Ces trois livres écrits coup sur coup entre 1844 et 1849 sont contemporains de la parution des Manuscrits de Marx. Ils se lisent dans un contexte de refus de la philosophie « classique », évidemment contre Hegel, mais aussi en ouverture du courant qui engendrera l’œuvre de Nietzsche… et de Freud.
En d’autres termes il s’agit ici de recentrer le travail de la pensée sur la personne concrète et non pas sur des abstractions conceptuelles. Il s’agit de remettre l’homme face à l’enjeu du sens de sa vie, qui s’articule sur tous les choix d’orientation en faveur de la vérité, et ce dans toutes ses expressions : esthétique, éthique et religieuse. Mais ce travail, qui est « théologique in fine », a l’effet paradoxal de rejeter l’église, en tant qu’institution, car ses préceptes de conduite nuisent à l’épanouissement de la personne, en se fixant exagérément sur des exercices spirituels sources d’angoisse. L’existence compte plus que l’essence et la liberté est la vertu cardinale d’un travail de la pensée consciente, centrée sur le devenir de la subjectivité. Kierkegaard (K) a vécu de 1813 à 1855 au Danemark. Ici nous résumons le premier des trois livres. Deux autres résumés suivront. À chaque fois centrés sur un des livres.
Introduction de Knud Verlof
Les œuvres ramènent à l’homme et l’on bute aussitôt sur la difficulté du caractère de K si bien marquée par son contemporain Rasmus Nielsen : « K a été à ce point une nature apriorique qu’il manque presque de perfectibilité ». Enfant précoce, il est foncièrement intellectuel et son démon de l’observation le garde toujours partiellement en tiers, en spectateur. L’intellectualité le gêne beaucoup pour prendre racine dans l’existence. Divisé entre l’art et la pensée, cherchant ses racines dans des figures imaginaires, il glisse au-dessus de tout dans un désespoir qui le pousse, pour se donner un corps, jusqu’à rêver du métier d’acteur. Éparpillé dans de multiples directions pour choisir sa carrière, il ne manque cependant pas de centre : sa mélancolie y a pourvu.
Les derniers travaux de la critique danoise se sont resserrés autour de l’énigme de cette tristesse centrale. Dans l’histoire intérieure de la maison paternelle, les événements sont « si petits », que l’on se demande s’il faut une clef de compréhension à cette tristesse : en effet, coup sur coup, décèdent entre 32 et 35 une sœur, un frère, la mère, une autre sœur (mais avant K avait déjà perdu en plus un frère et une sœur). Cependant la deuxième série de morts a un trait singulier car la date du décès se surligne, comme l’année où la personne arrive à 33 ans. Quant au père, c’est un vieillard toujours inquiet de tout, même de l’avenir matériel de K. Ce père est convaincu qu’il y a un coup du sort qui frappe la famille dans une sorte de suite judiciaire. Le lien entre K et son père est fort d’une affinité de désespoir, qui les faisait se comprendre à demi-mot. Exagérant le piétisme, poussé par une conscience excessive du péché, le père s’est construit une terrible théorie qui, pour le fils, va fonctionner comme une loi d’interprétation infaillible. Dans cette théorie, le fils aîné (seul survivant avec K), devenu évêque, s’appelle le fils honnête, confident du père dans le domaine religieux. Notre K c’est le fils prodigue. Normalement on ne veut pas être le père d’un tel fils, mais ici le père, comme dans un conte, veut bien l’être : ce père c’est donc le père de l’Evangile, à la limite c’est Dieu même. Pour K son père a une vie qui plonge dans l’éternel.
K est, quant à lui, loin de l’être, en 1838. De l’Eglise il sent toute sa distance. Si sa grande piété pour son père, après sa mort, le fait sortir de son désarroi, elle n’unit pas, en une note générale, toutes ses dissonances. Ce n’est qu’un acte de volonté qui étouffe en lui des parties essentielles, pour se consacrer à une tâche contre laquelle il rue dans les brancards. Entre autres, face à l’échéance de passer un examen final en théologie au terme de sa formation. Tant que vivait le père, K pouvait toujours défendre la théorie de ne pas devoir le subir, cet examen, mais une fois mort, K dû se charger de ses « partes » à lui : alors plus moyen de se défendre…il devait le passer, cet examen. Et il se soumet aux études pendant deux ans, obtenant son certificat en 40.
L’effort fini, revoilà le désarroi. Quelle route prendre ? Avec le christianisme, c’est tout le problème de l’existence qui se pose. Il ne trouve pas une base d’action dans le cadre du christianisme, il s’en trouve une autre : il se fiance avec Régine Olsen. Les fiancailles sont difficiles à comprendre, plus encore que la rupture. Le projet de se marier met en jeu tout le problème de vivre : le moi réfléchissant ne pouvait pas ne pas le reprendre de fond en comble, et donc se heurter à la mélancolie, héritage des idées noires du père. Il y avait pourtant un véritable amour pour cette jeune fille et cet amour tenait à distance ces idées funestes, sans oublier le certificat réussi, qui laissait penser que le destin pourrait relâcher ses entraves. Dans son livre « Ou bien…ou bien » (Enten-Eler), K fait état de sa lecture de l’existence, comme d’un développement déterministe qui passe successivement du stade esthétique, au stade éthique et finalement au stade religieux. C’est donc un malentendu de voir dans le titre une liberté de choix face à une alternative. À cette époque, K rencontre le poète Paul Moeller, rebelle aux influences du Romantisme et de l’hélégianisme, pour qui un vrai poète doit avant tout être un homme vrai. Dans cet esprit, l’appel de l’amour sera l’épreuve par laquelle la vie passe : l’examen de conscience sur fond de mélancolie dégage et décape un degré d’exigence, réclamant d’être fidèle à ce qu’il devient en vérité. Et pour cela le repère est l’angoisse.
Aimer Régine joue donc comme un révélateur de là où il en est. Soit, loin de l’expérience amoureuse des jeunes de son âge qu’il côtoie. Il va dès lors tout faire pour se rendre infréquentable car châtiment et souffrance est son lot, ces conséquences étant de loin préférables à la crainte constante du mal. Les affres de l’amour le précipitent à exprimer toutes sortes d’outrances verbales (pour et contre) mais dès que Régine en vint à croire dans cet amoureux compliqué, il ne pense plus qu’à « en sortir » au moindre dam pour elle. En effet il a charge d’âme. Soit, il n’est pas un parti pour elle, est-ce qu’il n’est pas un lépreux (à entendre : atteint du mal paternel) ? Pour en sortir, il endossera successivement l’habit du séducteur (esthétique) dont la cruauté se joue d’elle. Puis il travaille à exciter sa haine et son mépris et rompt …sans rompre tout à fait. S’en suit un travail d’écrivain littéraire où sa plume donne la parole à tous ses moi(s) : morale contre religion (éthique), morale contre esthétisme. Avec Régine sombraient ses velléités de bonheur terrestre. Ce prix lui permet de trouver son moi profond. Les hommes pour K n’apparaissent jamais qu’à travers sa propre nature quasi sans corps : esprit né, il ne les voit et ne les aime qu’à travers les idées. K s’installe à Berlin qui devient alors le séjour idéal.
