Banner background

Logique de la sensation


Auteur du livre: Gilles Deleuze

Éditeur: Éditions de la Différence

Année de publication: 1981

Publié

dans

par

Étiquettes :


1 Le rond, la piste

Le tableau est une réalité isolée. La Figure est isolée dans le tableau par le rond ou par le parallélépipède. Pourquoi ? Pour conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif que la figure aurait si elle n'était pas isolée. La peinture n'a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter. Et donc pour échapper au figuratif, il reste deux voies seulement : vers la forme pure par abstraction ; ou bien vers le pur Figural par extraction ou isolation. Le figuratif (la représentation) implique le rapport d'une image à un objet qu'elle est censée illustrer mais elle implique aussi le rapport d'une image avec d'autres images dans un ensemble composé qui donne précisément à chacun son objet. La narration est le corrélat de l'illustration.

Évidemment le problème est plus compliqué. N'y a-t-il pas un autre type de rapports entre figures qui ne serait pas narratif et dont ne découlerait aucune figuration ? Des rapports non narratifs entre Figures et des rapports non illustratifs entre les Figures et « le fait » ? Appelons ces nouveaux rapports « matters of fact » par opposition aux relations intelligibles d'objets ou d'idées. Une Figure est isolée sur la piste, sur la chaise, le lit ou le fauteuil, dans le rond ou le parallélépipède. Elle n'occupe qu'une partie du tableau. Dès lors de quoi le reste du tableau est-il rempli ? Ce qui remplit ce ne sera pas un paysage comme corrélat de la Figure, ni un fond d'où surgirait la forme, ni un informel clair-obscur, épaisseur de la couleur où se joueraient les ombres, texture où se jouerait la variation. En fait Bacon va en venir à produire de courtes marques libres involontaires rayant la toile, traits asignifiants dénués de fonction illustrative ou narrative. Bacon en viendra à produire des nettoyages locaux sur la toile avec un chiffon, une balayette, une brosse où l'épaisseur de matière colorée est étalée sur une zone non figurative. Et bien sûr ce qui occupe le reste du tableau, ce sont de grands aplats de couleur vive, uniforme et immobile. Minces et durs ils ont une fonction structurante, spatialisante. Mais ils ne sont pas sous la Figure, derrière elle ou au-delà. Ils sont strictement à côté, ou plutôt tout autour et sont saisis par et dans une vue proche, autant que la Figure elle-même. À ce stade nul rapport de profondeur ou d'éloignement, nulle incertitude des lumières et des ombres quand on passe des Figures aux aplats. Même l'ombre, même le noir n'est pas sombre. Si les aplats fonctionnent comme fond, c'est en vertu de leur stricte corrélation avec les Figures. Cette corrélation est elle-même donnée par le lieu, par la piste ou le rond, qui est la limite commune des deux, leur contour. Ce qui importe c'est la corrélation entre la structure matérielle, le rond-contour, et l'image dressée. Ce qui compte c'est cette proximité absolue, cette coprécision de l'aplat qui fonctionne comme fond et de la Figure qui fonctionne comme forme, sur le même plan de vision proche.

Un trottoir, des flaques, des personnages qui sortent des flaques et font leur tour quotidien…

« En pensant à elles comme sculptures, la manière dont je pourrais les faire en peinture, et les faire beaucoup mieux en peinture, m'est venue soudain à l'esprit. Ce serait une sorte de peinture structurée dans laquelle les images surgiraient pour ainsi dire d'un fleuve de chair. Elles se dresseraient sur des structures matérielles – J'espère être capable de faire des figures surgissant de leur propres chairs avec leurs chapeaux melon et leurs parapluies, et d'en faire des figures aussi poignantes qu'une Crucifixion. »

2 Note sur les rapports de la peinture ancienne avec la figuration

On peut trouver une illustration de l'esthétique comme un champ où se créent des formes nouvelles chez El Greco : l'enterrement du comte d'Orgaz.

Ici il y a deux niveaux qui se découpent dans le tableau. En bas déjà il y a des allongements qui étirent les corps. Mais en haut il y a une totale libération créatrice où le peintre est autorisé par Dieu à faire de la peinture une œuvre athée, au sens où tout est permis pour autant qu'on y ressente le passage dans un monde d'en haut.

