Pour rappel L’Anti-Œdipe (cf wikipedia) qui date de 1972 veut corriger l’erreur qui consiste à penser le désir comme manque et postule que ce n’est pas la folie qui doit être réduite à l’ordre en général, mais au contraire le monde moderne en général ou l’ensemble du champ social qui doivent être interprétés en fonction de la singularité du fou. Selon les auteurs, le désir ou plutôt la dimension que montre le désir garantit la libre configuration des singularités et des forces en mesure de mettre l’histoire en mouvement.
Ce livre est constitué de 15 plateaux. Le résumé se fera en trois parties.
Introduction : rhizome (comptée comme premier chapitre)
Un livre n’a pas d’objet ni de sujet, il est fait de matières diversement formées, de dates et de vitesses très différentes. Dès qu’on attribue le livre à un sujet, on néglige ce travail des matières et l’extériorité de leurs relations. On fabrique un bon Dieu pour des mouvements géologiques. Dans un livre comme dans toute chose, il y a des lignes d’articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités, mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de déterritorialisation et de déstratification. Les vitesses comparées d’écoulement d’après ces lignes entraînent des phénomènes de retard tardif, de viscosité, ou au contraire de précipitation et de rupture. Tout cela, les lignes et les vitesses mesurables, constitue un agencement.
Un livre est un tel agencement comme tel inattribuable : c’est une multiplicité qui ne peut être attribuée à un auteur ; et nous l’avons écrit à deux ; et chacun de nous est en lui-même un nœud de rencontres multiples. Un agencement machinique est tourné vers les strates qui en font sans doute un organisme ou bien une totalité signifiante, ou bien une détermination attribuable à un sujet, mais néanmoins aussi vers un corps sans organes (cso) qui ne cesse de défaire l’organisme, de faire passer et circuler des particules a-signifiantes, intensités pures, et de s’attribuer les sujets, auxquels il ne laisse plus qu’un nom comme trace d’une intensité. On ne demandera jamais ce que veut dire un livre mais on se demandera avec quoi il fonctionne, en connexion de quoi il fait ou non passer des intensités, dans quelles multiplicités il introduit en métamorphose la sienne, avec quels corps sans organes il fait lui-même converger le sien. Un livre est une petite machine.
Quel est le corps sans organes d’un livre ? il y en a plusieurs, d’après la nature des lignes considérées, d’après leur teneur ou densité propre, d’après leur possibilité de convergence sur un plan de consistance qui en assure la sélection. L’essentiel ce sont les unités de mesure (quantifier l’écriture) : les stratomêtres, les déléomêtres, les unités cso de densité, les unités cso de convergence ne forment pas seulement une quantification de l’écriture, mais définissent celle-ci comme étant la mesure d’autre chose. Écrire n’a rien à voir avec signifier mais avec arpenter, cartogrphier, même des contrées à venir. Un premier type de livre c’est le livre-racine. C’est le livre classique parce que l’arborescence est l’image pilote d’une littérature « qui imite le monde ». Mais c’est une vision « fatiguée » parce que la nature ne fonctionne pas comme çà ! Les racines y sont pivotantes (et non pas renvoi à l’Un ou au Sujet), à ramification plus nombreuse, latérale et circulaire, non pas dichotomique. La pensée classique n’a jamais compris la multiplicité. Le système radicelle est la deuxième figure du livre : la réalité naturelle y apparaît dans l’avortement de la racine principale, comme pour les boutures. Quoiqu’il en soit ici, il y a sous-jacent le besoin d’une réflexion spirituelle qui recherche l’Un ou une Totalité plus compréhensive : chaque fois qu’une multiplicité est prise dans une structure, sa croissance est compensée par une réduction des lois de combinaison. Les mots de Joyce à racines multiples ne brisent l’unité binaire du mot que pour poser l’unité cyclique de la phrase ou du savoir. Autant dire que le système fasciculé ne rompt pas avec le dualisme, avec la complémentarité sujet-objet, d’une réalité naturelle et d’une réalité spirituelle. Étrange mystification que celle du livre d’autant plus total que fragmenté. Le multiple, il faut le faire. Et il y a à soustraire l’unique de la multiplicité, à constituer comme n-1.
Le rhizome, ce sont les bulbes (les pommes de terre, le chiendent). Pour convaincre, énumérons les six principes en jeu.
Les deux premiers sont le principe de connexion et le principe d’hétérogénéité. N’importe quel point du rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être. c’est très différent d’un arbre ou d’une racine qui fixent un point, un ordre. Dans le rhizome chaque trait ne renvoie pas nécessairement à un trait linguistique : des chaînons sémiotiques de toute nature y sont connectés à des modes d’encodage très divers, chaînons biologiques, politiques, économiques, mettant en jeu non seulement des régimes de signes différents mais aussi des statuts d’états de choses. Les agencements collectifs d’énonciation fonctionnent directement dans les agencements machiniques. La linguistique de Chomsky n’est pas assez abstraite pour atteindre à la machine qui opère la connexion d’une langue avec des contenus sémantiques et pragmatiques d’énoncés, avec des agencements collectifs d’énonciation, avec toute une micropolitique du champ social. Un rhizome ne cesserait de connecter les chaînons sémiotiques, des organisations de pouvoir, des occurrences renvoyant à l’art, aux sciences, aux luttes sociales.
Le troisième principe est celui de la multiplicité. Les fils de la marionnette, en tant que rhizome, ne renvoient pas à la volonté supposée de l’artiste ou du montreur, mais à la multiplicité des fibres nerveuses qui forment à leur tour une autre marionnette siuvant d’autres dimensions connectées aux premières. Les fils, c’est la trame. Et les fibres nerveuses plongent à travers la grille jusqu’à l’indifférencié. Nous n’avons pas d’unités de mesure mais seulement des multiplicités ou variétés de mesure (primat du domaine sur un complexe de nombres attaché à ce domaine). Toutes les multiplicités sont plates, elles ne se laissent pas surcoder. (Toujours, par contre, l’Unité opère au sein d’une dimension vide supplémentaire à celle du système considéré). Toutes les multiplicités occupent toutes leurs dimensions : on parlera de plan de consistance des multiplicités, bien que ce plan soit à dimension croissante, suivant le nombre de connexions qui s’établissent en lui. Les multiplicités s’établissent par le dehors, par la ligne de fuite ou de déterritorialisation. Il y a impossibilité de toute dimension supplémentaire sans que la multiplicité se transforme suivant cette ligne de fuite.
Le quatrième est le principe de rupture a-signifiante. Il y a rupture dans le rhizome chaque fois que des lignes segmentaires explosent dans une ligne de fuite, mais la ligne de fuite fait partie du rhizome. Comment les mouvements de déterritorialisation et les procès de reterritorialisation ne seraient-ils pas relatifs, perpétuellement en branchement, pris les uns dans les autres ? L’orchidée se déterritorialise en formant une image, un calque de guêpe ; mais la guêpe se reterritorialise sur cette image. La guêpe se déterritorialise pourtant, devenant une pièce dans l’appareil de reproduction de l’orchidée, mais elle reterritorialise l’orchidée en en transportant le pollen. La guêpe et l’orchidée font rhizome en tant qu’hétérogènes. On asiste ici à une capture de code, augmentation de valence, véritable devenir. Il n’y a pas imitation mais explosion de deux séries hétérogènes dans la ligne de fuite composée d’un rhizome commun qui ne peut être attribué. Suit un autre exemple : le passage du virus du babouin au chat domestique : les transferts de matériel génétique par virus, les fusions de cellules issues d’espèces différentes, ont des résultats analogues aux amours abominables chères à l’Antiquité et Moyen-Âge. Il faut chercher toujours le moléculaire (et non le molaire).
Les cinquième et sixième sont les principes de cartographie et de décalcomanie. Un rhizome n’est justiciable d’aucun modèle structural ou génératif. Il est étranger à toute idée d’axe génétique comme de structure profonde, car ce sont là des principes de calque. Mais le rhizome c’est plutôt une carte. La carte est expérimentation en prise sur le réel. Elle concourt à la connexion des champs, au déblocage des corps sans organes, à leur ouverture maximum sur un plan de consistance. Elle fait partie elle-même du rhizome. Mais n’est-ce pas le propre d’une carte de pouvoir être décalquée ? Et à l’inverse il faut toujours reporter le calque sur la carte car le calque a transformé le rhizome en racine ; il a organisé, stabilisé, neutralisé les multiplicités selon des axes de signifiance et de subjectivation qui sont les siens. Et c’est « dangereux » parce que le calque reproduit les impasses, les blocages, les germes de pivôt ou les points de structuration. D’où l’importance de rapporter les calques sur la carte, de rapporter les racines ou les arbres au rhizome. De façon à pointer les impasses sur la carte afin de les ouvrir sur des lignes de fuite possible. Il en serait de même pour une carte de groupe : montrer à quel point du rhizome se forment des phénomènes de massification, bureucratie, leadership, fascisations. Quelles lignes subsistent pourtant même souterraines, continuant à faire obscurément rhizome ?
Le repérage ne dépend pas ici d’analyses théoriques impliquant des universaux, mais d’une pragmatique qui compose les multiplicités ou les ensembles d’intensités. La bureaucratie elle-même peut se mettre à faire rhizome, à bourgeonner comme dans un roman de Kafka. Une perception hallucinatoire, un jeu d’images se détachent et renversent l’hégémonie du signifiant. Un événement microscopique bouleverse l’équilibre d’un pouvoir local. Amsterdam, ville pas du tout enracinée, ville rhizome avec ses canaux-tiges où l’utilité se connecte avec la plus grande folie, dans son rapport avec une « machine de guerre » commerciale. Le cerveau n’est pas une matière enracinée ; c’est un « uncertain nervous system », entre mémoire longue et mémoire courte qui comprend l’oubli comme processus. Rosenthiel et Petitot choisissent des systèmes a-centrés, réseaux d’automates finis où la communication se fait d’un voisin à un voisin quelconque, où les tiges ou canaux ne préexistent pas, où les individus sont interchangeables, se définissent seulement par un état à tel moment, de telle façon que les opérations locales se coordonnent et que le résultat final global se synchronise indépendamment d’une instance centrale. La question c’est de produire de l’inconscient et avec lui de nouveaux énoncés, d’autres désirs.
Par rapport à l’Occident l’Orient offre une autre figure. Il y a opposition entre les morales ou philosophies de la transcendance et celles de l’immanence. Le rhizome est une libération de la sexualité non seulement par rapport à la reproduction mais aussi la génitalité. Une espèce de plateau continu d’intensités est substitué à l’orgasme, à la guerre, ou au point culminant. Il y a du despotisme aussi dans le rhizome ; aussi le dualisme est précieux pour servir de point d’appui. Il y a modèle, il y a processus ; il y a un aller-retour permanent entre carte et calque et si on pointe la Chine, elle n’est précieuse qu’à côté de l’Amérique. Le despote chinois est un fleuve, pas une source ; l’Amérique a inversé l’Orient avec le Far West et ce faisant a introduit la réversion.
