Nous voilà renvoyé à notre statut d’interrogeant. La question sur le machiavélisme met sur la piste d’une certaine représentation de la politique. Avec elle s’annonce l’idée d’une perversion du rapport social ? Pour aller plus loin, il faut creuser le « Principe » et les « Discorsi » en partant de ce trouble qui nous parle et qui insiste dans l’énigme de l’oeuvre. Il y a tout un travail à faire sur soi. La littérature qui s’est accumulée en commentaire de l’oeuvre fait signe vers l’oeuvre comme vers son origine. L’oeuvre donne toujours plus à penser dans l’espace que lui ouvre la pensée des autres. De l’avènement du sens, un sujet se fait toujours le garant. Il importe seulement d’en suivre toutes les voies. Il est inconcevable que l’écrit soit sans identité. Il y a donc à en revenir au texte. Mais il ne faut pas en venir à penser que la trace d’une pensée serait pleinement elle-même à distance des pensées d’autrui. Et c’est dans une même expérience que se donne et l’oeuvre et le monde…mais dans une indétermination. Et dès lors, il n’y a plus qu’à interroger l’oeuvre pour interroger les choses mêmes, l’oeuvre étant entendue jusque dans sa postérité y compris.
Première partie : la question de l’oeuvre
Ce qu’il y a lieu de dégager c’est le savoir imaginaire toujours hors du champ de l’interprétation et qui permet au critique d’affirmer sa maîtrise sur l’oeuvre. Telle est la voie choisie car elle nous met dans l’obligation de lier la recherche du sens de l’oeuvre et la recherche de l’être de l’oeuvre. S’accroît d’autant l’énigme de notre condition d’interrogeant. Pourvu que l’interprète opère avec soin, son travail est promis à la cohérence et emporte la conviction. Se laisser prendre au jeu de l’interprétation, c’est réactiver la foi dans un sens inscrit dans l’oeuvre, la foi dans une réalité hors représentation, la foi en une vérité qui commande la connaissance ; c’est cette foi que l’interprète communique. Oui mais il n’y a pas eu qu’un interprète. Or une telle foi ne tolère pas la coexistence de plusieurs perspectives parce qu’elle ne tolère pas de réserve dans l’adhésion qu’elle exige. Comment échapper à l’emprise d’une interprétation ? Par un retour au texte.
Le dit de Machiavel dont le sens trouve sa garantie hors de lui-même, mais qui simultanément se porte garant du savoir de l’interprète, rien ne peut faire qu’il ne creuse dans l’espace d’interprétation un autre espace et n’y attire. L’oeuvre dénonce son interprétation dans un renversement des rôles. Jusqu’ici la question était : quelle est la réalité de l’oeuvre ? On en est venu à la question du désir de la détermination, désir qui est passion de l’objet (chaque interprète prétend le cerner en vérité). Mais maintenant la question passe d’une recherche du sens à une question sur l’être de l’oeuvre. Il n’y a pas à prendre l’objet comme objet de connaissance. On en vient à lire les interprétations comme manifestant une certaine absence, le contour d’un certain creux pour l’oeuvre. Le passage par les interprétations fait que nous sommes préparés à la tâche de lire l’oeuvre, par un dispositif de mise « en accueil ». L’énigme est que l’oeuvre se donne toute entière dans son texte et que pourtant elle n’est ce qu’elle est que par la relation qui s’établit entre le texte et ses lecteurs. Il y a un moment où toutes les questions que nous avons accumulées constituent un sol à notre marche et où il n’est plus d’autre guide à cette marche que la parole de Machiavel.
Qu’est ce que l’oeuvre, vu que toute oeuvre de pensée a la propriété de se dissimuler en tant qu’oeuvre. Machiavel reconnait-il au Temps la vertu de conserver ? Ou son essence est-elle le changement ? On est renvoyé à ce qui nous est donné, soit l’intelligibilité de ce Cinquecento (avec Louis XII, Borgia, Agathocles, les Romains de l’Antiquité, les florentins contemporains), c’est ce monde réfléchi se posant comme le vrai monde. Or ce qui est aussi donné ne l’est que par la vertu du don qui était à son origine. La pensée machiavélienne est cette instauration du monde et cette source de paroles qui assujettit à son oeuvre. Car l’indétermination où l’oeuvre nous jette ne peut être résolue par la détermination de l’objet réalité ou par la détermination de l’objet pensée : elle est le propre de l’oeuvre qui n’a pas de fondation en dehors d’elle-même.
L’oeuvre s’éprouve en sa présence dans l’indétermination, à affronter comme une épreuve par où passe la vérité « tenue au risque du passage ». Le lieu de la présence s’avère celui d’une constante différenciation. Un discours qui a de la tournure est mûr c’est à dire qu’il est moins assuré, moins libre, et donc il laisse percer la nécessité de son entreprise. Machiavel est mû par un désir que l’oeuvre a recueilli. L’ouvert de l’oeuvre s’adresse à « moi » : « je » ne peux penser ce que Machiavel a pensé que sous mon propre nom, mon nom propre. Il n’y a pas d’ouverture sans une réouverture de notre part. Ce qui parle dans l’oeuvre c’est un voisinage qui dans son temps l’avait pressé d’écrire et dans notre temps de le lire parce que les mêmes questions se relancent de lui à moi et que dans la recherche de réponses, son oeuvre est incontournable. Et nous voilà rendus à devoir préciser ce qu’on entend par « Temps ». Dès qu’elle existe l’oeuvre se conserve dans un temps qui la met en danger et la contraint à faire la démonstration continuée de son pouvoir.Il y a consubstantiel au temps qui passe un temps qui reste, une épreuve qui se refait à travers des termes toujours neufs, par exemple, de la division des classes, du Pouvoir et de la Loi, de l’Etat et de la société civile, du réel et de l’imaginaire. Il y a voisinage des phénomènes qui renvoient en son temps à ces mêmes généralités (essences), en voisinage avec des phénomènes qui renvoient en notre temps à ces mêmes généralités. Et ces phénomènes de voisinage s’ordonnent dans un champ symbolique, un lieu que l’oeuvre met en mesure de penser, soit un rapport singulier au savoir qui s’institue sous son autorité. Ce passage du temps menace l’oeuvre car entre Machiavel et nous, il y a passage de la Renaissance… (où l’humaniste est un homme total – car c’est la dernière fois qu’il peut embrasser tout ce qui se pense dans son temps tel Pic de la Mirandole – ) …à la modernité où l’homme est sujet de la science. Ceci a pour effet que parler d’oeuvre aujourd’hui c’est parler de littérature, de fiction, bref d’art. Or l’oeuvre de pensée n’est pas dans l’oeuvre d’art. L’oeuvre de Machiavel appelle son lecteur à l’interroger, à prendre la parole, à trouver dans son enceinte la voie d’un discours critique, à convoquer des lecteurs toujours nouveaux au débat dont elle s’est faite origine et enjeu.
Chapitre 2. Le champ de la littérature critique
L’intelligence de l’oeuvre parait commandée par une réflexion sur l’obscurité de sa représentation. Ainsi Curcio visant un objet. À la promesse de cette découverte se substitue le recensement fastidieux de thèses incomparables et la littérature critique éclate en une collections d’aberrations, matière offerte à la tératologie (science des monstres). Il est impossible de s’identifier au personnage historique de Machiavel ou de trouver dans son monde, un accès à un monde imaginaire…il devient personnage fabuleux. Mais ce que les critiques manifestent à leur insu, c’est le lien entre le problème de l’oeuvre et celui de la représentation. Il y a un trait à relever : pour Curcio l’oeuvre n’est à l’origine que de commentaires divers. Et les autres traits se lient au premier en tant que les représentations entretiennent un rapport dans la réalité : ce qui est visé c’est l’essence du politique.
À l’examen des conditions dans lesquelles s’est forgé le terme de machiavélisme, il y a tant l’acharnement des détracteurs que l’attrait qu’il exerce sur de nombreux lecteurs. Petit à petit se manifeste un apport de Machiavel à la réflexion de la puissance et de la causalité naturelle qui met en jeu une rupture avec les conceptions classiques et chrétiennes de l’Etat. Tout concourt à présenter Machiavel comme un républicain dont le mérite est d’avoir compris que les institutions de la libre Florence resteraient caduques tant que ne serait pas cherché une solution générale à la crise des Etats de la péninsule. Cela fera écho quand naitra en Europe du 19ème s. la question du nationalisme. La relation qu’entretient le discours sur Machiavel avec le discours sur la politique dans des conjonctures particulières implique un artifice, instituant l’écrivain en témoin du présent. Partout et de tout temps on l’interprète, on le fait parler. L’opinion populaire n’est pas la seule à être interpellée à porter son attention sur tel objectif à approuver, il y a aussi l’opinion scientifique. Toute cette littérature qui se sert de Machiavel en dessine à son insu certains traits arbitrairement retenus. Même si on fait retour à la lettre de l’oeuvre, on ne le lit pas. L’esprit de l’oeuvre suffit, c’est un auteur dont il suffit d’utiliser le NOM pour mobiliser les esprits. Le pamphlet, la fiction guignolesque, les écrits du philosophe, du moraliste, du théologien, de l’historien sont toutes des façons de le mettre au goût du jour. C’est surtout aux heures de crise qu’on l’appelle. Même l’intention d’objectivité s’accompagne de la conviction d’atteindre avec l’étude de Machiavel au fondement de la pensée politique moderne. Double conviction : celle d’une découverte qui a eu lieu et celle d’une redécouverte qui la remette sous les yeux du lecteur actuel.Toujours les mêmes lignes de clivage ressurgissent. Car une question mine la logique de la représentation, qui est de lier les représentations de Machiavel à des signes idéologiques mais en même temps de lier la représentation à un irréductible. La fin du chapitre utilise le travail de Georges Mounin pour faire un dernier développement sur l’idéologie. Cela dégage la question générale : d’où parlons-nous ? Occasion de définir l’imaginaire, définition qui doit beaucoup au travail de Cornelius Castoriadis. La toute dernière remarque ajoute que le champ de la représentation s’ordonne en fonction d’une dimension proprement historique ; on y repère les effets d’une productivité théorique et les traces d’une force d’engendrement de la pensée politique. D’où vient l’efficacité de ce discours interprétatif increvable à travers les temps ?
Deuxième partie : le nom et la représentation de Machiavel
Chapitre 1. Le concept de Machiavélisme
Tel que nous l’appréhendons, le machiavélisme est l’indice d’une représentation collective. Qu’est-ce donc que cette imago ? Pourquoi cette imago reste-t-elle stable à travers les siècles ? C’est que sa représentation s’alimente à un foyer qui en maintient et en renouvelle l’unité.
L’acceptation politique du terme s’impose avec une portée particulière, singulière de ce que cela renvoie moins à une personne qu’à un certain pouvoir caractérisé dans la domination de l’homme sur l’homme (cela tient à la fonction de gouverner). Ce concept nous confronte à une représentation différenciée qui fait partie de la mythologie intellectuelle de l’homme moderne. La pensée mythique maintient l’unité de la représentation : c’est dans la mesure où s’accroit son pouvoir d’expression que le symbole s’enracine dans sa fonction première. Le concept sort de la signification politique et gagne une dimension métaphysique renvoyant à l’être de l’homme.
Il vaut mieux se reporter aux temps anciens qui suivent la publication et la première diffusion de l’oeuvre. La doctrine de Machiavel y devient la cible des hommes d’Eglise, des humanistes. La cible rejaillit sur des ennemis bien concrets dans les rangs du pouvoir temporel. Mais la puissance établie retourne l’arme contre ses adversaires si bien que Machiavel est lui-même l’objet d’une haine universelle. Circulation. Le machiavélisme n’est pas seulement le produit de l’intolérance religieuse. Il parait aller de soi que le souverain délié de tout devoir envers Dieu ne connaitra plus de limites à l’exercice du pouvoir et en morale, il négligera la vertu. De manière générale le scandale se produit par l’intervention d’un public. L’opinion se voulait anti-capitaliste dans un contexte où domine la structure traditionnelle. Le théâtre élisabéthain met en scène cette période charnière. Ce théâtre s’en prend à la politique en tant que telle. Le mal moderne désagrège l’ordre ancien. Le mal devient l’oeuvre de l’homme, d’un homme nouveau. Dans le machiavélisme s’investissent à une époque les expressions concrètes et multiples de l’agression collective ; d’avoir choisi son bouc émissaire la représentation produit et masque le principe de la division. Il y a dissimulation parce que l’origine de la division est assignée à quelqu’un. Le mythe politique éclaire jusqu’a l’hypothèse du cogito cartésien, dans la figure du mauvais génie. Pouvoir et savoir s’accolent alors dans la lumière de la conscience en jetant dans l’ombre l’opération de cet effacement. Tel sera le prix du sujet de la science, de l’homme moderne.
