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Les trois monothéismes


Auteur du livre: Daniel Sibony

Éditeur: Seuil

Année de publication: 1992

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Une interrogation traverse le livre : les trois courants monothéistes pourraient-ils un jour se supporter, se pardonner, non parce qu’ils relèvent du même Dieu et parce qu’ils sont « frères », mais parce qu’ils reconnaîtraient en eux le même type d’infidélité à ce qui les fonde ? Parce qu’ils se reconnaîtraient enfants du même manque originel : chacun étant marqué d’une faille à l’origine, une faille qui n’est imputable à personne. Car elle est intrinsèque à l’humain. 

Ce livre commence par l’Islam et finit par le Christianisme. Soit trois parties : la première compte trois chapitres et trois suites ; la seconde intitulée Hébreux en compte quatre mais se développe dans une suite en deux temps autour du sionisme et de la Palestine ; la troisième partie compte trois chapitres et faute de conclure développe une suite sur les dix Commandements. Ce plan montre clairement le rôle charnière tenu par la religion juive.  

L’auteur est docteur d’Etat en mathématiques et en philosophie, psychanalyste, issu de langues et de cultures multiples. Il est né au Maroc, est Juif et vit en France à Paris, pays de la laïcité. Il anime un séminaire sur la clinique psychanalytique et l’écrit littéraire. C’est sur la dimension philosophique que le résumé proposé insistera : le rapport à l’origine ou plutôt le non-rapport. Heidegger est nettement pointé pour son rôle dans le recouvrement de la béance qui frappe au cœur de l’origine, un travail de suturation, de bétonnage de la faille.

Introduction

L’émotion saisit le monde, aux événements où l’origine est en question. Les crises comme celles du Moyen-Orient émeuvent bien plus que les autres. L’émigration mêle partout en Occident des collectifs chrétiens, juifs et musulmans : ceux-ci regardent ces affrontements d’un autre âge qui pourtant les touchent de près, les angoissent. D’autant plus qu’ici on « intègre » : et c’est justement quand ça s’intègre que des « histoires » surgissent, car alors le différent s’approche du même et l’inquiète. Il y a aussi l’effet inverse où le même devient différent. Qui peut haïr son origine impunément ? Ce problème qui s’appelle « partage de l’origine » est très présent entre les trois monothéismes et au cœur de chacun d’eux. La façon dont ils le résolvent mérite d’être élucidée, c’est le but de cette recherche. Ce livre va faire parler ces partitions d’identités, les faire parler à l’origine. Celle-ci étant insaisissable, c’est dans son dialogue avec l’autre qu’elle s’exprime, dans l’entre-deux. Ceci dépasse le champ religieux. Tout comme il n’y a pas la langue mais des présences multiples, il n’y a pas l’origine mais des présences qui prennent leurs sources quelque part, là où elles craignent le partage, que pourtant elles recherchent. Il y a une mouvance monothéiste. Lors d’événements aigus comme la guerre d’Irak, on voit les plus libérés pris dans un champ magnétique, surpris soudain par une force qui les aligne, une force et une angoisse inconsciente. Notre idée est que cette angoisse vient d’une béance dans l’origine, d’une cassure qui peut ouvrir sur le monde, mais qui fut bétonnée en secret. D’où l’idée de se reporter aux montages fondateurs pour éclairer cette béance inassumée. Sous-jacente à ces trois familles, la question de l’être, occultée dans les cultes, est un repère radical : si Dieu qu’elles se donnent est rien de moins que l’être, comme source de tout ce qui est, comme impusion de tout ce qui peut être, il est clair qu’au regard d’une telle origine tout ce qu’un homme peut être est déficient. Quand l’être se fait parlant, sous forme de Dieu, et se penche sur ce qui est – et qui donc est fini -, il trouve la faille et met ses fidèles en faillite. Comment chacun peut-il supporter celle-ci sans l’imputer à l’autre ? 

Ce livre prépare à cette pensée : que l’origine est partagée et qu’il est possible de se supporter. Le Texte engendre un champ de forces que les trois Textes (Coran, Ancien Testament et Nouveau Testament) transmettent comme un potentiel inconscient qui s’injecte dans la mémoire. Cette mémoire de l’appel conditionne celle des souvenirs. Les Textes fournissent à leurs tenants des supports d’être, des appuis pour être au monde, mobilisant le fantasme. L’homme moderne – et on reviendra sur la modernité -, lui, produit ces supports d’être à partir de ce qu’il fait. Il s’appuie sur la culture. Nous devrons parler des malaises qui s’en suivent quand le texte fondateur, qui est celui de la mémoire, est absent, illisible ou trop présent. Les mutations et les crises de l’Occident y compris à l’Est, les problèmes de l’intégration de l’Islam au monde moderne, la renaissance d’Israël sans laquelle la dimension hébraîque de ce triangle monothéiste restait désincarnée, bien qu’Israël n’épuise pas l’être juif, il concentre bien des problèmes du peuple hébreu avec « les autres ». Nous verrons que ces trois corpus de textes, et de croyances, agissent moins par leurs énoncés que par leur énonciation. Soit l’appel à être autrement. La question n’est pas de chercher le vrai et le faux. Mais l’enjeu est le vivable, la réponse à l’angoisse. Ce point de vue a l’avantage de laisser à chacun des trois « choix » sa force intrinsèque, sa logique propre, tout en le situant face aux autres, notamment à ce qui le précède. Cela le situe comme réponse particulière à la question de l’être, à travers tel « choix » symbolique. Dans l’ensemble des places disponibles, il était presque inévitable que certains fassent tel choix, et ce furent, respectivement, ceux qui allaient devenir les Juifs, les Chrétiens, les Musulmans. Nous avons à comprendre comment chacun de ces pôles transforme l’idée de départ, l’idée d’origine, la sienne pour commencer, compte tenu des autres. Curieusement cela met le premier rôle, hébraïque, à une place singulière. Car étant les premiers à se frotter à l’idée, ils furent les premiers à être débordés par elle. Elle était faite pour ça, verrons-nous. Notre (dixit l’auteur) préférence va plutôt à ce débordement lui-même, où l’idée de l’être comme tel déborde tout ce qui est ou désire être. Et nous verrons que cette échappée, cette ligne de fuite est la chance pour les trois grandes religions de s’entendre au-delà d’elles-mêmes. 

La première partie du livre commence ici. Toute origine est une question, surtout pour ceux qui en dépendent. Celle de l’Islam, il l’a résolue parfaitement. Du point de vue de l’origine, l’Islam est une réussite totale. Il a pu couvrir l’abîme originel avec le voile d’une langue envoûtante, celle du Coran, l’énonciation de son Appel, l’incantation et l’identité qu’il nourrit. Si les grands problèmes de l’Islam, aujourd’hui, concernent son « insertion » dans le monde moderne, dans le temps de l’histoire, ce n’est pas purement pratique ou matériel. Des dimensions plus transcendantales sont impliquées : pouvoir parler, bouger, penser « librement », bref un mode d’existence reconnu à l’individu. Notre hypothèse est que l’élaboration que fait le Coran de l’origine introduit, dans l’identité qu’il fonde, une sorte d’achèvement, de perfection qui l’encombre, qui l’empêche de bouger, sur le plan collectif comme sur le plan individuel, ce qui semble le soustraire au temps. Évoluer c’est trahir son origine. Tout choc avec l’« autre » et avec le réel est perçu comme un risque de perdre son identité. Le point clé sera la façon dont le Prophète fonda l’origine islamique, dans un projet englobant et intensément unitaire : cette origine vient en second et se retrouvera première, incluant celle qui le précède.

Chapitre 1 : Islam, l’incantation de la Oumma

La langue porteuse. Pour comprendre l’Islam, il faut repartir du Coran qui en est le cœur – la Oumma -, la communauté qu’il anime étant le Corps, le corps immense qui fait battre le cœur. L’origine est là dans ce Livre qui recueille les paroles dites à Mohammed par Dieu lui-même, via l’archange Gabriel. Ce Dieu s’exprime comme s’il avait lu la Bible et c’est logique : pourquoi se serait-il contredit ? Il fait parfois des remaniements intéressants : le sacrifice par Abraham d’Isaac l’Hébreu sur le mont de Jérusalem, d’après la Bible, devient dans le Coran le sacrifice par Abraham à La Mecque de son fils « musulman », on pense donc à Ismaël. Cet écart est au cœur du problème du statut de Jérusalem, la Mecque des juifs, aujourd’hui. Le Coran, qui en arabe veut dire Appel, est doublement original : par l’énonciation et par la langue. L’énonciation, c’est le point de vue pour mettre en scène différemment des énoncés bien connus. Elle fondera la nouvelle origine. Quant à la langue, elle est cruciale : le vieux message hébreu – existence d’un Dieu unique, espoir d’un salut messianique, soumission à l’être divin, résurrection des morts, justice divine -, le Coran l’exprime en langue arabe, dans une symbiose de rythmes, d’harmonie, d’incantation telle que la langue du Coran en vient presque à s’identifier, pour ceux qui y sont nés, à la langue divine. La langue arabe quotidienne est pleine de termes coraniques, exprimant tout un mode d’être où le recours à l’incantation, à la passion invocante, à l’appel solennel à Dieu, est immédiat. Ce ressassement est envoûtant ; il y suinte une jouissance invocante où l’esprit se laisse bercer, où le message semble se dire avec la voix du fidèle et celle d’un Autre maternant, voix mêlées. Dans l’islam, le rapport au divin semble devoir s’identifier à la langue même où il s’exprime, dans l’idéal de « soumission », d’abandon à cette Parole. La langue de la Révélation fonctionne comme langue originaire, maternelle. Il y a comme une identité entre la mère (oum), la langue-mère, la langue ou la parole divine, l’ensemble des croyants, l’incantation des fidèles ; identité qui les rassemble comme des « frères » dans le grand Corps de cette « Matrie » chantant sa soumission et son être identique à soi. La beauté de cette langue est dans ce comblement. La grande force du Coran tient à l’événement où elle s’incarne dans l’Identité qu’elle fonde, la certitude qu’elle donne à ses fidèles d’être « les vrais croyants ». Sa croyance en elle-même est évidente. D’aucuns diraient que l’incantation, qui enrobe cette origine reconstruite, tient les fidèles à l’écart du réel ; mais elle est aussi un baume aux blessures qu’il provoque. L’enjeu était précis : déplacer le titre jusque-là détenu par les Juifs et les Chrétiens, transférer ce titre vers les nouveaux adeptes, ceux qui croient en Mohammed. Or nous verrons que dans leur propre Bible, les Juifs sont fustigés par cette parole, comme incapables de la soutenir ; on dirait qu’ils y tiennent par cet écart même, cette impuissance radicale. Le risque était donc d’arracher aux Juifs un titre qu’ils n’avaient pas et d’en charger les nouveaux fidèles. Comment spécifier cette croyance devant ceux pour qui elle n’était pas nouvelle ? Si encore tous ceux qui connaissent le Message acceptaient son dernier Rappel – le Coran – et s’y soumettaient. Mais non ; beaucoup croient au Message, s’en débrouillent comme ils peuvent, mais laissent cette dernière version qui n’apporte rien de nouveau. De la sorte la méfiance envers « les autres », si commune dans lesreligions, a ici un accent particulier. En tout cas le premier acte de l’Islam fut l’élan débordant de vitalité pour envelopper de sa Croyance le maximum de peuples possibles, sous le signe d’un Effort (Djihad) qui prit d’abord une forme guerrière. Il ne s’imposa pas toujours par la force armée mais par la force des choses – vu que le statut de dhimi (Juif ou Chrétien en terre d’Islam) n’était pas toujours enviable. De telles conquêtes sont portées par un grand élan narcissique ; tout autre ne relevant pas de la même foi apparaît comme un reproche. Quand elle ne disparaît pas, quand il reste de l’« autre », çà se gâte. Et la logique de l’inclusion trouve ses limites ; il faut inventer une autre façon de les faire parler, ces limites, faute de quoi elle s’y enferme. Car l’« autre » qui symbolise notre impuissance à le réduire dans le réel, pointe alors notre impuissance à le réduire en nous-mêmes. La logique de l’inclusion trouve ses limites quand cet autre reprend des forces. 