3 L'athlétisme

Revenons aux trois éléments picturaux de Bacon : les grands aplats comme structure matérielle spatialisante à la Figure, les Figures, « le fait » - , le lieu, c'est-à-dire le rond, la piste ou le contour, qui est la limite commune de la Figure et de l'aplat. Le contour semble très simple, rond ou ovale, c'est plutôt sa couleur qui pose problème, dans le deuxième rapport dynamique où elle est prise. En effet la couleur comme lieu est le lieu d'un échange dans les deux sens, entre la structure matérielle et la Figure, entre la Figure et l'aplat. Le contour est comme une membrane parcourue par un double échange : quelque chose passe, dans un sens et dans l'autre. Si la peinture n'a rien à narrer, pas d'histoire à raconter, il se passe quand même quelque chose, qui définit la fonction de la peinture.

Dans le rond, la Figure est assise sur la chaise, couchée sur le lit ; parfois elle semble même en attente de ce qui va se passer. Mais ce qui se passe ou va se passer, ou s'est déjà passé, n'est pas un spectacle, n'est pas une représentation. Les « attendants » de Bacon ne sont pas des spectateurs. On surprend même dans les tableaux l'effort pour éliminer tout spectateur et par là tout spectacle.

Ainsi la tauromachie dans la deuxième version de 1969 ; il n'y a pas de spectateur comme dans la première. Bacon se contente d'entrelacer les deux Figures du toreador et du taureau mais atteint vraiment à leur « fait » unique ou commun, en même temps que disparaît le ruban mauve qui reliait le spectateur à ce qui était encore le spectacle.

On n'élimine donc pas facilement le spectateur ; dans beaucoup de cas subsiste une sorte de spectateur, un voyeur, un photographe, un passant, un attendant distinct de la Figure. Il faut pourtant faire attention et distinguer du spectateur une fonction témoin, qui fait partie de la Figure. Et c'est par exemple des simulacres de photos, accrochés sur un mur ou un rail et qui peuvent jouer ce rôle. Ce sont des témoins non pas au sens de spectateurs mais d'éléments-repère, ou de constantes par rapport à quoi s'estime une variation. À la vérité, le seul spectacle est celui de l'attente ou de l'effort mais ceux-ci ne se produisent que quand il n'y a plus de spectateurs. Dans cet effort pour éliminer le spectateur, la Figure fait déjà montre d'un singulier athlétisme. D'autant plus singulier que la source du mouvement n'est pas en elle. Le mouvement va plutôt de la structure matérielle, de l'aplat, à la Figure. Dans beaucoup de tableaux, l'aplat est précisément pris dans un mouvement par lequel il forme un cylindre : il s'enroule autour du contour, autour du lieu et il enveloppe, il emprisonne la Figure. La structure matérielle s'enroule autour du contour pour emprisonner la Figure qui accompagne le mouvement de toutes ses forces.

C'est la première formule d'un athlétisme dérisoire, au violent comique, où les organes du corps sont des prothèses. Ou bien le lieu, le contour deviennent agrès pour la gymnastique de la Figure au sein des aplats. Extrême solitude des Figures, extrême enfermement des corps excluant tout spectateur : la Figure ne devient telle que par ce mouvement où elle s'enferme et qui l'enferme ; ou bien chute suspendue dans le trou noir du cylindre.

Mais le deuxième mouvement qui coexiste au premier, c'est au contraire celui de la Figure vers la structure matérielle, vers l'aplat. Depuis le début, la Figure est corps et le corps a lieu dans l'enceinte du rond. Mais le corps n'attend pas seulement quelque chose de la structure, il attend quelque chose en soi-même : il fait effort sur soi-même pour devenir Figure. Maintenant c'est dans le corps que quelque chose se passe ; il est source du mouvement. Ce n'est plus le problème du lieu, mais de l'événement. S'il y a effort et effort intense, ce n'est pas du tout un effort extraordinaire. Le corps s'efforce ou attend de s'échapper. Bref un spasme : le corps comme plexus, et son effort ou attente d'un spasme… Peut-être est-ce une approximation de l'horreur ou de l'abjection ! Un corps qui s'efforce de s'échapper par un de ses organes, la bouche, pour rejoindre l'aplat, la structure matérielle. Quant à l'ombre, elle s'échappe du corps, elle est le corps qui s'est échappé par tel ou tel point localisé dans le contour. Et le cri c'est l'opération par laquelle le corps tout entier s'échappe par la bouche. La cuvette de lavabo est un lieu, un contour, c'est une reprise du rond. Mais ici la nouvelle position du corps par rapport au contour montre que nous sommes arrivés à quelque chose de beaucoup plus complexe. Ce n'est plus la structure matérielle qui s'enroule autour du contour pour envelopper la Figure, c'est la Figure qui prétend passer par un point de fuite dans le contour pour se dissiper dans la structure matérielle.