Troisième partie : interprétations exemplaires
Chapitre 1 : la doctrine du machiavélisme (Jean-Félix Nourrisson)
Machiavel mérite d’être considéré comme le théoricien du machiavélisme. Pourtant Nourrisson voit dans Machiavel un penseur de génie. Il développe sa critique en 3 points.
Sa première réponse au service de sa clé d’interprétation manque la raison de la doctrine du machiavélisme. La seconde réponse est insatisfaisante car l’oeuvre élabore à un usage exclusivement personnel une théorie pour gagner la faveur du prince…mais là les Discorsi, qui argumentent en faveur de républiques régies par le peuple, deviennent inexplicables. La 3ème réponse veut convaincre que la connaissance (ou l’action) se dégrade quand elle rompt avec l’exigence de définir le bon régime et le bon gouvernement. Le problème c’est que ce critique situe ce savoir pour l’action au niveau le plus profond, celui d’une exigence éthique.Lefort pointe ici la faiblesse de cette critique de ce qu’il n’en passe pas par la lecture de l’oeuvre, laquelle l’aurait placé devant la question d’une oeuvre interpellant le Sujet face au discours de l’Autre, face au savoir de la politique.
Chapitre 2 : l’éthique de l’homme historique (F De Sanctis)
Cette critique prend en considération toute l’oeuvre de Machiavel. À une critique militante, il oppose une critique bienveillante. Le ressort de la critique nait de la conviction que l’homme et l’oeuvre se définissent dans des conditions historiques particulières. L’analyse de De Sanctis suggère que le lecteur devrait abolir la distance qui le sépare du passé pour faire coïncider son regard avec celui de Machiavel porté sur le monde du Cinquecento.
L’artifice ici met en route les signes opposés de la grandeur et de la décadence. Cette grille met en relation des signes sans apporter un principe d’organisation du champ socio-historique : la lecture apparait comme donnée dans les choses. Mais l’analyse néglige les faits économiques, la division et les conflits de classes. Il y a là une thèse du sens « en soi » de l’Histoire. L’efficacité de la 1ère opposition (grandeur/décadence) ne donne toute son efficacité que combinée avec l’opposition de l’ancien et du moderne. Elle vient soutenir la croyance en une histoire unique, pleinement visible « pour nous » du fait qu’elle est transparente « en soi ». En jouant des 2 oppositions, le critique gagne le pouvoir de fixer la position de l’écrivain grâce au croisement des 2 axes de la détermination. Tout se passe comme si il fallait composer une grille réelle à partir de la double opposition observée. Grâce à cette grille se dévoilerait le pur présent où il se tient et où nous pourrions nous tenir.
Mais paradoxalement ceci a pour effet d’installer Machiavel lui-même dans une position d’extériorité. L’indice de cette position de Machiavel en surplomb est lisible dans la métaphore médicale. Et voilà la clé de l’interprétation : Machiavel dénonce toutes les formes de l’imagination et met sous nos yeux le monde réel qui est le monde vrai (vérita effetuale). Voilà Machiavel placé en position de savoir absolu. De Sanctis se sert de la position qu’il attribue à Machiavel pour donner à son regard d’historien le pouvoir de lire le monde tel qu’il est. Le critique ne se contente pas d’affirmer que Machiavel avait l’idée d’une réforme, il trouve dans cette intention le signe d’un rapport neuf avec l’histoire, il convertit le théoricien en acteur. Or ce sens qui est dégagé par Machiavel est le sens même de l’Histoire que De Sanctis prend en charge à son tour comme théoricien-acteur. Le critique plaque la visée d’un Machiavel qui est la sienne : orientée par l’idée de patrie. Et là se voit la faille de l’interprétation dans une tentative d’engendrer l’éthique du patriote à partir de la critique réaliste des illusions du monde médiéval. L’interprétation se déchire à vouloir ériger comme foyer du discours machiavélien une idée qui lui donne d’emblée l’assurance de sa maîtrise, en posture de prophète. De Sanctis décrète que l’éthique de Machiavel s’articule sur la virtu, la gloire et le patriotisme. De Sanctis vient chercher les Discorsi pour infléchir l’argument lorsque le concept de virtu, pris dans son acception romaine, vient commander une philosophie de la créativité humaine dont les peuples seraient les agents. Une Histoire cumulative rend l’Esprit de la Nation dépositaire de l’Esprit Universel. Or alors De Sanctis ici est acculé à oser affirmer que Machiavel pense le devenir spirituel de l’humanité dans les horizons de son propre temps et nous en livre le sens. Quand le raisonnement croise Borgia, individu qui est de surcroît un grand politique, De Sanctis identifie Machiavel à Borgia. Mais cette identification est en conflit avec la précédente. Pour surmonter ce conflit il faudrait supposer que Machiavel sait ce qu’ignore le prince : le travail de l’instauration de la patrie italienne. Mais ce conflit n’est que le signe de la contradiction de cette critique : il n’est pas possible de tenir ensemble l’idée de patrie et de démocratie ; logique dans le Prince mais morale soucieuse du bien commun dans les Discorsi.
Chapitre 3 : La science positive et la chimère du prince (A Renaudet)
Tout se passe comme si l’historien se bornait à recenser des faits et des idées dans la certitude qu’ils parlent d’eux-mêmes. Les événements rapportés sont supposés engendrer leur représentation dans l’esprit de Machiavel, le cours de ces événements révèle ainsi la genèse de sa pensée, et celle-ci elle-même devient à nos yeux l’événement : elle se désarticule en moments, la connaissance de l’oeuvre se donnant dans le juste repérage de ces moments qui induisent une interprétation moralisatrice. La retraite de San Casciano acquiert dans l’interprétation une double fonction : elle invite à la méditation et elle frappe de vanité le désir de fixer les normes de l’action politique alors que l’auteur est hors-jeu des affaires de son époque. Le clivage dans la pensée de Machiavel est argumentée à partir de données psychologiques.
Renaudet suggère que Machiavel est un illuminé, un mauvais historien ; Renaudet parle de chimères comme s’il détenait le savoir sur la réalité. Le texte du discours n’est pas pris pour ce qu’il est, il est instrumentalisé au service d’une visée qui lui est étrangère. La ruse donne à l’historien une maîtrise du discours de l’Autre qu’il serait embarrassé de justifier si on lui demandait de rendre raison des jugements qu’il porte « ici et maintenant » sur la politique …exposé qu’il est lui-même à des événements dont il ignore l’issue. La connaissance du réel lui est dérobée et c’est au coeur de l’indétermination qu’il « pense » sur le pouvoir, sur l’autorité, sur la différence des régimes, sur le conflit de classes, sur les termes de l’action politique. Pourtant c’est bien effacer cette indétermination qu’il fait dans le passé quand il mesure la pensée politique de Machiavel au critère de son adéquation à la réalité empirique.L’argument renforce sa faiblesse car à dire que Machiavel a écrit le Principe en exil du pouvoir pour sublimer sa situation insupportable, à dire que Machiavel met en représentation un prince tout-puissant qui résout le problème insoluble de la politique italienne, Renaudet n’avance aucune preuve à ses affirmations ni sur le portrait psy (dont on a très peu d’indications dans les sources historiques) ni sur l’interrogation du texte dont les différences internes sont négligées. Dès lors que la distinction du réel et de l’imaginaire est posée comme celle d’une situation de fait, connue par l’historien, et d’une représentation qui en serait l’effet, le pouvoir est perdu de viser le sens intrinsèque du discours. La conséquence de cette faiblesse c’est d’estomper la distinction d’un réel en dehors du discours et d’un imaginaire en lui.
ChapItre 4 : le rationnel et le réel en politique ou le mythe de l’Etat (E Cassirer)
Si l’on devait s’en tenir à une interprétation historiciste, nous ne pourrions voir en Machiavel le fondateur d’une nouvelle science politique, celle d’un grand penseur constructif dont la conception et les théories révolutionnèrent le monde moderne et bouleversèrent l’ordre social jusque dans ses fondements. Ces remarques n’impliquent pas qu’on doive se priver de replacer la pensée machiavélienne dans le temps car on y gagnera le pouvoir de mesurer justement la révolution qu’elle apporte dans le monde de la culture en observant la parenté qu’elle entretient avec la pensée scientifique qui par plusieurs voies à la fois est venue détruire la représentation médiévale du monde. On rapproche Machiavel de Galilée.
On ne peut donc séparer l’aspect politique et l’aspect philosophique de son entreprise. Il fut le premier à rompre avec la tradition scolastique, arrimée au système hiérarchique. L’intention scientifique suppose une représentation entièrement nouvelle des rapports sociaux. Machiavel fut peut-être un grand patriote mais ses convictions ne pouvaient prendre le pas sur ses idées. On doit se garder de confondre l’homme et le penseur. Le « Principe » est l’oeuvre d’un penseur politique et d’un penseur radical. Il est interdit d’affirmer qu’il voulait le bien ou qu’il voulait le mal, ce qu’il a pour objectif c’est de connaitre ce qui est. Avant lui personne ne s’était proposé de faire du crime une matière d’enseignement ; il suggère un usage méthodique et économique de la violence. Son travail est centré sur l’objet Pouvoir et comment on s’en empare et comment on le conserve. La technique machiavélienne ignore la distinction du légitime et de l’illégitime.
Pour construire son oeuvre de philosophe, Cassirer bannit ce qu’il nomme les propos « académiques » de Machiavel (alors qu’ils font partie de la principale matière de son discours ; Léo Strauss le fera) et s’empare d’un fragment du Principe, choisi en raison de sa portée pratique ( « l’Etat demeure dans un espace vide » ), et loge en lui le noyau de la théorie. On est amené à la nécessité de définir en quoi consiste l’opération de science en politique. Galilée construit un système de termes et de relations qui rendent lisible un objet. Mais que construit Machiavel ? Le fait de la « méchanceté humaine », or ce fait ne peut être mis à égalité du fait de la « chute des corps ». Cassirer accrédite la thèse que la politique se circonscrit comme le champ d’une science en vertu de l’objectivation qui libère le sujet de la connaissance et de l’action de toute référence aux valeurs de l’existence humaine. Cassirer, pour argumenter que Machiavel va fonder son approche scientifique à partir d’une position de philosophe, produit un référent qui est hors du champ de la politique et du discours : celui de la Kultur-geschichte. Et ça c’est l’a-priori au sens kantien. Pour Lefort Cassirer n’échappe pas à la contradiction, il lit l’oeuvre à la manière d’un universitaire moderne. (Et là il vire à l’objectivisme). (Je mets des parenthèses parce que Blandine Barrett-Kriegel place l’interprétation de Cassirer comme jalon essentiel par où Lefort dégage sa propre pensée ; ainsi qu’avec Léo Strauss à voir plus loin)Si l’Etat est seul dans un espace vide c’est parce qu’il campe aux frontières de la science et du mythe. Et comment circonscrit-on le mythe ? par l’événement qui porte la trace de l’action humaine. L’effacement des traces du sujet tant dans la science que dans la pratique de la politique, est de caractère mythique (le mythe de l’Etat). Ainsi le mythe de la Fortune est secondaire , engendré par le mythe de l’Etat coupé de la totalité organique de l’existence humaine. La connaissance et la technique politique sont prises dans l’illusion que l’Etat est une réalité « en soi » et que sa conquête, son gouvernement suivent des lois qui impliquent la réduction des hommes au statut de choses. Mais cette conclusion, Cassirer ne peut pas l’écrire… même si c’est bien ce qu’il pense.
Chapitre 5 : L’irrationnel et le réel en politique ou la démonie de la puissance (G Ritter)
Ritter survole l’histoire des idées pour y faire paraître une grande alternative qui en commanderait les péripéties : vérité de la puissance ou vérité de l’utopie, entre Machiavel et Thomas More. L’homme moderne est fasciné par l’image de créations de la force et de la guerre et par la fiction de la société rationnelle. Une première difficulté est de fixer le début de cette alternative ; pour Ritter c’est à la Renaissance quand le discours fait saisir la totalité de la pensée, l’humaniste étant encore à même de connaitre tout ce qui est pensé en son temps.