Fauteurs de manque. À en juger par le Coran, l’altérité la plus tenace à quoi s’est opposé l’Islam ce furent les Juifs : ceux-ci sont des hommes en proie à un message qui exige d’eux des efforts, un message au regard duquel ils sont en faute ; et voilà qu’un chef vient le leur rappeler et dans la foulée leur dit de croire en lui, je suis votre chef, moi qui vous rappelle vos devoirs ! Dialogue de sourds : ce ne sont pas les rappels qui nous manquent, disent les Juifs,  et toi que nous apportes-tu ? Le rappel ultime, le rappel définitif. Voilà bien pourquoi on n’en veut pas de ce rappel, car aucun rappel ne suffit à nous hisser vers cette hauteur où la mémoire serait toute présente, et le rappel inutile ! Nous voulons vivre au rythme de nos mémoires vivantes, avec des pertes de mémoire, avec des trous et des rappels à l’infini. En ce sens cette scène est la métaphore du rapport humain à la Loi et à l’instance symbolique. Il faut croire qu’il y a de fortes résistances à faire le total. Chez les Juifs, il y a aussi la jalousie d’élèves moyens à l’égard d’un autre, d’un étranger, qui vient d’abord partager avec eux, puis se prévaloir de leurs fautes pour fonder sa perfection, et leur attribuer la faute en la doublant d’une faute nouvelle : celle de le refuser comme chef. Il y a jalousie du nouveau venu envers l’ancien dont il s’approprie le message ; et la jalousie des anciens qui voient le nouveau venu brandir leur message et s’en prévaloir et les interpeller : ce face-à-face est bloqué où chacun voit dans l’autre l’image de soi qu’il exècre. À cette impasse, le Coran a trouvé une solution : vu que cet autre est omniprésent à quasi une page sur deux, il en devient trop proche et est d’autant plus problématique s’il s’agit de s’en distinguer. Ce besoin de faire la différence à partir du même, du même type d’inspiration, des mêmes contenus, se fait sentir dans le Coran ; autour de ce point réel, irréductible, il tourne et il insiste. L’important c’est moins les énoncés que leur déplacement, leur transfert : il s’agit de faire passer le message de l’espace biblique à l’espace coranique. Les ressorts de ce transfert sont l’essentiel, et rappellent à qui l’oublie qu’une parole vaut non seulement par son sujet et son objet, mais par sa source, son but, sa destination, sa mise en scène et en mouvement ; que son sens n’est pas seulement ce qu’elle « veut » dire mais l’intention de cette « volonté », son projet d’avenir, sa gestion du passé. C’est le travail énonciatif qui compte. Dans la Bible les événements surviennent, dans le Coran les mêmes événements sont un programme divin en train de s’accomplir. Si l’énoncé du message est dans la Bible, il faut l’en extraire et se l’approprier. Les gestes de l’énonciation sont : d’en expulser les tenants en les pointant come des traîtres à leur message ; et cela oblige à dénoncer ceux qui l’ont formulée comme en-dessous de leur message. Ceci comporte un risque que le nouveau fidèle en vienne à pourfendre chez les anciens ce qui l’empêche, lui, d’être à la hauteur du Message, égal à son accomplissement. Le mouvement de l’Histoire se chargera de leur révéler ce qu’ils refoulent, leur état de manque comme chez tout le monde, leur état d’insuffisance. 

Partage ou transfert ? La difficulté de penser le partage de l’origine, et de le vivre, produit des solutions de type « bouc émissaire ». Le Coran ne refoule pas les Juifs mais les convoque à leurs limites pour les y condamner. Alors que leur Dieu leur pardonne une fois par an à la fête du Kippour, histoire de dire que la faille est inévitable, Mohammed, lui, dénonce la faille, ne la pardonne pas – et on le comprend : il est tout à son enthousiasme fondateur. Cela arrive que les hommes soient plus stricts que leur Dieu. Du coup la faille va passer non pas en eux mais entre les vrais et les faux croyants. Les vrais croyants sont ainsi menacés d’être parfaits. Et comme c’est impossible, c’est leur inclusion dans la Oumma qui, elle, sera parfaite. Leur faille, c’est dans les autres qu’ils veulent la lire et la rejeter ; chez les mal-croyants. Quant aux mal-croyants, ils pourraient se racheter par leur allégeance au Prophète ; mais ils s’y refusent. L’entêtement des Juifs symbolise ce refus. Et le Coran les punit subtilement : il leur fait dire des paroles qu’eux-mêmes condamnent, ce qui les condamne au nom d’eux-mêmes et de leur Livre. Il s’agit de les corriger, de leur dire non au nom de leur propre éthique. Les sourates 7 ou 9, v.30 déforment les récits de Moïse au moment de l’Exode ou de Noé dans l’histoire du Déluge ; et ce n’est pas d’avoir eu difficile d’accéder aux textes et aux sources juives car les musulmans connaissent le Talmud, le Pirké de Rabbi Elyézer, le Midrasch Rabba. Ce travail de comparaisons, de parallélismes, se justifie par sa visée : il prépare un transfert d’origine ; le Prophète prend en charge la colère de Dieu contre son peuple, à charge pour le nouveau « peuple », celui des vrais croyants, d’échapper à cette colère en la prenant à son compte, en tournant sa fureur vers ceux qui résistent. Si l’on pointe et maudit ceux qui sont marqués par la faille, il y a espoir de conjurer pour soi-même cette faille menaçante. Ici l’élan incantatoire se révèle indispensable pour tenir l’armature logique. Sans l’incantation et l’élan rythmé de la langue, le transfert ne prendrait pas. Cette greffe exige que l’armature logique soit prise en charge par la pulsion invocante. En découvrant un Dieu qui est juste en faveur des miséreux, ces derniers non seulement L’adoptent mais aussi adoptent le contexte ; le transfert joue dans le sens où l’homme miséreux arme son bras contre les adorateurs du faux Dieu car il est sûr d’accomplir la Volonté de Dieu : la logique glisse dans l’affect et cela est clair que Dieu exige d’eux d’anéantir les mécréants. Le refus de l’origine « autre », ou de l’origine comme « autre », devient le refus ce ces autres qui trahissent l’origine. Ce refus est le garant du nouvel acte de foi, le geste permormatif de cette foi : il la produit en même temps qu’il l’énonce. Pour que l’incantation joue à plein dans ce transfert, il faut une mise en scène de la Parole, une redistribution des places là où la Parole émerge. Par la sourate « Obéissez à Dieu ! Obéissez au Prophète ! Sachez qu’il incombe seulement à notre Prophète de transmettre le message… » (5 v.92), on contre facilement ceux qui voudraient s’en tenir au message biblique sans se soumettre à Mohammed. Puis l’incantation évolue et Mohammed transmet que Dieu lui dit de dire qu’«il est, lui Mohammed, miséricordieux ». Or c’est l’attribut majeur de Dieu lui-même. Les attaques directes (sourate 5 v.41) ne sont pas les plus fortes. La méthode du Coran est indirecte. Elle passe par le Tiers, qui se confond avec le Prophète puisque celui-ci dit ce que le Tiers dicte. Ce trajet puise ailleurs l’énergie pour prendre effet. Il fait don de cet Ailleurs qu’il saisit fermement, aux interstices du Texte. 

Jouissance matricielle. La force accueillante, maternante, tient moins au rôle essentiel de la mère qu’à l’emprise d’une origine homogène et sans faille, une sorte d’arc-en-ciel du temps, de l’origine à la « fin ». Le bébé investit sa mère comme lui-même. Et le fantasme de la mère y répond. Cela dit d’autres références viennent sublimer cette Origine sans faille celle de la mystique d’abord. Le soufi s’assimile l’autre divin, dans un geste qui dérobe l’origine à tout ce qui pourrait l’entamer. Un de ses enjeux est l’identification à l’Origine, où l’altérité s’estompe. Mais ce n’est pas à la portée de tout le monde et surtout pas d’un peuple. La nouveauté islamique c’est cette perfection achevée qui produit la Oumma comme vierge de toute trace « autre ». Son lien au monde et au réel est en principe assuré sans que l’autre soit nécessaire. Car la Oumma est bien vivante ; la dimension symbolique, elle en jouit par l’incantation de son origine ressaisie. On trouve ici des relais de la famille dans la tradition, la collectivité, l’identité.. Il y a ici à rappeler qu’il y a tension entre la Mère et le Symbolique qui lui échappe (et qui s’échappe à lui-même au point que personne ne l’incarne) : l’épreuve entre la Mère et la Loi, c’est la grande épreuve entre la Matrice et la Parole, passage de la parole par la matrice qu’elle délivre, naissance de l’humain à la parole qui le porte. La jouissance de l’origine accomplie a saisi beaucoup de monde, mais pourquoi pas tout le monde ? Sans doute parce que la jouissance n’est pas ce qu’il faut pour « sauver » le monde. À supposer qu’il doive l’être. 