C'est la deuxième direction de l'échange, et la seconde forme de l'athlétisme dérisoire. Le contour prend donc une nouvelle fonction mais dessine un volume creux et comporte un point de fuite. Les parapluies sont des analogues du lavabo. La Figure est happée par le parapluie mi-sphérique et semble attendre de s'échapper toute entière par la pointe de l'instrument. On ne voit déjà plus que son sourire abject.

Si la piste ou le rond se prolongent dans le lavabo, dans le parapluie, le cube ou le parallélépipède se prolongent dans le miroir. Mais le miroir est tout sauf une surface qui réfléchit. Le miroir est une épaisseur opaque parfois noire. Le corps passe dans le miroir, il s'y loge, lui-même et son ombre. D'où la fascination : il n'y a rien derrière le miroir, mais dedans. Le corps semble s'allonger, s'aplatir, s'étirer dans le miroir, tout comme il se contractait pour passer par le trou. Au besoin la tête se fend d'une grande crevasse triangulaire qui ira se reproduire des deux côtés, et la disperser dans tout le miroir comme un bloc de graisse dans la soupe. Mais que ce soit avec le parapluie, le lavabo ou le miroir, la Figure n'est plus seulement isolée, elle est déformée, tantôt contractée et aspirée, tantôt étirée et dilatée. C'est que le mouvement n'est plus celui de la structure matérielle qui s'enroule autour de la Figure, c'est celui de la Figure qui va vers la structure et tend à la limite à se dissiper dans les aplats. On retiendra en tout cas qu'il y va ici d'un destin. Avec la structure matérielle, le corps a un rapport nécessaire : non seulement celle-ci s'enroule autour de lui mais il doit la rejoindre et s'y dissiper, et pour cela passer par un ou dans ces instruments-prothèses qui constituent des passages et des états réels, physiques, effectifs, des sensations et non pas des imaginations.

4 Le corps, la viande et l'esprit, le devenir-animal

Le corps c'est la figure ou plutôt le matériau de la Figure. Il ne faut pas confondre le matériau avec la structure matérielle spatialisante qui se tient de l'autre côté. Le corps est Figure, non structure. Inversement la Figure, étant corps, n'est pas visage et n'a même pas de visage. Elle a une tête parce que la tête est partie intégrante du corps. Elle peut même se réduire à la tête. Le visage est une organisation spatiale structurée qui recouvre la tête, tandis que la tête est une dépendance du corps. Ce n'est pas qu'elle manque d'esprit mais c'est un esprit qui est corps, souffle corporel et vital, un esprit animal.

Quand Bacon fait un portrait, il défait le visage pour faire surgir la tête sous le visage. Les déformations par lesquelles le corps passe sont aussi les traits animaux de la tête. Nettoyages et traits trouvent ici un sens particulier. Il arrive que la tête d'homme soit remplacée par un animal. Mais ce n'est pas l'animal comme forme, c'est l'animal comme trait, par exemple un trait frémissant d'oiseau qui se vrille sur la partie nettoyée, tandis que les simulacres de portraits-visages, à côté, servent de témoins. L'ombre s'échappe du corps comme un animal que nous abritions. Au lieu de correspondance formelle, ce que la peinture constitue c'est une zone d'indiscernabilité, d'indécidabilité entre l'homme et l'animal.

L'homme devient animal mais il ne le devient pas sans que l'animal en même temps ne devienne esprit, ne devienne l'esprit de l'homme, esprit physique de l'homme présenté dans le miroir comme Euménide et le destin. C'est « le fait » commun de l'homme et de l'animal. Cette zone objective d'indiscernabilité c'était déjà tout le corps, mais le corps en tant que chair ou viande. Sans doute le corps a-t-il aussi des os mais les os sont seulement structure spatiale. Le corps ne se révèle que lorsqu'il cesse d'être sous-tendu par les os, lorsque la chair cesse de recouvrir les os. Lorsqu'ils existent l'un pour l'autre mais chacun de son côté, les os comme structure matérielle du corps, la chair comme matériau corporel de la Figure. C'est précisément la viande qui réalise cette tension dans la peinture, y compris par la splendeur des couleurs. La viande est cet état du corps où la chair et les os se confrontent localement, au lieu de se composer structuralement.

Bien au-delà du sadisme apparent, les os sont comme les agrès (carcasse) dont la chair est l'acrobate. L'athlétisme du corps se prolonge dans l'acrobatie de la chair. La chute est importante chez Bacon : monter et descendre. Déjà dans les Crucifixions ce sont les descentes qui l'intéressent, la tête en bas. Où l'on voit littéralement la chair descendre des os. Dans le cadre d'une croix fauteuil et d'une piste osseuse, la colonne vertébrale c'est l'épée sous la peau qu'un bourreau a glissé dans le corps d'un Innocent dormeur.