Ses forces de productivité s’élancent. Héritier d’une fortune qui le libère de la nécessité de travailler, il sent sa pleine liberté et en profite pour systématiser ses idées, et, dans les événements, sortir de ses fiancailles. Passé dans le stade éthique, il oppose à l’ancien esthète l’existence où l’homme accepte le temps et la continuité et en même temps lutte contre ses forces mauvaises. Si j’avais eu la foi, je serais resté auprès d’elle. Stoïcienne illusion que de ne compter que sur ses propres forces, K rêve l’avenir de se préparer ainsi à un retour vers Régine, purifié. Il faudra reprendre en compte le passé qui, chez lui, leste de plomb toute espérance. À force de revenir sans cesse sur son hétérogénéité, il en serre le caractère sauvage. Il ne pourra jamais initier Régine à d’effroyables choses : mon rapport à mon père, ma tristesse, l’éternelle nuit qui y couve, mon égarement. Toutefois quand renaît la nostalgie d’un retour vers elle, il entreprend de réviser tout son système : peut-être que ses péchés n’étaient pas si criants, aux yeux de Dieu, puisque c’était l’angoisse qui m’égarait. L’angoisse est l’inconnue au cœur de la mélancolie. Mais K ne cesse de faire des boucles et contre-boucles. Il reproche à son père de l’avoir effrayé enfant, trop tôt, aux périls de la sexualité …et en repoussant le père, il rejette l’église de ce père. La vie et le christianisme, ça fait deux. Sauf que malgré tout, il y a chez le père une graine d’éternité. Régine se fiance avec Fritz Schlegel. La réaction de K sera littéraire. Il écrit « In vino veritas » dans les Stades de la vie, juste avant d’écrire « Le concept de l’angoisse » : où il traite philosophiquement du passage de l’éthique au religieux sur fond de réflexion sur le mariage (le lien des fiancailles). Dans le fond, la tristesse de K ne cessera de rester attachée à Régine. C’est à l’Eglise de nous secourir mais cela va passer par l’intellect. Il faut affronter par la pensée la question du péché originel que K noue à l’hérédité originelle.
Ici la soif du vivant va le pousser à chercher une compréhension des contraires inclus dans le dogme chrétien, non pas du dehors mais dans les replis mêmes du moi où il retrouve l’énigme de l’angoisse. Car celle-ci ne lui est pas propre mais habite l’âme de tout homme (le serpent entre Adam et Eve). « Le concept de l’angoisse » est optimiste contrairement à un autre écrit : « la Maladie mortelle ». Ici on se rapproche du thomisme, contre l’augustinisme qui imbibe le luthérianisme. Il y a dans ce texte un recours aux grecs (Socrate) différent que dans les Miettes, « les Riens philosophiques ». Entre la pensée abstraite et la pensée concrète, entre l’intelligibilité du nécessaire et de l’universel et l’inintelligibilité du contingent et du singulier, mieux vaut garder vierge la raison humaine devant l’Inconnaissable. Entre le dieu des philosophes et le dieu vivant des chrétiens, aucun effort ne pourra combler le gouffre. Le passage trouve sa clef dans l’approfondissement de la vie psychique. N’en restera pas moins un désir de K de battre les philosophes modernes avec leurs propres armes. Car l’hégélianisme contient bien du miraculeux ! avec ce que le mot miraculeux occulte en sautant trop vite à une conclusion. Kierkegaard prend la mesure de l’écart avec son temps : et si quelqu’un s’employait à rendre les choses moins faciles. Au lieu d’employer l’intelligence à aplanir les obstacles, concilier la philosophie avec esthétisme et religion, c’est « médier » en faisant saillir les oppositions et les difficultés.
PREMIERE PARTIE : MIETTES PHILOSOPHIQUES par Johannes Climacus et édité par K
Préface
Très courte, elle a un ton ironique et cynique ; elle est signée J C. Le style a une fonction de présenter une vérité désagréable « l’air de pas y toucher ». La signature évidemment n’est pas banale mais il est difficile de l’interpréter : elle renvoie à un pseudo qui ne trompe personne car tout le milieu sait qu’il s’agit de K lui-même. Mais d’aucuns se demandent quand même si ce n’est pas une affaire d’hétéronymie, auquel cas l’auteur K n’est pas vraiment l’auteur ; il s’agirait de dissociation psychique entre différentes entités autonomes à l’égard de K, qui, lui, en serait « dé-possédé ». S’il s’agit d’un pseudo, alors par contre il y a une démarche consciente et politique visant le milieu philosophique danois totalement inféodé à sa lecture d’Hegel.
« Qui aurait l’envie de faire de ma brochure un événement mondial ? Les hommes vaquent par ailleurs à leurs affaires quotidiennes et politiques, en rien dévoyés par cette publication. Le contraire serait pur délire en un mot comme en dix, ce livre ne sert à rien. Comme Socrate, ma vie est tout ce que j’ai, et sans hésiter je la risque chaque fois qu’une difficulté se montre. Danser alors est chose légère, car la pensée de la mort est une experte danseuse, et c’est la mienne, tout être humain m’étant trop lourd ; aussi, per deos obsecro, arrière les inviteuses ! je ne danse pas ».
Peut-on faire partir de l’histoire une certitude éternelle ? Trouver à un pareil point de départ un intérêt autre qu’historique ? Fonder sur un savoir historique une félicité éternelle ?
Proposition : l’homme qui pose la question ne sait même pas ce qui l’amène à la poser.
Chapitre 1 : hypothèse fictive
A : à quel point la vérité peut-elle s’apprendre ? ce sera notre première question, socratique.
La vertu peut-elle s’enseigner ? Si tant est qu’elle s’enseigne, il faut bien présupposer qu’elle n’existe pas ; voulant donc l’apprendre, on la cherche. En effet il est également impossible à un homme de chercher ce qu’il sait et de chercher ce qu’il ne sait pas ; car ce qu’il sait, peut-il le chercher ? Et ce qu’il ne sait pas, comment peut-il le chercher ne sachant même pas quoi chercher ? Socrate répond en montrant que toute étude, toute recherche n’est que du souvenir. La vérité n’a pas à être introduite en lui, elle y est déjà. La proposition batailleuse devient preuve de la préexistence de l’âme. Socrate est un accoucheur du dieu même, l’œuvre qu’il accomplissait était une commission divine, même si aux yeux de ses contemporains, il avait l’air d’un original. Où qu’il enseignât, quel que fût son interlocuteur, il raisonnait toujours avec lui dans l’absolu. Du point de vue socratique, tout homme n’a d’autre centre que soi, et le monde entier ne fait que se concentrer en lui, parce que se connaître soi-même c’est connaître dieu. C’est ainsi que Socrate pensait que tout homme devait s’entendre, et par cet entendement même, entendre son rapport à autrui, toujours avec autant d’humilité et de fierté.
De ceci s’en suit ceci : comment mon rapport à Socrate ou à Prodicos ou à une servante m’occuperait-il à propos de mon salut éternel, celui-ci m’étant donné rétrogradement dans la possession de la vérité, que je détenais dès le commencement sans le savoir ? Socrate, Prodicos ou la servante ne sont que des occasions. Le point de départ est un néant ; car à l’instant même où je découvre avoir su la vérité de toute éternité, mais sans le savoir, du même coup cet instant s’enfouit dans l’éternel, absorbé par lui, de sorte que je ne pourrais même pas le trouver, si je le cherchais, parce qu’il ne se localise point, mais n’est qu’un « ubique et nusquam ».
B : pour qu’un point de départ temporel ne soit pas du néant, il faut que l’instant dans le temps ait une importance décisive, de sorte qu’en aucun autre point du temps ni de l’éternité je ne puisse l’oublier, l’éternel n’existait pas auparavant ayant pris l’être à cet instant.
Et revenons à la question précédente : la vérité peut s’apprendre.
- L’état antérieur
Le raisonnement socratique ne supprime pas la disjonction puisqu’il en résultait que tout le monde a la vérité. On en a vu les conséquences sur l’instant. Or pour que celui-ci ait une importance décisive, il faut que l’homme qui cherche n’ait jusqu’à cet instant pas eu la vérité, même sans le savoir, sinon l’instant ne sera que celui de l’occasion ; il faut même que l’homme ne soit pas le chercheur, car c’est là notre mode d’exprimer la difficulté. Cet homme doit donc être défini comme hors de la vérité ou comme non-vérité.