Variantes jouissantes. Ce que l’Islam fait jouir c’est l’identité à soi. Cette fusion rassemble tout l’être, elle se consume et se consomme en des jouissances multiples. Jouissance musicale, jouissance architecturale, jouissance calligraphique, jouissance plus physique et familière des femmes entre elles. Autre forme physique aussi : la danse orientale ; elle danse nue devant ses fils éblouis ; qu’elle soit maigre ou grasse, cette danseuse fait jouer le montage primaire : la mère et son fils collectif (le père est lui-même l’un de ces fils puisque La femme est aussi la langue-mère, la terre, la demeure, la tension érotique et religieuse qui maintient tout cela à demeure) ; cette danse très simple  résonne peut-être avec une autre : l’incantation, cri nostalgique, exil de soi en soi dans le giron de la Matrie. L’horizon est maintenu cerclé par l’équation où la mère égale la femme égale la langue égale le Dieu égale l’origine retrouvée égale la pleine identité qui vit cette effusion ; marquée d’exil tout de même, car dans le réel le grand Corps maternant ne nourrit plus tout son monde, même si le lait qui en suinte est sacré, et si la langue du Coran prend le relais de la Matrice. L’incantation crée une dépendance physique aux effets qu’elle produit ; une sorte de dépendance hypnotique au Texte, ou plutôt à soi-même dans le Texte. Ici la voix de autre dans la sienne propre lie poétique à politique. Entre le cri de l’appel et l’acte qui exécute, entre foi et lien social. L’exaltation est fanatique. 

La langue-identité. Seuls ceux qui entrent dans le Coran par la porte de la langue arabe accèdent à cette jouissance ; moyennant quoi elle peut les mener vers la jouissance mystique, qui est sans doute la vérité de la jouissance islamique. Sans aller jusqu’à ce point où le mystique finit par avoir la peau de Dieu – du Dieu qu’il devient – on touche au socle identitaire. Ce que le profane n’entend pas, c’est le trip, le plein corps-à-corps tripal qui se célèbre dans chaque phrase. L’important est le rapport entre loi et jouissance, et ce dès l’origine. La Loi Symbolique, incarnée par le Coran, célèbre la soumission à l’être, l’apaisement final d’une guerre avec l’Autre qui n’a que trop duré. Cet apaisement va inspirer une reconquête de l’origine où les failles sont surmontées par un coup de force génial. Et là encore l’effet de langue est crucial ; il est fondateur de l’effet coranique. À côté de la voie fanatique, on soulignera que les individus ont su sauvegarder une marge d’ouverture à l’autre, créant un espace convivial, plutôt agréable. C’est l’Accueil jusqu’à ce que la conversation glisse sur des thèmes gênants.  Alors le sacré se repointe, l’effet d’inclusion reparaît. Tu parles arabe ? mais alors tu es arabe !

Chapitre 2 : Islam, la reconquête de l’origine

Le coup de génie. La Matrice du Livre, ou son Archétype éternel, était de tout temps aux mains de Dieu ; il en a donné une première version aux Juifs, la Bible ; ceux-ci l’ont falsifiée – cela signifie qu’ils ne l’ont pas respectée, en ce qu’elle demande d’écouter les prophètes, donc de suivre Mohammed qui en est un. Dieu en a envoyé une autre version, évangélique ; elle fut encore plus déformée, puisque ceux qui l’ont reçue, les futurs Chrétiens, ont divinisé Jésus, devenant ainsi des idolâtres. Alors Dieu envoie un nouveau Livre, le Coran, qui rectifie une fois pour toutes. Le Dieu coranique apporte essentiellement deux nouveautés : l’une c’est l’homme Mohammed, qui n’existait pas aux temps bibliques ; l’autre c’est la langue arabe. Ces deux faits permettent une nouvelle énonciation de contenus anciens. Tous deux, le Prophète et la langue, s’articulent dans une trouvaille, qui est un effet de langage, et qui fait de Mohammed un politique de la langue, un politique doublé d’un poète immense. Une trouvaille qui s’appelle Islam. Son Seigneur lui dit : Soumets-toi, il répondit : Je me soumets au Seigneur des mondes (sourate 2 v.131-133). « Abraham a ordonné à ses enfants et Jacob fit de même : Dieu a choisi pour vous la religion, ne mourez que soumis (racine SLM) à lui ». En arabe la dernière sentence se lit « Ne mourez que musulmans (racine SLM) ». Israël est donc musulman. L’équivoque enveloppe l’idée de soumission dans le signifiant Musulman de telle façon que tout être soumis à Dieu est musulman. L’effet de cette construction est d’implanter l’être musulman – donc l’Islam – au commencement des temps et bien sûr à la fin des temps. Elle invoque et produit la jonction des deux temps, de l’origine et de la fin. Du coup, la temporalité, comme mouvement de l’être, s’arrête ou plutôt s’accomplit. Ce nom fonctionne comme une contenance où viennent s’inclure tous ceux pour qui le mot « soumis » a pu faire sens : théoriquement tout le monde, car chacun peut reconnaître que quoi qu’il fasse il est soumis à l’être. Et ceux qui résistent à se soumettre « alors qu’ils savent » – les Juifs par exemple – sont des traîtres à leur origine. Or nous savons par ailleurs, qu’ils ont tendance à se trahir, à trahir le message, puisqu’en principe il les excède, les assigne à une épreuve de dépassement problématique. La fidélité chez les Juifs ne s’inscrit qu’à travers l’infidélité. Chose que le nouvel adepte de l’Islam n’a que faire : il voit que l’accusation répétée qui leur est faite de trahir le message se confirme par ce fait évident : c’est qu’ils refusent de se soumettre, de s’islamiser. La vérité de son nom à lui (soumis, musulman) devient l’emblème de leur erreur, la signature de l’erreur qu’est leur existence. Encore une fois, seul l’effet incantatoire permet l’action rétroactive et enveloppante du mot « soumis ». Les schémas logiques n’ont aucune prise sans une force incantatoire. Quand le Coran invoque des personnages bibliques, c’est sur le mode incantatoire qui seul peut assurer la greffe : Noé parle à son peuple dans les mêmes termes que Mohammed parlant aux Juifs (aux faux croyants, aux incrédules), et le peuple impie de Noé parle dans les mêmes termes que les Juifs récusant Mohammed. Le résultat est efficace : les Juifs se retrouvent peuple impie sous la malédiction d’un Déluge, et le Prophète se retrouve à l’image des Pères bibliques, lesquels deviennent en retour une image de lui-même, un reflet anticipé. Ainsi Mohammed convertit les Pères, ce qui met les descendants en position très délicate : s’ils refusent de le rejoindre, ils trahissent leurs Pères, se retrouvent sans Père ; et il les inclut dès l’origine dans un espace dès lors sans faille, puisque la faille c’est le refus de se soumettre. S’ils refusent cela, ils deviennent la faille, ils sont rejetés vers ce refus devenu symptôme. Il importe de comprendre cette liquidation symbolique pour mesurer à quel point au XXème siècle le ressurgissement d’Israël est traumatique. 

La greffe. Pour créer la nouveauté il fallait plus que de greffer le Dire de Mohammed au Dire des autres prophètes ou de Jésus. D’autant qu’au regard de l’Origine, Mohammed n’avait d’autre signe que celui de son existence et de ses paroles dont le contenu était connu. Rien de nouveau que lui-même. Eh bien il fut cette nouveauté. Nous l’avons dit, ceux qui lui demandaient des signes, il les qualifiait d’incroyants du fait qu’ils demandaient des signes ; et les assurait que Dieu ne voulait leur donner comme signe que le Prophète lui-même. L’idée est simple : pour greffer deux termes entre eux, un premier avec un second, on prend deux autres termes, disons troisième et quatrième, qui sont déjà bien liés entre eux (grâce au Livre antérieur, à la Bible) et tels que le troisième ressemble au premier et le quatrième au second ; on les met en parallèle. Puis l’incantation opère, c’est-à-dire l’appel attribué à l’Autre, c’est lui qui assure la greffe. « Croyez en Dieu, croyez en son Prophète », appel fréquent dans le Coran, qui prépare la mise sur le même plan, non pas de Dieu et du Prophète, mais de l’insoumission au Prophète et de l’insoumission à Dieu. Or justement : « Seuls sont croyants ceux qui croient en Dieu et en son Prophète » (sourate 24 v.62). Il y a même un autre verset qui précise que seul le Prophète est habilité à transmettre les messages divins. Une sourate donne comme exemple une vision de Mohammed : vision de la « Mosquée lointaine » ; leurs exégètes précisant qu’il s’agit de Jérusalem où le Temple des Juifs est en toute légitimité une mosquée : les lieux saints de l’Islam sont à Jérusalem car, selon un Hadith, l’âme de Mohammed est passée par Jérusalem avant de monter au ciel. Sibony parle de bouclage : entre la Lettre et le Sceau. La fin des temps prophétiques, n’est-ce pas le Sceau des prophètes ? 

Dette et rachat. Au fond l’altérité est absorbée soit par Allah soit par ceux qui lui résistent, les « insoumis ». Elle n’est pas vraiment annulée, elle est versée au compte de Dieu (et de ses ennemis). Dans le sein de la Oumma, elle n’a pas lieu d’être en principe. Les dernières sourates du Coran lancent un cri pathétique : « Moi je n’adore pas ce que vous adorez ; vous, vous n’adorez pas ce que j’adore » (sourate 109, v.4). « O vous les incrédules, à vous votre religion, à moi ma religion ». Il y a ici une hésitation, une place pour une acceptation pour la différence ? Chez les Hébreux, la racine SLM veut dire payer, faire la paix, achever. Se soumettre, côté Islam, c’est arrêter le conflit en payant ce qu’il faut, ou en renonçant à tout, donc à la faute et au manque. Au fond être soumis d’avance c’est accepter d’être sans faute. En hébreu, le mot muslim s’entend comme mushlam, qui veut dire achevé, complété, payé. Les personnages de la Bible seraient rachetés, accomplis par le Coran. Il n’y a plus de dettes entre eux en tant qu’autres ; leurs failles disparaissent. La sainte colère qui dans la Bible anime le Dieu envers son peuple n’a pas lieu d’être, dans le Coran, entre le Dieu et ses soumis ; ils sont soumis. C’est la paix, salam. L’aspect messianique du Coran est plus précis encore. Ce n’est pas la promesse d’un Paradis, ou d’une justice divine ; ces aspects relèvent justement d’une promesse. C’est moins l’idée d’en finir avec la Loi, ou d’être enfin grâcié par elle, que d’être celui qui la fonde vraiment – les autres fondations ayant été trahies, déformées, marquées de failles et de semblant. Là au contraire, dans le Coran, c’est la fondation réelle, en acte de vérité puisqu’elle est proclamée vraie. On est sauvés des trahisons et des traîtres dès lors qu’on les écarte. La trahison est exclue symboliquement ; elle devra donc apparaître de temps en temps dans le réel. 