La viande est l'objet le plus haut de la pitié de Bacon, son seul objet de pitié. La viande n'est pas la chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. La viande est la zone commune de l'homme et de la bête, leur zone d'indiscernabilité. Elle est « ce fait », cet état même où le peintre s'identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion. L'os appartient au visage, pas à la tête. Il n'y a pas d'idée de mort, de tête de mort chez Bacon. La tête est désossée plutôt qu'osseuse.

La tête personnelle de Bacon est une tête hantée par un très beau regard sans orbite. Le cri qui sort de la bouche du pape, la pitié qui sort de ses yeux, a pour objet la viande. Ensuite la viande a une tête par laquelle elle fuit et descend de la croix. Les couleurs de la viande sont le rouge et le bleu. Bacon suggère qu'au-delà du cri, il y a le sourire, auquel il n'a pas pu accéder. Le sourire quand il y en a un, a la fonction d'assurer l'évanouissement du corps.

Bacon suggère que ce sourire est hystérique. Insensiblement les coordonnées changent.

5 Note récapitulative : périodes et aspects de Bacon

La Figure du pape qui crie se trouve derrière les lames épaisses, presque les lattes d'un rideau de sombre transparence. Tout le haut du corps s'estompe et ne subsiste que comme une marque sur un suaire rayé. Tandis que le bas du corps reste encore hors du rideau qui s'évase, d'où un effet d'éloignement progressif comme si le corps était tiré en arrière par la moitié supérieure.

Il y a trois périodes dit Sylvester le biographe de Bacon. Mais Deleuze en dégage une quatrième. Il y a la période de la confrontation de la Figure précise et de l'aplat vif et dur. Il y a la deuxième période où la forme est « malerisch » (= pittoresque, picturale… paysage beau comme un tableau) sur un fond tonal à rideaux. C'est dans cette période que Bacon sort de l'ordinaire avec ses techniques de nettoyage et traits. Il y a une recherche du flou, dans le flou. La troisième période réunit les deux premières. Il y a certainement successions de périodes mais il y a des aspects coexistants qui les traversent. La quatrième période dissout la Figure comme une dune s'éparpille dans le vent, sous un ciel bleu. Même le sphinx est en sable.

Allusion aux tableaux de pure force sans objet, des vagues de tempête, des jets d'eau ou de vapeur dans un usage rayonnant du pastel.

6 Peinture et sensation

On laisse Bacon une seconde et on en vient à Cézanne. La voie de la Figure, Cézanne l'appelle la sensation. La Figure c'est la forme sensible rapportée à la sensation ; elle agit directement sur le système nerveux, qui est de la chair. Tandis que la forme abstraite s'adresse au cerveau, agit par l'intermédiaire du cerveau, plus proche des os. La sensation a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le mouvement vital, le tempérament, l'instinct) et une face tournée vers l'objet (« le fait », le lieu, l'événement). Ou plutôt elle n'a pas de face du tout, elle est ensemble deux choses indissolublement, elle est être-au-monde comme disent les phénoménologues : à la fois je deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l'un par l'autre, l'un dans l'autre. Et à la limite c'est le même corps qui la donne et qui la reçoit, qui est à la fois sujet et objet. Moi spectateur je n'éprouve la sensation qu'en entrant dans le tableau, en accédant à l'unité du sentant et du senti.

C'est le fil général qui relie Bacon à Cézanne : peindre la sensation, enregistrer « le fait ». Quand Bacon parle de la sensation, il dit deux choses. Négativement il dit que la forme rapportée à la sensation (la Figure) c'est le contraire de la forme rapportée à l'objet qu'elle est censée représenter (la figuration). La sensation c'est ce qui transmet immédiatement sans transiter par une histoire à raconter. Et positivement la sensation c'est ce qui passe d'un ordre à un autre, d'un niveau à un autre, d'un domaine à un autre. C'est pourquoi la sensation est maîtresse de déformations, agent de déformations du corps. Chez Bacon c'est chaque tableau, chaque Figure qui est une séquence mouvante ou une série (et pas seulement un terme à la série). C'est chaque sensation qui a divers niveaux, différents ordres ou se trouve dans plusieurs domaines. Si bien qu'il n'y a pas des sensations de différents ordres mais différents ordres d'une seule et même sensation. Il appartient à la sensation d'envelopper une différence de niveau constitutive, une pluralité de domaines constituants. Toute sensation, et toute Figure, est déjà de la sensation accumulée, coagulée comme dans une figure calcaire. Qu'est-ce que ces niveaux ? Et qu'est-ce qui fait leur unité sentante et sentie ?

