritable propriétaire chante, si bien, que l’autre s’en va. Une matière comme matière expressive est affiche mais elle n’en reste pas là, elle passe par là. Mais la signature va devenir style. Les qualités expressives entrent les uns avec les autres dans des rapports mobiles qui vont exprimer le rapport du territoire qu’elles tracent avec le milieu intérieur des impulsions, et avec le milieu extérieur des circonstances. De nos chiens nous savons qu’ils exécutent avec passion les mouvements de flairer, lever, courir, traquer, et secouer à mort une proie imaginaire, sans avoir faim. D’autre part les qualités expressives entrent également dans d’autres rapports internes qui font des contre-points territoriaux ; cette fois c’est la manière dont elles constituent dans le territoire des points qui prennent en contrepoint les circonstances du milieu extérieur. Un ennemi approche, la pluie se met à tomber. Les points et contre-points ont leur autonomie, de fixité et de variabilité, par rapport aux circonstances du milieu extérieur dont ils expriment le rapport avec le territoire. Car le rapport peut être donné, sans que les circonstances le soient ; tout comme le rapport avec des impulsions peut être donné sans que l’impulsion le soit. On en arrive aux ritualisations. Deux animaux de même sexe et d’une même espèce s’affrontent ; le rythme de l’un croît lorsqu’il approche de son territoire ; le rythme de l’autre décroît quand il s’éloigne du sien ; et entre deux, sur les frontières, une constante oscillatoire s’établit : un rythme actif, un rythme passif et un rythme témoin. Ou bien un animal entrouvre son territoire au partenaire de l’autre sexe : se forme un personnage rythmique complexe, en duos, chants alternés. Un territoire assure et règle la coexistence des membres d’une même espèce, en les séparant ; mais il rend possible la coexistence d’un maximum d’espèces différentes dans un même milieu en les spécialisant. C’est en même temps que les membres d’une même espèce entrent dans les personnages rythmiques et que les espèces diverses entrent dans des paysages mélodiques, les paysages étant peuplés de personnages, les personnages appartenant à des paysages. Dans un territoire, deux effets notables ont lieu : une réorganisation des fonctions, un regroupement des forces. Les ritournelles marquent un territoire où ne peut pas s’exercer la même activité ni retentir le même chant, le même cri. Ce sont les règles de distance critique qui permettent l’exercice de la concurrence. Il y a territorialisation des fonctions, qui est la condition de leur surgissement comme travaux. Dans le territoire toutes les activités prennent une allure pratique nouvelle. Il y a un autre effet de la territorialisation, en renvoyant non pas à des travaux mais à des rites ou religions (processions vers un lieu de pèlerinage, des langoustes et des saumons). Le territoire regroupe toutes les forces des différents milieux en une seule gerbe constituée par les forces de la terre. C’est seulement au plus profond du territoire que se fait la distribution de toutes les forces diffuses de la terre, comme réceptacle ou socle. Les forces de l’eau et de l’air, l’oiseau et le poisson deviennent force de la terre. Dans un territoire il y a toujours un lieu où toutes les forces se réunissent, arbre ou bocage, dans un corps à corps d’énergie. La terre est ce corps-à-corps. 