Chapitre 2 : un seul ou plusieurs loups (1914)
Ce jour-là, l’Homme aux Loups. Freud ne guérira pas son patient malgré ce qu’il en a affirmé et il y aura analyse sans cesse reprise jusqu’à Lacan. Mais en 1915 Freud écrira « L’Inconscient (ICS) », un article où il précise la différence entre psychose et névrose. L’art de l’ICS c’est l’art des multiplicités moléculaires. Hélas, rapidement Freud reviendra à du molaire centré sur ses thèmes familiers : le père, le pénis, le vagin, la castration. Tout tout près de trouver un rhizome, il en revint aux racines : quand la chose éclate et y perd son identité, le mot est encore là pour la lui ramener ou pour lui en inventer une. Freud compte sur le mot pour rétablir une unité qui n’était plus dans les choses.
Nous ne sommes pas passés loin des loups. Et leurs traces, car l’Homme aux Loups dans son deuxième épisode, psychotique, en suivra les variations ou le trajet mouvant jusqu’à surveiller les petits trous ou cicatrices sur la peau de son nez. Dans son premier épisode « névrotique », le patient racontait qu’il a rêvé de 6 ou 7 loups sur un arbre (et il en avait dessiné 5). Personne n’ignore que les loups vivent en bande, en meute, sauf Freud. Celui-ci emploie le mode de réduction « qualifié de propre à la névrose » : non pas subsomption verbale au niveau de la représentation de mot, mais association libre d’une représentation de choses. Le résultat c’est que, des loups, nous devons expurger la multiplicité en suivant …le conte du « Le loup et les 7 chevreaux », dont 6 seulement furent mangés ! le 7ème c’est l’ Homme aux Loups caché dans l’horloge : 5 loups parce que c’est à 5 h que le patient surprend ses parents au lit en plein coït. On en vient ensuite à 3 parce que les parents feront l’amour 3x, 2 loups puisque les parents s’accouplent more ferrarum comme les chiens observés dans la rue ; un loup enfin soit le père et même 0 loup parce que le loup a perdu sa queue !! En clair Freud ignore tout de l’appel des loups, de l’appel à devenir-loup ; car ici ce qui compterait c’est de saisir la position de la meute et la position du sujet par rapport à la meute, sa façon d’y entrer ou pas dans cette masse.
En regard voici un rêve de Franny, un rêve schizo. Il y a un désert et cela n’aurait aucun sens de dire que je suis dans ce désert. C’est une vue panoramique d’un désert qui n’est ni tragique ni inhabité ; il n’est désert que par sa couleur et la lumière chaude. Là dedans il y a foule, un essaim d’abeilles, mêlées de footballeurs ou de groupes de touaregs. Je suis en bordure de ce groupe, à la périphérie (ce serait ma mort que de tomber au centre), mais j’y appartiens, j’y suis attaché par une extrémité de mon corps, une main ou un pied. Je ne vivrais plus si je ne me tenais pas au bord ; cette périphérie est mon seul lieu possible mais il me faut aussi garder contact avec cette foule, ce qui n’est pas facile : car ces êtres tournent dans tous les sens si bien que je suis moi-même perpétuellement mobile. Tout cela exige une grande tension.
Problème du peuplement dans l’ICS : tout ce qui passe par les pores du schizo, les veines du drogué, fourmillements, grouillements, animations, intensités, races et tribus. Dans chaque pore, il me pousse des bébés ; je ne veux pas qu’on me fasse des piqûres, sauf d’alcool camphré, sinon il me pousse des seins dans chaque pore. Freud a tenté d’aborder les phénomènes de foule du point de vue de l’ICS mais il n’a pas bien vu. Il ne voyait pas que l’ICS lui-même était d’abord une foule ; il prenait des foules pour une personne. Mais les schizos ne prennent pas les rumeurs et les poussées de la foule pour la voix de papa. Une multiplicité de loups et de chacals (allusion au titre d’une nouvelle de Kafka). Tout cela ne se laisse pas réduire mais nous renvoie à un certain statut des formations de l’ICS. Essayons de définir les deux facteurs (cso, rhizome) qui interviennent ici.
Il y a d’abord quelque chose qui joue le rôle du corps plein, le corps sans organes (cso) : c’est le désert dans le rêve de Franny. C’est l’arbre dépouillé où les loups sont perchés dans le rêve de l’Homme aux Loups (HL). C’est la peau comme enveloppe, la chaussette comme surface réversible. Personne ne fait l’amour sans constituer à soi tout-seul, avec l’autre ou les autres, un cso. Un cso n’est pas un corps vide et dénué d’organes, mais un corps sur lequel ce qui sert d’organes (loups, yeux de loups, mâchoires de loups) se distribuent d’après des phénomènes de foule, suivant des mouvements browniens, sous forme de multiplicités moléculaires. Le désert s’oppose à l’organisation des organes en tant qu’elle composerait l’organisme. Le cso n’est pas un corps mort mais un corps vivant, d’autant plus grouillant qu’il a fait sauter l’organisme et son organisation. Un schizo n’a pas de père ni de mère, il a seulement un désert et des tribus qui y habitent, un corps plein et des multiplicités qui s’y accrochent.
Ensuite, la nature de ces multiplicités et de leurs éléments, le rhizome. Un des caractères essentiels du rêve de multiplicité est que chaque élément ne cesse pas de varier et de modifier sa distance par rapport aux autres. Sur le nez de HL, les éléments ne cesseront de danser, grandir et diminuer, déterminés comme pores de la peau, petites cicatrices dans les pores, petits fossés dans le tissu cicatriciel. Or ces distances variables ne sont pas des quantités extensives et divisibles, mais des « relativement indivisibles », c’est-à-dire qui ne se divisent pas en-deçà ou au-delà d’un certain seuil, n’augmentent ni diminuent, sans que leurs éléments ne changent de nature. N’est-ce pas déjà le caractère intensif des éléments et de leurs rapports dans ce genre de multiplicité ? Exactement comme une vitesse, une température ne se composent pas de vitesses ou de températures, mais s’enveloppent dans d’autres ou en enveloppent d’autres qui marquent chaque fois un changement de nature (eau qui bout ou qui gèle proche de zéro). Cela est tel parce que ces multiplicités n’ont pas le principe de leur métrique dans un milieu homogène, mais ailleurs dans des forces qui agissent en elles, dans ces phénomènes physiques qui les occupent, précisément dans la libido, qui les constituent du dedans et qui ne les constituent pas sans se diviser en flux variables et qualitativement distincts. Il faut comprendre en intensité.
Le loup c’est la meute, c’est-à-dire la multiplicité appréhendée en un instant, par son rapprochement ou son éloignement du zéro, distances chaque fois indécomposables. Le zéro c’est le cso du schizo. Il n’y a rien de négatif dans l’ICS mais des rapprochements et des éloignements indéfinis du point zéro, lequel n’exprime pas du tout le manque, mais la positivité du corps plein, comme support ou suppôt. Les loups désignent une intensité, une bande d’intensité, un seuil d’intensité sur le cso de HL. Chez le dentiste, on lui dit qu’il va perdre ses dents à cause de son coup de mâchoires. La mâchoire comme intensité supérieure, les dents comme intensité inférieure et les gencives purulentes comme rapprochement du zéro. Le loup n’est pas une représentation, c’est un « je sens ». Je sens que je deviens loup. Et qui peut croire que la machine anale n’ait rien à voir avec la machine des loups : l’anus aussi exprime une intensité ; ici rapproché du zéro de la distance qui ne se décompose pas sans que les éléments changent de nature. Et n’est-ce pas par l’anus que l’enfant tient aux loups ? Une mâchoire de loup n’est pas une mâchoire, ce n’est pas si simple. Mâchoire et loup forment une multiplicité qui se modifie dans œil et loup, anus et loup, d’après d’autres distances, suivant d’autres vitesses, avec d’autres multiplicités, dans les limites du seuil. Devenir-loup, devenir-trou, c’est se déterritorialiser d’après des lignes distinctes enchevêtrées. Un trou n’est pas plus négatif qu’un loup. La castration, le manque, le substitut, c’est une histoire racontée par un idiot trop conscient. Les trous ne sont pas des absences de particules mais des particules allant plus vite que la lumière (éclairage par la physique).
Pour penser la multiplicité à l’état pur, il faut penser le multiple comme un substantif. Riemann trouve la distinction des multiplicités discrètes et des multiplicités continues, ces dernières ne trouvant « le principe de leur métrique » que dans les forces agissant en elles (les tenseurs). Et puis Meinong et Russell viendront (une des branches de la bifircation ouverte ici part vers la philosophie analytique). Mais aussi Bergson qui distingue les multiplicités numériques et étendues ou des multiplicités qualitatives et durantes. Elias Canetti distingue deux types de multiplicités qui tantôt se pénètrent et tantôt s’opposent. : la masse et la meute. Dans la meute chacun reste seul en étant pourtant avec les autres, ainsi des loups chasseurs. Chacun mène sa propre affaire en même temps qu’il participe à la bande. Au schizo on oppose le parano qui est sujet de la masse, avec toutes les identifications de l’individu en groupe : être bien pris dans la masse, se rapprocher du centre, ne jamais rester en bordure sauf en service commandé. Il n’est pas question d’opposer (et exclure) les deux types de multiplicités, les machines molaires et les machines moléculaires, suivant un dualisme qui ne vaudrait pas mieux que celui du Un et du multiple. Il y a seulement des multiplicités de multiplicités qui forment le même agencement, qui s’exercent dans le même agencement : les meutes dans les masses et inversément. Le devenir-animal, le devenir-moléculaire, le devenir-inhumain passent par une extension molaire, une hyperconcentration humaine. On ne séparera pas chez Kafka l’érection d’une grande machine bureaucratique parano (la Colonie pénitenciaire), et l’installation des petites machines schizo d’un devenir-chien, d’un devenir-coléoptère (la Métamorphose). On ne séparera pas chez HL, le devenir-loup du rêve, et l’organisation religieuse et militaire des obsessions.
Face à cela la psychanalyse fait des réductions ; ainsi par rapport au deuxième rêve de HL au moment de l’épisode dit psychotique : dans une rue un mur avec une porte fermée, et à gauche une armoire vide ; le patient devant l’armoire et une grande femme à petite cicatrice qui semble vouloir contourner le mur ; et derrière le mur, des loups qui se pressent vers la porte. Dans un état métastable, les loups sont passés du côté d’une grande machine sociale parce que les loups sont les bolcheviks, masse révolutionnaire qui a confisqué la fortune de HL. Ici il ne suffit pas d’attribuer au PCS les structures molaires ou les machines de masse, en réservant pour l’ICS un autre genre de machines ou de multiplicités. Car ce qui appartient de toute façon à l’ICS c’est l’agencement des deux ; la libido baigne tout. Que veut dire aimer quelqu’un ? Toujours à saisir dans une masse, l’extraire d’un groupe, même restreint, auquel il participe, et puis chercher ses propres meutes, les multiplicités qu’il enferme en lui, et qui sont peut-être d’une toute autre nature. Les joindre aux miennes, les faire pénétrer dans les miennes, et pénétrer les siennes. Pas d’amour qui ne soit exercice de dépersonnalisation sur un cso à former. Et c’est au point le plus haut de cette dépersonnalisation que quelqu’un peut être nommé. La distinction n’est pas celle de l’extérieur et de l’intérieur, toujours relatifs et changeants, intervertibles, mais celle de multiplicités qui co-existent, se pénètrent et changent de place : des machines, rouages, moteurs et éléments qui interviennent à tel moment pour former un agencement producteur d’énoncé : je t’aime ! Nous disons que l’agencement est fondamentalement libidinal et ICS. Le nom propre est l’appréciation instantanée d’une multiplicité : l’Homme aux Loups.