Machiavel face à Thucydide, élabore une théorie de la politique fondée sur l’idée de perversité, dans une recherche des conditions de possibilité d’un Etat stable et ordonné. Avec le pouvoir se dévoile au mieux l’emportement du sujet dans l’affirmation de sa puissance propre , mais ce dans l’excès et la démesure (contrairement à la pensée antique du juste milieu). Le sujet en politique ne reconnait en autrui qu’un adversaire à abattre. Si le prince ne recule pas devant l’excès c’est que le désir le hante de défier le destin et de s’approprier une maîtrise de l’action. La virtu ne s’analyse pas dans une psychologie mais une philosophie. Dans cette philosophie l’homme est étranger à lui-même dans la passion et cette passion puise aux sources irrationnelles de l’instinct. La société politique embrassée dans sa totalité est rapportée à la condition de son inauguration, comme à une condition qui est en dehors d’elle-même, imagée par le démon.
La maîtrise que l’interprète se donne de la pensée machiavélienne et de l’essence de la politique repose sur une seule opération qui l’installe en dehors du champ qu’il feint de découvrir. En vertu de cette opération s’engendre celle des rapports que nouent entre eux des acteurs dont les mobiles et la fin sont identiques ; vu la place d’autrui en adversaire, il n’y a plus qu’à étudier les moyens les plus efficaces dans la fondation et la conservation du pouvoir. Les conditions de cette conservation sont simultanément celles de la coexistence des hommes dans la sécurité, ce qui requiert des institutions qui assurent un bénéfice aux dominés. Ainsi sur la thèse de l’irrationalité se greffe une recherche rationnelle, une théorie de l’ordre où sont articulés la force avec la loi, l’autorité avec le consensus. Il y a à revenir sur les artifices.
Assuré de dominer le champ en vertu d’un savoir sur l’essence de l’homme, Ritter prétend y lire l’opération d’une science. S’il ne peut s’en passer de la science c’est parce que la fonction du savoir coÏncide avec celle du pouvoir. La société n’est l’objet d’un penser que parce que la position excentrique du sujet de connaissance est établie grâce à la référence à la perversité. Cette société est par lui supposée se circonscrire et s’unifier en raison de la position excentrique du prince en tant qu’instance de contrainte. Le pouvoir inscrit dans l’exercice effectif de la domination donne au prince le savoir de la domination. Ce n’est qu’en apparence que la théorie met au seul fondement de la politique la perversité ; son élaboration serait impossible si elle n’exploitait l’idée qu’il y a une coexistence des hommes assurée par la représentation communautaire de la nécessité de ce pouvoir princier. Ritter sait le pouvoir non pas comme un fait brut mais comme l’universel.Toutefois la construction requiert l’apparence du seul fondement de la perversité car c’est grâce à elle que pour Ritter s’acquiert la possibilité de détenir le savoir de la totalité et du pouvoir lui-même à un plan moral ( on ne cesse de faire état d’une référence kantienne, celle propre à la critique de la raison pratique, seule à permettre d’articuler science et liberté d’action). Suivant ce schéma nous ne rencontrons jamais que les effets du heurt des agents emportés par le désir de puissance. À supposer que ces effets déterminent des équilibres instables, on n’extraira jamais de leur chaîne un effet de savoir. Il ne suffit pas de découvrir la contradiction dans la critique de Ritter, quand il en viendra à faire la critique de Machiavel, il se met en mesure d’apprécier les dernières conséquences de sa position. Machiavel a la faiblesse de n’avoir fait qu’entrevoir le conflit qui déchire le prince entre passion et raison. Il digresse sur la virtu, la religion, le prince et le régime mais s’arrête dans son analyse que Ritter se doit d’achever. Ritter reproche à Machiavel de ne pas avoir de vision morale de l’Etat faute de ne pas avoir fait sien l’enseignement des philosophies antiques (Cicéron). Machiavel n’a pas dégagé la création de valeurs élevant les hommes au dessus de leur condition et la communauté au dessus de l’institution politique.
Chapitre 6 : la vision du monde et l’idée de la nécessité (L von Muralt)
Ce critique annonce la démonstration d’une thèse : l’enseignement de Machiavel est au service d’une intention morale. Cette certitude lui enjoint de recomposer un ordre de pensée par delà les apparences du discours. Cependant il ne dit ni pourquoi l’ordre des pensées est différent de celui du discours ni pourquoi le sens vrai de l’énoncé est différent du sens apparent ni pourquoi la bonne lecture est différente de la mauvaise. Comment pourrait-il ? Il n’y a pas à se demander c’est parce que ce serait interroger le vacillement du sens qui se fait dans l’écart de la pensée avec elle-même et avec la pensée autre. Ce serait renoncer à l’illusion de l’ordre des pensées.
Le miracle d’une bonne lecture repose sur la foi dans une pensée pure détachée de l’Histoire, détachée des lieux. Mise en ordre qui n’est rien moins qu’innocente où se manifeste une violence extrême. La citation joue en premier lieu la fonction d’indice, son arbitraire saute aux yeux. À nous en apercevoir nous gagnons la possibilité de scruter le montage de la construction. La démonstration de l’interprète est celle de la non-contradiction. Or la construction requiert une division entre 2 niveaux de l’expérience politique : le niveau de la nécessité et le niveau de l’éthique. Pour en apprécier il convient de considérer successivement les 2 termes. À en croire von Muralt, l’objectif de Machiavel est en premier lieu de circonscrire et de faire connaitre un ordre d’action régi par la nécessité. On ne saurait se soustraire à l’usage de certains moyens à l’exclusion de tout autre, démarche qui est celle des sciences de la nature, qu’à suivre Kant. Les citations de Machiavel sont utilisées comme des preuves. Mais la distinction entre le domaine de la nécessité et de la morale est si net qu’on ne comprend pas pourquoi Machiavel ne l’énonce pas comme tel. Les citations montrent pourtant que Machiavel ne renonce pas à recourir aux notions morales mais qu’il en rend l’usage déconcertant.
Le discours de von Muralt est une traduction-trahison du discours de Machiavel. Le discours de von Muralt repose sur une double illusion : qu’il y a une objectivation des faits politiques et que cette objectivation implique la connaissance des conditions de la liberté humaine. Or le concept de déterminisme n’a pas de sens si les termes de la détermination ne sont pas fixés suivant une procédure qui assure le sujet de leur identité et de la reproductibilité de ses opérations. Dans la traduction de von Muralt on est loin du compte. Plus grave il dénature l’argument kantien : on ne saurait tirer de la science l’idée que le prince doit observer les règles de l’enchainement des opérations politiques pour s’acquitter de sa tâche morale. (Les règles d’enchaînement ne sont pas des lois au sens moral). von Muralt échoue sur ce point mais échoue aussi quand il établit la légitimité de l’intention entre lui-même et Machiavel ainsi qu’entre le théoricien et le politique ; cette relation d’entre-deux implique un effacement de la question de l’être et un effacement de la question de l’avènement à soi de la société politique et de l’oeuvre de pensée. Cet effacement est la condition d’une objectivation qui dissimule le rapport qu’entretient l’interprète-théoricien avec celui dont il parle. Et l’opération réclame un double assemblage de citations et de situations destiné à produire un ordre de pensées et un ordre des choses. Et dans les 2 cas cet ordre est censé soutenir l’énoncé de la thèse fondamentale : il y a une hiérarchie des significations sous l’instance de l’Idée dans l’oeuvre et sous l’instance de l’Etat de droit dans la société.Pour mieux apprécier l’enjeu de l’entreprise il nous faut prendre en considération le second chaînon de l’interprétation de von Muralt où nous est livrée la conception morale de la politique. Et ici les citations utilisées sont de nouveau arbitraires. Il y a une distance qu’aucune citation n’autorise à franchir : on ne peut passer de l’affirmation que l’hypothèse de la perversité est au service d’une théorie de la loi, …à celle que le mal peut être déraciné et que le bon régime assure une métamorphose de l’homme. Comment ne pas voir qu’avec l’introduction d’une nouvelle division dans la pensée politique les termes de la première se trouvent déplacés. Tant qu’il parlait de la nécessité von Muralt se situait du point de vue du sujet de l’action (la définition d’hypothèses était subordonnée à des opérations de conquête et conservation du pouvoir). Mais dans le nouveau champ, se rétablit l’ordre des choses, d’une nécessité qui ne se voit plus suspendue à la construction d’hypothèses. L’affirmation que l’Etat est en tant que tel « valeur » fait éclater la distinction de la nécessité et de la moralité, par le double effet qu’elle a de subvertir le sens des 2 termes. On ne peut faire coïncider la figure de l’Etat avec celle du prince. Or cette coïncidence est nécessaire à von Muralt. La dénégation de la contradiction est soutenue par l’idée que le « rechte Staat » existe. Le même rapport s’établit entre l’interprète et l’oeuvre ainsi qu’entre la théorie et la politique. Le sens vrai et le « rechte Staat » obligent l’interprète à des concessions le contraignant à l’élaboration d’un discours du droit. Entre monarchie et république passe l’opposition entre autorité légitime et illégitime. von Muralt est en difficulté (comme quand à propos du « Principe » il affirme que Machiavel s’est laissé fasciner par l’entreprise de Borgia), cela pourrait avoir comme conséquence que le raisonnement de l’interprète ne tient pas la route, il ne veut rien en savoir. La fiction du régime sans contradictions accompagne celle d’une pensée sans contradictions.
Chapitre 7 : la première figure de la philosophie de la praxis (A Gramsci)
Gramsci est un penseur marxiste. Ceci dit, l’assurance où nous sommes de connaitre le lieu où se tient l’interprète n’est-elle pas illusoire si ce lieu demande à être questionné ? L’oeuvre de Machiavel est l’oeuvre d’un bourgeois qui aspire à s’affranchir du cadre de la féodalité et a besoin de forger un pouvoir susceptible de faire droit à ses intérêts. Il est aussi organe de production de l’enjeu de l’Histoire, et cet enjeu renvoie à notre temps. Comme on est sûr de l’intention réaliste du discours de Machiavel, la question du statut et du sens de ce discours se trouve réglée dès lors qu’on lie celle de son objet et de son destinataire…le tyran. Gramscimontre que la postérité est impuissante à définir la position du destinataire dans la définition de l’objet car entre les deux doit être dégagée la place de l’Autre, constitutif de la réalité ; ainsi est-ce tellement établi que les politiques au service de la classe dominante ont tiré parti de l’enseignement du Principe » ? Gramsci fait remarquer qu’à notre époque les bourgeois ont su tirer profit de la lecture de Marx. Ainsi pour savoir quel est l’acteur politique destinataire, il faut aller chercher sur la scène sociale celui qui est en posture de rapporter son action et sa pensée aux principes du réalisme.
Le tyran doit donner les raisons de son action. Du coup le discours de Machiavel ne peut circuler que dans la clandestinité, parmi des initiés. On en vient à dire que Machiavel occupe une « autre place » car il n’a cure des intérêts des dominants, il s’adresse à ceux que le pouvoir aveugle, il s’adresse aux masses de son temps. Le « Principe » a une fonction révolutionnaire et là Machiavel manifeste son attente d’un prince nouveau auquel il importe de donner la conviction que le peuple est à ses côtés. Machiavel accède au sentiment d’une tâche historique annonçant une nouvelle relation de l’homme à la société. Un réalisme populaire pousse la masse à accepter la médiation du prince pour accéder à sa propre unité. Et aujourd’hui le Parti est un équivalent du prince. Machiavel et Marx ont amené à l’expression la philosophie de la praxis. La réalité est la politique. La philosophie de la praxis veut faire entièrement droit aux exigences du réalisme. La politique réaliste doit constamment confirmer dans son sentiment le réalisme populaire. La pensée réaliste apparait comme le moment nécessaire à l’avènement de la réalité.
À reconsidérer la place de Gramsci comme interprète, il faut d’abord convenir de la cohérence de son propos. Il comprend Machiavel parce qu’il a fait sien la cause du réalisme et celle de la classe révolutionnaire de 1949. Machiavel lui parait dans une position telle que son objet n’est pas détaché de lui, qu’il n’en a connaissance que parce qu’il est capable de partager l’exigence de savoir et d’agir de la bourgeoisie. À ceci près qu’il y a un pas d’écart de Machiavel car la bourgeoisie n’a pas comme lui la connaissance de sa position. De même Marx a la connaissance d’un écart du fait de partager l’exigence de savoir et d’agir propre au prolétariat. La nécessité de faire jouer cet écart dans la distinction trop claire entre sujet et objet offre à Gramsci une garantie d’être dans le bon. Avec ce garant (l’écart) se découvre une forme originaire, une praxis sociale délimitée à laquelle sont rapportés tous les phénomènes que la convention dissocie comme économique/politique/théorique. La distinction théorie-pratique se désigne dans l’appel à la représentation des conditions, des moyens et des fins de l’action révolutionnaire.