Mais par là le territoire déchaîne quelque chose qui va le dépasser. Le territoire se forme au niveau d’un certain décodage ; il s’agit de chromosomes surnuméraires qui ne sont pas pris dans le code génétique et offrant une matière libre à la variation. C’est parce que la territorialité est en décalage par rapport au code de l’espèce qu’elle peut induire indirectement de nouvelles espèces. Partout où la territorialité apparaît, elle instaure une distance critique intra-spécifique entre membres d’une même espèce ; et c’est en vertu de son décalage par rapport aux différences spécifiques qu’elle devient un moyen de différenciation indirect, oblique. La différence entre les animaux à territoire et les animaux sans territoire, c’est que les premiers sont beaucoup moins codés que les autres. Dans l’intra-agencement, toutes sortes de composantes hétérogènes interviennent : non seulement les marques de l’agencement qui réunissent des matériaux, des couleurs, des odeurs, des sons, des postures ; mais les divers éléments de tel comportement agencé qui entrent dans un motif. Par exemple un comportement de parade se compose de danse, claquement de bec, exhibition de couleurs, posture du cou allongé, cris, lissages de plumes, courbettes, ritournelles. Mais comment cela tient-il ensemble ? C’est une question de consistance : le tenir-ensemble d’éléments hétérogènes. Mais il y a une autre question car une fonction agencée, territorialisée, acquiert assez d’indépendance pour former elle-même un nouvel agencement en voie de déterritorialisation, élément de passage à un autre agencement. Exemple des pinsons d’Australie où le mâle ne fait pas le nid (contrairement à une espèce voisine), où le mâle se contente de faire la cour à la femelle dans le comportement « du brin d’herbe ». Ce brin est un convertisseur d’agencement. Et quand le brin est abandonné, c’est pour donner place à la ritournelle amoureuse ou sociale. On passe alors aux inter-agencements. On peut classer les ritournelles en conséquence : les ritounelles territoriales qui marquent un territoire ; les ritournelles de fonctions territorialisées qui prennent une fonction spéciale dans l’agencement (la berceuse, l’amoureuse, la professionnelle, la marchande) ; les mêmes en tant qu’elles marquent maintenant de nouveaux agencements par déterritorialisation-reterritorialisation (les comptines ne sont pas chantées de la même façon selon les quartiers) où l’agencement devient autonome ; les ritournelles qui ramassent les forces soit au sein du territoire soit pour aller dehors et ici les ritournelles deviennent cosmiques.

Et il faut alors parler de nouveau de l’opposition entre systèmes d’arbres et d’autres, rhizomiques. Et dans le second cas, il faut signaler Eugène Dupréel à propos de notre question de la consistance. Il montrait que la vie n’allait pas d’un centre vers un extérieur mais l’inverse, ou plutôt d’un ensemble flou à sa consolidation. Et cela implique trois choses : qu’il n’y ait pas un commencement mais des densifications, intensifications, comme autant d’actes intercalaires ; il faut qu’il y ait des aménagements d’intervalles, des répartitions d’inégalités, où il faut parfois faire un trou ; des superposition de rythmes disparates mais avec des articulations par le dedans d’une inter-rythmicité. L’architecture en témoigne comme art de la demeure et du territoire. Des matières comme le bèton c’est une matière hétérogène dont le degré de consistance varie avec les éléments de mélange ; mais de plus, le fer y est intercalé selon des rythmes. Bien plus il forme dans les surfaces auto-porteuses un personnage rythmique complexe où les tiges ont des intervalles variables d’après l’intensité de la force à capter (armature). Ce qui rend le matériau de plus en plus riche, c’est ce qui fait tenir ensemble des hétérogènes sans qu’ils cessent d’être des hétérogènes. Ce qui les fait tenir ensemble, ce sont des oscillateurs, des synthétiseurs intercalaires, des analyseurs d’intervalles, des synchroniseurs de rythme. La consolidation est le nom terrestre de la consistance. L’agencement territorial est une consolidation de milieu, un consolidé d’espace-temps, de coexistence et de succession. Et la ritournelle, aussi, opère avec les trois facteurs. Mais il faut que les matières d’expression présentent elles-mêmes des caractères qui rendent possible une telle consistance. Le chant du pinson a trois phrases distinctes : 4 à 14 notes en crescendo et diminution de fréquence ; la seconde de 2 à 8 notes de fréquence constante plus basse que précédemment ; la troisième se terminant par une fioriture. Mais l’organisation en trois strophes, l’ordre de succession de ces strophes, le détail de l’ornement ne sont pas donnés. On dirait que ce qui manque ce sont les articulations du dedans, les intervalles, les notes intercalaires, tout ce qui fait motif et contre-point. Le sous-chant sert de marque, le plein-chant sert de style ou de motif, mais reste l’aptitude de passer de l’un à l’autre. Qu’est ce qui se passe lorsque ces composantes se sont développées en motifs et contre-points de plein-chant ? Alors nous sortons des conditions d’homogénéités qualitatives que nous nous étions donnés. Car tant qu’on reste à des marques d’un genre, elles coexistent avec celles d’un autre genre, sans plus. Or l’organisation de marques qualifiées en motifs et contre-points va entraîner une prise de consistance, ou une capture de marques d’une autre qualité, branchement mutuel de sons-couleurs-gestes, ou bien de sons d’espèces animales différentes. La consistance se fait nécessairement d’hétérogène à hétérogène, parce que maintenant les hétérogènes sont maintenant pris les uns dans les autres par la consolidation de leur coexistence et de leur succession. C’est que les intervalles, les intercalaires et les articulations, constitutifs des motifs et contre-points dans l’ordre d’une qualité expressive, enveloppent aussi d’autres qualités d’un autre ordre, ou bien des qualités du même ordre mais d’un autre sexe ou même d’une autre espèce animale. Une couleur va répondre à un son. Il y a constitution d’un opéra machinique. On vient à la description des scénopoïetes. Nombreux sont les oiseaux qui imitent le chant des autres. Le sous-chant contient des éléments qui peuvent entrer dans des organisations rythmiques et mélodiques distinctes de celles de l’espèce considérée, et fournir ainsi dans le plein-chant de véritables notes étrangères ou ajoutées. Cela peut renvoyer à un agencement inter-spécifique de type parasitaire. Mais il y a là aussi un problème d’occupation de fréquences. 