Chapitre 3 : (10.000 ACN) : la géologie de la morale (pour qui elle se prend la Terre ?)
Le Professeur Challenger, personnage de Conan Doyle, fit une conférence où il expliqua que la Terre – la Déterritorialisée, la Glaciaire, la Molécule géante – était un cso ; le cso était traversé de matières instables non formées, de flux en tout sens, d’intensités libres ou de singularités nomades, de particules folles ou transitoires. Mais là n’est pas le plus important parce que au même moment sur la Terre un phénomène formidable se produisait : la stratification. Les « strates » étaient des couches, elles consistaient à former des matières, à emprisonner des intensités ou à fixer des singularités dans des systèmes de résonance et de redondance, à constituer des molécules plus ou moins grandes sur le corps de la Terre et à faire entrer ces molécules dans des ensembles molaires. Les strates étaient des trous noirs qui s’efforçaient de retenir tout ce qui passait à leur portée. Elles opéraient par codage et territorialisation sur la Terre… mais le cso ne cessait de se dérober, de fuir, de se déstratifier, de se décoder, de se déterritorialiser. Une stratification est un plan de consistance plus compact entre deux couches. Les couches étaient les strates elles-mêmes ; elles allaient par deux, l’une servant de « substrate » pour l’autre. La surface de stratification ne se confond pas avec les strates, un agencement machinique. L’agencement est entre deux couches et a donc une face tournée vers les strates (c’est alors une « interstrate ») mais il a une face tournée ailleurs, vers le cso, sur le plan de consistance (c’est donc une « métastrate »). En effet le cso forme le plan de consistance qui devenait compact ou s’épaisissait au niveau des strates.
Ce n’est pas seulement les strates qui vont par deux au moins, mais d’une autre façon chaque strate est double (elle aura donc plusieurs couches) ; chaque strate présente des phénomènes constitutifs de double articulation. La « double articulation » est tellement variable que nous ne pouvons pas partir du modèle général, mais d’un cas simple. La première articulation préserverait tous les flux de particules instables, des unités moléculaires ou quasi-moléculaires métastables – « les substances » -, auxquelles elles imposerait un ordre statistique de liaisons ou successions – « les formes » -. La deuxième articulation opérerait la mise en place de structures stables, compactes et fonctionnelles (formes) et constituerait les composés molaires où ces structures s’actualisent en même temps (substances). La première articulation c’est la sédimentation qui emplile les unités de sédiments cycliques selon un ordre statistique, le flysch, avec la succession de grès et de schistes. La deuxième articulation c’est le plissement qui met en place une structure fonctionnelle stable et assure le passage des sédiments aux roches élémentaires.
Ici on va trop vite car on passe au-dessus de l’immense diversité des strates énergétiques, physico-chimiques, géologiques ; on tombe sur les strates organiques ou sur l’existence d’une grande stratification organique. Or le problème de l’organisme – comment faire un organisme au corps – c’est là encore celui de la relation articulaire. Les Dogons ont une compréhension de la façon dont un organisme advenait au corps du forgeron : sous l’effet d’une machine qui en opérait la stratification dans le choc ; la masse et l’enclume lui avaient brisé les bras et les jambes à hauteur des coudes et des genoux, qu’il n’avait pas jusque là. Il recevait les articulations propres à la nouvelle forme humaine qui serait vouée au travail. Une double articulation opère ici : au niveau de la morphogenèse, des réalités de type moléculaire aux relations aléatoires sont prises dans des phénomènes de foule (et cela donne la fibre protéinique), mais ces ensembles sont pris dans des structures stables qui élisent les composés stéréoscopiques qui forment les organes et distribuent des centres capables de surveiller les foules, les mécanismes, d’utiliser et réparer l’outillage (surcodage par repliement de la fibre sur une structure compacte). À ce niveau la chimie cellulaire préside à la constitution des protéines à travers une double articulation. Celle-ci passe à l’intérieur du moléculaire entre petites et grosses molécules, segmentarité par remaniement successif, segmentarité par polymérisation. Dans un premier temps, la chimie crée de petits composés, quelques dizaines tout au plus. Dans un second temps, les petites molécules sont assemblées pour produire des grosses. La polymérisation est une opération qui lie les unités bout à bout formant des chaînes. Par une série d’étapes, le code génétique n’est plus séparable à son tour d’une double articulation qui passe entre deux types de molécules, indépendants : la séquence des unités protéiniques, la séquence des unités nucléiques. Les unités d’un même type ont un rapport binaire et les unités de types différents ont des rapports bi-univoques.
On appelle matière, le plan de consistance où le cso – c’est-à-dire le corps non formé, non organique, non stratifié et tout ce qui coulait sur un tel corps, particules submoléculaires et subatomiques, intensités pures. On appelait « contenu » les matières formées qui devaient être vues depuis deux points de vue : celui de la substance en tant que telles matières étaient choisies ; de la forme en tant qu’elles étaient choisies dans un certain ordre. On appellerait « expression » les structures fonctionnelles qui devaient elles-mêmes être vues d’un double point de vue : celui de l’organisation de leur propre forme ; et celui de la substance en tant qu’elles formaient des composés. Il y avait toujours dans uns strate une dimension de l’exprimable comme condition d’une invariance relative. Ce ne sont pas que les plantes et les animaux qui chantent la Gloire de Dieu mais aussi les rochers et les fleuves. Voilà donc que la première articulation concerne le contenu et la seconde, l’expression. Entre les deux il n’y a jamais correspondance ni conformité mais seulement isomorphisme avec présupposition réciproque. Entre contenu et expression, la différence est toujours réelle (entre substance et forme, la différence est seulement mentale ou modale). Même dans leur distinction réelle, contenu et expression sont des relatifs. Même dans son pouvoir d’invariance, l’expression est une variable autant que le contenu. Contenu et expression sont les deux variables d’une fonction de stratification. Entre les deux il y a des états intermédiaires, des niveaux, des échanges, des équilibres par lesquels passe un système stratifié. Chaque articulation redouble la double articulation substance-forme : nous le voyons pour la strate organique : les protéines de contenu ont deux formes dont l’une (la fibre repliée) prend un rôle d’expression fonctionnelle par rapport à l’autre. Et de même du côté des acides nucléiques d’expression, des articulations doubles font jouer à certains éléments formels et substantiels un rôle de contenu par rapport à d’autres : non seulement la moitié de la chaîne qui se trouve reproduite par l’autre devient contenu, mais la chaîne reconstituée devient elle-même contenu par rapport au messager. Dans une strate il y a des double-binds.
On en vient à se demander ce qui varie et ce qui ne varie pas dans une strate donnée ; qu’est-ce qui fait l’unité et la diversité d’une strate ? car la matière du plan de consistance est hors-strate. Mais sur une strate les matériaux moléculaires empruntés aux substrates peuvent être les mêmes sans que les molécules le soient pour autant. L’unité de la composition de la strate organique se définit au niveau des matériaux et de l’énergie, des éléments substantiels et des radicaux, des liaisons et des réactions. Mais ce ne sont pas les mêmes molécules, ni les mêmes substances ni les mêmes formes. S’en suit insérée ici une discussion fictive entre Geoffroy Saint Hilaire et Cuvier qui se verra adjoindre Darwin qui amène un élément décisif. Pour Geoffroy Saint Hilaire ce qui compte ce sont les « degrés de développement », là où Cuvier classait par « types de formes » dont les définitions sont nettes et stables. Mais avec Darwin les degrés de développement et les types de formes subissent des transformations suivant une double tendance : les types de formes se comprennent à partir de « populations », meutes et colonies, collectivités ou multiplicités ; et les degrés de développement se comprennent en termes de vitesses, de taux, de coefficients, de « rapports différentiels ». Ceci implique un couplage individus-milieux sur la strate. Supposant une population moléculaire dans un milieu donné, les formes ne préexistent pas à cette population, les formes sont des résultats statistiques. La population se répartira d’autant mieux dans le milieu qu’elle prendra des formes divergentes où ses éléments entreront dans des composés ; l’embryogénèse et la phylogénèse inversent leurs rapports. Ce sont là des acquis nomades avec des frontières mouvantes de population ou des variations de multiplicités. La biochimie confirme au niveau d’un seul et même individu global et statistique d’un même échantillon, l’importance déterminante des populations moléculaires et des taux microbiologiques (l’innombrable séquence dans une chaîne et la variation d’un seul segment au hasard dans cette même séquence).
On en passe par le cristal : sur une strate cristalline, le milieu amorphe est extérieur au germe au moment où le cristal n’est pas encore constitué ; mais le cristal ne se constitue pas sans intérioriser des masses de matériel amorphe ; inversément l’intériorité du germe cristallin doit passer dans l’extériorité du système où le milieu amorphe peut cristalliser (aptitude à prendre une autre organisation). Au point que c’est le germe qui vient du dehors ; bref l’intérieur et l’extérieur sont l’un comme l’autre intérieurs à la strate. De même pour l’organique : les matériaux fournis par les substrates sont bien un milieu extérieur constituant la soupe prébiotique, tandis que les catalyseurs jouent le rôle d’un germe pour former des éléments et même des composés substantiels intérieurs. Mais ces éléments et composés s’approprient les matériaux, non moins qu’ils s’extériorisent par réplication dans les conditions de la soupe primitive. Là encore l’intérieur et l’extérieur s’échangent sur une « limite » qui est la limite du cristal ou la membrane de la cellule. Il y a comme une seule et même machine abstraite enveloppée dans la strate, et constituant son unité : c’est l’Oecumène par opposition au Planomène du plan de consistance. Mais attention, la couche centrale unitaire de la strate n’est pas isolable. Des flux ne cessent de rayonner et de rebrousser. Il y avait poussée et multiplication d’ « états intermédiaires » : on appelle « épistrate » ces états intermédiaires, ces poussées, ces niveaux. Une strate prise dans son unité de composition n’existe que dans ses épistrates substantielles, qui en brisent la continuité. L’anneau central n’existe pas indépendamment de la périphérie.
Mais ce n’est pas tout ; il n’y avait pas seulement relativité de l’intérieur et de l’extérieur mais toute une histoire de la membrane. Dans la mesure où les éléments et composés s’incorporaient les matériaux, les organismes correspondants étaient forcés de s’adresser à des matériaux différents plus étrangers et moins commodes, qu’ils empruntaient soit à des masses encore intactes, soit au contraire à d’autres organismes (milieu associé ou annexé). Le milieu associé se définit par des captures de sources d’énergie (il ne faut pas seulement se nourrir, il faut respirer) et là, il y faut « perception », c’est-à-dire saisie, discernement des matériaux soit présents, soit absents. On en vient ici au monde animal et à la Tique de von Uexküll : les milieux associés sont en rapport étroit avec des formes organiques (énergie gravifique de la chute, perception de sueur, caractère actif de la piqûre). Une telle forme n’est pas une structure simple, c’est une structuration, une constitution du monde associé. D’où l’importance d’un « code » en jeu sur la limite, et on parlera de « parastrates ». Pourquoi les formes, les types de formes dans les parastrates, doivent être compris par rapport à des populations et pourquoi les degrés de développement sur les épistrates doivent être compris comme des taux, des rapports différentiels, voilà où on en vient. Si un code prend ou pas, c’est parce que l’individu codé fait partie d’une population. Mais qu’est-ce que signifie un changement de code ? En tout cas le changement ne provient pas d’un passage entre formes préétablies ; il faut voir que le code est inséparable d’un processus de décodage qui lui est inhérent. Non seulement un code a des suppléments capables de varier librement, mais un même segment peut être copié deux fois, le second devenant libre pour la variation.