Mais comment faire alors qu’il se rappelle ou à quoi rime de lui rappeler ce qu’il n’a pas su, et dont par conséquent il ne peut se ressouvenir ?
- Le maître
Ce que le maître peut être pour lui l’occasion de se rappeler, c’est en effet qu’il est la non-vérité. Mais c’est ce retour du disciple sur lui-même qui l’exclut de la vérité, plus que son ignorance naguère d’être la non-vérité. Ainsi le maître, par cet éveil même du souvenir dans le disciple, l’écarte de lui-même, avec cette seule différence que le disciple, par ce retour sur soi, au lieu de découvrir qu’il savait la vérité, découvre sa non-vérité. Et là le maître n’est que l’occasion, car ma propre non-vérité je ne peux que la découvrir seul.
Si maintenant le disciple doit recevoir la vérité, il faut alors que le maître la lui apporte ; davantage même, il faut encore qu’il lui donne la condition pour la comprendre. Mais celui qui donne non seulement la vérité mais aussi la condition, n’est pas un maître. C’est une tâche impossible aux hommes. Or si le disciple existe, il a bien été créé. Pour que l’instant ait une importance décisive, le disciple doit être sans la condition, donc en avoir été dépouillé… de par sa faute propre. Appelons cela le péché. Le maître est le dieu lui-même.
Et moi du péché puis-je m’en délivrer puisque j’ai été libre de pécher tout seul ? Pour cela encore faudrait-il que je le veuille. Ainsi supposons que le souvenir qu’occasionne le maître me pénètre à ce point, supposons que le disciple le veuille. Alors le fait d’avoir été lié serait un état passé qui, au moment de la libération, n’aurait laissé aucune trace, l’instant en perdrait ainsi toute importance décisive ; le disciple aurait ignoré s’être lui-même lié, et à présent il se délivrerait. Dans ce raisonnement l’instant n’a plus d’importance décisive, et c’est ce que nous voulions admettre comme hypothèse. D’après elle donc, il ne pourra se délivrer par lui-même. Le maître devient juge, sauveur, libérateur, rédempteur. Quant à l’instant appelons-le « plénitude du temps ».
- Le disciple
L’homme sauvé est et a toujours été un homme mais maintenant c’est un homme d’une autre qualité. C’est un homme nouveau. Sa marche désormais prend la direction contraire. Appelons ce changement conversion. Comment prendre congé de son état de pécheur sinon en devenant triste, en lien avec un acte de repentir. Le passage est celui d’une re-naissance et l’homme désormais doit tout au divin Maître et, à l’instar de Celui qui pour soi-même oublia le monde entier, à son tour pour ce maître il faut qu’il s’oublie lui-même. L’instant décisif fait que l’homme ne peut plus revenir sur ses pas.
Mais tout ce développement se laisse-t-il concevoir ? Le fait d’être né se laisse-t-il penser ? Et à fortiori la seconde naissance ? Pourquoi pas ? Si l’on possède originellement la condition de comprendre la vérité, notre pensée tire l’existence de dieu de notre propre existence. Si l’on est dans la non-vérité, cet état ne pourra nous tirer de nous-mêmes et le souvenir ne nous aidera pas à remonter plus haut. Pour arriver à penser plus loin, c’est à l’Instant d’en décider.
Chapitre 2 : le dieu comme maître et sauveur (essai poétique)
L’instant naît du rapport de la décision éternelle à l’inégale occasion. Ici il est question d’amour. C’est donc l’amour qui fait qu’éternellement le dieu s’y décide ; mais comme son amour est la cause, lui aussi doit être son but ; car quelle contradiction que le dieu eut un motif sans un but correspondant. Ne nous pressons pas. On a beaucoup parlé, dans des fictions, d’amour malheureux. Ici le chagrin n’appartient qu’au dieu seul. Comment comprendre ceci ?
Supposons qu’il y eût un roi aimant une fille du peuple. Le malheur n’est pas l’impossibilité de s’unir et dieu sait qu’il y en a , des impossibilités ; mais celle pour eux de se comprendre. Ce chagrin n’appartient en propre qu’à l’homme supérieur, qu’à dieu seul. Et comment saisir le divin ? « Votre mariage, Majesté, est pour la jeune fille un bienfait dont elle ne saurait vous remercier de toute sa vie. Cela désolait le roi : la fille gagnerait-elle assez de ressort pour jamais se rappeler sa qualité de roi et son état de fille de rien ? Car le consentement de la fille de n’être rien ne pourrait satisfaire le roi, justement parce qu’il l’aimait où se trouve, entre dieu et l’homme, le pouvoir de faire d’inégaux des égaux. La belle affaire pour le dieu car ce qu’on oublie, c’est qu’il aime le disciple. Tout le langage des hommes est trop égoïste pour soupçonner tel chagrin divin ; aussi bien dieu s’en est-il réservé tout l’insondable. Voilà la tâche à entreprendre, celle d’un poète, de chasser de la maison le chagrin et d’y faire entrer la joie.
Faire des inégaux des égaux : a) l’unité s’obtient par un relèvement ; b)mais si cela échoue, il faut établir l’unité d’une autre manière. Dans le premier point c’est le dieu qui hausse le disciple jusqu’à lui en le magnifiant et ainsi lui faisant oublier l’incompréhension. Mais le roi pointe une difficulté à savoir que la fille de rien est enchantée par ses habits de reine. Le roi ne trouve pas son compte car l’enchantement n’est qu’une tromperie. Il faut donc autre chose et c’est l’enjeu du second point. L’amour de dieu ne doit pas magnifier le disciple mais le faire renaître (passage du non-être à l’être). La vérité est que le disciple lui doit tout. Le disciple doit apprendre à n’être plus rien, mais sans être anéanti, tout en gardant sa confiance en soi. De découvrir qu’il était dans la non-vérité , il gagne de passer dans la vérité car là est son ressort. On voit de nouveau que cela ne peut aller avec cet anéantissement (socratique). D’où un point c). Dieu a à se faire égal de son disciple. Dieu est le serviteur. Ne sommes nous pas ici face à un miracle ? Seul un poète peut faire sentir la souffrance dans cet amour divin. En effet le disciple ne peut regarder la Passion car il veut un dieu fort et dont la toute-puissance produira les miracles dont il a besoin pour croire. Et cependant il n’y a pas d’autre instant décisif en dehors de ce moment de l’acte de foi sans miracle …
Chapitre 3 : le paradoxe absolu (une chimère métaphysique) / suivi d’un appendice : le scandale du paradoxe
C’est le paradoxe suprême de la pensée que de vouloir découvrir quelque chose qu’elle-même ne peut penser. Cette passion de la pensée reste au fond partout présente en elle, même dans celle de l’individu, dans la mesure où quand il pense, il n’est pas que lui-même. Supposons que nous sachions ce qu’est un homme. Nous savons là le critère du vrai qu’a exploité fructueusement toute la philosophie grecque. Nous savons ce qu’est l’homme, et ce savoir peut constamment s’enrichir et donc devenir aussi la vérité ; mais là aussi s’arrête l’intelligence, comme s’arrêta Socrate. Voici s’éveiller la passion paradoxale de l’intelligence qui cherche à se heurter et cherche sa propre perte. N’en est-il pas de même du paradoxe de l’amour ? Un égoïsme déguisé en amour pour un autre, pour un être qui manque. Pour s’imaginer une religion d’amour, faudrait-il ne lui présupposer qu’une condition : s’aimer soi-même, pour commander ensuite d’aimer le prochain comme soi-même. Qu’est donc cet Inconnu auquel se heurte l’intelligence dans sa passion paradoxale ? Du moins n’est-ce rien d’humain (Socrate se dit confronté à un « ou bien ou bien » : entre un fond d’être de type animal monstrueux ou bien de type « divin »). Appelons l’Inconnu le dieu. Ce n’est qu’un nom que nous lui donnons. Vouloir prouver qu’existe cet Inconnu, l’intelligence n’en aura pas l’idée. Si le dieu existe c’est une impossibilité de le prouver mais s’il existe quelle folie de vouloir le prouver. En somme vouloir prouver qu’une chose existe n’est pas un jeu. Et à s’y risquer l’ensemble de la démonstration tourne toujours en autre chose. Ainsi que j’opère sur le terrain des faits sensibles et palpables ou sur celui des idées, jamais ma conclusion n’aboutit à l’existence. On ne prouve pas l’existence d’une pierre, mais que cette chose existante est une pierre. Vouloir tirer des actes de Napoléon son existence est impossible parce que dans la mesure où Napoléon est un individu, il manque entre lui et ses actes un rapport absolu, excluant qu’un autre eût pu accomplir ces actes. Un rapport absolu par contre relie le dieu à ses actes, dieu n’étant pas un nom mais un concept : l’essence suit l’existence.