Conséquences. Si les Pères bibliques sont soumis dans l’Islam,leurs descendants qui refusent l’Islam se retrouvent comme sans origine. Eh bien restez-y dans votre faillite. Ils sont stupides ! (sourate 43, v.83, 87). Ceci souligne une autre originalité du Coran : il globalise les « autres » pour mieux proclamer le Message unifiant. Heureusement que le musulman lambda ne fait pas attention à ce qu’il chante même quand il est question de grand châtiment promis à ceux qui ne se soumettent pas. Il faut croire qu’il y a une générosité intrinsèque au monde arabo-musulman pour qu’il n’ait pas passé à l’acte toutes ces malédictions. Le désir de vivre ensemble, le fait convivial, l’emporte plus qu’on ne pense sur les farouches définitions des bons et des mauvais ensembles. Et un filon d’espoir passe par ce désir. On a beau avoir comme Parole l’emblème de la vraie croyance, de la bonne inclusion, la dimension symbolique, elle, empêche d’y être conforme ; elle impose à la parole, dans son rapport à l’origine, une cassure inévitable même si elle reste cachée. Tout comme la grâce, la parole symbolique, elle, n’est pas conforme, même pas à elle-même ; elle ne se produit pas exprès. À cette faille l’Islam répond par la jouissance qui donne l’inclusion symbolique authentifiée par Dieu lui-même. C’est une façon de refermer ce qui s’était ouvert vingt siècles plus tôt comme fracture symbolique, et ouverture avec la Loi, impliquant pour qui la tente d’endurer le passage, la traversée de l’abîme entre la lettre et l’être, comme entre l’être et ce qui est. Les premiers qui ont tenté l’aventure ont inscrit dans la Bible quelques balises ; ils avaient pris pour maîtres-mots : écoute de l’être, amour de l’être, la transmission du lien à l’être en forme d’alliance, toutes choses où le ratage et le manque sont si présents qu’ils sont souvent les seuls points d’appui du passage, toujours précaire. Le message se transmet à travers ses déformations et, à travers les générations, des invariants sont maintenus car l’épreuve est toujours la même : entre la finitude devant l’être et l’infini de l’être. Un message non déformable risque d’être identique à lui-même. Il n’y a plus alors de place pour ses reformulations. Les Juifs ne cessent de réinterprêter la Parole de Dieu ; les Musulmans figent le Coran dans le béton. Et le danger est d’abord pour leur propre peuple de croyants. Car l’être s’éclipse vers le vide et vers le rien ; c’est cela qui permet que soit tout ce qui est, et qui n’est pas l’être, lequel est un devenir chaotique rythmé de traits et de retraits, d’oublis et de rappels dans la mémoire des hommes. L’oubli et la révolte font donc partie de la soumission à l’être, tout comme l’absence de l’être fait partie de sa présence.

Chapitre 3 : Islam, implications actuelles

L’essentiel est dit ; nous disposons d’une boîte à outils qui permettra la comparaison avec les Juifs et les Chrétiens. Le résumé ne s’arrête pas sur l’actuel même si il est le lieu de nombreuses réflexions parfois étonnantes. Ce sont ces réflexions que j’épingle rapidement – et de façon lapidaire – renvoyant l’intéressé au livre et à plus ample lecture. 

Le choc de l’étranger est double : dans l’émigration vers l’Occident et dans l’invasion du monde arabe par l’étranger occidental. La Oumma ne répond pas à tout. Il y a nécessité de fréquenter l’Occidental. Le fait que les Etats arabes ne s’entendent pas est une chance.

Femmes. Un des aspects de cette tension, qui saisit le monde arabe dans les nécessaires contacts avec la modernité, concerne le statut des femmes. La femme, comme relais à la mère, a une emprise immense qui la déborde elle-même, et les vexations qu’elle subit apparaissent comme ce par quoi l’homme se venge d’elle et du pouvoir qu’elle a sur lui, pouvoir auquel il ne peut rien. Le féminin est si lié à l’Origine qu’il peut jouer un grand rôle pour l’ouvrir. Il importe que des femmes s’envisagent comme sujets. Car les femmes n’arrivent à vivre et à déployer leur histoire que si elles peuvent se couper de la masse absorbante de ce grand Corps sur lequel on les rabat. En tenaille entre la mère traditionnelle et la Mère du Livre (ou la Mère qu’est le Livre). 

Objections. Sibony dans sa réponse à ceux qui l’objectent va chercher Freud autour de Moïse et le monothéisme. Les Juifs ont tué leur père, Moïse. Pour Freud les Musulmans ne font aucune place au crime qui est chaque fois au cœur de la question de l’Origine. Peut-être que les Chrétiens en se prenant aux Juifs ont pris le relais : le meurtre symbolique perpétré par les Juifs dans leur Livre (le fait de transgresser la Loi, d’être incapables de la satisfaire, de tuer les prophètes en ne les écoutant pas) a été remplacé par le meurtre symbolique sur les Juifs eux-mêmes par conversion rétroactive. Ce meurtre parfois devient réel lors des flambées religieuses, et déjà du temps de Mahomet. 

Nuances. Il y a des versets favorables aux Juifs. Le Coran énonce la tolérance. Les Juifs en terre d’Islam doivent une réelle reconnaissance à ces pays. Le fantasme de la Matrie, beaucoup d’Arabes n’en tiennent pas compte. Le fantasme unitaire qui rassemble les Etats arabes les empêche de s’entendre. 

Être divisible. Lorsqu’il y a effet d’unité, c’est l’effet contraire qui manque : la diversité dynamique. La vie exige qu’apparaisse cette diversité. L’Occident n’a pas de discours idéologique depuis la fin des grands récits ; il tient uniquement par sa démocratie, qui maintient toujours possible la diversité. Mais si la démocratie disparaissait… 

Des issues. Sibony laisse ici trois suites inachevées que je ne résume pas : entre Bible et Coran, quant au complexe du second-premier, et de la différence entre la question de l’Origine et la réponse religieuse.

Chapitre 4 : Hébreux, l’être comme Origine

Données premières. Ceux qu’on nomme les Juifs sont les descendants de ceux qui ont inventé Dieu comme forme parlante de l’être. forme parlante veut dire que pour ces ancêtres Dieu a parlé et que sa parole a pris des formes nommantes, voyantes, jouissantes, désirantes, rappelantes. La série une fois déclenchée est infinie. YHVH c’est le Nom ouvert aux après-coups : je suis ce qui sera ; l’événement à venir aura passé par l’être-temps. Du coup puisque c’est l’être en devenir, il échappe aux déterminations du temps mais il les porte : il est le temps en déploiement. Il échappe aux règles du langage intuitif, et il impose un autre langage car on peut dire qu’il est présent mais aussi qu’il est absent, qu’il est vivant et qu’il est mort puisqu’il y a de l’être vivant autant que d’être mort. On sort de la logique binaire. En tout cas les Juifs plient sous le poids de cette invention, dont ils ne se sont pas remis. Ils ont fait la découverte d’un manque originel : tout ce qui est, manque d’être. ils se sont trouvés branchés sur un abîme entre l’être et ce qui est. Il y a peut-être une naïveté à la racine de cette aventure : amener dans ses bagages rien de moins que l’être, l’énorme message de l’Être-Un, et feindre de croire que les autres n’allaient pas se pencher dessus, être attirés par, vouloir mieux se l’approprier en étant même convaincus qu’il faut pour ça chasser ses premiers convoyeurs. Mais jusqu’ici aucun autre peuple n’a adopté ledit message sans s’en prendre à ses premiers tenants, comme si le message était une mise en conflit, une dissenssion d’être. De sorte que, pour les Juifs, se transmettre le message, le trahir, lui être fidèle, lui manquer, s’y perdre, s’y retrouver, revient au même, comme il revient au même de dire qu’ils ont apporté Dieu, ou qu’ils l’ont tué, ou qu’ils lui sont infidèles, puisqu’un tel Dieu on ne peut l’apporter sans le réduire dans cet apport, en le mesurant aux finitudes de ceux qui l’apportent. L’idée de meurtre symbolique dit au fond que la faille par rapport à la loi est incontournable. L’idée même de ce meurtre est une idée incontournable ; ceux qui croient pouvoir s’en passer réactualisent ce meurtre en le commettant symboliquement sur ceux qui le leur rappellent, notamment sur les Juifs. On comprend qu’il est difficile de parler du message juif sans parler d’antisémitisme. Et ceci enclenche un cercle vicieux : les Juifs sont attaqués donc ils protègent leur héritage ; or celui-ci les déborde ; alors ils protègent ce qu’ils peuvent en comprendre ; et cela l’appauvrit. L’antisémitisme est l’autre nom pour désigner le malêtre généralisé de l’humain avec son origine. La question de savoir maintenir ce malêtre dans des limites vivables débouche sur celles de dépasser l’affect haineux envers les Juifs pris comme fixateurs du manque, et de repenser des modes d’être qui soient passeurs. 

Trois points clés. Les attaques contre les Juifs cherchent à répondre à l’angoisse qu’ils causent chez ceux qui ne supportent pas les fractures du nom, l’idéfini de l’identité, l’échappement de l’origine, l’irruption de l’événement qui confronte à la pure altérité. L’événement est le choc par lequel, rencontrant l’être, on rencontre de ce fait l’au-delà de soi-même ; et dans ses démêlés avec l’être on bute sur son origine, sur le vide qu’elle comporte et le manque-à-être qui s’y incruste. L’écart à l’origine, écart ontologique puisque l’origine étant l’être et eux étant ce qu’ils sont, l’abîme face à l’être est impossible à pacifier. Cela suppose que l’origine, marquée de manque, est tout sauf vierge. Sa plénitude ressaisie, ce sera pour la fin des temps. En attendant elle est entamée et on l’est par elle. Le peuple juif s’est voué à rencontrer ce qui de l’humain reste inachevé. Avec la question du premier, et c’est le deuxième point clé, l’entame de l’origine fait que le premier est exposé, étant le plus près de l’origine. Le premier né pose problème, il doit être sauvé, marqué d’un retrait par rapport à la divinité originelle. Sacrifice animal à la place de l’aîné. Ceci est relaté au moment de l’Exode mais aussi lors du sacrifice d’Isaac. La trace première est comme vouée à se retirer pour qu’on passe à la trace suivante. Ce qui permet le déclenchement d’une écriture, la traversée d’un entre-deux-lettres. La théorie et la pratique du sacrifice d’un bouc émissaire organise cette substitution dans un meurtre rituel (les mitsvot). Israël voué à vivre la perte est voué à en réchapper. Le troisième point clé est la cassure de la loi. C’est l’être, parlant à Moïse qui a gravé les fameuses Tables (les premières cassées puis réécrites). Mais la Loi comporte une brisure interne qui rappelle que tout homme est en faillite un jour ou l’autre devant la Loi. D’ailleurs celle-ci est déjà deux : Loi de jugement, Loi de grâce. Cette cassure fait de la loi un processus infini d’entre-deux ; de sorte que la Loi est une épreuve, un passage symbolique, plutôt qu’un simple énoncé. Dans la scène du Veau d’or, la loi revient sur ce peuple qui ne cesse de renier les avertissements de Dieu que les Prophètes relayent, et elle se brise sur lui pour les tirer de l’idolâtrie. Ce peuple doit sans cesse déplacer les limites de son écoute. Les Juifs sont fautifs d’avance. Sans lui Adam et Eve ne se seraient pas « connus ». Un Être parlant s’adresse à quelqu’un comme Abraham. Une parole de l’être enclenche une prise dans le temps et un cycle transmissif. L’être est pris comme Dieu des événements, de ce qui arrive. Les vibrations de sa présence, son devenir-lumière, correspondent à ce qui se présente, et qui exige de l’être humain une certaine façon d’être présent. Faire alliance c’est retrouver dans l’entre-deux la coupure interne à la Loi, tenter de faire autre chose avec l’entre-deux où l’origine bifurque ; de quoi produire un rapport ouvert à la loi en forme d’épreuve ouverte.