Si les formes renvoient à des codes, à des processus de codage et décodage dans les parastrates, les substances comme matières formées renvoient à des territorialités et à des mouvements de déterritorialisation sur les épistrates. Mais il y a une grande béance entre code et « territorialité ». Les modifications de code sont aléatoires mais ce sont les effets sur les milieux intérieurs, leur compatibilité qui décident de leur popularisation. On en vient donc aux signes territoriaux dans le monde animal. Tout animal qui s’aventure en milieu étranger, a besoin d’une « ligne de fuite » pour pouvoir rejoindre la sécurité de son monde associé. Avec l’assèchement de la mer, le poisson primitif quitta son milieu associé pour explorer la terre ferme et il n’emporte plus les eaux qu’à l’intérieur de lui-même, à l’intérieur de ses membranes amniotiques pour la protection de l’embryon. Les strates ne cessent pas d’être secouées par des phénomènes de craquage ou de rupture, soit au niveau des substrates qui fournissent des matériaux, soit au niveau des soupes qui porte chacune des strates, soit au niveau des épistrates qui s’accumulent, soit au niveau des parastrates qui s’accôtent. Partout surgissent des accélérations et des blocages simultanés, des vitesses comparées des différences de déterritorialisation, qui créent les champs relatifs de reterritorialisation. Et si on poursuit, on arrive à des trajets absolument autres de ce qu’ils sont outre limites. Des particules peuvent réagir dans les milieux stratifiés et cela selon des vitesses qui butent contre un mur du son. Mais dans des régions comme les trous noirs, certaines particules ne rebondissent pas mais passent à travers et ce jusqu’à nous échapper faute de lumière, mais néanmoins aboutissent dans l’ailleurs. Ici Oecumène et Planomène sont mis dans le vent pour un retour au point zéro du plan de consistance où les cartes sont rebattues à neuf.
Mais encore ceci est trop simple ; dans les rapports du relatif et de l’absolu, ce qui était premier c’était une déterritorialisation absolue, une ligne de fuite absolue, si complexe et multiple fût-elle, celle du plan de consistance et du cso. Et elle ne devenait relative que par stratification sur ce plan, sur ce corps. Les strates étaient toujours des résidus et non l’inverse ; on ne doit pas se demander comment quelque chose vit des strates, mais comment les choses y entrent. Si bien qu’il y avait perpétuellement immanence de la déterritorialisation absolue dans la relative ; et les agencements machiniques entre strates, qui réglaient les rapports différentiels et les mouvements relatifs, avaient aussi des pointes de déterritorialisation tournées vers l’absolu. Toujours immanence des strates et du plan de consistance, ou coexistence des deux états de la machine abstraite comme de deux états différents d’intensités.
Il reste à se demander ce qui varie d’une strate à l’autre, en prenant le point de vue du contenu et de l’expression. Considérons un premier grand groupe de strates : on peut le caractériser en disant que le contenu y est moléculaire, et l’expression molaire. Entre les deux, la différence est d’abord d’ordre de grandeur ou d’échelle. La double articulation (substance et forme) implique ici deux ordres de grandeur : c’est la résonance comme communication survenant entre les deux ordres indépendants qui instaure le système stratifié, dont le contenu moléculaire a lui-même une forme correspondant à la répartition des masses élémentaires et à l’action de molécule à molécule, non moins que l’expression a une forme qui manifeste pour son compte l’ensemble statistique et l’état d’équilibre au niveau macroscopique. L’expression est comme une opération de structuration amplifiante qui fait passer au niveau macrophysique les propriétés actives de la discontinuité primitivement microphysique. L’indépendance du contenu et de l’expression, la distinction réelle entre contenu moléculaire avec ses formes et l’expression molaire avec les siennes, avait un statut spécial doué d’une certaine latitude entre les cas-limites que sont le moule et la modulation. Il y avait d’autant plus de formes distinctes que non seulement le contenu et l’expression avaient chacun la sienne, mais les états intermédiaires introduisaient des formes d’expression propres au contenu et des formes de contenu propres à l’expression.
Il y a un caractère original de la strate organique qui explique les amplifications propres à celle-ci ; c’est que l’expression tout à l’heure dépendait du contenu moléculaire exprimé, dans toutes les directions et suivant toutes les dimensions, et n’avait d’indépendance que pour autant qu’elle faisait appel à un ordre de grandeur supérieur et à des forces extérieures. La distinction réelle était entre formes, mais formes d’un seul ensemble, d’une même chose ou d’un même sujet. Mais maintenant l’expression devient indépendante en elle-même, c’est-à-dire devient autonome. L’expression cesse d’être volumineuse ou superficielle pour devenir linéaire, unidimensionnelle même dans sa segmentarité. L’essentiel c’est la linéarité de la séquence nucléique. La distinction n’est plus seulement formelle, pour devenir réelle à prprement parler. Elle passe maintenant dans le moléculaire indépendamment des ordres de grandeur entre deux classes de molécules : acides nucléiques d’expression et protéines de contenu, entre éléments nucléiques ou nucléotides et éléments protéiques ou amino-acides. L’expression et le contenu ont chacun du moléculaire et du molaire. La distinction ne concerne plus un seul sujet. Le gain est dans l’ordre des multiplicités plutôt que vers une unité. L’invariance appartient à certaines molécules et non plus à l’échelle molaire. Inversément les protéines sont indépendantes des nucléotides : ce qui est déterminé de façon univoque c’est seulement que tel acide aminé plutôt qu’un autre correspond à une séquence de trois nucléotides. Ce que la forme d’expression linéaire détermine, c’est une forme d’expression dérivée, cette fois relative au contenu, et qui donnera finalement par repliement de la séquence protéiques des acides aminés, les structures spécifiques à trois dimensions. Bref ce qui caractérise la strate organique c’est cet alignement de l’expression. Cette exhaustion ou ce détachement d’une ligne d’expression, ce rabattement de la forme et de la substance d’expression sur une ligne unidimensionnelle, va assurer l’indépendance réciproque avec le contenu sans avoir à tenir compte des ordres de grandeur.
La nouvelle situation conditionne la puissance de reproduction de l’organisme, mais plus encore sa puissance ou son accélération de déterritorialisation. L’alignement du code ou la linéarité de la séquence nucléique marquent un seuil de déterritorialisation du signe qui définit la nouvelle aptitude à être recopié, mais qui définit aussi l’organisme comme plus déterritorialisé qu’un cristal : seul le déterritorialisé peut se reproduire. Le développement de la strate en épistrates et parastrates ne se fait plus par simples inductions mais par des transductions qui rendent compte des ordres de grandeur, mais rendent aussi compte de l’efficacité fonctionnelle des substances intérieures indépendamment des distances, mais rendent compte aussi de la possibilité d’une prolifération et même d’un entrecroisement des formes indépendamment des codes. La forme de contenu devient alloplastique et non plus homoplastique, c’est-à-dire opère des modifications du monde extérieur. Ce qu’on appelle propriétés de l’homme c’est la technique et le langage. À partir des études de Leroi-Gourhan, on voit comment les contenus se trouvent liés au couple main-outil et les expressions au couple face-langage. Les signes vocaux ont une linéarité temporelle, et c’est cette surlinéarité qui fait leur déterritorialisation spécifique, leur différence avec la linéarité génétique. La linéarité temporelle de l’expression de langage renvoie non seulement à une succesion mais à une synthèse formelle de la succession dans le temps, qui constitue tout un surcodage linéaire et fait apparaitre un phénomène inconnu des autres strates : la traduction. Le langage peut accéder à une conception scientifique du monde. Une machine sociale technique préexiste à la main et l’outil ; un régime de signes préexiste au langage comme machine collective sémiotique.
N’est-ce pas comme un état intermédiaire entre les deux états de la machine abstraite, celui où elle restait enveloppée dans une strate correspondante (l’oecumène), celui où elle se développait par elle-même sur le plan de consistance déstratifié (planomène). Ici la machine abstraite commence à se déplier, à se dresser produisant une illusion qui déborde toutes les strates bien qu’elle appartienne encore à une strate déterminée. C’est l’illusion constitutive de l’homme ; c’est l’illusion qui dérive du surcodage immanent au langage lui-même. Mais ce qui n’est pas illusoire, ce sont les nouvelles distributions de contenu et d’expression. Il y a bien un milieu extérieur commun sur toute la strate, puis dans toute la strate, le milieu nerveux cérébral. Il constitue la soupe préhumaine où nous baignons. Le cerveau est une population qui tend vers deux pôles (car la distinction main-face est devenue essentielle) : les choses et les mots. La main se redouble dans l’écriture, le langage dans le sens linguistique de la symbolisation.
(Le chapitre se termine en pointant trois illusions).
Plus important est de considérer que la suite des plateaux va s’attacher à des tableaux locaux alors que jusqu’ici Deleuze avait voulu camper les choses de façon globale.
Chapitre 4 : 20 novembre 1923 – postulats de la linguistique
Le langage serait informatif et communicatif. Pas sûr. La maîtresse d’école ne s’informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu’elle n’enseigne la grammaire ou le calcul : elle en-signe (assigne), donne des ordres. L’ordre porte toujours sur les ordres, l’enseignement est obligatoire, il y a redondance. La machine scolaire impose à l’enfant des coordonnées sémiotiques avec toutes les bases duelles de la grammaire : masculin-féminin, singulier-pluriel, substantif-verbe, sujet de l’énoncé -de l’énonciation. L’unité élémentaire du langage est un ordre, le mot d’ordre. Le langage n’est pas fait pour être cru mais pour être obéi ; et cela est inséparable des grands travaux des entreprises. L’information est le strict nécessaire à l’émission, transmission, observation des ordres. Le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie.
Ce qui est difficile à préciser, c’est le statut et l’extension du mot d’ordre. Ouï-dire : le premier langage ou plutôt la première détermination qui remplit le langage, ce n’est pas la métaphore, c’est le discours indirect. L’enjeu est de transmettre ce qu’on nous a communiqué et surtout dans le trajet d’un premier qui a vu vers quelqu’un qui n’a pas vu, et surtout qui transmettra à son tour le contenu à un troisième. Selon Austin, entre l’action et la parole, il n’y a pas seulement des rapports extrinsèques (pris en charge par l’indicatif, l’impératif) mais aussi intrinsèques (le performatif). Plus généralement il y a une certaine action que l’on accomplit en parlant, c’est l’illocutoire ; et ces actes intérieurs à la parole sont ces rapports immanents des énoncés avec des actes que l’on a appelés « présupposés implicites ou non-discursifs » ; par opposition avec les suppositions toujours explicitables sous lesquelles un énoncé renvoie à d’autres énoncés ou bien à une action extérieure. Ducrot affirme que le dégagement de la sphère du performatif, et de la zone plus vaste de l’illocutoire, a trois conséquences : l’impossibilité de concevoir le langage comme un code et l’impossibilité de concevoir la parole comme la communication d’informations ; l’impossibilité de définir une sémantique indépendamment de la pragmatique ; l’impossibilité de maintenir la distinction langue-parole. Et là on s’éloigne de Benveniste pour qui le performatif ne renvoie pas à des actes mais au contraire à la propriété de termes sui-référentiels ; si bien qu’une structure de subjectivité, préalable dans le langage, rend suffisamment compte des actes de parole. La pragmatique affirme le fait que certains énoncés sont socialement consacrés à l’accomplissement de certaines actions, si bien que le performatif s’explique par l’illocutoire. C’est l’illocutoire qui constitue les présupposés non-discursifs, car l’illocutoire s’explique par des agencements collectifs d’énonciation.