Mais quels sont les actes de dieu ? De quels actes est-ce que je tire ma preuve ? Pour prouver l’existence de dieu, il faut abandonner toute démonstration car l’existence ne se trouve pas au bout d’une démonstration. Dès que je lâche la preuve, l’existence est là. Cependant ce fait de lâcher, dégage un instant à ne pas manquer, celui du saut. Si petit que soit cet instant, il faut qu’il entre en compte.
Il faut aussi remarquer que ces développements modernes n’étaient pas d’actualité au temps de l’antiquité socratique. Ce qui importe c’est la passion qui insiste au-delà. Qu’est ce l’Inconnu ? C’est la limite. Dans le passage du mouvement à l’état de repos, il y a aussi franchissement d’une limite. Dans le passage surgit ce qui diffère, l’absolument différent. Mais défini comme le différent absolu, il semble sur le point de se révéler, mais çà c’est une erreur. La différence absolue ne peut être pensée par l’intelligence. Si la différence ne se laisse pas retenir, faute de signe distinctif, il en va de la différence et de l’égalité comme de choses identiques. La différence qui s’accroche à l’intelligence finit par la troubler et ce jusque dans la distinction du un et du multiple, du même et de l’autre. Dans le domaine de l’imagination on a tenté d’y suppléer par les religions.
Cet homme-là est en même temps le dieu. Mais d’où le sais-je ? Je ne puis le savoir car je ne connais pas la différence entre l’homme et dieu. Ce que l’homme, afin de savoir quelque chose de l’Inconnu, doit d’abord le savoir différent de lui, absolument différent de lui. Comment l’intelligence pourrait-elle le connaître ? Tel est l’enjeu de la théologie. La différence que ne peut saisir l’homme résulte du péché. L’absolue différence, c’est l’homme lui-même qui doit en être coupable. Ce qui compte ici c’est la conscience du péché. La perte de l’intelligence voici ce que veut l’homme mais voici ce que veut aussi le paradoxe. Et leur entente n’existe qu’à l’instant de la passion. C’est aussi ce que veut l’amour.
Appendice : une illusion acoustique. Si le paradoxe et l’intelligence se heurtent dans une compréhension commune de leur différence, la rencontre sera heureuse comme la compréhension de l’amour. Cette rencontre n’a pas encore de nom ; appelons-la : scandale. Tout scandale dans son fond est souffrance. Il en est ici comme de l’amour malheureux décrit entre le roi et la fille de rien. Le scandale soulève une force malgré l’amour-propre qui y interfère. Le scandale, quelque expression qu’il prenne, même quand insolemment il étale la gloire de l’a-spiritualité, c’est toujours un souffrant. Et dans cette souffrance sa découverte relève non de l’intelligence mais du paradoxe. C’est avec le paradoxe que le scandale prend l’être. Et nous voici de nouveau face à l’instant.
Ne pas admettre l’instant c’est revenir à Socrate. À établir l’instant, on a le paradoxe. C’est l’instant qui fait du disciple la non-vérité ; l’homme qui se connaissait se perd en perplexité sur lui-même et prend conscience du péché. Dans l’approche socratique de l’instant, la découverte de l’état de non-vérité fait naître une nécessité. Ou bien cet instant de décision est folie. L’expression du scandale est de traiter l’instant de folie, le paradoxe de folie ; expression qui n’est que l’affirmation par le paradoxe de l’absurdité de l’intelligence, mais qui a l’air par une résonance de sortir du scandale. Ou bien l’instant doit toujours arriver, on le considère et l’on veut qu’il soit considérable, mais le paradoxe ayant fait de l’intelligence l’absurde, ce que l’intelligence prend pour considérable n’est pas un critère. Le scandale reste donc en dehors du paradoxe. Cependant la découverte n’est pas due à l’intelligence, puisqu’on la doit au paradoxe, qui reçoit maintenant du scandale la preuve. Le scandale sort du paradoxe trop lié à l’absurde et garde pour lui le vraissemblable, tandis que le paradoxe est le sommet de l’invraissemblance. Le scandale a au moins un mérite, celui de dégager en traits plus nets la différence ; car dans cette passion heureuse, à laquelle nous n’avons pas encore mis de nom, la différence tombe bien d’accord avec l’intelligence. De la différence il en faut pour s’accorder dans un tiers, mais la différence, c’était précisément que l’intelligence renonçât à elle-même, et que le paradoxe s’abandonnât, et l’accord est dans cette passion heureuse qui finira bien par avoir un nom.
Chapitre 4 : la contemporanéité du disciple
Si le dieu n’était pas venu lui-même, tout fût resté socratique ; nous n’aurions pas eu l’instant et nous eussions été privés de paradoxe. La forme de serviteur prise par le dieu n’est cependant feinte, c’en est une réelle, non un corps parastatique, mais un corps réel, et dès l’heure où la résolution toute-puissante de son omnipuissant amour a fait de lui le serviteur, le dieu s’est comme capté en elle, et force lui est ensuite bon gré mal gré de continuer. Or sans pouvoir envoyer personne à sa place, le dieu pourrait bien mander d’avance quelqu’un qui éveille l’attention du disciple. Ce précurseur ne peut évidemment rien savoir de ce qu’enseignera le dieu, car la présence du dieu sous forme humaine, même sous l’humilité du serviteur, c’est justement la doctrine, et le dieu doit lui-même fournir la condition, autrement le disciple ne comprendrait rien. Un pareil précurseur peut donc éveiller l’attention du disciple, mais non faire plus. Mais le dieu n’a point pris la forme d’un serviteur pour se moquer des hommes. C’est donc qu’il tient à faire entendre quelque chose de lui-même. Avoir pris la forme d’un serviteur veut donc seulement dire qu’il était des petites gens, quelqu’un d’indiscernable des autres hommes. Mais quoiqu’il fut cet humble, son souci ne sera point comme celui des hommes en général. Cette forme d’un serviteur n’élève-t-elle pas ainsi le dieu au-dessus de ce qu’on tient d’ordinaire pour valable ? C’est à se demander si vraiment un homme oserait agir de même, sinon le dieu n’a point réalisé l’humain. Les sages et les savants commenceront sans doute par lui poser des argutieuses questions, l’inviteront à des colloques, ou lui feront subir un examen pour lui assurer après un emploi fixe et un gagne-pain.
Sa seule nécessité de vivre est de prêcher sa doctrine. D’amis il n’en a point ni de parents, mais les disciples lui sont des frères et des sœurs.