Le « Principe » est une oeuvre d’un genre très particulier de ce qu’il donne à la praxis de pouvoir aménager un écart par rapport à elle-même, nécessaire à sa conversion en praxis historique. La représentation de l’Histoire bute toutefois sur le fait que la bourgeoisie du temps de Machiavel est inscrite dans le capitalisme et que le prolétariat du temps de Marx n’est révolutionnaire que dans l’horizon de l’abolition de la division des classes. Gramsci s’attaque ici à l’opposition entre identité et différence des temps. Mais ce qui sort c’est le travail de Gramsci comme une manoeuvre pour établir l’identité de Machiavel et de Marx dans leur différence. Ce reste a un statut particulier , il n’est pas en la possession de Gramsci, ce reste est Gramsci lui-même apparaissant à son lecteur sous les traits du médiateur. Il y a ici une double illusion : celle que Gramsci a la libre disposition de son interprétation alors qu’il l’est ; celle que le discours de Marx et le discours de Machiavel sont l’un par rapport à l’autre comme ils le seraient par rapport à l’instance politique et à la classe révolutionnaire alors qu’ils se retrouvent à la même place, la place indéterminée du discours, vide, non occupable. Et voilà Gramsci mis en danger. Par un travail de négation de la contradiction, son effort est destiné à conjurer le doute qu’il puisse y avoir une fracture entre savoir et être. Et cela a des effets sur la lecture de l’oeuvre de Machiavel. Le discours de l’Autre qui soutient la parole de l’écrivain y est effacé.
Chapitre 8 : La restauration et la perversion de l’enseignement classique ou la naissance de la pensée politique moderne (L Strauss)
Voilà une interprétation qui lie la question du sens du discours de Machiavel à celle de sa lecture. Difficulté : sa critique trouve la garantie de la vérité de son discours en un lieu qui est étranger à la pensée de Machiavel : le lieu de la philosophie classique. L’introduction livre le jugement de l’interprète sur Machiavel : celui qui enseigne le Mal. Plus important cependant : l’attention que Léo Strauss porte aux mots qu’utilise Machiavel attire la nôtre sur la distinction entre l’homme et le philosophe car le philosophe ne peut être mauvais. Et si Machiavel est philosophe alors il y a à être prudent devant toute assertion car c’est dans toute l’oeuvre qu’il faut lire les occurrences de tel signifiant en fonction de son contexte et cela révèle des conclusions qui peuvent se contredire. L’idée de Strauss c’est que la moitié du chemin vers l’assertion vraie est faite par l’écrivain et l’autre moitié par l’interprète.
Machiavel proclame ouvertement une doctrine corrompue que des écrivains de l’Antiquité ont enseigné mais dans la répugnance. Par la relation qu’il a avec les classiques, Strauss sait ce que sait Machiavel et la lacune de son savoir. La seconde moitié du chemin vers la vérité reconduira de ces principes tels que présentés par Thucydide à ceux de la philosophie éternelle : on ne perçoit le changement qu’en découvrant la permanence des problèmes que la pensée affronte. Nos contemporains ont cessé de croire qu’il y a des problèmes qui sont permanents et donc des oppositions fondamentales dans la pensée. Léo Strauss pointe que les contradictions d’un grand écrivain sont comme ses erreurs, délibérées et qu’il vaut mieux les examiner à 2 x. Léo Strauss enseigne que Machiavel est et n’est pas classique, que sa pensée est neuve et pas neuve, que les problèmes sont permanents mais sous des traits changeants.
Pour Léo Strauss, le rapport de l’homme à Dieu est aboli au profit du rapport de l’homme à la bête. Le passage vers la modernité institue l’ère de l’occultation de la vérité. La dénaturation de la philosophie antique par le christianisme est à l’origine de l’entreprise de Machiavel. (Machiavel est admirable comme César pour son audace et s’il donne son nom aux principes de la politique corrompue, il ne fait que tirer les conséquences de la dégradation de la philosophie). L’entreprise de César comme celle de Machiavel nous font saisir le nouveau mais elles sont incapables de porter atteinte à la vérité des principes qui gouvernaient la république et la philosophie. On ne peut vraiment lire Machiavel qu’à condition de le traiter comme un classique. C’est pourtant alors que Machiavel nous dit comment il lit Tite-Live dont on sait la place capitale qu’il tient pour l’auteur et on devine là que Machiavel invite à ce qu’on le lise lui avec le même respect. Qu’est-ce à dire ? Dans les lectures du « Principe » et des « Discorsi » il y a lieu de déceler ce qui est omis par l’un et repris par l’autre mais aussi ce qui est omis par les 2. Pour Léo Strauss le projet est la destruction de la tradition judéo-chrétienne. Et la découverte du non-sensible (de l’intelligible) réservée au sage.
L’écrivain communique sa pensée à travers des artifices. Le point de vue philosophique s’assujettit à des impératifs politiques. Il y a suggestion que du temps de Machiavel la religion dominante menaçait la philosophie. Du temps de Machiavel on luttait contre l’obscurantisme. Il faut apprendre à lire les signes cheminant vers le non-dit. Ces signes sont les bévues, les contradictions manifestes, les écarts, les répétitions ; l’art d’écrire est une stratégie et elle use d’un code. Ceci est pourtant un peu court car l’écriture est de l’ordre des moyens par rapport à un but qui est d’enseigner. Le « Principe » s’adresse moins à un prince actuel qu’à des princes potentiels. Au fond Machiavel pense que l’Etat du pape doit être sécularisé, les libertés détruites, les dynasties anéanties pour que l’Italie émerge unie dans cette situation ; ce qui n’est pas pour tout de suite. Et quand on en vient aux institutions à produire pour arriver à cette fin, Machiavel au fond pense qu’il n’y a pas de différence entre le héros vertueux et le criminel bien doué en regard des impératifs du pouvoir. Et les « Discorsi » apportent juste une différence de perspective. La recherche du bien commun n’importe pas au législateur. Toujours en usant de ruse et d’artifices ( par quoi les principes pris individuellement sont respectables mais contradictoires pris ensemble ), ce qui ressort au fond ce sont les énormes défauts de la république et du peuple. De nouveau les institutions nécessaires à rencontrer leur fin sont encore imparfaites actuellement et encore pour longtemps. Mais ceci dit on n’est pas encore au fond du fond car ce qui est à saper c’est l’autorité de la Bible qui empêche de faire science. Et de saper l’autorité de Tite-Live pour finalement ne plus croire en rien. Récuser un principe transcendant, substituer à la religion les vérités de la raison portent une attaque à l’idéal classique de la vertu et de la justice et donc à la nature de la philosophie. Machiavel ne suit pas Strauss dans sa critique. Strauss a beaucoup de difficulté de sauver la pensée classique dans les propos apparents de Machiavel ; dire qu’il s’agit encore une fois d’une ruse car il n’est jamais de bien sans mal.. cela commence à sembler forcé. Mais en fin de compte Machiavel reste-t-il maître du jeu ?
La philosophie parle à travers le philosophe pour un lecteur sage (comme dans le mythe de la caverne). Strauss veut absolument que Machiavel reste maître de son travail parce qu’ainsi il peut mettre en avant la fausseté de son enseignement. Strauss est incapable de rendre clairement compte de ce qu’il fait. Il raisonne bien dans la logique du savoir mais pas dans la logique de la vérité. Cette dernière renvoie à Socrate qui ne peut faire la différence entre l’objet et l’épreuve de la découverte de l’objet. Il n’y a pas d’autre garantie au parler vrai que dans le discours même. Strauss est incapable de voir que Machiavel ne maîtrise pas son rapport à l’Autre. Strauss loupe l’enseignement de Machiavel parce qu’il ne le lit pas, obnubilé qu’il est par la question de l’enseignement de la philosophie classique. La fixation que Strauss prête à Machiavel quant à un combat contre l’obscurantisme, la fixation de Strauss in fine le dispense de se laisser questionner par le scandale des analyses de Machiavel sur la politique. Toute l’argumentation de Strauss suggère que la question de la politique est dérivée d’une question première qui est pensable à distance de l’expérience politique, une question de philosophie : celle de l’essence de l’homme. Pourtant Callicles, Thrasimaque, ni l’un ni l’autre ne s’interrogent sur la relation qu’entretiennent la loi et la liberté avec le désir de la classe dominée et celui de la classe dominante. Comment Straussrendrait-il raison d’une série d’assertions qui ont une portée révolutionnaire dans les 8 premiers chapitres des « Discorsi » mais ne font pas allusion à la Bible? Ces chapitres minent la référence que Strauss fait à la philosophie classique (sauf à dire qu’elle tiendrait des propos bibliques) dont il a besoin pour lier le bien commun avec l’objectif de justice (contre la corruption). L’absence de différence que Machiavel met entre le juste et l’injuste l’exaspère car elle s’accompagne de la division originaire du discours entre le parler et l’entendre via l’instance de l’Autre qui affecte l’auteur ( mais aussi l’interprète…qui ne veut pas le savoir.
Chapitre 9 : interprétation et politique (Claude Lefort)
Le discours de Machiavel porte sur la politique de même que celui de son interprète. Comment ne serait-il pas induit à faire de son objet celui du discours dont il a fait son objet ? Pourtant on laisserait échapper le plus important : la position qu’occupe l’interprète ne saurait se laisser dissocier de celle qu’il occupe en regard du champ objectif de pensées assigné à l’oeuvre. Le plus important est que la position occupée par l’interprète en regard de l’oeuvre met déjà en jeu une expérience politique.
La tâche est bien d’explorer les liens qui se tissent entre la pensée de l’oeuvre et la pensée de la politique. Mais cette tâche, nous n’en prenons la mesure qu’à découvrir que l’interprétation comme telle s’organise suivant des principes que nous pouvons d’autre part identifier dans la constitution de la société politique. Ces principes ne sont pas connus de l’interprète ; ils régissent à son insu sa pratique et ne se révèlent qu’à l’examen de cette pratique.
L’interprète s’emploie à circonscrire le discours de l’oeuvre. Cette opération a pour but de rapporter le discours à un centre supposé. Se signale ainsi une décision au service d’un projet de maîtrise. L’ordre des pensées vient fonder la position de celui qui l’établit en extériorité par rapport au discours. La décision qui inaugure l’interprétation suppose que l’extériorité soit garantie par un référent. Avec lui la possibilité est offerte de se tenir à l’abri des effets imprévisibles de la lecture.
La position indéterminée de lecteur se voit convertie en une position déterminée par son installation en un lieu d’où il imagine surplomber la division de l’intérieur et de l’extérieur du discours. S’il faut désigner cette position comme politique, le référent nous renvoie à 2 registres nécessairement conjoints, comme on l’a observé à propos de Renaudet (l’histoire empirique permet de conquérir la distance qui garantit la position d’extériorité du lecteur mais… attention au symbolique) et celle de Strauss (idem avec la science des essences mais…attention à l’écart entre essence et existence, bref au réel).
Il ne suffit pas d’observer que l’interprète exerce une puissance du fait qu’il s’arroge un certain savoir. L’essentiel est qu’il aménage un champ de discours où les opérations apparaissent comme réglées en vertu de leur efficacité en regard d’un but de connaissance et en vertu de leur légitimité, dans la mesure où elles semblent de nature à y attirer un lecteur au consentement. Au nom des principes qui commandent la lisibilité du texte dans le réel. Mais non moins remarquable est l’impossibilité où se trouve l’interprète d’occuper pleinement cette position : cette distance impensée revient sous le regard du lecteur pour qui le discours de l’interprète n’est comme celui de l’oeuvre interprétée, rien d’autre qu’un discours.
La plus grande tentation et illusion de l’interprète est d’occuper la position du pouvoir absolu cherchant à abolir la division des temps et celle du discours et du réel.