Nous appelons mots d’ordre non pas une catégorie particulière d’énoncés explicites mais le rapport de tout mot avec des présupposés implicites renvoyant donc à tous les actes qui sont liés à des énoncés par une obligation sociale. Entre l’énoncé et l’acte, le rapport est de redondance : les journaux nous disent et redisent ce qu’il faut penser. La redondance a deux formes : la fréquence et la résonance ; la première concerne la signifiance de l’information et la seconde la subjectivité de l’information mais il n’y a pas de signifiance indépendamment d’une signification. Il n’y a pas d’énonciation individuelle ni même de sujet de l’énonciation. Il n’y a d’autre individuation de l’énoncé et de subjectivation de l’énonciation que dans la mesure où l’agencement collectif l’exige et le détermine. On en vient ici au discours indirect libre. C’est la notion d’agencement collectif d’énonciation qui est le plus important. Pour le définir, on se demandera en quoi consistent les actes immanents au langage, qui font redondance avec l’énoncé, qui font mots d’ordre. Et ces actes se définissent par l’ensemble de transformations incorporelles ayant cours dans une société donnée et qui s’attribuent aux corps de cette société. Ainsi la transformation de l’accusé en condamné passe par l’acte du juge. « Tu n’es plus un enfant » est un énoncé qui concerne une transformation incorporelle. Celle-ci se reconnait à son instantanéité, à la simultanéité de l’énoncé qui l’exprime et de l’effet qu’elle produit.
Les agencements ne cessent pas de varier, d’être soumis eux-mêmes à des transformations. Il faut faire intervenir les circonstances : n’importe qui peut s’écrier : mobilisation générale ! mais il lui manque une variable effectuée qui donne le droit de l’énoncer. Et ces circonstances ne sont pas seulement des circonstances extérieures. « Je le jure » n’est pas le même selon qu’il est dit en famille, à l’école, dans l’amour ou au tribunal ; ce n’est pas la même chose mais ce n’est pas non plus le même énoncé ; ce n’est pas la même situation de corps mais ce n’est pas non plus la même transformation incorporelle. La transformation se dit de corps mais elle est elle-même incorporelle, intérieure à l’énonciation (l’eau et le vin de la messe en corps et sang du Christ par l’eucharistie, conférée par le prêtre). Tant que la linguistique reste à des constantes, phonologiques, morphologiques ou syntaxiques, elle rapporte l’énoncé à un signifiant et l’énonciation à un sujet ; elle rate ainsi l’agencement, elle renvoie les circonstances à l’extérieur, referme la langue sur soi, et fait de la pragmatique un résidu. La pragmatique est une politique de la langue. Lénine, dans A propos du mot d’ordre, 27 février 1917, dégage la transformation incorporelle qui découpe de la masse ouvrière une classe prolétarienne. Mais en fait une autre quand il y découpe une avant-garde donnant au Parti un corps distinct des soviets, le 4 juillet. La politique travaille la langue du dedans. Un énoncé ne peut être évalué qu’en fonction de ses implications pragmatiques, c’est-à-dire de son rapport avec des présupposés implicites, avec des actes immanents ou des transformations incorporelles qu’il exprime et qui vont introduire de nouveaux découpages entre les corps. Toutes les articulations ici dégagées font des agencements une réunion en un régime de signes, en une machine sémiotique. Mais il est évident que la société est traversée par plusieurs sémiotiques et possède des régimes mixtes. C’est donc de plusieurs façons que le mot d’ordre est redondance. Le discours indirect est la présence d’un énoncé rapporté dans l’énoncé rapporteur, la présence du mot d’ordre dans le mot. Le discours direct est un fragment de masse détaché et naît du démembrement de l’agencement collectif ; mais celui-ci est toujours une rumeur où un je peut puiser son nom propre. Écrire c’est amener au jour cet agencement inconscient.
En quoi consiste une fonction langage ? Une fonction co-extensive au langage est-elle ainsi définie ? Il est évident que les mots d’ordre, les agencements collectifs ou les régimes de signes ne se confondent pas avec le langage. Mais ils en effectuent la condition. Une langue semble se définir par les constantes phonologiques, sémantiques, syntaxiques qui entrent dans ses énoncés ; l’agencement collectif au contraire concerne l’usage de ces constantes en fonction de variables intérieures à l’énonciation même. Des constantes différentes, de différentes langues, peuvent avoir le même usage ; et les mêmes constantes au sein d’une langue donnée peuvent avoir des usages différents. On ne peut pas s’en tenir à une dualité entre les constantes comme facteurs linguistiques et les variables comme facteurs extrinsèques non linguistiques. Car les variables pragmatiques d’usage sont intérieures à l’énonciation et forment les présupposés implicites de la langue. Si donc l’agencement collectif est chaque fois co-extensif à la langue considérée, et au langage lui-même, c’est parce qu’il exprime l’ensemble des transformations incorporelles qui effectuent la condition du langage, et qui utilisent les éléments de la langue. La linguistique n’est rien en dehors de la pragmatique qui définit l’effectuation de la condition du langage et l’usage des éléments de la langue.
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Il y aurait une machine abstraite de la langue, qui ne ferait appel à aucun facteur extrinsèque. Si l’on distingue dans un champ social l’ensemble des modifications corporelles et l’ensemble des transformations incorporelles, malgré la variété de chacun, on se trouve devant deux formalisations : l’une de contenu et l’autre d’expression. Car le contenu ne s’oppose pas à la forme, il a sa propre formalisation : le pôle main-outil ou la leçon de choses. Mais il s’oppose à l’expression, en tant qu’elle a aussi sa formalisation : le pôle visage-langage, la leçon de signes. Ce sont les stoïciens qui ont théorisé leur différence. Ils distinguent les actions et les passions des corps (= tout contenu formé), et les actes incorporels (= l’exprimé des énoncés). Quand la goutte d’eau est versée dans le vin, il y a mélange de corps ; mais l’énoncé « l’eau rougit » exprime des transformations incorporelles d’une toute autre nature (les événements). Les transformations incorporelles, les attributs incorporels, se disent et ne se disent que des corps eux-mêmes. Ils sont l’exprimé des énoncés, mais ils s’attribuent aux corps. Or ce n’est pas pour représenter les corps, car ceux-ci ont déjà leurs qualités propres, leurs actions et leurs passions, leurs âmes, bref leurs formes qui sont elles-mêmes des corps – et les représentations sont aussi des corps. Si les attributs non corporels se disent des corps, s’il y a lieu de distinguer l’exprimé incorporel « rougir » et la qualité corporelle « rouge », c’est pour une autre raison que la représentation. On ne peut pas dire que les corps ou l’état de choses, soient le référent du signe. Non, en faisant ces distinctions, on intervient, et c’est un acte de langage. Il s’agit d’anticiper, rétrograder, ralentir ou précipiter, détacher ou réunir, découper autrement les façons dont s’insèrent contenu ou expression. À partir de quel moment peut-on dire que quelqu’un est chauve ? Dans la date du 4 juillet 1917, quelle transformation incorporelle est-elle exprimée ? Le mode d’insertion contenu-expression, c’est sauter d’un registre à l’autre. Un agencement d’énonciation ne parle pas des choses, mais parle à même les états de choses ou les états de contenu. Si bien qu’un même x, une même particule, fonctionnera comme corps qui agit ou subit, ou bien comme signe qui fait acte, fait mot d’ordre, suivant la forme où il est pris. Le saut de l’un à l’autre s’appelle présupposition réciproque. On ne cesse de passer des mots d’ordre à l’ordre muet des choses.
Pour cerner la notion « intervenir » en se passant de l’idéalisme, il faut déterminer non pas une origine mais les points d’intervention, d’insertion dans le cadre de la présupposition réciproque entre les deux formes. Or les formes ne sont pas séparables d’un mouvement de déterritorialisation qui les emporte. Un complexe mathématique peut être plus déterritorialisé qu’un ensemble de particules. Inversément les particules peuvent avoir des effets expérimentaux qui déterritorialisent le système sémiotique. Une action criminelle peut être déterritorialisante par rapport au régime de signes existant (le sol crie vengeance et se dérobe, ma faute est trop grande). Mais le signe (de Caïn) qu’exprime l’acte de condamnation peut être déterritorialisant par rapport à toutes les actions et réactions (tu seras fugitif et on ne pourra pas te tuer). Ce que nous appelons circonstances invariables, ce sont ces degrés mêmes par lesquels contenu et expression se relayent. En la Russie du 4 juillet 1917, les proportions d’états de choses soviets-gouvernement provisoire, mais aussi l’élaboration d’une sémiotique incorporelle bolcheviste qui précipite les choses, se fera relayer de l’autre côté par l’action détonante du corps du Parti. C’est par conjugaison de leurs quantas de déterritorialisation relative que les formes de contenu et d’expression communiquent.
On peut tirer des conclusions sur la notion des agencements. D’après un premier axe, horizontal, un agencement contient deux segments, l’un de contenu et l’autre d’expression. D’une part, il est agencement machinique de corps, d’actions et de passions, mélange de corps réagissant les uns sur les autres ; d’autre part il est agencement collectif d’actes et d’énoncés, transformations incorporelles s’attribuant aux corps. Mais d’après un axe vertical orienté, l’agencement a d’une part des côtés territoriaux qui le stabilisent, et d’autre part des pointes de déterritorialisation qui l’emportent. Kafka dans le Procès et son tribunal, montre une machine et ses rouages. D’autre part le régime de signes, avec ses sentences de mort, ses verdicts, son « droit », s’accompagne du discours de soumission aux plaidoiries. K, la fonction K, désigne la ligne de fuite qui entraîne tous les agencements mais qui passe par toutes les reterritorialisations et redondances d’une bureaucratie. Tétravalence de l’agencement. Suit un autre exemple, féodal.
L’erreur serait de croire que le contenu détermine l’expression par un lien de causalité, dans une logique dialectique. Si les contenus sont dits économiques, la forme du contenu ne peut pas l’être et se trouve réduite à une pure abstraction, la réification de la marchandise. L’idéologie alors va forcer des conclusions vers une justification de la guerre dans une lutte de classes. Mais le rapport contenu-expression est indéterminé. Si on détermine à tout prix, on dégagera l’objet @, la plus-value, comme prouvant la réalité de l’exploitation. La notion de production de biens ne convient pas dans un régime sexuel qui règle des mélanges de corps obligatoires, nécessaires ou permis. Même la technologie a tort de considérer les outils pour eux-mêmes ; ceux-ci n’existent que par rapport aux mélanges qu’ils rendent possibles ou qui les rendent possibles. L’étrier entraîne une nouvelle symbiose homme-cheval, laquelle entraîne l’apparition de nouvelles armes et le mouvement des Croisades. Les outils présupposent une machine sociale qui les sélectionne. Une société se définit par ses alliages et pas par ses outils. Et de même sous son aspect collectif ou sémiotique, l’agencement ne renvoie pas à une productivité de langage (le plus de la métaphore), mais à un régime de signes. Et l’articulation des deux effets de l’agencement (les deux axes) se fait par les mouvements de déterritorialisation qui quantifient leurs formes. L’autre erreur serait de croire à la suffisance de la forme d’expression comme système linguistique. Ici l’erreur est de considérer les facteurs linguistiques en eux-mêmes indépendamment des facteurs non linguistiques. Et d’autre part de considérer ces facteurs linguistiques comme des constantes. Si la pragmatique externe des facteurs non linguistiques doit être prise en considération, c’est parce que la linguistique elle-même n’est pas séparable d’une pragmatique interne qui concerne ses propres facteurs. Une véritable machine abstraite se rapporte à l’ensemble de l’agencement ; elle se définit comme le diagramme de cet agencement. Le contenu n’est pas un signifié, et l’expression n’est pas un signifiant mais tous deux sont les variables de l’agencement.