Du point de vue de la consistance, les matières d’expression ne doivent pas être seulement rapportées à leur aptitude à former des motifs et contre-points mais aussi aux inhibiteurs et aux déclencheurs qui agissent sur elles, et aux mécanismes d’innéité ou d’apprentissage, d’héréditaire ou d’acquis qui les modulent. Contrairement à l’approche éthologique, il faut partir d’une notion positive apte à rendre compte du caractère très particulier que prennent l’inné et l’acquis dans un rhizome, et qui serait comme la raison de leur mélange. L’animal est en effet en proie à des rythmes musicaux, à des thèmes rythmiques et mélodiques qui ne s’expliquent ni par l’encodage d’un disque de phonographe enregistré, ni par les mouvements d’exécution qui les effectuent et les adaptent aux circonstances. Il y aurait d’abord consistance d’une ritournelle. Dès qu’il y a agencement territorial, on peut dire que l’inné prend une figure très particulière puisqu’il est inséparable d’un mouvement de décodage, passant en marge du code. L’acquisition prend la forme du territoire où elle s’inscrit. D’où l’affect propre au natal tel qu’on l’entend dans le Lied, perdu, mais tendu vers la patrie inconnue. Le natal consiste en un décodage de l’innéité et une territorialisation de l’apprentissage, les uns sur les autres, l’un avec l’autre. Chaque fois qu’un agencement territorial est pris dans un mouvement qui le déterritorialise, on dirait que se déclenche une machine. Une machine est comme un ensemble de pointes qui s’insèrent dans l’agencement en voie de déterritorialisation pour en tracer les mutations. Une machine ouvre l’agencement sur d’autres agencements. Mais les inter-agencements peuvent non pas enrichir mais appauvrir en faisant tomber dans un trou noir. De nouveau, là, le fait de tomber dans un trou noir peut aider des processus innovateurs : des stases d’inhibitions s’associant à des déclenchements de comportements-carrefours. Par contre ceci n’est plus le cas quand les trous noirs résonnent ensemble ou que les inhibitions se conjuguent. 