À partir de maintenant on entre dans le vif du sujet. On est à la moitié du livre de Lefort. Il pourrait être reposant de lire en introduction de ce qui va suivre le propos de Blandine Barrret-Kriegel, paru dans Persée : Barret-Kriegel Blandine. Claude LEFORT, Le travail de l’œuvre de Machiavel. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations.
http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1975_num_30_5_293667_t1_1135_0000_003
L’oeuvre de Machiavel fait scandale pour autant qu’elle pratique une transgression à l’égard de la loi morganatique du mal et de la politique. Mais la violation de ce tabou entraîne une modification du statut de la politique en rupture avec les conceptions classiques. Ce nouveau statut de la politique implique une nouvelle situation du sujet dans ses rapports au temps, au désir et à la loi. C’est dans l’espace de la société politique qu’il convient d’interroger l’origine de la loi et tout à la fois les conditions dans lesquelles elle se fait et se défait.
La stabilité doit être pensée en fonction d’une instabilité et violence première. L’Etat qui accepte en son sein un désordre constitutif et lui amène des institutions où les humeurs peuvent se faire entendre et être canalisées, établit en même temps la liberté et la capacité de résister à l’oppression étrangère. L’usurpateur et le conspirateur sont toujours ceux auxquels il est dévolu de déposer un simple savoir des signes et des apparences pour développer un calcul où du conspirateur émergera le Sujet politique hors la loi.
C’est au pouvoir de la société de s’ouvrir en accueillant la lutte des classes. Ici s’entrevoit l’abîme car la guerre (Hegel approuvera et ce contre Kant) dévoile l’impossibilité d’enclore l’espace-monde de la politique dans les unités de la raison. Les classes sont moins cimentées par des appétits économiques que par un jeu du désir et du temps. Désir des grands d’opprimer, désir du peuple de ne pas l’être. Pour cela surgit le prince en tiers. L’universalité du conflit de classes ne saurait être admise qu’en raison d’une animalité se développant dans l’état civil. Parce que le désir du peuple est négatif, il acquiescera à la mystification et cette « demande » du peuple délimite l’imaginaire princier qui au contraire des grands aura accepté l’indétermination essentielle du temps.C’est dire que la politique n’est pas seulement l’intelligence de la force. Machiavel récuse les discours humaniste, chrétien et rationaliste. À tous ces discours il substitue un discours autre qui contraint à penser la politique sous le double signe du désir et de la puissance de l’imaginaire. L’interlocuteur de Machiavel c’est la jeunesse, son livre est un livre d’initiation, chargée de libérer par la pensée un pouvoir d’interprétation orienté par un savoir de la division qui ne peut s’énoncer que dans les interstices de la polémique. Ce lent travail d’initiation critique se poursuit dans les « Discorsi « .
Quatrième partie : à la lecture du « Principe »
Chapitre 1 : premiers signes
On attend de la lecture du Prince qu’il nous dévoile un nouveau rapport avec la politique. Mais préalablement il faut dire pourquoi on est sûr d’y découvrir le premier moment de la réflexion de Machiavel. Il y a une lettre du 10 décembre 1513 adressée à son ami Francesco Vettori. Depuis Sant’Andrea in Percussina, ce livre écrit d’un jet et est achevé en 3, 4 mois. Par contre ce n’est pas un travail bâclé ; il est instruit d’une expérience jouée sur la scène politique à partir de 1498, dans des fonctions d’administrateur et de diplomate. Il a été le principal collaborateur du gonfalonier Soderini. Tels qu’on peut le lire dans les rapports, compte-rendus de missions, premiers textes de portée générale, le « Prince » fut le fruit d’un long travail d’expression. Quant à la polémique sur la date des « Discorsi », Hans Baron tranche que seuls des fragments en pourraient avoir été écrits avant.
Nous attendons de l’oeuvre qu’elle enseigne son ordre et en vertu de quelle nécessité se circonscrit son domaine. Au niveau du sujet et de la matière du « Prince », cela est aisé de le désigner, il suffit de voir les intitulés des différents chapitres. Cependant ce livre est quand même insolite car son mode de présentation n’est ni scolastique ni dans le style des ouvrages de l’Antiquité. Sa démarche n’est pas celle du philosophe, moraliste, psychologue et historien. En tout cas Machiavel est en train d’avancer rapidement vers son but, en 26 chapitres d’une langue concise. Au départ il y a plusieurs hypothèses, en cours de route il y en aura quelques particulières en plus. L’usage répété du mot « difficulté » suggère que l’action politique est traitée comme le sont les termes d’un problème, il y faut une méthode. Il y faut de la logique car il y a à respecter l’ordre des choses. On en vient donc à une décision rationnelle. Les 11 premiers chapitres sont une démonstration. C’est au moment où il entreprend la critique méthodique de la conduite du prince qu’il attaque la tradition et l’utopie jugeant plus convenable de suivre la « vérité effective » de la chose que son imagination. À la vertu de la tradition succède celle de la connaissance.Mais à seconde lecture, attention ! La définition des hypothèses initiales suscite de l’étonnement. Pourquoi néglige-t-il le cas de la monarchie élective ? Pourquoi faire jouer l’ordre de la virtu et de la Fortune ? Ici on doit convenir que le penseur se démarque de l’acteur (qui a besoin de conseils seulement pratiques). En fait les nouvelles hypothèses confrontent à un problème qui excède largement le cadre des données initiales et surgit de façon essentielle la question de la fondation de l’Etat. Et c’est ainsi que l’on peut voir s’affiner ce qu’il y a lieu d’entendre par virtu politique. L’analyse n’est plus empirique comme si le sens s’établissait à un autre niveau mais à garder encore caché. Il y a ainsi allusion à la nature des classes sociales. La digression, l’insinuation, l’élision, le jeu de la double vérité suggèrent une parole plus profonde. Le 11ème chapitre apporte alors une surprise majeure car il ne sert pas à un enseignement évident à propos des principautés ecclésiastiques dont on ne sait pas si Machiavel les aime ou pas ; et cela ne va plus cesser de dérouter par la suite quand il parle de la guerre ou des Sforza dont il fait plusieurs portraits. On peut se demander si à travers eux (dans un bougé de l’image) la juste image du prince nouveau s’esquisse selon les voeux secrets de Machiavel. La manière dont est introduite la discussion qui va pour longtemps porter sur le gouvernement du prince dans ses rapports à son peuple va de nouveau intriguer le lecteur. Le chapitre 15 pose pour la première fois Machiavel en penseur, en théoricien qui apporte du neuf : l’action rationnelle s’avère maintenant liée à la conscience d’une indétermination dernière : la découverte du vrai. Chute du voile.
Chapitre 2 : sur la logique de la force
Gouverner et conserver le pouvoir sont des opérations qui ont leur origine dans le prince et pour les déterminer c’est à interroger sa place dans un Etat ou le peuple a une certaine histoire, qu’il y a à s’atteler ; on le voit alors ni le prince ni l’Etat ne peuvent fournir la référence de l’origine. Le Pouvoir est à penser. Ce concept désigne le pouvoir qu’exerce un homme sur un autre homme mais il désigne aussi ce qui s’établit au-dessus des hommes et en fonction de quoi leurs relations s’ordonnent dans le cadre d’un Etat , soit un changement de dimension.
La principauté héréditaire est la première à être abordée. Elle semble peu intéresser Machiavel à moins qu’il veuille mettre en garde le lecteur face aux propos tenus par les penseurs politiques du Moyen-Âge. Selon les préceptes des Anciens, le prince ne doit faire preuve que d’une habileté ordinaire car même s’il subit des revers de fortune, il regagnera son trône car le peuple est « habitué » à sa dynastie. Machiavel glisse alors une petite phrase : le prince naturel jouit de la sécurité parce qu’il n’a pas tant de causes ni de nécessité d’offenser ses sujets. Machiavel en vient à conclure qu’un prince nouveau peut être fermement établi et plus en sécurité que l’héritier d’une vieille dynastie. Pourquoi ?
En passant dans le chapitre suivant, le champ de la politique devient un champ de forces extrêmement complexe. Le conquérant doit très vite satisfaire le peuple qu’il conquiert pour juguler la réaction naturelle à la haine contre les troupes d’occupation. Tout d’un coup la force du prince apparait accompagner le besoin du peuple à la sécurité. Il faut savoir s’imposer et composer. Ce que Machiavel donne à penser c’est le conflit qui oppose des acteurs d’une puissance +- grande. Est naturelle la relation qui s’en suit ; il y a équivalence entre naturel, nécessaire et conforme à la raison ; il y a un ordre des choses.
Le prince apparait comme situé au centre d’un réseau de relations, comme le porteur d’une nécessité qui s’établit à son avantage ou à ses dépens suivant qu’il s’avère capable de déterminer les actions de ses adversaires ou se laisser déterminer par elles. Mais au moment où le lecteur prend conscience du problème politique dans les termes où il se pose au prince, une digression l’invite à concevoir les limites de l’action individuelle. Machiavel range alors les principautés en 2 catégories : régime despotique versus régime où le pouvoir est partagé entre le monarque et ses barons. Soit 2 types de pouvoir au regard de l’opposition victorieuse à une agression étrangère. Machiavel ne décrit plus seulement la logique des opérations du prince, il raisonne sur des systèmes de force et ouvre la voie à l’étude des structures sociales.
La logique des rapports de force joue en faveur d’un système où la distribution du pouvoir assure un échange entre gouvernants et gouvernés. Le 6ème chapitre aborde dans la foulée le problème de la fondation de l’Etat et ouvre une nouvelle phase de l’analyse. Le prince nouveau n’a pas à être une copie conforme des pères fondateurs (Moïse, Romulus…), il suffit que sa virtu « en conserve quelqu’odeur ». La fonction réaliste des plus grands exemples est une fonction symbolique. Machiavel en vient à aborder la nécessité d’institutions nouvelles qui ne trouveront aucun appui dans les « habitus » du peuple. La nouvelle opposition est entre le pouvoir de ne dépendre que de soi et l’assujettissement aux désirs de l’Autre. Et cette opposition nouvelle se change encore entre autonomie de l’homme et dépendance à Dieu.C’est le manque de foi dans les choses nouvelles qui s’oppose à une réforme politique ; Machiavel dénonce les tièdes. Ce chapitre est précieux de ce qu’il enracine le savoir dans un non-savoir. Ainsi l’appel réitéré à la connaissance exacte résonne dans un drôle de vide, devenu étrange quand Dieu a commencé d’être destitué.
Chapitre 3 : sur l’abîme social et l’attache du pouvoir
Le chapitre suivant semble régresser car il va parler des usurpateurs : non plus Romulus mais Borgia et Agathocle… Le cas de Borgia est traité en premier. Quelle est donc sa virtu ? Dans une politique qui remet la force à sa juste place. Il est le seul prince qui eut le sens de la création politique et fut prêt à bouleverser l’équilibre des forces. L’enseignement à tirer est militaire ; le maître d’un Etat doit faire en sorte qu’il n’ait à dépendre que de lui-même. Borgia a créé une armée à son entière obéissance (il fait régner la terreur dans les rangs). Machiavel ajoute que cette action est indissociable de violence, cruauté et ruse dont le ressort est d’assurer la sécurité du prince. Son entreprise a un sens qui dépasse le cadre des intérêts privés. L’ascension du prince au pouvoir s’accompagne de son double : la quête du consentement populaire. Quel est le sens de la relation qui le lie à ses sujets ? L’obéissance et l’amitié sont le double lien où s’institue cette unité d’un genre particulier qu’est l’Etat. L’exemple d’Agathocle va montrer que Machiavel ne propose pas une technique de prise de pouvoir mais bien plus.
Pas question de s’enferrer dans des jugements de valeur. L’étude positive des faits ne suffit pas non plus. La conquête et la conservation du pouvoir par Agathocle ne tiennent pas seulement à sa valeur militaire. Le ressort du succès c’est la cruauté bien ou mal employée. Il y a gain à s’avérer capable de se modifier en fonction des impératifs que crée la coexistence du prince avec ses sujets. La violence a à se métamorphoser en politique « se del male e licito dire bene ». Le recours à la notion de nécessité n’est pas aisée. L’impératif de sécurité et l’impératif de gouvernement ne sont pas de même nature et savoir répondre au second c’est se libérer du premier. Car il y a inversion de qui assujettit qui. À un moment donné le prince a besoin de son peuple. La nécessité se brise avant de se rétablir sur un autre registre au point où l’image du prince se dédouble pour faire apparaitre l’image que lui renvoie ses sujets. Il y a à rompre la détermination pour prendre en charge la représentation d’autrui. Nous sommes conduits à situer l’action dans le milieu social où elle acquiert sa signification spécifique.