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Il y aurait des constantes ou des universaux de la langue qui permettraient de définir celle-ci comme un système homogène. La question des invariants structuraux est essentielle pour la linguistique comme science, rien que de la science, à l’abri de la pragmatique. La question des invariants prend plusieurs formes liées : les constantes d’une langue ; les universaux phonologiques, syntaxiques et sémantiques ; les arbres et les relations linéaires ; la compétence de la grammaire (le droit) ; l’homogénéité (éléments, relations, jugements) ; la synchronie renvoyant à un sujet et une conscience. Deleuze critique Chomsky en revenant à la machine abstraite. Il n’y a aucune raison de lier l’abstrait à l’universel ou au constant et d’effacer les machines abstraites en tant qu’elles sont construites autour de variables et de variations. Analyse avec l’apport de Labov. Celui-ci dégage des lignes de variation inhérente. Dans la variation, il voit une composante de droit qui affecte chaque système du dedans et le fait sauter par sa puissance propre, interdisant de le fermer sur soi, de l’homogénéiser en principe. Il réclame une autre distribution du fait et du droit et surtout une autre conception du droit et de l’abstraction.
Comment concevoir cette variation continue qui travaille une langue du dedans ? Dans une même journée, successivement, un individu parlera comme un père doit le faire, comme un patron, à l’aimée, en rêve. Il n’est pas sûr qu’on y trouve la même phonologie, la même syntaxe et la même sémantique. Toute la question est de savoir si la langue supposée la même se définit par des invariants, ou au contraire par la ligne de variation continue qui la traverse. La ligne de variation est virtuelle comme la ligne des trois Procès de Kafka : du père, des fiançailles et du tribunal. La mise en variation construit un continuum ou un medium qui ne connaît ni début ni fin. Une variable peut être continue sur une partie de son trajet puis sauter sans que la variation ne soit par là affectée, imposant un développement absent comme une continuité alternative. Le bouillonnement qui affecte le système tonal dans la musique au passage du 19-20ème siècle, et qui dissout le tempérament, élargit le chromatisme, tout en conservant un tonal relatif, réinvente de nouvelles modalités, entraîne le majeur et le mineur dans un nouvel alliage et gagne chaque fois des domaines de variation continue pour telle ou telle variable. Ce bouillonnement passe au premier plan, se fait entendre pour lui-même, et fait entendre par son matériau moléculaire ainsi travaillé, les forces non sonores du cosmos qui toujours agitaient la musique – un peu de temps à l’état pur – un grain d’intensité absolu. La voix et la musique ont évolué d’une situation où la voix était priée de tenir le son et était accompagnée par les instruments de l’orchestre, pour glisser vers l’exploitation du timbre et se découvrir une tessiture qui la rend hétérogène à soi, en donnant une puissance de variation continue, là où elle n’est plus accompagnée mais machinée (Berio, Schnebel) ; il s’agit d’atteindre à une langue neutre toute en discours indirect : a-synchronie, chromatisme généralisée.
Un style c’est le procédé d’une variation continue : Kafka, Beckett, J-L Godard sont d’un certain bilinguisme et ne sont pas vraiment écrivains. Être étranger dans sa propre langue, c’est là que le style fait langue. On arrive à ce résultat par soustraction créatrice. Potentiel, virtuel ne s’oppose pas à réel. Dans les poèmes de Cummings lus par Ruwet, ce qu’il faut saisir, c’est que l’expression atypique (he danced his did, il dansait sa danse) produit la variation des formes correctes et les arrache à leur état de constantes ; elle joue le rôle de tenseur par quoi la langue tend à une limite de ses éléments vers un au-delà de la langue. La tension remonte de la fin au début tout au long de la chaîne. La machine abstraite est singulière, elle n’a que des règles facultatives qui varient sans cesse avec la variation même ; d’où la complémentarité des machines abstraites et des agencements d’énonciation, la présence des uns dans les autres. Elle trace des variations tandis que les agencements traite des variables, organise leur rapport à partir de ces lignes. Il n’y a pas lieu de distinguer une langue collective et constante, et des actes de parole variables et individuels. Machine abstraite Lénine, agencement collectif bolchevik ; indissolubilité d’un abstrait singulier et d’un concret collectif.
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On ne pourrait étudier scientifiquement la langue que sous les conditions d’une langue majeure ou standard. Le modèle scientifique, par lequel la langue devient objet d’étude, ne fait qu’un avec un modèle politique, par lequel la langue est pour son compte homogénéisée, centralisée, standardisée, langue de pouvoir majeure ou dominante. Qu’est-ce que la grammaticalité et le signe S, le symbole catégoriel qui domine les énoncés ? C’est un marqueur de pouvoir avant d’être un marqueur syntaxique. Former des phrases grammaticalement correctes est pour un individu normal le préalable de toute soumission aux lois sociales. Ce n’est pas la notion de dialecte qui éclaire ce qu’est une langue mineure, c’est l’inverse : c’est la langue mineure qui définit des dialectes par ses propres possibilités de variation. On ne comprend pas mieux les rapports langue majeure/mineure en étudiant le bilinguisme : politiquement on voit mal comment les tenants de la langue mineure peuvent opérer, sauf en lui donnant l’homogénéité qui en fait une langue localement majeure, capable de forcer la reconnaissance officielle. Mais le plus important est ailleurs : plus une langue acquiert les caractéristiques d’une langue majeure, plus elle est travaillée par des variations continues qui la transposent en mineure.
Il n’y a donc pas deux sortes de langues mais deux traitements possibles d’une même langue. Constante ne s’oppose pas à variable, c’est un traitement de la variable qui s’oppose à celui de la variable continue. On a remarqué que les langues mineures ont deux tendances : l’appauvrissement par déperdition de formes syntaxiques et lexicales, une prolifération d’effets changeants dans un goût de la surcharge et de la paraphrase. Mais cette pauvreté n’est pas un manque mais un vide, une ellipse qui tourne autour de la présence illocalisée d’un discours indirect au sein de tout énoncé. Les langues mineures n’existent pas en soi, elles existent par rapport à une langue majeure et ce sont des investissements de cette langue pour qu’elle devienne elle-même mineure. C’est une notion très complexe que celle de minorité avec ses renvois musicaux, littéraires, linguistiques mais aussi juridiques et politiques. Majorité implique une constante, d’expression ou de contenu, comme un mêtre-étalon par rapport auquel elle s’évalue : si l’on suppose l’homme comme l’Ulysse de Joyce, alors l’homme a la majorité même s’il est moins nombreux que les femmes… ; il apparait deux fois (dans la constante, dans la variable d’où on extrait la constante : les (…) qui se complètent avec les homosexuels, les noirs et les paysans). Comme dans le marxisme qui traduit l’hégémonie du point de vue de l’ouvrier national, qualifié, mâle de 35 ans. Mais attention car c’est ici aussi que tout se renverse car la majorité, ce n’est jamais personne, c’est personne, tandis que la minorité c’est le devenir de tout le monde. Bien sûr les minorités ont leur guetto mais elles sont aussi des germes de devenir. Pasolini offre par sa création des figures comme variation continue, comme une amplitude qui ne cesse de déborder par excès et défaut le seuil représentatif de l’étalon majoritaire. Il faut utiliser beaucoup d’éléments de minorité, en les connectant, en les conjuguant pour inventer un devenir imprévu. Et on en revient au mot d’ordre, qui est in fine, sentence de mort. Celui-ci est au cœur de la question car bien sûr il apporte la mort dans ses verdicts (tu feras ceci !) mais c’est aussi un cri d’alarme ou un message de fuite. Dans ce second cas il apparaît que les variables y entrent dans un nouvel état qui est celui de la variation continue.le passage à la limite apparaît comme la transformation incorporelle qui ne cesse de s’attribuer aux corps : c’est la seule manière de réduire la mort et d’en faire elle-même une variation. Le plus petit intervalle est toujours diabolique : le maître des métamorphoses s’oppose au roi hiératique invariant (allusion à Canetti). L’intervalle implique la droite et la courbe, le cercle et la tangente. On ne distingue plus contenu et expression pour s’attacher à leur présupposition réciproque.
Chapitre 5 : 587 acn-70 pcn : sur quelques régimes de signes
On appelle régime de signes toute formalisation d’expression spécifique, au moins dans le cas où l’expression est linguistique. Un régime de signes est une sémiotique. Ce chapitre s’en prend à la logique signifiante pour faire valoir la pragmatique. Le signifiant fait système par lui-même et pour lui-même. Sans contenu, il est forme et donc chaîne, qui renvoie d’un signifiant à l’autre un ordre répétitif, qui glisse sur le signifié. La figure du paranoïaque, campé au cœur du système dans une hyperlucidité, montre les conséquences d’une telle construction. En cercle, on a l’éternel retour des signes hors-sens, et on a relance épuisante avec des sauts d’un cercle à l’autre, articulés autour d’un centre qui les noue, mais qui, pour contrer l’entropie, fait appel à une interprétation, pour faire relance. Alors on a des effets de signifié : on n’est plus dans le syntagme pur, et on passe au paradigmatique qui pâtit de la rigidité, d’où la nécessité d’un perpétuel changement de paradigme. L’autre option est dans la figure de l’hystérique qui joue de cette situation en impasse, et triche. On passe avec elle à un support iconique : le signifiant se lit sur le visage. On peut dire que quand on sort de la visagéité, on passe à un autre régime, dans d’autres zones infiniment plus muettes et imperceptibles, où se jouent des devenirs-animaux, des devenirs-moléculaires souterrains, des déterritorialisations nocturnes qui débordent les limites du système signifiant.
Dans la région la plus sombre du champ politique, le condamné dessine la figure symétrique du roi. Le supplicié est celui qui perd son visage ; mais il y a pire, soit la figure de l’exclu. L’histoire du bouc émissaire est double : un premier bouc est sacrifié mais un second est jeté dans le désert : il est chargé de tous les maux, il incarne la ligne de fuite du système. Le théâtre du signifiant, c’est le parano au centre, les prêtres interprétatifs rechargeant les signifiants de signifié ; la foule hystérique qui saute d’un cercle à un autre ; le bouc émissaire sans visage errant dans le désert. Ce qui fait système c’est la photo, la visagéité, la redondance, la signifiance et l’interprétation. Le signifiant dans sa tricherie fondamentale règne dans les scènes de ménage et dans tous les appareils d’Etat. Le régime signifiant a 8 traits : le signe renvoie au signe ; le signe est ramené par le signe ; le signe saute d’un cercle à l’autre et ne cesse de déplacer le centre ; l’expansion des cercles est assurée par l’interprétation ; l’ensemble infini de signes renvoie à un signifiant majeur ; la forme d’un signifiant est une substance, le visage ; la ligne de fuite est marquée négativement ; c’est un système d’universelle tricherie.