Peuple élu et terre « promise ». Parmi les termes de l’Alliance qu’invente le Livre, il y a l’appel à la transmettre, en y faisant passer l’amour, l’amour de l’être. Cela produit deux termes précis. Il se peut que l’idée de peuple élu exprime de façon inversée une idée simple : c’est le peuple d’Israël qui a élu ce Dieu. Dans les grandes découvertes, les choix qui se font paraissent tellement inéluctables qu’ils échappent à leurs auteurs. Ils sont choisis par cette Chose qu’ils découvrent. Le discours religieux ne peut pas dire les choses ainsi. Il montre l’image vue de l’autre côté, du côté de l’autre : Dieu a choisi son peuple. Quiconque s’est cru divin, ou s’est rêvé sans faute, a fustigé les Juifs. Comme si cette élection les privaient eux, les antisémites, d’entrer dans le rapport à l’être. Alors qu’il y a place pour tout le monde. Quant à l’idée de terre promise, elle prend une forme simple si on l’exprime autrement : voilà un peuple imprudent, et très doué pour les idées qui le dépassent, qui non seulement content d’avoir élu ce Dieu s’est distingué par un rapport à sa terre différent des autres nations. Celles-ci invoquent le lien naturel : on est là où l’on est né.  Le peuple hébreu, lui, a posé un  rapport purement symbolique : on est de ce lieu parce qu’on est appelé à y être, promis à y être avec des exils et des retours. L’exil fut comme le premier accès d’être, il a précédé la possession et celle-ci fut toujours problématique. Ce lien au lieu est un rappel à l’être, à la mémoire, au Nom, à la transmission symbolique. La terre promise localise l’alliance. C’est l’accrochage de transmission comme tel. Sans cet accrochage au réel, cette localisation (MaKoM) du temps et dans le temps, tout l’édifice serait illusoire. Les deux idées – terre promise et peuple élu – seraient devenues un pur fantasme si le monde monothéiste ne les avait intégrées à son message. L’Etat d’Israël créé dans la foulée de l’Holocauste par un Occident culpabilisé a rendu la question béante au lieu de régler les choses. Ce qui fonde le symbolique est infondé, c’est même ce qui fait sa nécessité. 

Rire increvable. Promettre c’est mettre une parole en projet dans le temps, la mémoire, la transmission. La promesse c’est que l’être est prometteur. Dire que la terre est promise c’est dire que le rapport à la terre est pro-mis à l’épreuve de l’être, et du temps, que c’est un rapport symbolique pouvant heurter le naturel. Cela relance à tout autre peuple sa question sur sa terre. La détresse du peuple élu sera d’être l’exemple vide et pourtant maintenu. Heureusement que l’ancêtre s’appelle rire (= Isaac). Le fameux humour juif est une façon de prévenir la moquerie des autres en prenant les devants. Il n’est pas évident que ce soit audible par d’autres. Trop compliqué : il y a un gros effort pour symboliser l’origine, ce qui oblige à assumer qu’elle soit trouée. Trouer c’est nommer. Mais l’idée clé est que l’ordre symbolique est increvable. Même si on arrivait à supprimer l’Etat d’Israël, pour sûr il renaîtrait. Tout dans cette « identité » subit le paradoxe de l’origine : il faut une origine à quitter, et c’est de la quitter qu’on l’a sous forme de manque-à-être originel. Il y a de l’inconscience dans ce geste d’appeler à l’amour (l’amour de l’être ; tu aimeras YHVH de tout ton coeur) en concentrant sur soi la haine de ceux qui ont du mal à aimer car le partage de l’origine les exaspère ; et en butant soi-même sur cette difficulté d’aimer. La question de la transmission se fraie la voie comme transmission de la question. 

Un repos exemplaire. Le rapport biblique à la Loi fait de celle-ci une coupure-lien, indéfiniment relancée. Impossible de suivre la Loi sans que les suites vous en échappent, sans être en manque vis-à-vis d’elle, en défaut, car elle est un transfert infini d’éléments symboliques, de mémoires inconscientes. La Loi est elle-même une coupure et une alliance avec la loi. La donation de la Loi prend racine dans sa cassure. Le mot langue veut dire bord et frontière ; toute la trame symbolique transmet des effets de bord. Un des symptômes en est la lecture et l’étude passionnée du Livre, de la Loi.  L’une des Dix Paroles déclare : rappelle-toi le jour du Shabbat pour le sanctifier. L’être a créé le monde, le monde s’est créé, et cela déploie tout un rapport à l’origine, à l’achèvement et au néant. Une scansion dans l’origine va s’introduire, un temps d’arrêt rétroactif dans ce qui s’active. Le mot veut dire accomplissement : quand fut créé tout ce qui était mûr pour l’être, la Création était encore inachevée ; et voilà que son accomplissement la fait s’ouvrir sur un jour vide où ce qui se crée c’est le rien. L’inaccompli, dès l’origine, est intrinsèque. De plus ce vide est intrinsèque à l’être en tant que créatif. La religion congèle le rapport à l’être par le rituel où le manque-à-être devient la faute. Mais la faute elle-même est utile. Le shabbat fait correspondre deux extrêmes : le tout d’une création et le rien de son achèvement. Le jour sept est un trou d’être ; on fait rien et le temps alors est sans mesure, comme le temps du désir.

Chapitre 5 : Hébreux, la transmission comme entre-deux

L’origine s’ouvre entre deux lettres. Voyons comment origine et transmission s’articulent. Les textes originels et les rites pour les fixer ne suffisent pas. C’est le traitement de cette texture qui compte ; et la force des textes est de s’y prêter. Il y a une dynamique entre deux formes de la Loi (orale et écrite) ; entre l’étude et le rituel ; entre un style d’étude (talmudique) et un autre (cabalistique) ; entre l’aléa d’une transmission individuelle et le programme que prend en charge le collectif. Et chacun de ces noyaux est lui-même une dualité, un entre-deux où le tiers intervient. La transmission c’est le tiers d’entre-deux. Prenons la Cabale ; une de ses méthodes est de confronter chaque mot du livre à son expression chiffrée, pour ensuite décomposer ce chiffre et obtenir d’autrs mots du Livre. Cet entre-deux, dû à la faille de l’origine, éclaire le nerf de la transmission qui a maintenu ce peuple. Elle dispose de nombreuses fibres ou champs d’action signifiante. Il y a d’autres fibres : coutumes, nourritures, rituels, études du livre, déchiffrage, récits parallèles, légendes, mais toutes ces fibres interviennent comme des alphabets que la transmission fait opérer les unes sur les autres. Chaque mot est un opérateur, il opère d’un alphabet à l’autre et produit de nouveaux mots. Il y a là une passion de la lettre, de la lettre en manque, en manque de sens et de non-sens. Tout ce potentiel est une promesse de lettre, et de l’être-en-manque. Il y a comme une vocation ou un souffle littéralement cosmogonique dans cette langue. Et dans toutes ces opérations, le nom divin, YHVH, s’impose comme invariant absolu, le relais omniprésent de tous les sens. Dans cette dynamique d’entre-deux (où le tiers est l’opération de passage) le manque essentiel se déplace, il est là comme insituable. L’essentiel est la force d’interprétation, le déplacement qu’elle permet. Ce qui est visé entre deux lettres c’est le passage de l’être. Et le risque dans ce passage de l’être à la lettre, c’est de devenir soi-même objet de transfert. Sur les Juifs beaucoup transfèrent leurs démêlés avec le manque originel. Que le manque circule, qu’il ne soit pas fétichisé, et si certains attrapent le manque, veulent le fixer, tant pis pour eux, cela veut dire qu’ils haïssent l’être en haïssant ce qui leur échappe à travers le manque-à-être. Une question nous intéresse : parmi ces fibres qui se multiplient, que se passe-t-il quand apparaissent celles de la modernité ? L’effet en est plutôt fécond. S’il y a un peuple que la modernité a littéralement fait renaître, c’est le peuple hébreu. Il lui doit tout à la fois les camps de la mort, le nombre étonnant de chercheurs juifs, l’Etat d’Israël, une passion interprétative. 

Interprêter la Présence. Cette transmission s’est maintenue comme langage en acte, comme théorie-pratique du Dire. Un mot, un corps, un geste de la transmission porte avec lui : son groupe de permutations, le groupe des Sages qui ont parlé autour de ce point singulier, le groupe des rites et des gestes qui s’y rattachent, les modulations de la mémoire qu’il charge et qu’il décharge. Si l’on trouve les opérateurs qui ont agi sur les noyaux signifiants d’un sujet, ou sur leur substitut physique qu’est le symptôme, alors sa transmission se déploie. Un symptôme est l’action abusive d’un nom sur un corps. Les montages hébreux sont une vaste machine métaphorique, interprétant en permanence un mot par une chose, une chose par un acte, un acte par d’autres mots, par glissements de sens, jeux de mots, allitérations, équivoques. Là quelque chose est présent à l’horizon, l’être présent ou invoqué. La Présence dite Shékhina, a pour racine le voisinage. La racine du mot voisin indique le lieu où c’est oui (SHKHN) : la présence comme lieu d’aquiescement à ce qui se présente au-delà de soi. Dans un mot chaque lettre a son mot à dire. L’enjeu du rituel répond du désir de réactualiser l’événement et traiter la mémoire comme morceau d’inconscient. 