Pour finir, tant les choses sont complexes, il reste à parler d’un rapport très spécial au moléculaire. Ici les matières d’expression constituent des sémiotiques. Tout ceci concerne la complexité du vivant. Il n’y a qu’une seule matière, mais elle a deux états, deux tendances de la matière atomique. De la différence, on dira qu’elle s’instaure entre systèmes stratifiés, systèmes de stratification et ensembles consistants ou auto-consistants. La consistance est loin d’être réservée à des formes vitales complexes car elle concerne déjà pleinement l’atome. Mais à côté du système de stratification, on parlera d’ensembles de consistance quand on se trouvera devant des consolidés de composantes très hétérogènes, des court-circuits d’ordre, des captures entre matériaux et forces d’une autre nature, au lieu d’une succession réglée de formes-substances. Pour la vie, ici, il y a plus-value de la déstratification. Même s’il ne faut pas oublier que la vie est faite des deux : stratification et déstratification. Cela dépasse l’application de tout ceci à des milieux pour atteindre à des territoires. Revenons aux scenopoïetes : ces oiseaux marquent leur territoire en fixant ses limites avec des feuilles d’arbre qu’il retourne pour exposer leur face argentée. L’acte de retourner les feuilles a entraîné la spécialisation du bec dentelé. Un agencement renvoie à des matières d’expression qui prennent consistance indépendamment d’un rapport forme-substance. Des causalités à l’envers se dessinent, des combinaisons moléculaires procèdent par liaisons non covalentes. Une nouvelle allure est produite par le chevauchement du sémiotique et du matériel ; mais comme il y a oscillation stratification-déstratification, les agencements oscillent entre fermeture terrtoriale et ouverture déterritorialisante, connectant in fine au cosmos. Ce que nous cherchons oscille entre le système des strates et le plan de consistance. 

Paul Klee vient refaire place à l’art : car le peintre exerce un effort par poussées pour décoller de la terre. Et on s’élève au-dessus d’elle sous l’empire de forces centrifuges qui triomphent de la pesanteur. Il faut s’intéresser aux cristaux, aux molécules, aux atomes pour le mouvement immanent. Ce monde a eu des aspects différents et a des aspects différents sur d’autres planètes. Pour capter il faut être un enfant. Mail il faut aussi les forces d’un peuple. S’en suit un survol des enjeux du classicisme, du baroque (qui travaillent des milieux), puis du romantisme (qui en vient au territoire). Paul Klee se dit anti-faustien : « les bêtes et toutes les autres créatures, je ne les aime pas avec une cordialité terrestre, les choses m’intéressent moins que les choses cosmiques ». L’agencement romantique n’affronte plus les forces du chaos, il n’approfondit plus dans les forces de la terre ou dans les forces du peuple, mais il s’ouvre aux forces du cosmos. Ce n’est pas une approche hégélienne parce que cela devrait n’être rien que de la technique. Le rapport essentiel n’est plus formes-matières, mais il n’est pas davantage dans le développement continu de la forme et la variation continue de la matière. Il se présente ici comme un rapport direct matériau-forces. Le matériau c’est une matière molécularisée. Rendre visible et non pas rendre le visible. Et ici la philosophie suit le même mouvement, comme avec Nietzsche. Les matières d’expression font place à un matériau de capture d’un cosmos énergétique, informel et immatériel. Rendre la durée sonore : l’éternel retour comme une petite rengaine qui capture les forces du cosmos. À l’époque moderne, aujourd’hui, le synthétiseur a remplacé le jugement synthétique a priori. La philosophie comme synthétiseur de pensées, fait voyager la pensée. Un ensemble flou, une synthèse de disparates n’est défini que par un degré de consistance, rendant précisément possible la distinction des éléments disparates qui le constituent. Selon Klee, il faut une ligne pure et simple, jointe à une idée d’objet, et rien de plus. Le peuple maintenant, c’est le plus molécularisé, une population moléculaire, un peuple d’oscillateurs qui sont autant de forces d’interactions. Les pouvoirs établis ont occupé la terre, et ils ont fait des organisations de peuples. Beaucoup d’artistes s’y opposent. Il faut ici convoquer d’autres populations moléculaires (que celles créées par les mass-medias), pour faire advenir le peuple-à-venir. Le peuple, c’est ce qui manque le plus. Classicisme, romantisme, période moderne travaillent toutes avec les mêmes supports. La différence réside dans des seuils de perception, des seuils de discernabilité, qui appartiennent à tel ou tel agencement. Et le chapitre s’achève par un résumé autour de la ritournelle. La ritournelle en soi n’a pas la capacité de donner accès au cosmos sans qu’il y ait une oreille attentive pour la saisir dans ce sens. Car il y a un bon et un mauvais usage de la ritournelle (cela peut virer au fascisme). Le devenir-oiseau de Mozart ne se sépare pas d’un devenir initié de l’oiseau, et fait bloc avec lui. 

Et nous voici à la fin du second résumé. Il en reste un troisième et ce sera le dernier