À côté de ce régime, on va en présenter d’autres. La sémiotique pré-signifiante, (la sémiotique signifiante), la sémiotique contre-signifiante, la sémiotique post-signifiante. Dans la psychiatrie du 19ème siècle finissant, on tomba sur le problème des délires hallucinatoires avec conservation de l’intégrité mentale. Au groupe des paranos, il y avait à faire place à part pour la monomanie, la quérulance, la revendication et le délire passionnel de l’érotomanie. Ici on dut opposer un régime idéel de signifiance à un régime subjectif. Dans ce dernier tout part d’une occasion extérieure décisive et passe par un rapport avec le dehors qui s’exprime comme une émotion et comme un effort, plus que comme une imagination. On a donc une constellation limitée opérant dans un seul secteur. Un postulat est le point de départ d’une série linéaire dans un procès, jusqu’à l’épuisement qui marquera le départ d’un nouveau procès. On passe par la succession linéaire et temporelle de procès finis, plutôt que par la simultanéité de cercles en expansion illimitée. Cette histoire de deux délires sans atteinte intellectuelle montre que le psychiatre est coincé, pris dans des exigences humanitaires, accusé de ne pas distinguer le fou du non-fou. Le président Schreber est parano mais pas fou car il peut siéger au tribunal. Les fous qui échappent au radar sont ceux qui ont une poussée délirante qui les amène à des actes meurtriers, mais fonctionnent par ailleurs en société. L’opposition des délires d’idées et d’action recoupe une distinction de classes car le psychiatre se doit de pourchasser ceux qui troublent l’ordre public. Dans ce régime subjectif on dira : un signe ou un paquet de signes se détache du réseau circulaire irradiant et se met à travailler à son compte ; maintenant la ligne de fuite bénéficie d’une valeur positive au point que tout un peuple peut y adhérer et dériver à sa suite.
Il faut parler ici d’histoire. Et d’abord celle du Temple, marquée par deux dates : la construction d’une maison pour l’Arche ; la destruction du Temple deux fois (Nabuchodonosor, Titus). Que le mal retombe sur nous, cela rythme toute l’histoire juive. C’est nous qui devons suivre la ligne la plus déterritorialisée, la ligne du bouc qui mute en ligne de la Passion, celle de notre subjectivité. Nous serons l’agneau. Dieu est devenu l’animal immolé : on passe ici par un étroit défilé. Cette sémiotique renvoie à celle des nomades et leur organisation numérique (et militaire). On n’oublie pas la sémiotique signifiante qui rétablit une société impériale en arrêtant l’errance nomadique quand on sera arrivé en terre promise et qu’on aura vaincu les peuples occupant ces territoires. Cela n’ira jamais de soi, il y a sans cesse des guerres et on aspire à la venue du grand Libérateur, le messie. Dans la diaspora on a une articulation vers un retour de la Jerusalem promise et le grand rassemblement du peuple élu. Dans l’histoire juive, la visagéité subit une profonde transformation car le dieu détourne son visage que personne ne doit voir et le sujet en réponse détourne le sien saisi de la peur de Dieu. Le prophète est le personnage de cet agencement. Le dieu juif invente le sursis, l’atermoiement illimité. Caïn est le vrai homme et pas Abel. Ce n’est plus un régime de truquage, de tricherie mais de trahison des deux côtés, car Dieu trahit l’homme dans sa sainte colère. Le prophète Jonas est envoyé par Dieu pour rappeler aux habitants de Ninive de s’amender mais le prophète part, fuit en sens inverse, monte sur un bateau qui fait naufrage, et avalé par un poisson, il est recraché à la frontière du monde. C’est ainsi que Jonas prend sur lui la faute de Ninive. C’est Jésus qui pousse à l’universel le système de la trahison. Il prend sur lui la faute de son peuple mais les juifs qui le tuent prennent aussi le mal sur eux. Le prophète ne cesse d’être déforcé par Dieu, violé par lui beaucoup plus qu’inspiré. C’est un délire d’action plus que d’idée ou d’imagination. C’est la visagéité qui organise la ligne de fuite dans un face-à-face de deux visages qui en se détournant l’un de l’autre s’unissent par leurs profils.
L’histoire d’Œdipe, c’est dans un premier temps, un destin impérial (despotique, parano, interprétatif, devineresque) mais dans un second temps, c’est un destin d’errance, comme un procès linéaire subjectif. Oedipe invente un exil pire que la mort car il survit sur sa ligne de fuite. Hölderlin y voit la naissance d’un double détournement, le changement de visage et la naissance de la tragédie moderne comme atermoiement illimité. Nietszche dit qu’Œdipe c’est le mythe sémite des grecs. Mais le christianisme embraye comme cas important de sémiotique mixte avec sa combinaison impériale signifiante et sa subjectivité juive post-signifiante. Il invente un autre agencement. Dans le film de Herzog, Aguirre ou la colère de Dieu, Aguirre demande : comment être traître partout en tout. Dans Shakespeare, il y a rien que des trahisons pour accéder au pouvoir, mais les traîtres deviennent de bons rois. La Réforme c’est la figure de Luther qui est en rapport personnel avec le diable. Bref, il y a toujours retour à l’Ancien Testament : je suis la colère de Dieu. La trahison est devenue humaniste, elle s’appuie sur Dieu pour passer entre les hommes, entre les bons parce que fidèles à la vérité de la foi proclamée par l’église et les autres, les tricheurs (d’où les guerres de religion, l’inquisition).
Il est évident que le livre change de sens entre régime parano et régime passionnel. Dans un premier cas, il y a émission de signifiant despotique et son interprétation par les scribes qui fixe le signifié ; et il y a dans un mouvement de déterritorialisation et de reterritorialisation, place pour des circulations d’épopées autour de héros faisant généalogie. Ce qui tient lieu de livre a un modèle extérieur, un référent, un visage qui garde au livre une valeur orale. Mais dans le régime passionnel, le livre s’intériorise, il devient livre écrit et sacré. C’est lui qui tient lieu de visage car Dieu qui reste voilé, donne à Moïse les Tables. Dieu se manifeste par la voix mais dans le son on entend le non-visage. Le livre est devenu le corps de la passion comme le visage était le corps du signifiant. C’est maintenant le livre, le plus déterritorialisé, qui fixe le territoire. Les généalogies sont ce que dit le livre. Le territoire c’est là où se dit le livre. Si bien que l’interprétation change de fonction : ou elle disparaît (Coran) ; ou elle se fait par un travail entre les codes de l’ancien et nouveau Testament ; ou elle est immédiate et récuse tout intermédiaire (Réforme). Wagner, Mallarmé, Joyce, Freud, ce sont des bibles. La monomanie a trouvé dans le christianisme un élément fondamental : il n’y a plus de centre de signifiance mais un point de subjectivation qui donne le départ d’une ligne de fuite ; il n’y a plus de rapport signifiant/signifié, mais un sujet de l’énonciation et un sujet de l’énoncé. On considèrera donc les juifs par rapport aux empires : Dieu, point de subjectivation ; Moïse, sujet de l’énonciation ; le peuple, sujet de l’énoncé. On considérera la philosophie moderne et chrétienne : l’idée d’infini comme point de subjectivation ; le cogito, sujet de l’énonciation ; le sentiment, sujet de l’énoncé. On considérera la psychiatrie clinique : le postulat, point de subjectivation (il m’aime) ; l’orgueil, sujet de l’énonciation (poursuite délirante de l’aimé) ; le dépit, sujet de l’énoncé (effet de rechute). Ici il y a procès linéaire car le signifiant doit aller jusqu’au bout du segment avant d’en recommencer un autre. Les diverses formes d’éducation imposées à un individu consistent à lui faire changer de point de subjectivation tendant vers l’idéal ; du point de subjectivation découle le sujet d’énonciation en fonction d’une réalité mentale déterminée par ce point. Et du sujet de l’énonciation découle le sujet de l’énoncé pris dans des énoncés conformes à une réalité dominante. La substance est devenue sujet. Le sujet d’énonciation se rabat sur le sujet de l’énoncé, quitte à ce que celui-ci refournisse à son tour du sujet d’énonciation pour un autre procès. Le sujet de l’énoncé est devenu le répondant du sujet de l’énonciation, sous une forme d’écholalie réductrice dans un rapport bi-univoque. Plus tu obéis aux énoncés de la réalité dominante, plus tu commandes comme sujet de l’énonciation dans la réalité mentale. On a inventé l’esclavage de soi-même. Y a-t-il passion plus froide que le cogito ? Dans le régime passionnel, la ligne de subjectivation a deux axes, syntagmatique et paradigmatique : la conscience, l’amour. Mais quel amour ne sera pas trahi ? Quel cogito n’a pas son Malin Génie ? Le dédoublement des deux sujets côté syntagmatique renvoie à la conscience et au Moi qui concerne la forme moi = moi. Côté paradigmatique, le double concerne la substance homme = femme, et la différence des sexes. La conjugalité est le développement du couple et la bureaucratie celle du cogito. Les deux figures de la pensée consciente et de l’amour passion, les deux moments de la conscience bureaucratique (scènes de bureau) et de la relation conjugale (scènes de ménage), dans la combinaison mixte, sont aspirés dans un trou noir.
Tout ne cesse de se complexifier. La subjectivation affecte la ligne de fuite d’un signe positif, elle porte la déterritorialisation à l’absolu, l’intensité au plus haut degré, la redondance en une forme réfléchie (conscience de soi). Sans retomber dans le régime signifiant où on parlera de fréquence, elle a sa manière de renier la positivité qu’elle libère, de relativiser l’absolu qu’elle atteint. L’absolu de la conscience est l’absolu de l’impuissance, et l’intensité de la passion s’épuise. La chaleur du vide dans la redondance se fait résonance. Chaque conscience poursuit sa propre mort, chaque amour passion sa propre fin et tous les trous noirs résonnent ensemble. La raison de cette mise à mort du procès linéaire est simple : les formes d’expression ou les régimes de signes sont des strates. Les principales strates qui ligotent l’homme sont l’organisme, la signifiance, l’interprétation, la subjectivation et l’assujetissement. Ce sont les strates ensemble qui nous séparent du plan de consistance et de la machine abstraite, là où il n’y a plus de régimes de signes mais où la ligne de fuite effectue sa propre positivité essentielle , et la déterritorialisation sa puissance absolue. Or le problème est de faire basculer l’agencement le plus favorable : le faire passer de sa face tournée vers les strates, à l’autre face tournée vers le plan de consistance et le cso. La subjectivation porte le désir à un tel point d’excès et de décollement qu’il doit ou s’abolir dans le trou noir ou bien changer de plan. Faire de la conscience une expérimentation de vie et de la passion un champ d’intensités continues, émission de signes-particules. Se servir de la conscience et de l’amour pour abolir la subjectivation. Pour devenir magnétiseur et catalyseur, il faut d’abord être le dernier des idiots : devenir-animal, devenir femme de l’homme. Pour cela il a fallu trois types de déterritorialisation : les relatives, propres aux strates culminant dans la signifiance ; les absolues, restées négatives et stratiques qui apparaissent dans la subjectivation ; l’éventualité d’une déterritorialisation positive absolue sur le plan de consistance ou le cso. L’enjeu de tout ce développement c’est la transformation d’une sémiotique dans une autre. Elle sera analogique dans le régime pré-signifiant ; symbolique dans le régime signifiant ; polémique dans le régime contre-signifiant ; conscient dans le régime post-signifiant. Une diagrammatique serait en fin de compte celle qui ferait éclater les sémiotiques. Un énoncé transformationnel marque la manière dont une sémiotique traduit pour son compte des énoncés venus d’ailleurs mais en les détournant, en en laissant des résidus intransformables, en résistant à la transformation inverse. Les traductions peuvent être créatrices d’une nouvelle sémiotique.