J'ai voulu peindre le cri plutôt que l'horreur. Le voile qui est devant le pape sert en fait à placer le pape devant un écran : il crie devant l'invisible.

Bacon veille d'abord à combattre la figuration mais on ne peut pas totalement éliminer l'objet. Ce que par contre on peut choisir c'est de ne pas prendre un objet « sensationnaliste », qui provoquerait une sensation violente. En effet le but à poursuivre est synthétique. Bacon rejette donc la figuration primaire. La violence a deux sens différents ; à la violence du représenté s'oppose la violence de la sensation. Celle-ci ne fait qu'un avec son action directe sur le système nerveux, les niveaux par lesquels elle passe, les domaines qu'elle traverse. Il n'y a pas de sentiments chez Bacon, il y a des affects, qui sont des sensations et des instincts. Et la sensation c'est ce qui détermine l'instinct à un moment donné, tout comme l'instinct c'est le passage d'une sensation à une autre, la recherche de la meilleure sensation, celle qui remplit la chair à un moment donné, de sa descente.

Le mouvement n'explique pas la sensation, il s'explique au contraire par l'élasticité de la sensation. Il y a l'immobilité au-delà du mouvement : au-delà d'être debout, il y a être assis, et au-delà d'être assis, il y a être couché, pour se dissiper enfin. Le véritable acrobate est celui de l'immobilité dans un rond. Ce sont les niveaux de sensation qui expliquent ce qui subsiste de mouvement. Ce qui intéresse Bacon c'est un mouvement sur place, un spasme qui témoigne de l'action sur le corps de forces invisibles. Les phénoménologues qui articulent à partir des sens, de tous les sens, une sensation dans un exercice commun de tous les organes à la fois, se trompent. C'est du côté du rythme qu'il faut aller : l'ultime c'est le rapport du rythme et de la sensation, qui met dans chaque sensation les niveaux et les domaines par lesquels elle passe. Bacon est figurative ment pessimiste mais figuralement optimiste.

7 L'hystérie

Le fond, cette unité rythmique des sens ne peut être trouvée que si on dépasse l'organisme. La phénoménologie ne parle que de corps vécu. Mais celui-ci est peu de choses par rapport à une Puissance plus profonde et presque invivable. Il faut rejoindre le rythme à sa source, le chaos où les différences de niveau sont brassées avec violence. Deleuze ici parle de corps sans organe. Le corps n'a pas d'organe mais des seuils d'après les variations de son amplitude. La sensation est vibration. La Figure c'est le CsO qui est chair et nerf : une onde la parcourt qui trace en lui des niveaux. La sensation est comme la rencontre de l'onde avec des Forces agissant sur le corps, athlétisme affectif cri-souffle. Quand elle est ainsi rapportée au corps, la sensation cesse d'être représentative, elle devient réelle.

Quant à l'hystérie, elle suit une présentation où une onde d'amplitude variable parcourt le corps sans organe ; elle y trace des zones et des niveaux suivant les variations de cette amplitude. À la rencontre de l'onde à tel niveau et des forces extérieures, une sensation apparait. Un organe sera donc déterminé par cette rencontre, mais un organe provisoire, qui ne dure que ce que dure le passage de l'onde et l'action de la force, et qui se déplacera pour se poser ailleurs. Les organes perdent toute consistance, qu'il s'agisse de leur emplacement ou de leur fonction. Dans l'hystérie le corps n'est pas un organisme, il a plein d'organes mais il n'en a pas l'organisation. L'hystérique c'est celui qui impose sa présence mais aussi celui pour qui les choses et les êtres sont présents, trop présents, et qui donne à toute chose et communique à tout être cet excès de présence. Présence ou insistance : insistance d'un corps qui subsiste à un organisme. Et l'identité d'un déjà-là et d'un toujours-en-retard, dans la présence excessive. La peinture se propose de directement dégager les présences sous la représentation. C'est le pessimisme cérébral que la peinture transmue en optimisme nerveux.