On s’explique sans peine alors comment se trame vite un bruit qui prend la foule curieuse dans ses filets. Partout où se montre le maître, le peuple s’amasse autour de lui, curieux de voir. Mais cette foule curieuse, est-ce le disciple ? Non. Si la foule ou ce docteur apprend quelque chose, le dieu n’est alors, dans toute la rigueur socratique du sens, que l’occasion. Or l’apparition du dieu est la nouvelle du jour sur la place du marché, au palais du prince, elle est l’occasion de vaine parole…Mais pour le disciple la nouvelle du jour n’est pas l’occasion d’autre chose, non elle est l’éternel, l’éternité qui commence. Faisant ainsi de l’instant réellement la décision de l’éternité. Si le dieu ne donnait pas en outre la condition pour comprendre ce qu’est l’instant, comment le disciple s’en aviserait-il ? Mais que le dieu la donne en outre, nous l’avons exposé plus haut comme conséquence de l’instant, en montrant avec, que l’instant est le paradoxe, sans lequel, au lieu d’aller plus loin, on retourne à Socrate.
Ici veillons à mettre en évidence que le disciple contemporain n’échappe pas à la question d’un point de départ historique. Un point de départ historique de la connaissance éternelle échoit aussi au contemporain. Car n’est-il pas le contemporain du fait historique qui ne veut pas être l’instant occasionnel ? Or ce fait d’histoire n’aura pas pour lui qu’un simple intérêt historique, mais conditionnera sa félicité éternelle ; il faut qu’il en soit ainsi, sinon le maître en question n’est point un dieu.
Mais comment le disciple en arrive-t-il à s’aboucher avec ce paradoxe ? Comment la chose arrive, nous l’avons montré ; c’est par un heurt heureux de l’intelligence et du paradoxe dans l’instant, quand l’intelligence s’élimine d’elle-même et que le paradoxe s’abandonne ; et le tiers en qui ça arrive, c’est cette passion heureuse à laquelle nous donnerons un nom maintenant : nous l’appellerons la foi. Si le paradoxe ne donne pas en même temps la condition, c’est que le disciple alors en est possesseur ; mais le posséder, c’est être soi-même la vérité, et l’instant alors n’est plus qu’occasionnel. Le disciple contemporain a pleine facilité d’ailleurs d’avoir toute information historique. Mais qu’on se souvienne, pour la naissance du dieu, il sera toujours comme le disciple de seconde main, car dès qu’on presse sur l’exactitude absolue du savoir historique, il n’y aura qu’une personne d’informée complètement, et c’est la femme par qui le dieu se fit mettre au monde. Le malheur c’est que savoir une circonstance historique ne fait nullement d’un témoin un disciple. Ce savoir n’est pour lui rien d’autre que de l’histoire. Déjà il appert que l’histoire, son contenu concret, n’a pas d’importance ; pourvu que subsiste encore l’instant comme point de départ de l’éternel, le paradoxe est sauf. Pour le premier contemporain, cette vie du maître n’aurait été qu’un événement historique, pour le second ce maître eût été l’occasion de se comprendre lui-même, et ce maître, il pourra l’oublier ; car en face d’un entendement éternel de soi-même, un savoir sur le maître est un savoir fortuit, une affaire de mémoire. Tant que l’histoire et l’éternité restent extérieures l’une à l’autre, l’histoire n’est qu’une occasion. Car la meilleure façon de comprendre Socrate, c’est précisément de savoir qu’on ne lui doit rien, ce que Socrate préfère et qu’il est beau d’avoir pu préférer ; et celui qui se croit une grande dette envers lui peut être plus que certain que Socrate le dispense avec joie de s’acquitter. Si leur rapport au contraire n’est pas socratique, le disciple doit tout au maître et ce rapport-là ne s’exprime pas en balivernes, mais seulement par cette passion heureuse que nous appelons la foi, et dont l’objet est le paradoxe, seul conciliatieur des contradictions, étant l’éternisation de l’histoire et l’historisation de l’éternité.
La foi n’est pas une connaissance. Le rapport du disciple au maître est celui d’un croyant, c’est-à-dire qu’il s’occupe éternellement de l’existence historique de ce maître. À supposer maintenant que ce rapport soit bien tel, c’est-à-dire que ce soit le maître qui donne au disciple la condition, alors l’objet de la foi ne sera plus la doctrine mais le maître. Le maître doit toujours soutenir la foi. Mais le maître, pour pouvoir donner la condition, doit être le dieu et, pour amener le disciple à la posséder, doit être l’homme. Cette contradiction à son tour est l’objet de la foi, est le paradoxe, l’instant. On le voit aisément, la foi n’est pas un acte de volonté, car tout vouloir humain n’a jamais de pouvoir que dans les bornes de la condition. Or le disciple contemporain possède un avantage, à cause duquel la postérité, pour ne pas rester sans rien faire, ne manquera pas de le jalouser. Le contemporain peut aller trouver ce maître et le regarder. Et alors, osera-t-il en croire ses yeux ? Pourquoi pas, mais en arrivera-t-il à se croire le disciple ? Non car le dieu ne se laisse pas facilement connaître. Le disciple peut toujours fermer les yeux mais alors à quoi lui sert d’être le contemporain ? Il peut toujours fermer les yeux et imaginer le dieu, mais pouvoir cela par soi, c’est posséder la condition. Et à coup sûr quand il ouvrira les yeux, s’il voit la forme choisie du serviteur, il sera troublé. Ce maître doit mourir et après qu’il est mort, que fait son contemporain ? Peut-être a-t-il dessiné son portrait, mais en est-il pour autant le disciple ? Non, le dieu ne se laisse pas figurer et c’est cette raison-là qui lui a fait revêtir la forme du serviteur. Et cependant cette forme n’était point un faux-semblant, autrement cet instant n’eût pas été l’instant, mais de l’accidentel. Et si le disciple par lui-même pouvait se le figurer, c’est qu’il possèderait lui-même la condition, n’ayant alors qu’à se rappeler. Mais alors disparaît cet avertissement comme un atome dans le possible éternel, qui était dans son âme et qui maintenant devient réel, mais qui en retour, en tant que réalité, s’est de toute éternité postulé.
Comment donc l’homme qui veut apprendre devient-il croyant ou disciple ? Par le congé de l’intelligence et le don de la condition. Et celle-ci quand la reçoit-il ? Dans l’instant. Et qu’est-ce qui conditionne cette condition ? Et qu’est-ce que conditionne cette condition ? Qu’il entende l’éternité. Mais pareille condition ne peut être qu’une condition éternelle. Ainsi dans l’instant reçoit-il la condition éternelle, et cela, il le sait de l’avoir reçue dans l’instant, car autrement il ne fait que se ressouvenir qu’il l’avait depuis l’éternité. Dans l’instant il reçoit la condition et la tient de ce maître lui-même. Cette forme n’était pas un incognito ; et si le dieu, en vertu de sa décision toute puissante, semblable à son amour, veut s’égaler au plus humble, nul gaillard pas plus qu’un philosophe en chaire, ne doit se flatter d’assez de ruse pour flairer quoi que ce soit, au cas où le dieu ne donne pas lui-même la condition.
Mais pour le disciple, l’extérieur de dieu n’est pas une forme indifférente. Elle est ce qu’il a vu et appréhendé de ses mains. Au disciple le dieu a donné la condition afin qu’il voie, il lui a ouvert les yeux de la foi. Ainsi quand par la mort son maître l’aura quitté, le souvenir du disciple alors peut bien reproduire la forme, mais est-ce pour cela qu’il croit ? Non, mais parce qu’il reçut du maître la condition, l’image authentique du souvenir lui rend la vue du dieu. Mais alors la foi est tout autant paradoxale que le paradoxe ? Certainement, sinon comment aurait-elle dans le paradoxe son objet, et trouverait-elle son bonheur dans son rapport à lui ? La foi est un miracle, et tout ce qui vaut pour le paradoxe vaut pour la foi. Mais à l’intérieur de ce miracle tout se passe encore comme dans le socratisme, sans pourtant que le miracle jamais s’abolisse, ce qui veut dire que la condition éternelle est donnée dans le temps.