Chapitre 6 : 28 novembre 1947 : comment se faire un cso ?
Ce n’est pas du tout un concept, mais une pratique, un ensemble de pratiques. Le corps sans organes, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite. C’est sur lui que nous dormons, que nous cherchons notre place, que nous pénétrons et sommes pénétrés. Le 28 novembre 1947, Antonin Artaud déclara la guerre aux organes. C’est une expérimentation non seulement radiophonique, mais biologique, politique, appelant sur lui censure et répression. Corpus et socius, on ne vous laissera pas expérimenter dans votre coin.
Longue procession du corps hypocondriaque dont les organes sont détruits : Mademoiselle x affirme qu’elle n’a plus ni cerveau ni nerfs, ni poitrine ni estomac, ni boyaux, il ne reste plus que la peau et les os du corps désorganisé. Procession du corps paranoïaque où les organes sont attaqués par des influences, et restaurés par des énergies extérieures : il a longtemps vécu sans estomac, presque sans poumons, les côtes broyées, il avait parfois mangé en partie son propre larynx, mais les miracles divins avaient régénéré tout ce qui avait été détruit. Procession du corps schizophrène accédant à une lutte interne active qu’il mène lui-même contre les organes au prix de la catatonie. Procession du corps drogué, schizo expérimental : l’organisme est d’une inefficacité scandaleuse ; au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent de se détraquer, pourquoi n’y aurait-il pas un orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation ? Procession du corps masochiste : on le comprend mal à partir de la douleur : il se fait coudre par son sadique, coudre les yeux, l’anus, l’urêtre, les seins, le nez ; il se fait suspendre pour arrêter l’exercice des organes, dépiauter comme si les organes tenaient à la peau, enculer, étouffer, pour que tout soit scellé. Pourquoi ces processions alors que le cso peut aussi être gai ?
Quelque chose va se passer, quelque chose se passe déjà. Mais on ne confondra pas ce qui se passe dans le cso et la manière dont on s’en fait un. Il faut deux phases parce que même si dans la lettre (non résumée) il n’est chaque fois question que coutures et coups de fouet, c’est parce que la première est pour la fabrication du cso, et l’autre c’est pour y faire circuler, passer quelque chose. Il faut donc reprendre les choses deux fois. Le masochiste s’est fait un cso dans de telles conditions que celui-ci ne peut plus être peuplé que par des intensités de douleur. Il est faux de dire que le maso cherche la douleur, mais tout aussi faux de dire qu’il cherche le plaisir. Le maso cherche un cso avec des douleurs, le drogué le cherche aussi mais avec des ondes frigidaires. Pour chaque type de cso, nous devons demander : quel est ce type, comment est-il fabriqué, par quels procédés et moyens qui préjugent déjà de ce qui va se passer ; et quels sont les modes, qu’est-ce qui se passe, avec quelles variantes, quelles surprises par rapport à l’attente ? Entre un cso de tel type et ce qui se passe en lui, il y a un rapport très particulier de synthèse : synthèse a priori où quelque chose va être nécessairement produit sur tel mode, mais on ne sait pas ce qui va être produit ; analyse infinie où ce qui est produit sur le cso fait déjà partie de la production de ce corps, est déjà produit en lui, mais au prix d’une infinité de passages, de divisions ou sous-productions. Expérimentation très délicate puisqu’il ne faut pas qu’il y ait stagnance de mode ni dérapement de type. Mais cela ne se passe pas nécessairement : on croyait que l’on s’est fait un bon cso, mais rien ne se passe : un point parano, un point de blocage ou une bouffée délirante. Mais bloquer, être bloqué, n’est-ce pas aussi une intensité ?
Il les produit et les distribue dans un spatium lui-même intensif, inétendu. Il n’est pas espace ni dans l’espace, il est matière qui occupera l’espace à tel ou tel degré. Il est la matière intense et non formée, non stratifiée, la matrice intensive, l’intensité=0 mais il n’y a rien de négatif dans ce zéro-là. il n’y a pas d’intensités négatives ni contraires. Matière égale énergie. Production du réel comme grandeur intensive à partir du zéro. C’est pourquoi nous traitons le cso comme l’œuf plein avant l’extension de l’organisme, et l’organisation des organes avant la formation des strates, l’œuf intense qui se définit par des axes et des vecteurs, des gradients et des seuils, des tendances dynamiques avec mutation d’énergie, des mouvements cinématiques avec déplacements de groupes, des migrations. Tout çà dépend des formes accessoires. L’organe change en changeant de gradient. Les organes perdent toute constance, qu’il s’agisse de leur emplacement ou de leurs fonctions ; des organes sexuels apparaissent un peu partout, des anus jaillissent s’ouvrant pour déféquer puis se referment.
Finalement le cso a son livre, c’est L’Ethique de Spinoza. Les modes, c’est tout ce qui se passe : les ondes, les vibrations, les migrations, les seuils, les gradients, les intensités produites sous tel ou tel type substantiel à partir de telle matrice. Le corps drogué comme autre attribut (que le corps maso) à partir du froid absolu (et non de la couture). Le problème est celui d’une même substance pour toutes les substances, ou plutôt d’une substance unique pour tous ces attributs, cela devient : y a-t-il un ensemble de tous les cso ? Le problème n’est pas celui de l’Un et du Multiple mais celui de la multiplicité de fusion. Le cso, immanence, limite immanente. Le cso c’est le champ d’immanence du désir, le plan de consistance propre au désir. Chaque fois que le désir est trahi, il y a un prêtre là-dessous. Le prêtre a lancé la triple malédiction sur le désir : celle de la loi négative, celle de la règle extrinsèque, celle de l’idéal transcendant. La psychanalyse dira : manque, plaisir, fantasme. Mais la psychanalyse ne comprend rien au masochisme. Le masochiste dit : axiome de dressage : détruire les forces instinctives pour les remplacer par les forces transmises. Il s’agit non de distinction mais de circulation : le cheval (force innée) transmise à l’homme que l’on harnache et que l’on bride : devenir-cheval : augmentation de puissance, circuit d’intensités.
Ce serait une erreur d’interpréter l’amour courtois sous les espèces d’une loi du manque ou d’un idéal de la transcendance. Le renoncement au plaisir externe ou son retardement, son éloignement à l’infini témoigne au contraire d’un état conquis où le désir ne manque plus de rien, se remplit de lui-même (joie) et bâtit son champ d’immanence. Le plaisir c’est l’affectation d’une personne, c’est le seul moyen de s’y retrouver dans le processus qui le déborde. Les plaisirs mêmes les plus artificiels sont des reterritorialisations. Mais est-il nécessaire de se retrouver ? L’amour courtois n’aime pas le moi, pas plus qu’il n’aime l’univers entier d’un amour religieux. Il s’agit de faire un cso, là où les intensités passent et font qu’il n’y a plus ni toi ni moi (H=F), en vertu de singularités. Le champ d’immanence est comme le dehors absolu qui ne connait plus les moi, parce que intérieur et extérieur ont fondu. Le joy de l’amour courtois, l’échange des cœurs, l’épreuve ou assay, c’est : tout est permis qui ne soit pas extérieur au désir ni transcendant à son plan, mais qui ne soit pas non plus intérieur aux personnes. La moindre caresse peut être aussi forte qu’un orgasme. L’orgasme est fâcheux par rapport au désir qui poursuit son droit.
Nous distinguons : les cso qui diffèrent comme des types, des genres, des attributs substantiels (le froid du drogué), chacun a son degré zéro comme principe de production (c’est la remissio) ; ce qui se passe sur chaque type de cso, c’est-à-dire les modes, les intensités produites, les ondes et vibrations qui passent (la latitudo) ; l’ensemble éventuel de tous les cso, le plan de consistance (l’omnitudo). Or les questions sont multiples : ne faut-il pas des agencements pour fabriquer chaque cso ; ne faut-il pas une grande machine abstraite pour construire le plan de consistance ? Bateson appelle plateaux des régions d’intensité continue, qui sont constituées de telle manière qu’elles ne se laissent pas interrompre par une terminaison extérieure, pas plus qu’elles ne se laissent aller vers un point culminant. Un plateau est un plan d’immanence. Chaque cso est fait de plateaux. Chaque cso est lui-même un plateau, qui communique avec les autres plateaux sur le plan de consistance. C’est une composante de passage. Nous nous apercevons que le cso n’est nullement contre les organes mais contre l’organisme. Les cso ne s’opposent pas aux organes ; mais avec ses organes vrais (Artaud) qui doivent être composés et placés, il s’oppose à l’organisme, à l’organisation des organes.
L’organisme c’est le jugement de Dieu dont les médecins tirent profit. L’organisme est une strate sur le cso. Le cso hurle : on m’a fait un organisme, on m’a plié indûment, on m’a volé mon corps ! Le jugement de Dieu rappelle, lui : tu seras organisé, tu seras un organisme, tu articuleras ton corps sinon tu ne seras qu’un dépravé ! Contre le jugement de Dieu, le cso oppose l’expérimentation. Défaire l’organisme ce n’est pas se tuer, c’est ouvrir le corps à des connexions qui supposent tout un agencement : des circuits, des passages, des territoires et des déterritorialisations mesurées à la manière d’un arpenteur. Artaud : la conscience sait ce qui est bon pour elle et ce qui ne lui vaut rien. Et donc les pensées qu’elle peut accueillir sans danger et celles qui sont néfastes à l’exercice de sa liberté. Elle sait jusqu’où ça va l’être et jusqu’où il n’est pas encore allé. Bien sûr il faut attaquer la signifiance, la subjectivation, l’organisme. Mais il faut quand même en garder un peu au cas où cela serait nécessaire contre pire, contre les fantasmes pervers entre autres. Car ces derniers sont encore plus dangereux. Il faut aussi garder un peu de strates car on ne peut pas vivre complètement déstratifié à la sauvage. Le cso ne cesse d’osciller entre les surfaces qui le stratifient et le plan qui le libère. D’où prudence !
Et pour conclure, et on pouvait s’y attendre, on en vient au tissu cancéreux. S’il y a un cso qui s’oppose à l’organisme, il y a aussi un cso de l’organisme. Chaque seconde, il y a une cellule qui devient cancéreuse, il faut bien que l’organisme la ramène à la règle pour survivre, mais surtout pour que soit possible une fuite vers l’autre cso, celui sur le plan de consistance. Et dans le social comme il tourne, comment se fabriquer des cso qui ne soient pas le cso du fasciste qui est en nous ? Il y a une convergence fondamentale de la science et du mythe, de l’embryologie (le cso est un œuf) et de la mythologie, de l’œuf biologique et de l’œuf psychique et cosmique. L’œuf désigne toujours cette réalité intensive où les choses, les organes, se distinguent uniquement par des gradients, des migrations, des zones de voisinage…
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