Mais alors une nouvelle hypothèse est mise au travail avec la principauté civile. La principauté ici engendre un pouvoir qui s’élève au-dessus de la société et la subordonne à son autorité. Du coup s’éclaire la question des fondements du pouvoir princier. Par ceci que la notion de peuple prend consistance ; elle recouvre structurellement une opposition entre les Grands et le « popolo minuto ». Il y a dans le « peuple » (au sens générique) 2 appétits – d’oppresser, de ne pas être oppressé – et le pouvoir princier vient ici en tiers dans cette communauté déchirée. En fait l’assise du prince près le petit peuple tient par une attache indirecte : dans le rapport de force, il y en avait un qui est plus faible. À s’appuyer sur les Grands, le prince n’aurait cessé d’avoir son autorité contestée. Il a à assurer la protection du petit peuple lequel au bout du compte sera toujours opprimé mais plus par les Grands. Le « popolo minuto » est leurré sur ce qu’il gagne au change sinon que c’est un moindre mal. Il n’y a pas ici de pacte car le peuple est versatile dans ses attachements et la société n’y gagne pas une suture à sa déchirure fondamentale.
Reste qu’on est loin d’avoir compris le sens de l’opposition sur laquelle se fonde le pouvoir du peuple. Un groupe se pose en classe politique par un désir, un appétit (du registre de la jouissance, de l’instinct, de la passion) et une demande (par quoi on accepte d’en passer par la logique langagière où la réponse ne sera pas réelle mais symbolique). La vérité passe par le dévoilement de l’être social tel qu’il apparait dans la division de classes ; le peuple a un savoir obscur de l’impossible. Le peuple n’a pas d’identité. Le peuple a besoin d’un prince qui fasse montre d’autorité « et un prince sage doit penser à un moyen par lequel ses sujets, toujours et en toutes sortes de fortunes, aient besoin de lui car ainsi ils lui seront toujours fidèles ». Quant à la portée de l’alliance entre le prince et le peuple, à quoi oblige-t-elle ?
L’introduction d’une alliance avec le peuple pousse à reconsidérer le problème de la puissance militaire et à lui trouver une organisation spécifique. Soit un prince d’une ville fortifiée au moment où elle se fait assiéger, le prince a besoin que tous les citoyens défendent la ville mais par quelle organisation les y amener ? Celle-ci doit désormais être rapportée à ce moment où le prince tombe à la merci du peuple car c’est le moment où ce dernier découvre sa liberté et dans sa liberté, une nouvelle dépendance. Les membres du peuple s’y lient entre eux par le secours qu’ils portent au prince. La contrainte physique s’est changée en contrainte sociale ; il y a intériorisation et consentement. La définition des lois et la définition des armes (on en viendra à une milice citoyenne) s’enracinent dans une conception générale de la société et du Pouvoir. Les hommes se sentent liés par les services qu’ils rendent, la puissance du peuple est une garantie de son obéissance. L’Etat est fondé sur le peuple.Pourquoi Machiavel en vient-il alors à l’examen des principautés ecclésiastiques ? Parce que l’idée du pape est d’étendre son pouvoir sur toute l’Italie. Et donc pour Machiavel il y a là une tâche historique à rencontrer. Pas simple car le drame de l’Italie c’est que dans des Etats comme Florence, Milan ou Venise on utilise des armées mercenaires. Ceci a comme effet que ces villes s’auto-détruisent s’interdisant l’une l’autre toute progression sur le chemin de la puissance. Pour Machiavel les mercenaires et les condottiere sont passés d’une solution temporaire à un système figé qui comme un parasite gangrène l’Italie.
Chapitre 4 : sur le bien et le mal, le stable et l’instable, le réel et l’imaginaire
On est à la charnière entre le 14ème et 15ème chapitre. Quelles doivent être les qualités du prince ? Choisir ce qui lui est utile plutôt que de rechercher le Bien ? La définition de l’action princière semble glisser sur le versant de la pragmatique, de l’empirisme, loin de tout idéalisme. L’utilité de la chose dite (le discours de Machiavel) s’offre à qui entend…et donc pas à tous car le pouvoir d’entendre est rare. La tradition ne trompe pas que le prince, elle trompe ses sujets. La morale politique conventionnelle nuit à la découverte du juste rapport avec le réel.
Ce qui est en question ce n’est ni la libéralité en soi ou la bonté en soi mais l’image du prince : il est bon d’être tenu pour libéral…et ceci n’empêche pas des dépenses somptuaires et des levées d’impôts. Il y a juste à être tenu pour libéral. Mais cela peut être bien d’être vraiment libéral ; autrement dit il y a à toujours chercher ce que signifie la bonne et la mauvaise image, cela dépend des rapports réciproques entre le prince et les sujets. Machiavel ne prétend pas de revenir du paraître à l’être, il interroge le paraître dans la certitude que le prince n’existe que pour les autres, que son être est au-dehors. Le danger de la libéralité ou de la bonté vient de ce que l’image du prince libéral ou bon est instable. L’image aimable glisse inévitablement à l’image haïssable. Le seul moyen d’échapper à cette funeste métamorphose est de s’accommoder dès le début d’une image non bonne qui pourtant n’est pas pire. L’image à retenir est ni bonne ni mauvaise.
Pour avancer il faut apprécier la puissance respective de l’amour et de la haine. Il n’y a pas à s’arrêter à une analyse de la perversité naturelle de l’homme. L’image non mauvaise ne rétablit pas la bonne pas plus que la non bonne la mauvaise ; elles ne sont pas symétriques. Que le prince soit double comme ses sujets, qu’il les domine par son pouvoir de connaître les mobiles auxquels ils obéissent, il y a ici un dédoublement qui permet de prendre le point de vue d’autrui. Mais il y a une autre duplicité, celle du prince qui se fait lion et renard. Par rapport à l’homme de la rue, le prince est un grand simulateur et dissimulateur car il sait déguiser la force en loi. Le prince a la passion du pouvoir mais sa ruse le transcende car il ne peut triompher des ruses des autres en n’employant la force qu’accompagnée d’un accueil de leurs mensonges, en s’accordant avec eux, en les accordant entre eux dans la dissimulation. Machiavel est en train de chercher une nouvelle dimension de la politique. Le lien de l’être et de l’apparaitre n’est intelligible qu’à remonter à son origine: le rapport du prince et de ses sujets. S’il faut donner le change c’est parce que les sujets ne tolèrent pas le spectacle du mal, ils tiennent à l’apparence du bien. Ils veulent croire en sa vertu, en une bonne image. Il suffit qu’il ne leur rende pas cette croyance impossible.
Peut-être tout d’un coup, signale Machiavel, que les choses sont moins simples. Peut-être n’est-il pas seulement utile au prince que le peuple s’arrête à l’apparence. Peut-être la transcendance du pouvoir – grâce à quoi le peuple se rassemble dans son unité et cesse d’être simplement matière de l’oppression – ne va-t-elle pas sans déploiement d’un imaginaire. Pour Machiavel il y a à récuser comme abstraite la distinction conventionnelle du vrai et du faux, de l’imaginaire et du réel. Il y a à laisser le peuple croire dans l’apparence dans la mesure où un prince dissimulateur parvient à vaincre ses adversaires et à maintenir l’Etat. Pour Machiavel il n’est d’autre critère que cette réussite auquel on puisse mesurer la politique du prince ni d’autre juge que le vulgaire pour l’apprécier. Mais rebondissement. Est-ce si bonne idée que de mettre le peuple en position de juge ? Au 19ème chapitre Machiavel s’appuie sur des exemples autour de lui (le roi de France) pour apaiser notre inquiétude devant l’effacement de la distinction du légitime et de l’illégitime. Puis il va chercher les Empereurs romains (qui avaient la difficulté supplémentaire de cadrer la cupidité et la cruauté des soldats). Leur puissance quand elle devient supérieure à celle du peuple altère la relation du prince avec ses sujets. Ce qui ne se voit pas c’est que la dégénérescence du peuple et du corps social est la cause de la puissance acquise par l’armée. La corruption de la société est le problème.
Sévère est le prince noir qui triomphe d’une époque noire : il a pu satisfaire l’armée sans encourir son mépris, il a su opprimer le peuple sans en être haï. Pourquoi ? Parce que l’image de la vertu est venue couvrir les effets de la cruauté et rapacité. La violence toujours a été couverte par un masque de légitimité. Sévère apparait grand parce qu’il est double. Qu’est ce qu’on a appris de neuf ? Qu’à la frontière de l’impossible une politique émerge encore. C’est à accueillir cette vérité que la société est le lieu de la coexistence et du heurt des appétits, que se cherche la réponse. Mais surtout c’est le NOM du prince qui, se confondant avec la majesté de l’Etat, fait rempart au désordre. Le nom métamorphose – par l’efficace de l’imaginaire – la société civile en société politique. À partir d’ici l’analyse de Lefort se fait philosophique (avec Aristote, les empiristes et les positivistes). Machiavel ouvre la société à l’événement ; l’être ne se laisse appréhender qu’en regard de ce qui advient. Il appartient à une pensée qui fait l’épreuve de l’être dans le temps, de se donner le rapport politique – puisque nul fondement ne le soutient – de le déchiffrer et d’en délivrer un sens. Le fait empirique n’enferme pas la signification, il glisse entre les significations et devient inducteur de non-sens et d’indétermination. Machiavel accumule un capital signifiant mais ne réclame pas la vérité en soi. Dans la critique de l’expérience il découvre qu’il y a en chaque situation une politique requise. Machiavel ne sombre pas dans le relativisme mais reconnait qu’il y a des degrés dans l’être.Avec la question du despotisme (dans le cas du Grand Turc, du Soudan et de l’Eglise) Machiavel affirme que la politique s’avilit car les degrés dans l’être qui sont atteints sont très bas et ne laissent guère de place à la créativité. Dans les chapitres 20 et 21 Machiavel comprend ce qu’est vraiment la sécurité et ce qu’il en est de la gloire. La sécurité passe par la stabilité de l’Etat, la gloire honore les princes qui se sont effacés pour mettre en avant une politique extraordinaire. Ce sont les situations qui imposent les orientations de l’action en chargeant d’une certaine façon ce qui est bien et mal. Choix du moins incertain. Occasion et chance de découvrir dans la patiente exploration des possibles, les signes de la création historique et d’inscrire son action dans le temps qui dure.
Chapitre 5 : sur le présent et sur le possible
L’apparition du pouvoir est un moment dans l’institution du social. C’est dans la mesure où il y a division des classes que s’engendre un pouvoir séparé. Ce dernier reproduit la division qu’il a pour tâche de surmonter. Il n’apporte pas l’unité, juste un substitut. Si celui-ci est efficace c’est à la condition que le prince figure et masque tout à la fois, la division en question ; qu’il trouve dans l’expérience de séparation, c’est-à-dire dans ses propres entreprises, où elle se signifie (allusion ici à la pensée de Castoriadis), un accès au réel.
Car il y a une tache aveugle dans sa tâche : qu’il ne peut rejoindre les autres qu’à travers l’espace que ceux-ci lui ménagent comme le sien propre. Les conditions mêmes qui lui assurent un accès au réel, le lui masquent. Car comme il y a 2 degrés de la puissance, « il y a 2 degrés de l’imaginaire ». Mais nul critère objectif ne lui permet de les distinguer car rien ne saurait faire qu’il se déprenne de son désir de puissance et de gloire sauf à se heurter à l’hostilité manifeste de son peuple. Les derniers chapitres nous replacent face à la contingence de l’action hic et nunc et à l’énigme de la liberté. Et cela s’apprend d’abord dans le rapport du prince à ses ministres, comme à un milieu dans lequel filtre la demande des sujets. C’est à elle que le prince gagne à s’aliéner ; sa dépendance est signe de force quand elle s’institue en regard de la vérité. Et du travail du théoricien, le prince ne peut y découvrir qu’une invitation à faire face aux exigences du présent. C’est une même chose pour lui de chercher la vérité, affronter le présent dans sa contingence et d’assumer sa liberté.Le 25ème chapitre traite du rapport à la Fortune. Pour dégager l’idée que notre liberté est là à nous appuyer sur notre propre force. Puis comme à son habitude Machiavel ouvre une toute nouvelle perspective. Encore qu’il nous appartienne de saisir l’occasion, celle-ci est un don. Et de ce don on ne peut rien dire. Le prince nouveau doit être malléable, souple pour acquérir une mobilité qui par ses propres variations, vibre à toutes celles de l’Histoire. Le sens de nos entreprises s’inscrit à la jonction de 2 espaces également indéterminés. Lefort relève dans l’exhorde finale du livre que le nom de Dieu est invoqué 6 x en 30 lignes ! Machiavel en remet trop ….pour mieux mettre sous nos yeux son prince de fiction. Le recours à l’éloquence signe le passage ou plutôt la mesure de la distance infranchissable qui sépare l’imagination de la réflexion politique. Assurément c’est un jeu mais ce jeu est encore un mode d’expression…il donne sa forme sensible à un « peut-être ». Juste manière de rendre sensibles les limites du discours ? Oui ….ou.