8 Peindre les forces

La question de la séparation des arts, de leur autonomie respective, de leur hiérarchie éventuelle, perd toute importance. En art il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes mais de capter des forces. En peinture il s'agit de rendre visible des forces qui ne le sont pas. La force est en rapport étroit avec la sensation : il faut qu'une force s'exerce sur un corps, c'est-à-dire sur un endroit de l'onde, pour qu'il y ait sensation. Mais si la force est la condition de la sensation, ce n'est pourtant pas elle qui est sentie, puisque la sensation donne tout autre chose à partir des forces qui la conditionnent. Comment peindre le Temps ? Et des forces comme l'inertie, la pression, la pesanteur, l'attraction, la gravitation, la germination ? Il y a chez certains peintres toutefois un autre problème qui les retient : celui de la décomposition et de la recomposition des effets. Comme la décomposition et la recomposition de la couleur (impressionnisme) ou du mouvement (cubisme). Le mouvement est un effet qui renvoie à la fois à une force unique qui le produit et une multiplicité d'éléments décomposables et recomposables sur cette force. Mais les Figures de Bacon ne répondent pas à cette seconde problématique. Les portraits en série travaillent à rendre visible des forces de pression, dilatation, contraction, aplatissement, d'étirement qui s'exercent sur la tête immobile. Ici les parties nettoyées, balayées du visage prennent un nouveau sens puisqu'elles marquent où la zone, où la force est en train de frapper. Les problèmes de Bacon sont des problèmes de déformation, pas de transformation.

C'est sur la forme au repos qu'on obtient la déformation et en même temps les murs se contractent et glissent, les chaises se penchent ou se redressent un peu, les vêtements se recroquevillent comme du papier en flamme. Bacon fait la peinture du cri parce qu'il met la visibilité du cri, la bouche ouverte, comme gouffre d'ombre, en rapport avec des forces invisibles qui ne sont plus que celles de l'avenir. Crier à la mort c'est un point de vitalité extraordinaire.

Quand le corps visible affronte tel lutteur, les forces invisibles, il ne leur donne pas d'autre visibilité que la sienne. Et c'est dans cette visibilité là que leur corps lutte activement, et affirme une possibilité de triompher. En regardant de plus près les accouplements qui viennent prendre deux corps avec une énergie extraordinaire, on voit que ceux-ci rendent visible une sorte de polygone, ou de diagramme, ou des tryptiques.

9 Couples et tryptiques

Il arrive que deux sensations se confrontent, chacune ayant un niveau ou une zone en faisant communiquer leurs niveaux respectifs. On n'est plus dans le domaine de la vibration mais de la résonance. Dans l'accouplement il y a une seule et même « matter of fact » pour deux Figures, ou même une seule Figure accouplée par deux corps. La question est donc qu'entre les Figures il n'y ait pas de narration, pas d'illustration, pas même de logique. Ce qui est peint c'est la sensation. Il y a accouplement de sensations à des niveaux différents. Les deux Figures ne sont pas confondues mais rendues indiscernables par l'extrême précision des lignes qui acquièrent une sorte d'autonomie par rapport aux corps : comme dans un diagramme dont les lignes n'uniraient que des sensations. Il y a une figure commune des deux corps, ou « un fait » commun des deux Figures.

Dans les tryptiques apparaissent souvent des Figures accouplées sur le panneau central. Mais quelle est la dynamique dans un tryptique ? C'est ici qu'il y a la plus grande exigence : il faut qu'il y ait un rapport entre les parties séparées, mais ce rapport ne doit pas être logique ni narratif. Toutefois dans le tryptique les Figures restent séparées. Le témoin indique seulement une constante, une mesure, une cadence à laquelle on estime une variation. Par exemple un panneau actif et un autre passif. C'est le rythme qui deviendrait lui-même Figure.

10 Qu'est-ce qu'un tryptique ?

Le principe des tryptiques, dont il y a eu pendant plusieurs pages un relevé systématique, c'est le maximum d'unité de lumière et de couleurs pour le maximum de division des Figures. C'est la lumière qui engendre les personnages rythmiques. C'est pourquoi le corps de la Figure traverse trois niveaux de forces qui culminent avec le tryptique. Il y a d'abord « le fait » de la Figure quand le corps est soumis aux forces d'isolation, de déformation, de dissipation. Puis une première « matter of fact » quand deux Figures se trouvent prises sur le même fait, c'est-à-dire quand le corps est en proie à la force d'accouplement, force mélodique. Puis enfin le tryptique : c'est la séparation des corps dans l'universelle lumière, dans l'universelle couleur, qui devient le fait commun des Figures, leur être rythmique, seconde « matter of fact », ou réunion qui sépare. Une réunion sépare les Figures, elle sépare les couleurs, c'est la lumière, c'est un immense espace-temps qui réunit toutes choses mais en introduisant entre elles les distances du Sahara, les siècles d'un Aéon.

11 La peinture, avant la peinture

Pour peindre il faut d'abord se débarrasser des clichés. Bacon a un problème avec la photographie : car elle fait l'événement. Bacon du coup s'en méfie, aussi se contente-t-il de peindre parfois quelque chose qui a dès lors un rôle de témoin, ou bien par deux fois de peindre un appareil photographique qui ressemble tantôt à une bête préhistorique, tantôt à un lourd fusil.