Ce qui revient à poser l’impossibilité d’être immédiatement contemporain d’un tel maître et d’un tel événement, de sorte que le contemporain réel ne l’est pas en vertu de la contemporanéité immédiate, mais de quelque chose d’autre. Donc : le contemporain peut en dépit de sa contemporanéité être le non-contemporain. Le non-contemporain aussi doit pouvoir être le contemporain par ce quelque chose, par quoi le contemporain devient le contemporain réel. Mais le non-contemporain c’est l’homme de la postérité, dont l’homme postérieur pourra constituer le contemporain réel. Ou est-ce être contemporain, et ce contemporain que nous exaltons, que de pouvoir dire : j’ai mangé et bu sous ses yeux. Ou la vraie contemporanéité être le contemporain, est-ce d’être celui à qui le dieu doive répondre, s’ils venaient un jour à se rencontrer dans une autre vie et que l’autre voulût se targuer de sa contemporanéité : je ne te connais point. Les termes de la bible sont : nous avons mangé et bu sous ses yeux et il a enseigné sur nos place publiques – en vérité je ne vous connais point. Mais tant pis ! seulement ne va pas trop loin quand, de cette réponse du maître à l’individu : je ne te connais point, tu conclus qu’il n’a pas été contemporain du maître et ne l’a pas connu ? Ce maître dont nous parlons, loin d’être directement connaissable, ne l’était que quand il donnait lui-même la condition. Car quand on la recevait, on la recevait de lui-même, et il faut donc que le maître connaisse quiconque le connaît, et nul ne peut connaître le maître s’il n’est pas connu de lui. N’en est-il pas ainsi, et ne perces-tu pas déjà le sens implicite de nos paroles ? Si le croyant est celui qui croit et qui connaît le dieu du fait de recevoir de dieu la condition, il faut que l’homme postérieur reçoive tout pareillement la condition du dieu même, et il ne peut le recevoir de deuxième main. Mais si l’homme postérieur reçoit du dieu la condition, il est contemporain, il est le contemporain réel.
Mais je n’ai pas encore compris tout à fait. La contemporanéité immédiate ne peut être que l’occasion : a) elle peut être pour le contemporain celle de recevoir un savoir historique ; b) elle peut être pour le contemporain l’occasion d’un repliement intérieur socratique qui fasse alors s’évanouir alors la contemporanéité comme un néant en face de l’éternité qu’on découvre en soi-même ; c) finalement elle devient pour le contemporain, en tant qu’il est la non-vérité, l’occasion de recevoir du dieu la condition et de voir alors la splendeur avec les yeux de la foi. Ah ! la béatitude d’un tel contemporain ! mais qui n’est pourtant pas un témoin oculaire, non, c’est en tant que croyant qu’il est le contemporain par autopsie de la foi. Dans cette autopsie-là, tout non-contemporain est le contemporain. Mais attention à voir partir l’homme postérieur rêvant de la splendeur d’être contemporain et à vouloir partir à sa recherche, il n’y a qu’à le laisser partir ; mais à le suivre du regard tu verras vite qu’il ne va pas vers l’épouvante du paradoxe, il ne risque guère de trouver la terre sainte.
Intermède : le passé est-il devenu plus réel que l’avenir (ou) pour être devenu réel le possible en est-il devenu plus nécessaire qu’il ne l’était ? – Suivi d’un appendice, appelé application.
Supposons maintenant que ce maître a paru, qu’il est mort et enterré, il doit donc s’écouler du temps. entre les chapitres 3 et 4. N’arrive-t-il pas de même au théâtre, qu’il y ait entre deux actes des années d’intervalle ? Pour marquer cet intervalle on fait jouer une symphonie. Quant à sa durée, tu pourrais la fixer toi-même mais nous ici nous allons supposer qu’il s’est passé 1843 ans.
1) le devenir
Comment se change ce qui devient ou quel est l’âge du devenir ? Tout autre changement présuppose l’existence de ce qui subit le changement, même si le changement consiste à cesser d’exister. Il n’en est pas de même du devenir ; et la question est passible « d’un passage à un autre type de concept ». Dans ce cas en effet, celui qui questionne, on voit dans le changement du devenir un autre changement qui lui embrouille la question. Si un plan se faisant change en soi, ce n’est plus ce plan-ci qui se fait ; par contre, s’il reste inchangé en devenant, quel est alors le changement du devenir ? Ici ce n’en est pas un dans l’essence mais dans l’être, et qui va du non-être à l’être. Or ce non-être, que quitte ce qui devient, il faut également qu’il existe ; sinon ce qui devient ne resterait pas inchangé dans le devenir, à moins de n’avoir pas du tout existé, ce qui pour une autre raison, rendrait à son tour le changement du devenir absolument différent de tout autre changement, puisqu’il n’y aurait aucun changement ; car tout changement présuppose toujours quelque chose. Or cet être qui est en même temps un non-être, c’est le possible. Et un être qui est de l’être c’est bien l’être réel, comme le changement du devenir est le passage du possible à la réalité.
Le nécessaire peut-il devenir ? Le devenir est un changement, mais le nécessaire ne peut aucunement changer, se rapportant toujours à lui-même et s’y rapportant toujours de la même façon. Tout devenir est une souffrance, et le nécessaire ne peut pas souffrir, ne connaît pas la souffrance de la réalité (K identifie la réalité au réel), laquelle est que le possible se révèle du néant à l’instant où il devient réel ; car c’est par la réalité que le possible est anéanti. Tout ce qui devient prouve par son devenir même qu’il n’est pas nécessaire ; car la seule chose qui ne peut pas devenir est le nécessaire, parce que le nécessaire est.
Le possible est le réel différent non pas d’essence mais d’être ; comment faire de cette différence une synthèse qui serait de la nécessité, celle-ci n’étant pas une catégorie de l’être mais de l’essence, puisque l’essence du nécessaire c’est d’être ? (Toute cette partie épluche la logique d’Aristote puis celle d’Hegel : possible, nécessaire, impossible…contingent). S’il en est ainsi, le possible et le réel, en devenant le nécessaire, feraient une essence absolument autre, ce qui n’est pas un changement, et, en devenant nécessaire, la seule chose excluant le devenir, ce qui est aussi impossible que contradictoire. Le changement du devenir est la réalité, le passage s’opère par la liberté. Aucun devenir est nécessaire ; ni avant de s’effectuer, car ainsi il ne peut devenir, ni après, car alors il ne serait pas devenu. Tout devenir se fait librement, non par nécessité, ce qui devient ne devient jamais en vertu d’une raison, mais toujours par une cause. Toute cause finit en une cause librement agissante.
2) l’histoire
Tout ce qui est devenu est, par là même, de l’histoire. Les faits dont le devenir est le devenir simultané n’ont pas d’autre histoire que celle-ci ; mais même ainsi, et sans tenir compte de ce qu’une interprétation plus spirituelle appelle l’histoire de la nature, la nature a une histoire. Mais l’histoire est le passé ; comment dire alors que la nature, bien qu’immédiatement présente, soit de l’histoire, si l’on n’a pas en vue par là cette interprétation plus spirituelle ? La difficulté tient à ce que la nature est trop abstraite pour être dialectique en face du Temps. C’est là son imperfection de n’avoir d’histoire que de cette manière, et c’est sa perfection d’en avoir tout de même le soupçon ; tandis que l’éternité, sa perfection, c’est de ne pas contenir d’histoire, d’être seule à être, tout en étant vide d’histoire.