Au-delà du religieux. Cette transmission est un langage éclaté, marqué par un double retrait : l’origine et la fin sont retirées. On vit entre l’origine qui échappe et la fin messianique. Entre ces deux retraits, il y a le trait de la lettre, la traction du texte, texture du lien, de l’alliance. Dans l’entre-deux, « entre » s’entend aussi comme comprendre, discerner (BYN). Le Livre hébreu a ouvert la fracture entre humain et divin, comme un déclenchement de langage, comme genèse indéfinie de variétés langagières. Ce Livre est le premier à avoir pris au sérieux le devenir parlant de l’être au point d’en faire un Dieu. L’idée forte est de reporter la faille ontologique sur l’espace des langues, même au sein d’une même langue et d’ouvrir l’interprétation comme transmission contagieuse de la cassure originelle. Et du coup l’identité s’en ressent, sa décision serait messianique. D’instinct le peuple hébreu éloigne le messie pour continuer d’y croire. Le Livre n’a pas craint de donner comme racine à Israël, au nom d’Israël, le combat (ISR) avec Dieu (EL). Guerre d’amour mais guerre, car l’abîme ontologique ne peut être admis. Ce nom, Israël, entre guerre et amour, vient dans le Livre suite au combat de Jacob avec l’ange : celui-ci renomme Jacob Israël. L’idée est que Dieu, il faut se battre avec et en même temps faire avec. L’Etat d’Israël serait un ensemble de points d’ancrage pour permettre la dialectique entre fixation et voyage. On en est loin, et pourtant ce serait dans l’esprit de ce qui le fonde. Cette idée d’Israël comme pur lieu de passage est conforme au nom hébreu qui veut dire passeur. L’équivalent de la guerre d’amour dans le langage est le questionnement perpétuel. Subsister en demeurant dans ces questions, en existant comme une question, c’est de quoi faire exister celle de l’origine manquante. 

Messie. Quelques mots sur l’autre pôle de la transmission, le fantasme de son arrêt devant les failles et les impasses de sa finitude, l’homme s’appuie sur l’idée d’issue, qui devient vite définitive. Tant qu’on ne comble pas la faille avec le corps, l’idée de salut ou de messie a toute la force positive d’un fantasme originel. Elle permet comme idée de chercher à s’en sortir, tout en sachant que ce n’est pas un vrai salut, vu que le salut est pour plus tard. L’idée de Messie va de pair avec le monothéisme. L’idée de l’être comme origine, événement plein et unique, implique pour l’homme la finitude devant l’être. Jean-Jacques Rousseau dit : il faudrait qu’on leur donne un Etat, et qu’on les voie faire enfin, qu’on voie ce qu’ils peuvent faire d’original en l’absence de persécution. Et en effet la persécution n’a jamais vraiment cessé. La sortie première, dans la Genèse, fut l’appel à Noé, flottant dans sa boite utérine sur les eaux : appel à sortir de la lettre pour atteindre l’Esprit de la lettre. Cet Esprit, c’est d’avoir été visés par l’être, et atteints, par lettre. La Lettre reproche à ses destinataires de ne pas se destiner à elle, pas assez ; elle se transmet à leur insu, pour l’essentiel ; elle ne cesse d’arriver, elle court toujours, toujours sur les routes. Circulation affolante de l’être. S’être envoyé une telle lettre, c’est prendre des risques.

Chapitre 6 : Hébreux, effets symptômes

De nouveau, on ne va pas s’attarder dans ce chapitre car l’essentiel est dit. 

Haine de soi. Certains juifs reprennent à leur compte la fureur que l’origine a contre eux, et en restent là, fixés sur la Chose, incapables de la transférer. La transférer c’est d’avoir un peu d’amour, amour de l’être ; or la haine l’a déjà tari. Partout ailleurs, la haine de soi concerne beaucoup d’autres que les juifs et Le Pen a su les fédérer. Cette haine quand elle se met en collectif peut devenir antisémite au sens de la haine du nom. Autre effet réactionnel de cette origine singulière : la jouissance d’être conforme. Le désir d’être comme tout le monde et de n’être que cela, c’est un messianisme vulgaire. Sibony parle ici du juif d’assimilation. C’est l’intégrisme du rien, l’idéal c’est la forme ; la pratique des sacrifices hors de sa finalité, c’est le pharisianisme. Chez les Juifs aujourd’hui, si un prophète surgissait il serait rejeté ; Amos et Isaïe seraient traités d’antisémites. Insulter est une tâche reprise par les antisémites. Les Juifs en finissent par trouver chez l’antisémite la preuve de leur existence. 

Se consoler d’être élu. Quand la faille de l’origine est refoulée, plus on la dénie, plus on la révèle. Et parfois plus on la révèle, plus on a de chances de la cacher. Il y a une blague juive qui parle d’un juif allemand, Katzman, qui a voulu changer son nom dans une langue étrangère (française) pour mieux y disparaitre : par traduction son nom y devint « chalom » ! L’histoire juive est celle d’un nom brisé car l’être est innommable, nom brisé qui passe entre les failles, les mailles.  L’accusation d’infidèle est aussi à expliquer. On ne peut être fidèle à son origine qu’en la trahissant.  La fidélité appelle un travail de mémoire. Il se peut que le rire des blagues juives rejoigne la jouissance talmudique du jeu des mots et des pensées, jouissance de l’étude. Rire et angoisse rappellent que le jeu reste ouvert. On ne procrée pas un certain âge mais Abraham et Sarah ne purent que rire devant l’entorse et appeler leur fils Isaac. Les histoires juives reflètent l’envie qu’a eue ce peuple au fil des temps de se consoler d’être élu – visé par l’être. Elles reflètent l’inassumable d’un tel rapport, surtout avec la Loi.

Le tort d’avoir raison. La faiblesse du Juif, ou son état persécutif, peut en faire un fou de la Loi, misant sur une loi figée pour se venger des humiliations subies. Shylock est un homme pour qui l’or passe après la vengeance : il ne pense qu’à se venger. Il est fou de la Loi par manque de loi, parce que la loi ambiante l’a humilié. Et que sa Loi le malmène. Le Juif devient fou de la Loi quand il croit saisir l’instant messianique où elle le sauverait une fois pour toutes, rendant inutile cette histoire de failles. Le risque est de se croire avoir raison contre les autres. Or l’autre vous donne raison mais vous refuse son agrément. L’autre en veut au Juif qu’il piétine ; parce qu’il se sait dans l’erreur : c’est en soi qu’il faut éradiquer l’envie de la pureté de l’origine. Ce fonctionnement qui relève de la haine de soi, se retrouve chez ceux qui ont fait de leur image leur unique lieu d’être. Mais aussi chez tous ceux que le Juif dérange ; y compris chez le Juif que sa judéité harcèle. Chez tous ceux que sa Question gêne. Elle gêne parce que la Loi gêne la jouissance (tout comme le père gêne l’effusion avec la mère) ; elle gêne l’effusion avec la belle image de soi, qui fait croire qu’on est l’auteur de soi-même, si l’on se réduit à une image. La Question a raison de tout le monde. Le danger qui guette le Juif est de devenir un fanatique de la vérité. Si christianisme et islam ont besoin des Juifs comme rappel du manque originel, les Juifs ont besoin de ne pas se réduire à ce manque ; sinon ils basculent dans la bêtise d’avoir raison. Ce qui a servi de complétude à l’identité juive, c’est la haine qu’elle a inspirée. La force morale de l’identité juive est de forcer qui la dénonce à reconnaître en lui-même la faille qu’il lui impute. Il se retrouve mis au défi de surmonter ses propres tares. Les Juifs n’ont pas pensé ce débordement du message sur les autres tant ils étaient pris par le fait d’en être eux-mêmes débordés. Ils ne l’ont pas pensé sauf sur l’antisémitisme. De plus chrétiens et musulmans ne sont pas qu’antisémites, ils n’y passent pas tout leur temps. 

Deux extrêmes. L’héritage des Hébreux n’est pas homogène ; de ce défaut vient aussi sa fécondité. Le dialogue d’Israël avec son Dieu, dialogue de haine-amour, désir-rancœur, est parfois remplacé par le dialogue d’Israël avec les nations. L’époque moderne a beaucoup apporté aux Juifs. Ce fut grâce à la Raison et de nombreux Juifs devinrent rationalistes, croyant que cela les libérerait de la question symbolique. La Raison devient folle quand elle bute sur la faille de l’être et qu’elle veut le résoudre par ses seuls moyens. Le juif d’assimilation a souffert d’être enfermé, est sorti se faire reconnaître et ne plus vouloir connaître son origine. En Israël et dans la Diaspora, le clivage prédomine entre deux extrêmes. Dans l’un, le Juif se définit par rapport à l’antisémite ; à l’autre pôle, il y a ceux qui se définissent par l’étude. 

Pardon. Le rituel du Kippour est étonnant. L’appel qui ouvre ce rituel pose l’approche du symbolique comme expérience vécue de la faille, comme faute. Elle pose que l’important est de le dire et de le dire collectivement, d’où l’idée de pardon. Il s’agit de supporter d’avoir failli, envers soi, envers les autres, et surtout envers l’être comme faisceau des possibles : supporter d’avoir été minable au regard des possibilités d’être. La théorie des sacrifices trouve ici sa place car il ne faut pas rester avec la faute sur l’estomac : dès que possible rétablir la relation de partage avec l’Autre. 

Le marqueur marqué. Israël restera encore longtemps un marqueur de la maturité ambiante. Cette partie se clôt avec justesse par deux interactions : Sionisme, Palestine. Je ne résume pas.

Chapitre 7 : Hébreux, la cassure de la Loi

Formes de loi. Il y a le rapport compulsif à la Loi. Il y a un rapport transversal et indirect : l’homme est en proie à l’être et la Loi est l’émergence des limites, qui donnent et qui retirent, qui donnent rendez-vous dans le temps, engageant à être libre. Il y a le Don de la Loi qui est indicible car au-delà des lois dicibles. 

Cassures. La loi est l’émergence de certaines coupures dans le rapport à l’être, dont elle fait des coupures-liens. Le geste inaugural c’est Moïse cassant les Tables. Le rapport à la Loi ne peut pas être sans faille. 

Faute d’origine, l’étude. La Loi s’écrit à l’infini, à travers les secousses de l’être qui font rappel. L’étude est la recherche d’un dialogue avec l’être à coups de lettres. Il arrive que la Loi s’annule dans un moment de grâce, pour rebondir autrement dans une tension renouvelée. 

La Loi de l’être. Avant d’être une religion de la loi, le coup de force hébreu fut une religion de l’être. Je n’ai pas fait écho à Heidegger ; aussi je signale que cette partie est truffée de ses références.