Cinquième partie : à la lecture des « Discorsi »
Chapitre 1 : du « Principe » aux « Discorsi »
Ici les personnes dédicacées sont Buondelmonti et Ruccelai. L’exploitation de l’Histoire ancienne et singulièrement celle de Rome, et plus encore celle de Tite-Live, ne permettraient-elles pas d’assurer à la fondation du « Prince » des bases qui lui feraient défaut ? Dans le praemio il y a une demande d’imiter les Anciens. Mais devant l’audace de l’interprétation placée dans ce préambule, on ne peut manquer d’y percevoir l’annonce d’une critique du modèle proposé par Tite-Live comme on le verra dans la composition déroutante du livre.
Ou plutôt 3 livres chapeautés à chaque fois par des introductions. Si on se réfèrent à elles, l’ouvrage va étudier les mesures d’ordre public qui touchent aux affaires intérieures de la Cité. Il passerait ensuite à l’examen de la politique étrangère de Rome, puis analyserait le rôle tenu par les individus dans l’édification de la république après la royauté. Ce n’est pas faux mais Machiavel dans les développements signale dans le premier livre l’importance du rôle des pères fondateurs et il discute de la façon dont des hommes ambitieux peuvent conquérir le pouvoir sur les rivaux (Romulus tue Remus). Le second livre parle des guerres mais contient une critique du régime républicain et une ré-appréciation décisive de l’image de Rome en même temps qu’il jette une lumière neuve sur la différence de l’ancien et du moderne (Florence). Le 3ème livre présente des considérations inattendues sur les fondements de l’Etat en rapport avec la religion, il analyse longtemps les ressorts des conspirations et….donne en modèle la conduite d’ennemis de Rome. Ainsi le lecteur dans les « Discorsi » n’est pas à la même place que dans « le Prince ». Ici il n’y a pas de voie suggérée pour progresser dans les chapitres vers une vérité finale et attendue. Perplexité : l’objet n’est plus le prince mais Rome et elle n’est pas matière à un récit et un enseignement.
Ainsi conçue elle figure un Etat à l’investigation d’un historien ; elle se prête à la tentative de celui qui dans l’intention de susciter l’imitation décrit les situations où des individus se distinguent par leur virtu ; Rome est aussi l’incarnation d’un type socio-historique qui s’inscrit dans une typologie dont il ressort qu’elle a « choisi » de suivre un possible parmi une infinité d’autres possibles (comme cela se voit à Florence). Voilà un premier repérage. L’objet Rome a vocation à advenir, elle a , elle a eu, elle aura un devenir ; Rome dure dans le temps en changeant sans cesse comme si en tant que Sujet elle se cherchait et avait une certaine idée de sa quête. Rome offre l’intérêt d’alimenter une recherche sur les variations socio-politiques. Surtout ce qui compte ce sont moins les différences entre Rome et Florence que la façon dont les institutions y adviennent. Mais attention l’objet Rome ne se laisse pas défaire de la représentation de Rome. L’objet promis à l’imitation n’est saisissable immédiatement ni dans les témoignages offerts à la perception ni dans les signes extraits du récit de Tite-Live.La vérité de l’ancien est assujetti à l’expérience du florentin. Les Florentins méconnaissent en fait la différence des temps…pour éviter de voir le sens de l’appel à l ‘imitation. Tout le travail de lire l’Histoire des républiques de l’Antiquité n’est pas un travail de simple retour à l’ancien mais fait entrevoir que ce retour implique une élaboration de la matière jusqu’alors identifiée comme l’Antiquité. Et là on voit que le « Prince » n’a pas assez pensé la différence des temps comme lieu de l’interprétation du discours politique et de sa division. Rome est ici utile pour analyser les illusions politiques du temps de Machiavel.
Chapitre 2 : sur Rome et la société « historique »
Les « Discorsi » abordent la question du pouvoir à partir de l’opinion de l’homme de la rue pour qui vrai = bien = utile. L’histoire romaine s’annonce transparente. Les 2 premiers chapitres confirment par l’étude des moments et des conditions qui ont poussé les hommes à se grouper en cités et à forger une organisation politique. Vu l’acte de naissance de la ville de Rome, il y a ici une situation qui soutient la comparaison avec les Etats voisins. L’étude de la Constitution de Rome accentue l’impression par une comparaison avec Sparte où Licurgue a eu le génie de mettre en place d’emblée un cadre que Rome devra peaufiner avec le temps mais en fidélité au modèle du régime mixte élaboré par les philosophes, soit un peu de monarchie, d’aristocratie et démocratie. Machiavel, c’est au prix d’une prise de liberté avec la réalité historique, qu’il suit son propre raisonnement : il n’est pas sûr que le régime mixte soit si bien que ça !
Les « Discorsi » sont le lieu d’un travail novateur et cela se voit dans les chapitres suivants où les thèmes sont la loi, la liberté et la puissance. Les lois ici ce n’est pas un réseau d’obligations et d’interdits. Elles sont à l’origine de l’apparition des tribuns. Rome a mis au point un régime tel que le pouvoir n’y peut être accaparé ni par un homme ni par une faction. Le régime de la liberté apparait comme celui dans lequel les lois sont rapportées à leur fondement. Insistons que le Tribunat n’est pas en tiers ; cette institution où s’exprime la loi a l’effet d’interdire l’occupation du pouvoir par une personne et il n’est efficace qu’en tant qu’organe de négativité. Au fondement se trouve le désir du peuple et ce désir est démesure car il n’a pas d’objet. Le désir c’est plus que de l’appétit. L’opération du désir tient ouverte la question de l’unité de l’Etat. Au 5ème chapitre Machiavel critique la thèse aristocratique et établit la validité de la thèse démocratique. On revient sur les Grands qui eux aussi ont un désir insatiable ; alors la différence apparait que d’un côté on cherche à acquérir toujours plus alors que de l’autre il est le produit d’un dénuement. Les conservateurs sont critiqués de placer l’Etat dans le camp des Grands. Mais Machiavel ici fait un pas d’écart et ne parle plus de 2 désirs à la source de la division sociale ; chez les Grands le désir se redouble de quelque chose qui s’appelle la puissance et les honneurs. Les 2 désirs ne sont pas symétriques car il y en a un affublé du signe + et l’autre du signe – où il y a impossibilité de conquérir son objet. Et là la théorie démocratique vulgaire est à son tour critiquée. Le 7ème chapitre démarre en faisant sien l’argument de l’adversaire lié aux valeurs de puissance et sécurité. Et Machiavel dans un premier temps va les placer au fondement du modèle romain, celui d’un Etat soutenu par le désir de liberté du peuple. Mais les exemples de Venise et à nouveau du cas de Sparte aboutissent à la conclusion qu’un aléa peut menacer l’ensemble (par exemple la révolte de Thèbes).
D’où que la forme des institutions romaines est la seule bonne car la sécurité ne peut être au principe de l’action politique vu les effets du temps. Dans l’incertitude il faut choisir le parti le plus honorable et faire en sorte que si l’Etat vient à s’étendre, il puisse au moins conserver son acquis. La raison d’Etat ne peut aller contre le désir du peuple dont la force lui est nécessaire. Machiavel replace la réflexion dans l’enceinte de la cité où se répandent et se combattent les humeurs de classes. Ainsi la question de l’accusation publique renvoie au rôle du tribun qui autorise tout citoyen à en dénoncer n’importe quel autre. Cela a pour effet que le citoyen se retient par 2 x avant de s’en prendre à l’Etat par peur d’être puni d’avoir enfreint la constitution qui exige de canaliser les conflits dans ses institutions. Mais le désir de ne pas être opprimé qui appartient en propre au peuple ne se laisse pas aussi facilement dissocier de l’agression aveugle et ce au mépris des lois. Raison de plus : voilà la vertu de la république romaine d’avoir inventé une institution où la haine se nomme et donc appelle réponse à une demande. Le jugement nécessaire pour tout le monde résulte d’un échange de paroles.Mais le chapitre 8 parle des calomnies pour rappeler que le jugement n’est pas pour autant parole de vérité. La vertu de l’institution du Tribunat est de substituer à une violence privée, une violence publique. L’institution est au service de l’unité. S’il faut donner un débouché à ces humeurs c’est surtout que le désir de liberté lui-même est dans la dépendance des excitations de l’appétit et de l’agression. S’il y a une vérité c’est celle du désir et de l’agression. Le chapitre peut alors se clore en revenant à Florence qui est fascinée par Sparte et non par Rome comme modèle de la « bonne » société.
Chapitre 3 : sur la différence de classes
Le premier livre est composé de 2 parties. La première selon l’introduction analyse l’oeuvre des romains, accomplie à l’intérieur de la cité, par l’effet de la décision publique. La fondation de Rome est accomplie par Romulus. Son portrait est un panégyrique non exempt d’une morale. 2 autres rois suivent. Numa fait de la religion une institution d’Etat. La religion est importante dans la guerre à moins qu’elle n’y soit pour rien. Tullus voit la fin de la royauté et la nécessité d’un changement de régime. Les princes nouveaux sont mis devant un peuple qui a appris la servitude. Un régime libre c’est un régime qui engendre l’ingratitude car au moins dans la tyrannie le peuple avait le sentiment d’être aimé d’un père. Pour repenser la différence des régimes, il faut lire tous les régimes sur un même fond. Machiavel commence à parler de la corruption qui n’est pas facile à éradiquer par des réformes. Pour faire de grands changements, faut-il des moyens extraordinaires ? Ce qui fixe la nature d’un régime ce ne sont pas les intentions du prince ni la forme de ses institutions, c’est la relation que l’Etat établit avec l’ensemble des sujets et surtout celles qu’ils établissent entre eux suivant le degré d’égalité ou d’inégalité atteint. L’inégalité s’introduit quand la faveur et le crédit puis la puissance et la richesse distinguent.
Les fondateurs de la république sont priés de sauvegarder l’image de la majesté de l’Etat incarnée dans les anciennes institutions. Mais ici Machiavel tout d’un coup fait un pas d’écart. On ne peut s’en tenir aux seules règles qui commandent le jeu violent de la politique : elle est elle-même au service d’une appréciation de la situation que nous chargeons de signification. Ce sont les circonstances qui imposent les tâches. C’est ça qui acquiert la dimension de la vérité (à un niveau symbolique). Machiavel passe ici à la 2ème partie du 1er livre. En partant de l’analyse de la bonté celle-ci change de sens. L’important n’est pas d’analyser la bonté mais de repérer l’efficacité d’un système qui le met dans la nécessité de paraître bon. À creuser la bonté aux mains des dominants, elle est mensongère et est un mode d’oppression. Machiavel conclut ici que la dictature est le seul moyen dont dispose la république pour pallier ses déficiences naturelles. La loi couvre sa propre transgression. La création de la dictature n’est ni l’effet de la bonté des romains ni celui de la sagesse des premiers législateurs, elle est contingente. Mais il s’agit d’une solution qui s’assied sur la lutte de classes….laquelle va pointer son nez dans l’introduction du Decemvirat (la dictature supprime consuls et tribuns). La dictature n’éradique pas la corruption. Il n’y a pas d’un côté des institutions bonnes et de l’autre des hommes bons. La conduite des hommes se modifie en fonction des rapports que tissent les acteurs engagés dans des conduites de fait. La corruption c’est un enchaînement de réponses dont les expressions sont individuelles et collectives finissant par former un système jusqu’à oblitérer le désir de liberté. L’image de la corruption masque la réalité de la lutte des classes.La dégradation de l’Etat est l’effet d’une impuissance de la classes dominante à mettre une borne à son ambition. L’argumentation passe par l’analyse de la loi agraire. Il faut faire à temps la part du moindre mal mais les Grands sont plus prompts à concéder au niveau de la guerre que dans le cadre d’un conflit civil. Ici Machiavel compare Rome à Florence. L’Histoire doit être pensée sous le double signe de l’identité et de la différence. La destruction de l’illusion donne le pouvoir de briser le cycle des répétitions en rapportant l’accident aux effets du désir et de l’humeur. Prenant l’expérience du Decemvirat, Machiavel s’attache beaucoup aux fautes d’Appius qui s’est appuyé sur la noblesse au lieu de s’appuyer sur le peuple. Si bien que cette expérience échouera mais renaitra sous une autre forme. Les derniers chapitres s’ordonnent sous deux questions en suspens : que faire pour sauver une république lorsqu’un conflit civil la précipite dans la crise ; est-il possible d’enrayer la corruption par des moyens pacifiques ou violents ? Le peuple ne possède pas la connaissance de sa propre puissance ni son expression adéquate. Mais comme classe il ne fait pas d’erreurs. Le savoir dont il dispose s’engendre du double rapport institué avec la loi et l’autorité. Dans la lutte de classes ce qui est l’objectif du pouvoir durable c’est d’être du parti de la liberté, du désir de liberté. Rome a ceci de bien par rapport à Florence c’est qu’elle donnera au peuple accès au consulat et aux autres magistratures. L’intelligence du peuple est faite de sensibilité, de perception et imagination. Il a l’art de deviner la faiblesse du pouvoir mais sent aussi les pistes nouvelles…chose qui ne risque pas d’arriver aux Grands empêtrés qu’ils sont dans une corruption indécollable.