Cependant le devenir peut inclure en soi un redoublement, c’est-à-dire une possibilité de devenir à l’intérieur de son propre devenir. C’est ici que le lieu de l’histoire proprement dite, qui est dialectique en face du Temps. Le devenir plus particulier de l’histoire s’opère par une cause d’une liberté d’action relative, qui à son tour, en dernier ressort, renvoie à une cause d’une absolue liberté d’action.
3) le passé
Ce qui est arrivé ne peut se refaire ; donc ne peut pas être changé. Cette invariabilité est-elle celle de la nécessité ? Celle du passé s’est effectuée par un changement, par celui du devenir, mais cette invariabilité-ci n’excut naturellement pas tout changement ; vu que tout changement n’est exclu que parce qu’il l’est à tout instant. Regarder le passé comme nécessaire s’obtient en oubliant qu’il est devenu ; mais cette oubliance-là serait-elle aussi nécessaire ?
Ce qui est arrivé est arrivé tel qu’il est arrivé, et ainsi est-ce invariable, mais cette invariabilité est-elle celle de la nécessité ? L’invariabilité du passé consiste dans l’impossibilité pour son « ainsi » réel de devenir autre, mais s’en suit-il que le « comment » possible de ce passé n’aurait pu devenir autre ? Par contre l’invariabilité du nécessaire est de se rapporter toujours à lui-même et toujours de la même façon, d’exclure tout changement, et de ne point se contenter de l’invariabilité du passé, celle-ci étant non seulement dialectique, en face d’un changement antérieur d’où il résulte, mais même en face d’un changement supérieur qui l’abolit (le repentir).
L’avenir n’est pas encore arrivé mais il n’en est pas pour autant moins nécessaire que le passé, puisque le passé n’est pas devenu nécessaire parce qu’il est arrivé, alors qu’au contraire il a montré par là qu’il ne l’était pas. Si le passé était devenu nécessaire, on ne pourrait pas en conclure à l’inverse pour l’avenir, il s’ensuivrait au contraire que l’avenir également serait nécessaire (K prend choix pour Cicéron contre Chrisippe pour qui le stoïcisme accentue la dimension de destin). Que la nécessité s’insère en un seul point, et il n’est plus question du passé ni de l’avenir. Or si le passé était devenu nécessaire, il ne serait plus du ressort de la liberté, du ressort de ce qui l’a fait devenir. Mauvaise posture alors pour la liberté ! car on aurait de la magie.
4) l’entendement du passé
Catégorie de l’espace, la nature n’existe qu’immédiatement. Ce qui est dialectique en face du Temps a en soi une ambiguïté : celle de pouvoir, après avoir été présent, subsister comme passé. L’histoire au sens propre est toujours du passé, et, comme passé, elle est réelle. Mais le fait même d’être arrivée constitue à son tour l’incertain de l’histoire qui empêchera toujours l’entendement de concevoir le passé comme ayant été ainsi de toute éternité. Seule cette contradiction d’incertain et de ceertain, discrimen du devenu et du passé, fait comprendre le passé. Tout entendement du passé qui veut le comprendre à fond en le construisant ne fait que se tromper à fond. Une théorie de la manifestation, au lieu de la construction, fait illusion à première vue, mais à l’instant suivant, on se trouve devant une construction fabriquée après coup et la manifestation du nécessaire. Le passé n’est pas nécessaire au moment qu’il devient ; il ne l’est pas devenu en devenant, et le devient encore moins par l’entendement de personne. Si le passé devenait nécessaire par l’entendement, il gagnerait ce que perdrait l’entendement, puisqu’alors ce dernier entendrait autre chose, ce qui serait un mauvais entendement. Si l’objet entendu se change dans l’entendement, celui-ci se change en erreur. Une connaissance du présent ne confère au présent aucune nécessité, non plus qu’une prescience de l’avenir n’en confère à l’avenir, ni une connaissance du passé au passé ; car l’entendement ni la connaissance n’ont de quoi donner.
Aussi entendre le passé, est-ce être un prophète à rebours. Être prophète ici signifie justement qu’à la base de la certitude du passé il y a cette incertitude qui le caractérise de la même façon que l’avenir, cette possibilité d’où le passé ne pourrait jamais réaliser une nécessité. L’historien retombe au cœur du passé, pris par cette passion qu’est le sens passionné du devenir, je veux dire l’admiration. Si le philosophe n’admire rien, il est par là étranger à l’histoire ; car partout où entre en jeu le devenir (qui est bien dans le passé), l’incertitude du plus certainement devenu ne peut s’exprimer que par cette passion convenable et nécessaire au philosophe.
On a présupposé cependant que le savoir du passé est donné ; mais comment s’acquiert-il ? Point de perception immédiate de l’histoire, parce qu’elle a en elle la duplicité du devenir. L’impression immédiate d’un phénomène de nature ou d’un événement n’est pas une impression de l’histoire ; car immédiatement le devenir ne peut être perçu, mais seulement le présent ; mais le présent de l’histoire porte en lui le devenir, sinon comment serait-il le présent de l’histoire ! La perception et la connaissance immédiates ne peuvent pas tromper. Déjà il appert que l’histoire ne saurait être leur objet. Par rapport à l’immédiat le devenir est une duplicité qui rend douteux ce qui a le plus de certitude. Une chose au moins est claire : notre organe de l’histoire doit être conforme à elle, doit comporter en soi ces correspondances par quoi sa certitude abolit toujours l’incertitude répondant à celle du devenir, laquelle est double : être ou le néant du non-être, ou le possible détruit qui est en même temps la destruction de tout autre possible. C’est précisément la nature de la foi ; car dans la certitude de la foi, il y a toujours, comme chose abolie une incertitude analogue en tout à celle du devenir. La foi croit de ce qu’elle ne voit pas ; elle ne croit que l’étoile est, cela se voit, mais elle croit que l’étoile est devenue. Il en est de même pour un événement. Ce qui est arrivé est immédiatement connaissable, mais nullement le fait d’être arrivé, pas même le fait d’arriver la duplicité des faits arrivés c’est d’être arrivés, d’être le lieu du passage venant du néant, du non-être et du comment d’une possibilité multiple. La perception et la connaissance ignorent la certitude qui se dégage de l’incertitude. La perception et la connaissance immédiates ne peuvent pas tromper. L’intelligence de ce point importe pour comprendre le doute et par là assigner la foi à sa place.
La foi n’est pas une connaissance, mais un acte de la liberté, une manifestation de la volonté. Elle croit au devenir, elle a alors aboli en elle cette incertitude correspondante au néant du non-être. croit à elle « l’ainsi » du devenu, elle a alors aboli en elle le « comment » possible du devenu, et sans contester le possible d’un autre « ainsi », cependant « ainsi » du devenu est pour la foi le point le plus certain. Dès l’instant que la foi croit qu’un fait est devenu, qu’il est arrivé, elle rend ce fait, ce devenu, douteux dans le devenir et son « ainsi » douteux dans le « comment » possible du devenir. La conclusion de la foi n’en est pas une, c’est une décision. De là l’exclusion du doute. Quand la foi conclut : ceci est, donc est devenu, on pourrait y voir une conclusion d’effet à cause. Cependant ce n’est pas tout à fait ça, car immédiatement je ne perçois ni ne connais que ce que je perçois et connais immédiatement soit un effet, car immédiatement je constate seulement que cela est. Que ce soit un effet, est chose que je crois ; car pour affirmer que c’en est un, il faut que j’aie déjà rendu cette perception immédiate douteuse dans l’incertitude du devenir. Mais si la foi s’y résout, le doute est détruit ; l’équilibre, l’indifférence du doute s’abolit, non par connaissance mais par volonté. La foi est donc la chose la plus discutable et la moins discutable en vertu de sa nouvelle qualité.