Chapitre 8 : Occident chrétien, sauvés de la Loi

Autre lecture et autres lois. Il y a rapport à l’origine, mais avec cette fois une origine vierge et rédemptrice, ses formes instituées, son Texte et ses variantes infinies. Ceci dit, ici il y a une place prépondérante faite à l’athée. Devant le vide, le sujet réagit par l’abandon ou la surenchère : en cherchant un lien total de type drogue. Ici on veut l’identité pleine et entière. Le Christianisme offre un lien assez complet d’accomplissement, de salut et de foi, mais il a mal résisté au déferlement des béances, coupures, déplacements, mutations, relativisations qu’apporte la civilisation moderne. Les formes actuelles de prégnance de l’origine dans l’Occident Chrétien s’éclairent par les textes fondateurs et d’abord par le Nouveau Testament. L’origine grecque est essentielle mais ce n’est pas la seule, il a une dette envers les Juifs. Mais quel est le rapport de l’originel dans cet effet unique qui malgré tant d’impasses a produit cet Occident où la référence chrétienne cherche d’autres voies pour renaître, d’autres forces ? Partons de la grande idée de Paul de Tarse, en prise avec l’événement christique. Elle consiste à dire que grâce au Christ on est sauvés : il est venu prendre sur lui les manques liés à l’origine, les entorses à la Loi qui répercutent ces manques et qui maintiennent l’idée de la faute. On est sauvés de la loi, non qu’elle ait disparu mais on n’en est plus accablés. On va pouvoir faire d’autres lois et étudier d’autres lois du cosmos. D’être libérés religieusement, a libéré d’autres forces sur d’autres plans. Dans la genèse des sciences modernes on a épinglé Galilée. L’Eglise s’y est opposé parce qu’il contredisait Josué dans la Genèse. Mais dans cette guerre entre le dogme et la science, il y a eu libération de la Loi du Livre Saint et un grand déplacement vers la recherche d’autres lois, à connaitre et pas seulement à suivre. Ce qui a opéré était en fait en germe dans l’idée de Paul : vous êtes sauvés, vous êtes sauvés de la Loi. Il est possible de mieux connaitre d’autres lois, celles de la Création, celles du monde où l’être parle ; une sorte de talmudisation, mais avec des effets de retours qui transitent par le réel. Cela a instauré le refoulement de ses origines que le monde chrétien a à tout pris cherché, car ses origines sont juives. L’ Ancien Testament est cité pour être accompli. L’accomplissement joue à trois niveaux : Jésus annonce l’accomplissement de la Torah à son peuple ; il devient lui-même acomplissement de cette Loi en prenant sur lui les manquements des fils d’Israël quand ils essayent de l’accomplir, et en cela il se révèle être le Messie – sauveur de son peuple.  L’accomplissement s’exprime dans la fondation de l’Eglise et l’idée de foi remplace celle de loi. 

Jésus enseigne. Il enseigne la foi de ses ancêtres. Il leur montre que cette Loi les questionne au niveau de l’être et de l’amour et non des gestes institués. Bien sûr la Loi le faisait déjà, mais un rappel n’est pas inutile. Jésus peut déformer son Livre hébreu à des fins pédagogiques (Mat 5, 43), parfois il accentue la Loi de Moïse (Mat 5, 21-22), souvent il se singularise (Mat 5, 28). Peu importe que ce soit applicable ou pas, si cela était applicable cela se saurait, et cela rendrait impossible toute idée de réparation. Au fond l’ancrage de Jésus dans le Texte hébreu fait de ses actes et de ses paroles une sorte de rituel, qui va tendre vers le point ultime où le rituel explose. Tout rituel hébreu est une « citation » du Livre (et même une récitation que ce soit pour fêter Pâque – méditation collective de la lecture du récit de l’Exode -,  ou à propos d’autres récits dans d’autres fêtes). L’explosion a lieu quand c’est le corps lui-même qui sera la citation, l’incitation à la parole qui s’accomplit. Même les exemples qu’il donne aux foules, c’est pour accomplir l’Ecriture (Mat 13,35). Même le fait que Jésus soit né d’une vierge est ombilliqué dans une citation d’Isaïe. L’idée de vierge-mère répond à un fantasme profond et se devait de prendre racine dans le Livre. De même pour la résurrection renvoyant à Elie et Elysée, rapportant le retour à la vie d’un enfant mort, la résurrection des âmes et de l’Alliance. Bref le Texte évangélique est ponctué de ce leitmotiv : afin d’accomplir la parole ou l’écrit du prophète du Livre hébreu. Cela ressemble à la Michna et au Talmud, à une différence près : dans le Talmud la citation biblique est faite pour relancer l’étude et la recherche sur la Loi, et à travers elle sur un mode d’être et de penser. Dans l’Evangile c’est Dieu qui vient accomplir, à travers Jésus et par lui, les appels qu’il a lancés dans son texte antérieur. Comme s’il en avait assez de voir ce texte demeurer inaccompli. Cet agagement était déjà présent dans le peuple juif, fatigué de voir l’horizon bouché, mais Jésus fait passer cela dans le réel. Dès lors il proclame le Royaume des cieux tout proche (Mat 4, 14). Ce Royaume sera toujours non pas un lieu ou un espace mais un mode d’être, où c’est la force du lien à l’être qui est souveraine (Mat 13, 31). Ce Royaume est donc une émergence de l’être, un évènement d’être où des forces de vie refoulées font retour. Et Jésus au départ se veut l’agent de ce retour, avant d’être plus tard ce retour lui-même. Il est donc en principe la remontée en force de ce qu’une institution refoule. La question du divorce (Mat 5, 32) ne doit pas être traitée à la légère en absence de toute nuance. Le rapport à Dieu (Mat 7,7) ne doit pas rester cadré par des questions raisonnables ; il ne faut pas être timoré dans ce que l’on cherche, il faut voir grand et encore bien plus grand que ce que l’Eglise en pense et en dit. Ainsi le propre des Prophètes c’est que leur parole portait des fruits inscrivant dans l’être une parole régénérative. Jésus enseigne la traversée des frontières entre l’être et ce qui est, entre l’être et le manque à être (Mat 10, 42). D’où les miracles. Jésus tente une sortie du cadre étroit de son peuple, mais il tient à rester inscrit dans son peuple : pour se compter parmi les siens il faut une trouvaille, prise sur soi-même et sur le hasard de l’être. L’enfant est une émergence d’être, proche de ce qui est premier, non encore refoulé ; et tout l’appel christique pour ce « royaume » est un appel à se rebrancher sur l’être en surmontant le refoulement. Devenez comme des enfants. Et quand les apôtres échouent à voir s’effectuer réellement leur parole demandant la guérison sur un malade, Jésus leur reproche leur manque de foi. La foi en question est une ouverture à l’être, une adhérence à l’être, un pouvoir de faire lien avec l’être dans son devenir parlant, désirant. Le Royaume des cieux, c’est un passage entre deux niveaux de l’être. Chamaïm en hébreu veut dire les cieux mais aussi « deux fois le nom » ou « deux fois là-bas » : le « royaume des cieux » c’est le point de vue où « règne » l’entre-deux du Nom. C’est l’épreuve où le nom se déplace : émotion nécessaire aux noms figés par la peur, la haine, le semblant, la crispation narcissique où le nom se réduit à l’image. Pour qui adhère à l’être, la parole fait acte. Si YHVH est l’être-temps (sens du tétragramme), aimer l’être de tout son être c’est indexer son mode d’être sur l’amour, l’amour de l’appel qui fait événement, plutôt que l’amour installé, usé. 

Jésus-Messie. Jésus enseigne mais aussi il critique, émeut les foules et il s’opère dans son dire un glissement, qui se formulera dans l’Evénement : Jésus est lui-même l’appel de l’être qui passe à l’acte, il est la Loi comme telle qui s’accomplit. L’instant où elle rejoint ses manques, l’instance où elle les comble. L’étude de la Loi allait de paroles en écrits, de traces en traces, avec une promesse à l’œuvre, qui donne le ressort et l’énergie, une promesse jamais vraiment réalisée. Avec le Messie la promesse est réalité. C’est une sorte d’origine qui vient se fondre avec la fin. Ceci dit cela n’enlève pas qu’il y a toujours les mêmes démêlés avec la Loi, le désir, le manque. Sous le joug des romains le peuple hébreu fit le rêve, insistant, d’une fin des temps salvatrice ; en finir c’est vouloir être à l’origine. Donc d’une origine sauvée non plus grâce à une parole mais à un geste décisif. Être le corps qui vient combler le trou de la Loi, cela ne peut qu’affoler les tenants de la Loi. Leur blessure narcissique était-elle insurmontable ? N’ont-ils pas voulu protéger « ce fou » de venir occuper la place impossible ? Celle de ce qui manque à toute Loi pour être accomplie. Est-ce qu’ils n’ont pas eu peur de voir l’univers se refermer ? Ils croyaient trop au Messie pour pouvoir le voir, pour se permettre de le voir, lui, comme Messie. De nouveau L’Evangile convoque les citations de la vieille Bible ; le Jésus-Messie élaboré par les Evangiles annonce l’achèvement de l’ère, et il sera cet achèvement : sa naissance et sa venue ouvrent une nouvelle ère. À force d’en appeler à l’être : que donnera un homme en échange de son être ?(Mat 17,26), il finit par signifier qu’il en faut Un, réel, qui occupe cette place de l’être et qui vienne là « donner son être en rançon » (Mat 20, 28). Jésus convoque ses proches au mont Thabor et il y a invité Moïse et Elie (Mat 18, 20). Maintenant Il présentifie l’appel, comblant les appels du texte : « en tous lieux où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, là je suis au milieu d’eux », et ceci c’est une parole de YHVH. Il n’est plus un simple sujet citant la Lettre, parlant de l’être : il est parlé par l’être. C’est un fragment non plus du Texte mais de l’être qui se fait parlant. Les Juifs ne vont pas accueillir ce Messie parce que c’est un traumatisme de tomber sur le moment , sur l’événement par qui se réalise une attente durant depuis des millénaires. Et après ? Qu’est-ce qu’on fait puisque maintenant tout est fait ? Le Christianisme prendra l’idée messianique juive et l’achèvera en lui donnant satisfaction. En l’accomplissant il la met hors-jeu (Mat 80, 53). Un Corps vient combler la fissure du Nom. Il équivaut à l’énonciation de la Loi, à sa racine recueillie, accomplie pour que s’instaure l’effet de la grâce. 

L’idée de Paul. On est sauvés de la Loi. Celle-ci n’est plus nécessaire. Pour Paul c’est la Loi « qui produit » la faute. Et la culpabilité. Paul distingue donc Loi de la faute et Loi de l’adhérence, de la foi, qui seule demeure. (Rom 4, 15 ; 7,11 ; 3, 31). On entre au service du souffle et non plus de la vétusté de la lettre. Tout ce que dit Paul, est frappé d’ambivalence, suite à son torpillage de la Loi par la foi, vis-à-vis de la Loi et de l’Origine. De son origine par rapport à laquelle il développe une haine de soi pathétique au point qu’il la retourne contre ses semblables. Cette ambivalence sera reprise par le Christianisme. On va voir que la période moderne va se trouver bien démunie par rapport à la conséquence d’avoir perdu la Question de l’Origine, abolie par une réponse totale. Une autre conséquence de cette idée paulinienne : à propos du « mépris de la chair ». Mais au fond c’est en se déchaînant contre les Juifs que Paul appartient le plus à leur héritage prophétique : c’est là qu’il est parlé par son héritage hébreu de façon presque automatique. 