Puis il y a le hasard, les probabilités relativement à des places sur une toile blanche. Il y a cependant dans la tête du peintre une certaine idée de ce qu'il veut faire, et cela donne alors des probabilités inégales aux places sur la toile. Pour éviter le cliché on part d'une situation où il y a sur la toile tout un ordre de probabilités égales et inégales. Et c'est quand la probabilité inégale devient presque une certitude que je peux commencer de peindre. Pour éviter le cliché, il faut très vite faire des « marques libres ». Ces marques sont accidentelles mais on voit que le même mot de hasard ne relève plus des probabilités. Il devient un acte, un type de choix sans probabilité. Le peintre va se servir des marques manuelles pour faire surgir la Figure de l'image visuelle. Ces marques vont réorienter l'ensemble visuel. Le peintre sait ce qu'il veut faire mais il ne sait pas d'avance comment il va y parvenir. Un ensemble visuel probable (1ère figuration) a été désorganisé, déformé par des traits manuels libres qui, réinjectés dans l'ensemble, vont faire la Figure visuelle improbable (2ème figuration).

Faire ressemblant mais par des moyens accidentels et non ressemblants.

12 Le diagramme

Les traits sont asignifiants, ce sont des traits de sensation mais pas de sensation confuse et surtout ce sont des traits manuels : c'est là que le peintre opère avec un chiffon, balayette, brosse ou éponge ; c'est là qu'il jette de la peinture avec la main. C'est comme si la main prenait une indépendance et passait au service d'autres forces, traçant des marques qui ne dépendent plus de la volonté ni de la vue. Le diagramme c'est l'ensemble opératoire des lignes et des zones, des traits et des taches asignifiants et non représentatifs. Sa fonction est de suggérer, d'introduire des possibilités de fait mais ne constituent pas encore « un fait ». Le diagramme est un chaos mais en même temps aussi un germe d'ordre, de rythme.

Ce paragraphe s'achève pour parler des voies de la peinture moderne qui ne conviendront pas à Bacon. Celui-ci par rapport au chaos rejette le traitement par l'art abstrait ou par l'art expressionniste. En effet il ne faut pas s'adresser à l'esprit et de plus en inventant des codes binaires entre couleur et quête spirituelle. Mais il ne faut pas non plus envahir la toile toute entière avec le diagramme rendant tout confus.

Il faut sauver le contour.

13 L'analogie

Le diagramme de Bacon c'est comme celui de Cézanne. Diagrammes temporels entre deux moments où la géométrie y est charpente et la couleur, sensation. Cézanne l'appelle le motif. Une sensation ne suffit pas pour faire un motif mais la charpente suffit encore moins. Si le peintre arrive à rendre la géométrie concrète et donner à la sensation durée et clarté alors. Alors quelque chose sortira du diagramme. Nous avons donc deux questions quant à la possibilité du fait, et quant à comment « le fait » sort du diagramme. Pour répondre à ces questions, il faut parler des usages picturaux de la géométrie. Le diagramme suit un langage analogique, c'est un langage de relations qui comporte les mouvements expressifs, les signes paralinguistiques, les souffles et les cris. De façon générale, la peinture élève les couleurs et les lignes à l'état de langage. Pour comprendre ce qu'est un diagramme analogique, il faut creuser la notion de modulation. La peinture comme langage analogique a trois dimensions : les plans qui remplacent la perspective ; les modulations de la couleur qui tendent à supprimer les rapports de valeur comme le clair-obscur et le contraste de l'ombre et la lumière ; le corps, la masse et la déclinaison des corps qui débordent l'organisme et destituent le rapport forme-fond. Pour éviter la catastrophe, il faut que les plans se jointoyent, il faut que la masse du corps intègre le déséquilibre dans la déformation. Il faut surtout que la modulation trouve son véritable sens et sa formule technique. Il faut qu'elle agisse comme un moule variable continu qui ne s'oppose pas au modelé clair-obscur seulement, mais invente en plus un nouveau modelé par la couleur. En substituant aux rapports de valeur une juxtaposition de teintes rapprochées dans l'ordre du spectre, la modulation va définir un double mouvement d'expansion et de contraction. Expansion dans laquelle les plans et d'abord l'horizontal et le vertical se connectent et fusionnent en profondeur ; et en même temps contraction par laquelle tout est ramené sur le corps, sur la masse en fonction d'un point de déséquilibre ou de chute. C'est dans un tel système que la géométrie devient sensible et les sensations, claires et durables.