On en vient à l’appendice appelé application. Nous allons revenir à notre fiction et supposer que le dieu a été. Or le fait historique en question a cette spécificité de n’être pas un simple fait historique, mais un fait basé sur une contradiction. Cependant c’est toujours un fait historique, et qui ne l’est que pour la foi. La foi est donc prise au sens simple de l’attitude face à l’histoire ; mais ensuite il faut la comprendre dans le plan éternel. Dans le plan éternel on ne croit pas que le dieu existe, même si l’on en admet l’existence. Mais la foi ne porte pas sur l’essence mais sur l’être, et supposer l’existence du dieu le détermine dans le plan éternel et non dans l’histoire. L’histoire c’est que le dieu est devenu, qu’il a été un présent par le fait d’être devenu. Mais ici gît la contradiction. Immédiatement personne ne peut devenir le contemporain de ce fait historique ; c’est l’objet de la foi, puisqu’il regarde le devenir. Il ne s’agit pas ici de la vérité du fait mais de savoir si l’on veut admettre que le dieu est devenu, par quoi on fait rentrer l’essence éternelle du dieu dans les catégories dialectiques du devenir.
Voici donc où en est notre fait historique. Chaque fois que le croyant prend ce fait pour objet de la foi, le rend historique pour lui, il reproduit les catégories dialectiques du devenir. Quels préparatifs, quels signes, quels symptômes qu’aît vus le contemporain ou l’homme postérieur, ce fait-là n’était cependant pas nécessaire quand il devint, c’est-à-dire que ce fait n’a pas plus de nécessité comme avenir que comme passé.
Chapitre 5 : le disciple de seconde main
Ce chapitre, le dernier, a un côté embrouillé. C’est annoncé dès qu’il s’agit de chercher les avantages comparatifs entre le disciple contemporain et le disciple de seconde main. Par comparaison, il appert qu’il n’y a pas d’avantage car le fait de côtoyer des faits historiques ne donne pas accès à la foi. Et le fait que l’institution ecclésiastique a pris le relais en traquant par l’Inquisition les hérétiques ne permet pas non plus de donner un accès garanti dans l’accès à la foi car tout dépend ici de la condition. Reste que le fait absolu de Dieu qui se fait homme pour nous racheter du péché est un fait historique, comme point d’entrée de Dieu dans le Temps (Incarnation) et non pas un fait éternel. Et à ce titre ceci est l’objet de la foi. C’est du dieu même que nous recevons la condition.
La pensée peut s’occuper de la différence qu’entraînent le fait et le rapport de l’individu au dieu. il n’y a pas ici dedans une contradiction. Un individu qui croit ne doit rien à autrui et tout au dieu. Le croyant a toujours l’autopsie de la foi et loin de voir par les yeux d’autrui, il ne voit rien que de l’identique à ce que voit tout croyant. Recevoir la condition équivaut à abandonner la raison.
Et il est bon que le dieu s’en aille !
Tout est consommé (Jean 19, 30).
D’où une lutte incessante de la foi la foi est militante. Le christianisme est le seul à reposer sur ceci que l’idée qu’il défent n’est née dans le cœur d’aucun homme (I Cor, 2, 9)…
Ici K annonce qu’il va écrire encore d’autres livres sur la question.
Morale
On a admis la foi et la conscience du péché. On a admis une décision nouvelle : l’instant, et un maître nouveau : le dieu dans le Temps.
Note : à propos de L’Alternative (cf Philomagazine juillet-août 2023 centré sur le concept de chance / N° 171 / Victorine de Oliveira et Pascal Bruckner – dossier central et article)
« Enten/eller » : soit faire le saut du mariage, soit être illuminé par la foi… mais comment ne pas rester perpétuellement insatisfait, si nous prenons chacune de nos décisions sur fond d’angoisse ? « Ou bien/ou bien » est publié en 1843 sans nom d’auteur. L’avant-propos est signé d’un éditeur qui a trouvé ces papiers dans un secrétaire chez un brocanteur. L’éditeur trie « les papiers » en deux tas différents mais c’est bien K qui en est l’auteur. Ce livre est une collection d’essais sur : l’impossibilité de l’engagement, l’angoisse de vivre, la séduction, le mariage. La forme en est chaque fois différente : journal intime (« Journal d’un séducteur »), aphorismes (les « Diapsalmata »), lettres (« La valeur esthétique du mariage »), un essai classique (« Les stades immédiats de l’Eros »). À chaque fois, on a affaire à un auteur qui fait de ses angoisses la matière de son écriture.
K écrit « Journal d’un séducteur » pour dissuader Régine Olsen de lui écrire son attachement naissant, et même pour la dégoûter de lui. Dans ce journal, il se présente comme un calculateur froid qui traque sa proie pour la délaisser ensuite. Mais dans d’autres parties du livre, il est question de doute et du tourment de ne pouvoir choisir. Le choix est pourtant clair : soit une vie esthétique, soit une vie éthique. Quand Hegel décrit le développement de l’Esprit par étapes dialectiques qui se succèdent et se dépassent les unes les autres, K identifie des stades qui sont voués à plus ou moins cohabiter, entre lesquels il est toujours possible de faire des sauts existentiels. Le premier correspond à la jouissance de l’instant ; le second ressemble à une pénitence pour un philosophe qui s’est mal comporté. L’éthicien cristallise son vouloir dans le mariage (« La valeur esthétique du mariage »… … Le dernier stade est religieux. Dans « Crainte et tremblement » paru à part en 1843, la foi est la seule forme d’amour véritable, tournée vers l’Autre absolu, qu’est Dieu. K l’illusionniste ne s’est jamais marié. Et quand Régine Olsen le fera, il tombera dans une grave dépression.
Le stade esthétique est traité dans les « Diapsalmata » : ce titre en grec fait écho des intermèdes musicaux qui ponctuent les lectures des Psaumes à la synagogue. Dès les premières lignes ce stade est voué à l’échec : la mort est toujpurs en train d’accompagner la joie, comme le paroxysme de la jouissance. D’ailleurs la jouissance suppose le retrait. La jouissance ne réside pas dans la chose dont on jouit mais dans l’idée que l’on s’en fait. S’éprouver ici, c’est éprouver la volonté comme un acte de résistance à la tentation du plaisir. Le rapport que K entretient avec la volonté, c’est donc de décider de retenir fermement la volonté. Ceci dit, le stade esthétique accumule les expériences.
Il y a en effet « Trois stades de l’Eros immédiat » : un état de calme apparent (Chérubin) ; un temps où la libido s’éveille (Papageno). Le dernier stade ici c’est Don juan chez qui la libido est en intensité et en extension comme synthèse des deux stades érotiques précédents. Toutefois l’expérience du Temps est celle d’une collection d’instants. Après le « Journal d’un séducteur », on a « La valeur esthétique du mariage ». Car le mariage transforme la collection de moments en une durée, un engagement à long terme, une durée qui s’épanouit dans la relation avec l’autre. En passant au travers de l’éternité de l’instant de la séduction, en passant au travers de l’illusoire éternité de l’imagination et de ses représentations, on en vient dans l’éternité de la conscience, dans l’éternité de l’éternité.
Le « Journal d’un séducteur » est présenté dans un cahier central de la Revue Philomagazine. Il est préfacé par Pascal Bruckner. La critique du mariage n’est pas celle d’un libertin qui veut rester disponible ; ou celle d’un puritain pour qui les liens conjugaux sont encore trop charnels. Elle est plutôt celle d’un ermite qui refuse de se fondre dans la masse. La rupture est le seul lien authentique entre deux êtres, elle ne marque pas la fin mais le commencement. Régine Olsen va hanter toute l’œuvre philosophique de K. Ce qui est fécond c’est l’amour inaccompli. Quant à la chasteté, ce n’est pas un état subi mais une conquête choisie. L’amour tient tout entier dans la préparation de l’amour, jamais dans sa conclusion.