Paradoxes du Christianisme. La Loi rend possible le transfert du manque-à-être originel, son déplacement, son étude. Et Paul coupe tout accès à ce transfert essentiel. L’Occident a retenu du Christianisme les vieilles valeurs spirituelles ; mais de l’événement christique lui-même, il semble avoir surtout retenu que cet événement a eu lieu. Ceci a un deuxième effet de coupure de l’idée messianique en tant que projet réaliste. En « fixant » l’idée messianique, il la dégonfle et l’invalide comme projet. Il a sa pureté fantasmatique, car tout grand fantasme murmure qu’il était une fois où il fut réel. Cela peut fixer un certain élan de foi et d’amour (qui parfois s’inverse), mais le monde et les autres lancent toujours les mêmes appels, à dire, à faire. Le fait d’être sauvé de la Loi a eu pour effet de rendre plus libre l’action réglée qui transforme le monde. Quand la Loi n’a plus fait peur, elle est devenue objet technique, espace d’une pratique, plus ou moins désacralisée. On est passé dans un mode plus tranquille avec la loi. Ce qui a fait place au manque-à-savoir. La foi en l’être a fini par devenir une foi en l’être-au-monde, en l’homme. Ce que Paul dit de vrai en fin de compte, c’est que les idées grâce auxquelles telle religion gère son rapport à l’origine ne sont ni vraies ni fausses ; ce sont des ripostes à tel danger ou telle détresse ; ce sont des réponses, des choix de telle approche du manque. L’idée de Paul ne fut pas que libératrice, elle a produit une drôle de culpabilité chez les Chrétiens : mes péchés et la souffrance du Christ  sont deux idées mentalement liées. Et la culpabilité est le moyen le plus courant de s’assurer que la loi existe ; mais si la loi existe assez, si la pensée qu’on en a est assez forte, inutile de se sentir toujours coupable. L’idée de Paul est un moment du rapport à la Loi, une possibilité psychique parmi d’autres, au-delà du vrai et du faux : une quête du vivable. 

Religion et point de vue de l’être. le paradoxe du Christianisme est qu’il a si bien réglé la question de l’Origine, accomplissant ce qui y manque, qu’il a comme comblé ses fidèles, les invitant sans le vouloir à passer à autre chose. Le miracle est que, malgré cette solution complète de la question de l’Origine, le Christianisme a hérité des vieilles questions indestructibles concernant la Loi symbolique, au niveau de sa transmission, entre Père et Fils. La double nature de Jésus est une façon de repenser la transmission d’être, notamment la transmission symbolique du Père au Fils, à travers l’événement Jésus. C’est ce point de vue de l’être, et de l’être-Un, qui permet de respecter et aussi de traverser les trois gestions religieuses, en pointant ce qui leur échappe et qu’elles ont tenté de maîtriser, chacune à sa façon. Certains vont avoir du mal à accepter qu’un jour l’être s’est un jour réduit à un corps, là pour le coup il faut y croire. Mais il n’est pas besoin de croire à l’être. Le tort de toute religion est de croire qu’elle tient seule le bon bout de la question. Quand on croit avoir raison, à coup sûr on est dans le faux. 

L’espérance partagée. Ainsi les trois vertus théologales revendiquées comme le propre de l’enseignement de Paul et donc comme l’apport original du Christianisme, se retrouvent en fait dégagées par les Hébreux. Il n’y a en rien ici le contenu d’une Révélation propre aux Chrétiens. À méditer.

Chapitre 9 : Occident chrétien, la répétition moderne

À partir d’ici le livre, va s’achever par un effort pour dégager en dehors des trois monothéismes, une quatrième voie. Mais d’abord il s’agit d’expliquer comment le Christianisme s’est sabordé tout seul. À partir d’ici le résumé se fait succinct car pour moi, l’essentiel a été dit. Le moteur du religieux réside au cœur de la question de l’Origine ; mais quand la solution finale à la question problématique est apportée, supprimant le manque, le vide, le trou nécessaire pour relancer le jeu, les vieilles questions spirituelles s’invitent comme pour relancer la possibilité de l’écart vital. Pas étonnant que nos régions aient vu ressurgir les manifestations d’angoisse les plus fortes.    

Récupérer l’humanisme. Le Christianisme, à partir du moment qu’on y croit, apporte la réponse à tout. L’Achèvement vient s’achever dans la foi qu’il inspire. Grâce au message paulinien, le Christianisme a contribué à créer un monde où le message chrétien s’étiole comme tel, relayé par l’exigence humaniste que tous revendiquent en principe. S’en suit une analyse éclairante de l’encyclique « Centesimus annus » du pape Jean Paul II en 1991. Il y a ici une posture de Vérité qui parle, où le discours risque de se diluer dans celui des autres religions ou des éthiques humanistes tolérantes. Aujourd’hui les hommes abhorrent plus que tout l’idée d’être coiffés à leur insu par une Vérité qu’ils n’ont pas vécue ni produite. 

Répétition de l’origine. L’humanisme (a-religieux) bute sur les limites d’un monde façonné par l’homme car pur produit de l’effort humain ; la Loi y est devenu un code de normes instituées et celles-ci font payer cher la protection qu’elles assurent ; peut-on communiquer avec des autres sinon dans les lieux communs culturels ? Le fantasme d’en finir avec la Loi et de ressaisir l’origine comporte malgré tout une ouverture : on se met à fonder, à refonder, pour constater après coup que ce n’est pas l’origine qu’on fonde mais un simple état du monde et des choses. Car le monde et l’histoire poursuivant leur cours, l’origine ressaisie s’éloigne et les problèmes qu’elle résolvait ressurgissent. Les racines préchrétiennes trouvent alors aujourd’hui une force renouvelée. Elles exigent de surmonter la haine de l’inaccompli et de l’origine marquée de manque ou partagée. La religion produit le renouveau d’une exigence spirituelle qui lui échappe. Le point de vue de l’être concerne l’être-au-monde, la transmission symbolique, l’approche du désir et de l’angoisse juste avant que la religion ne les prenne en charge. Ou juste après.

Une rivalité serrée. Pour se faire entendre l’Eglise devrait renoncer au messianisme puisque c’est par lui qu’elle s’incarne comme pouvoir salvateur. Il se peut même que revenir à l’Eglise authentiquement, c’est peut-être se donner les moyens d’en sortir. Ce n’est là qu’un effet de l’origine : incarner le message qui l’accomplit entrave l’accomplissement du dit message. L’Eglise est ramenée au paradoxe originaire qu’elle ne peut contribuer au renouveau spirituel qu’en acceptant qu’il lui échappe. Mais répondre au malaise moderne par de plus vastes appartenances ou de plus fortes inclusions, c’est ne pas voir que ce malaise tient à une maladie du lien. Sibony n’en est pas à son premier livre. Dans ceux qu’il a publié précédemment il y en a dont il ne cesse de reparler : perversions, entre deux, entre dire et faire. C’est là qu’il a précisé ce qu’il entend par maladie du lien. 

Retour au religieux ou autres pratiques du lien ? Le fait nouveau est que la technique redéploie les fantasmes que la religion gérait dans ses rituels. Mais la société moderne, animée du projet de faire et de trans-faire cherche à transférer l’origine et ses impasses vers la pratique de ce que l’on fait. De sorte qu’en se donnant le paraître comme idole précaire, l’Occident laisse deviner, à son insu, que c’est l’être qu’il tente de voiler comme pour s’en protéger. L’être est bien au rendez-vous où le semblant l’éclipse. Le Christianisme est relayé par autre chose. Il a produit un espace de la technologie et en son sein a sécrété l’idée d’une exigence éthique en même temps que le fantasme d’une réussite technique totale.

Chapitre 10 : Occident chrétien, le malaise actuel

Mémoires en détresse. Le malaise de l’Occident est du type narcissique avec des issues perverses. L’impuissance à trouver place est une impasse dans la mémoire, dans le rapport à l’origine ; c’est l’impuissance à y déplacer quelque chose, le vide. La mémoire est amputée de ce vide ; et à la place du rien, du manque, il y a plein de mémoires factices, simplistes qui rendent débiles et encore plus démunis. D’où le nihilisme. 

Allers-retours. Tout est calme, trop calme jusqu’à l’angoisse. Il y a un double mouvement : ceux qui ont connu la religion tentent de s’en libérer ; ceux qui n’ont pas connu la religion cherchent quand même à avoir leurs rites, capsules de transcendance. Ils se rapprochent d’une religion pure, sans Dieu. Comme ressort de ces va-et-vient, il y a le jeu de la génération. Et souvent le saut d’une génération. Cela s’observe quant la migration crée des phénomènes de rupture de la transmission des origines. Le mouvement du retour est inconsciemment un effort de retrouver la question de l’origine. Celle-ci dans son lien à la Loi conduit alors parfois à des tentations de s’enrôler dans des djihad comme affidés de la vraie foi. Car c’est le côté affectif qui est recherché. 

Racistes ou haineux de l’origine. En dessous de ces manifestations en recrudescence c’est de nouveau la même quête. Le difficile est de concevoir le partage de l’origine, l’épreuve de son manque interne. La pulsion identitaire est un double mouvement qui nous rapproche de l’origine et qui nous en éloigne. Pouvoir se rapprocher de l’origine, donc l’accepter, reste la condition pour pouvoir la quitter et y revenir, bref, jouir d’elle dans un mouvement de déplacements et de métaphores. L’origine de la haine c’est la haine de l’origine. Les haineux de l’origine, en butte au manque originel, se croient frustrés d’origine par l’autre alors qu’ils le sont par eux-mêmes ou pire : par l’origine. Ce qui ici est refusé dès le départ c’est de pardonner à l’origine son manque, son potentiel d’inaccompli. Or c’est justement ça, le pouvoir de se laisser altérer , dériver, avec l’idée qu’un port d’attache existe, même si ce n’est pas le refuge final. Ce rôle d’attache est celui de l’origine.Le Vol de l’être a-t-il lieu d’être ? Le défi serait de passer de la haine de soi à une sorte d’amour de l’être en tant que lieu où de l’amour passe entre soi et l’autre ; c’est le fil où passe l’amour dans les deux sens ; dans chacun il réveille son manque originel, mais il les relie.

Faute de conclure… une méditation sur les dix commandements

Je  laisse ici le résumé. Sibony y présente sa quatrième dimension. Au lecteur de découvrir.