14 Chaque peintre à sa manière résume l'histoire de la peinture

Aux racines. Chez les Egyptiens tout démarre avec le bas relief (Riegl). Mais on en viendra au volume avec la décoration des coffres et la pyramide. Le christianisme va rompre l'équilibre qui assure le rapport éternel entre l'essence et la Figure, par l'effraction de l'événement christique. Place à l'accident qui finit par affecter l'homme vécu lui-même comme pur accident. Il y a toujours risque de chute. La représentation classique saisit l'accident dans une organisation optique qui en fait une manifestation phénoménale de l'essence nouménale : le résultat c'est le figuratif. Et on sort de l'espace haptique. L'œil se subordonne le tactile. Cette évolution a cependant des ruptures comme l'art byzantin où l'accident change de statut, car au lieu de trouver des lois dans l'organique naturel, il trouve une assomption spirituelle dans l'indépendance de la lumière jusqu'à ce que l'on passe de l'organisation à la composition (= l'organisation en train de se désagréger). De même l'art gothique rompt l'évolution en rendant à la main une vitesse, une violence et une vie où l'œil a peine à suivre. La ligne est frénétique (faite de brisures hystériques) parce que c'est une vitalité non organique (Worringer). C'est un abstrait expressionniste. La ligne et le plan tendent à égaliser leurs puissances. C'est un réalisme de la déformation. Le trait manuel détermine les accidents de la lumière. Il va falloir parler de la couleur pour continuer.

15 La traversée de Bacon

C'est la couleur, ce sont les rapports de couleur qui constituent un monde et un sens haptique en fonction du chaud et du froid, de l'expansion et de la contraction. Et certes la couleur qui modèle la Figure et qui s'étend sur les aplats ne dépend pas du diagramme mais passe par lui. Le diagramme est le modulateur comme lieu commun du chaud et du froid, des expansions et contractions. La lumière c'est le temps mais l'espace c'est la couleur. Chez Bacon les tons rompus donnent le corps de la Figure et les tons vifs ou purs l'armature ou l'aplat.

16 Note sur la couleur

Les trois éléments fondamentaux de la peinture de Bacon – armature, Figure, contour – convergent vers la couleur. Ce sont les rapports de couleur, la modulation, qui expliquent l'unité de l'ensemble, la répartition de chaque élément et la manière dont les uns agissent sur les autres.

Comment l'aplat fait-il armature ? L'aplat uniforme, la couleur donc, comporte intrinsèquement une ou des zones de voisinage, qui font qu'une espèce de contour, le plus grand, ou un aspect du contour lui appartient. L'armature peut alors coexister dans la connexion de l'aplat avec le plan horizontal défini par un grand contour, ce qui implique une présence active de la profondeur maigre. Mais elle peut aussi consister dans un système d'agrès linéaires qui suspendent la Figure dans l'aplat, toute profondeur niée. Ou enfin elle peut consister dans l'action d'une section très particulière de l'aplat que nous n'avons pas encore considéré : il arrive que l'aplat comporte une section noire. Et cette section prend sur elle le rôle qui était dévolu au rideau de la période malerisch (=un croisement de traits qui assombrissent les teintes colorées, comme de l'herbe, des stores, des lames de rideau, l'important étant de flouter la Figure), qui n'affirme même plus la profondeur maigre.

Si nous passons à l'autre terme, la Figure, nous nous trouvons devant les coulées de couleur sous forme de tons rompus. Ces tons rompus constituent la chair de la Figure. À ce titre elles s'opposent de trois manières aux plans monochromes : le ton rompu s'oppose au ton éventuellement le même, mais vif ; empâté il s'oppose à l'aplat ; enfin il est polychrome et là le bleu et le rouge y dominent souvent, qui sont les tons dominants de la viande. Donc la coulée trace les variations millimétriques du corps comme contenu du temps, tandis que les plages ou aplats monochromes s'élèvent à une sorte d'éternité comme forme du temps. En second lieu, la couleur-structure fait place à la couleur-force. Car chaque dominante, chaque ton rompu indique l'exercice immédiat d'une force sur la zone correspondante du corps.

Reste le contour qui est déterminé par la couleur. C'est la couleur qui fait ligne : comme les tapis, mais aussi les contours qui cernent la Figure comme une auréole byzantine. Quant aux tout petits contours (les pastilles) elles ont fonction sans doute d'équilibrer (ou l'inverse) la composition face à un contour moyen ovale qui comme une ombre coule de façon envahissante. Il s'agit de contribuer aux passages entre tons vifs et tons rompus.

17 L'œil et la main

Ce dernier chapitre est à lire pour sentir le style de l'auteur et la gageure de résumer une pensée foisonnante voire déterritorialisante.