Chapitre 4 : sur la guerre et la différence des temps
Selon l’introduction il y a à étudier le passage à l’Empire. L’introduction du second livre reparle de l’imitation des Anciens. Le modèle romain est mal lu par les humanistes, conservateurs en fait. Il y a un lien entre la puissance des appétits, le désir de savoir et d’agir dont la signification politique ne fait aucun doute. Les jeunes veulent savoir ce qui est ici et maintenant où ce sont les Grands qui accaparent l’avenir. Le livre développe en surface la trame des guerres et de la diplomatie employés pour conquérir la Toscane et toute l’Italie. Mais là-dessous il y a une autre trame. Rome a la fâcheuse habitude d’imposer son sens de la virtu si bien que les vertus qui étaient propres aux ennemis n’ont d’autre issue que l’assimilation. Nombre d’exemples montrent la résistance chez ceux qui sont privés de liberté jusqu’à ce qu’hélas ce désir s’éteigne en même temps que toutes les formes de la vie civile. La vraie connaissance du passé exige un travail de désenchantement : la construction de l’Empire est une conquête faite d’amour (les romains appellent compagnons les nouveaux peuples conquis) mais surtout de force et de mensonge. Les romains se sont appliqués à supprimer tout vestige de la puissance toscane au point de n’en garder que le nom. Les limites de la mémoire collective ne peuvent enclore la durée effective de l’histoire humaine parce qu’elle change chaque fois qu’il y a une nouvelle religion, une nouvelle langue ou une catastrophe naturelle qui emporte les traces de l’ancienne civilisation. Les historiens sont pour beaucoup dans une reconstruction de l’histoire au profit du vainqueur. Prenant distance d’avec une lecture réaliste (celle des faits), Rome devient Sujet se constituant en raison de la représentation qu’elle souhaite se donner d’elle-même. L’interprétation de l’histoire selon Machiavel c’est celle d’un sujet mais aussi de son Autre. Et pour cela il y a à lire la relation de l’humanisme avec le christianisme (qui en gardant le latin garde à Rome une fonction qui dure encore). Les faits ne parlent que les uns au contact des autres c’est-à-dire convertis en signes et ce dans la texture d’un discours. Il n’y a pas de Rome sans le discours où elle s’invente comme nouvelle. Le second livre des Discorsi présente la difficulté que pour le lire il faut prendre conscience de la place qu’on occupe dans la nécessaire interprétation de ce qu’on lit, dans l’intention de faire une histoire. Et comme il y a eu depuis toujours des discours sur les guerres il faut en décoder la logique.
Classiquement un discours sur les guerres dégage les facettes d’un objet soumis à investigation. Machiavel discrédite cette histoire-là. Sa vérité n’est pas empirique, elle ne procède pas de l’addition de faits ponctuels. Qu’est ce que la guerre enseigne sur le fondement de la politique et de l’histoire ? Il faut passer par la critique du discours politique dominant qui construit et détruit sa référence, Rome. La découverte de la division sociale est nécessairement liée à celle de la différence temporelle laquelle est masquée sous l’illusion d’une différence des temps. La question est celle du rapport du peuple romain avec le monde du dehors. La guerre apprend quelque chose qui nous a échappé dans la lecture du conflit de classes. L’invasion est traitée comme une inondation. Il y a brisure de l’espace-monde de la politique car il y a brisure du temps historique, que leurs traits à l’un et à l’autre sans limites assignables sont excentriques à tout repère, comme disjoints sous le coup d’un fléau. Machiavel a une puissance peu commune : il déploie l’espace du monde comme un seul espace en s’affranchissant de toute enceinte particulière d’où se désignerait la frontière de la terre humaine et de la terre barbare, en effaçant toute perspective. Le cas limite c’est la guerre-fléau, seule à désigner la véritable origine de la guerre, origine qui se nomme avec le principe de la constitution de la société politique, dans la division brute et in-localisable de l’être-peuple et du monde du dehors. Chaque société fait son unité à l’épreuve d’une altérité radicale, de la pure indétermination du dehors. Et cette division n’est pas la même que la division interne de la société. La division politique obtient aussi sa forme de sa ségrégation d’une humanité différenciée de ce qu’elle est visée comme « l’entour autre ». Il ne s’agit pas d’une limite de fait, il ne s’agit pas d’une limite symbolique car dans le monde il n’y a ni ordre ni désordre, juste des chocs et contre-chocs ne produisant aucun sens dans la Polis. Nous voilà devant l’altérité ultime du naturel. Et c’est d’être face à ça comme face une inondation qu’un Etat peut s’élever à la décision liée à la connaissance de la nécessité. Ainsi à côté d’un savoir-maître, il y a un « saisir à l’épreuve de sa limite ». On en vient inévitablement à chercher à articuler les 2 trous – interne et externe – car dans le premier livre Machiavel a bien pointé que le pouvoir de la société d’accueillir la lutte des classes est lié au choix d’une politique tournée vers le dehors. La division interne libère des illusions de la maîtrise du savoir et la décision politique est alors rapportée à la limite de la mort. Mais dans le sens inverse cela ne fonctionne pas car c’est seulement de puis la division interne qu’il y a histoire.
Le discours de la guerre et le discours de la politique ne font qu’un. Ce sont les bons soldats qui font la force militaire d’un Etat. Ceux qui croient au pouvoir de l’argent se sont enfermés dans l’illusion parce qu’ils ont désarmé leur peuple pour le mieux piller. En partant de l’armée romaine des légionnaires aux armées modernes des mercenaires, on apprécie comment la disparition du rôle de la vertu du combattant encore active dans l’infanterie se mue en art de la guerre qui fait tout pour couvrir sa division sociale : la cavalerie réservée aux nobles, la condota et l’implantation des forteresses signalent l’absence du Sujet. Le discours moderne est double et imaginaire : il est régi par une illusion de la sécurité qui est effet d’une peur à mettre en jeu la puissance, mais c’est aussi un délire de présomption incapable de connaitre l’impossible. D’autres chapitres apportent encore des réflexions entre autre sur l’alignement des légions sur 3 rangs alors que dans l’armée moderne la ligne de front n’a pas d’arrières. Dans d’autres chapitres on questionne la fonction de la représentation dans la politique. L’impuissance du pouvoir moderne relève de la présomption qui fait que le pouvoir ne s’occupe pas de l’image qu’il donne de soi, de l’image que l’autre donne de lui à un tiers ou se donne à lui-même à partir d’un tiers. La force de Rome c’est de savoir préserver son image de protecteur. En effet les rapports de force en dépendent. L’événement qui provoqua l’effondrement de la république florentine c’est la méconnaissance de l’alternative et de la nécessité. La république aurait survécu si le pouvoir florentin avait accepté l’offre des espagnols face à la dernière ville protégeant Florence, offre qui au prix d’une certaine perte aurait sauvé l’essentiel. L’exemple permet d’assigner la logique de la décision au niveau de la signification véritable de chaque choix.Le chapitre suivant quitte le champ de la représentation pour celui de la parole. La vertu des mots est leur pouvoir de lier. Et le silence est ce qui a de mieux pour faire peser un message. Le pouvoir a sa source dans son rapport au peuple par le truchement d’un langage où se conjoignent les principes de la domination et de la Loi (exemple de Pausanias floué dans son appel à la justice de Philippe de Macédoine dans une histoire de viol). Il faut reconnaitre que de l’impossibilité pour chaque Etat de maîtriser l’espace-monde, de l’affrontement pour chacun devant la menace de la mort dont l’étranger est le porteur, de la démesure qui fait l’énigmatique jonction avec l’Autre, surgit la référence anonyme de la Loi. La même raison fait qu’il y ait pour un Etat rapport à la nécessité et rapport à la loi ; pouvoir de s’élever à la logique de la Décision qui met en branle l’épreuve de l’alternative et pouvoir de se soumettre au jus gentium.
Chapitre 5 : sur l’autorité et le sujet politique
La société romaine offre le cadre intelligible de tous les autres schémas de développement parce qu’elle en contient les ébauches. Maintenant il faut mesurer dans les Etats modernes la trace de la défaite du sens dont Rome s’est autrefois portée garante. Machiavel affirme que Florence toutefois n’est pas condamnée à la fatalité. C’est par un défaut de savoir que les sociétés contemporaines s’abîment dans la corruption. La perspective développée par Machiavel dans le 3ème livre des « Discorsi » traite de la relation du peuple à l’autorité comme seule porte de sortie des impasses.
Machiavel reprend l’exemple de Fabius qui comme chef de troupe a la conviction de pouvoir gagner la bataille et transgresse l’interdit du Sénat de poursuivre l’offensive en pénétrant dans la forêt Cimina. Mais ensuite Machiavel développe une série de figures dont il ne veut pas faire un modèle mais une matière à penser. La première de ces figures est celle d’un conspirateur, Brutus, considéré comme le fondateur de la république romaine. On part à la recherche d’une action instituante. Pour cela il faut une sorte d’accident, d’événement qui menace l’institution dans sa survie. Il faut faire ressurgir la dimension première de la Loi. Déterminer quelque chose comme une action n’est possible qu’à la condition de l’articuler à l’institution. Rapporter les actions analysées les unes aux autres, déchiffrer en elles les variations d’un même agir, supporter la position du Sujet qui advient dans cet agir, voilà l’entreprise de Machiavel. Brutus est quelqu’un qui allie la plus grande audace et la plus grande prudence, la liberté et la rigueur, l’imagination et le raisonnement, l’autorité et l’effacement de soi devant la chose publique. Par l’artifice l’impossible est en attente du possible (il se fait passer pour fou du roi). Le choix de l’artifice est essentiel car il fait montre d’avoir tenu compte du regard de l’autre. Ceci est encore plus frappant quand arrivé au pouvoir il est menacé d’en être détrôné par ses fils. Les déjouant il les traduit en justice et accepte le verdict des lois en assistant à leur exécution. Il n’est pas au-dessus des lois et entend bien les faire respecter. Ce qui sied au peuple et assied son pouvoir ; c’est pour avoir compris qu’avec la loi est posé le principe de sa transgression qu’il perçoit le désir de l’Autre.
Machiavel alors en vient aux conspirations. Leur échec est la conséquence d’une erreur de jugement. Machiavel représente une fois de plus les exigences rationnelles de l’action. En même temps on découvre la différence entre « le Prince » et les « Discorsi ». C’est dans l’agresseur que se révèle le Sujet politique, celui qui ne dispose pas de garanties extérieures, ne compte ni sur les hommes ni sur les institutions, a contre lui la force de l’Etat et celle de la coutume ; il est sujet de ce qu’il fait face à la plus grande indétermination. Machiavel fait surgir un nouveau rapport du Sujet politique au pouvoir. Dans l’autorité qui se définit dans la conjonction de la contrainte et de la conservation, ce qui est oblitéré pour celui qui l’exerce, c’est l’existence de l’Autre et du changement. (Celle-ci se donne à voir dans une représentation d’un principe transcendant, l’ordre des choses). Le conspirateur au contraire dissocie la personne du prince, de l’autorité, du pouvoir et de la loi. Machiavel passe du prince à la république pour rappeler que celle-ci est menacée des mêmes effets de pétrification. L’exemple de Manlius montre le double rapport qu’entretient l’homme politique avec le réel et avec son désir. Il lie le problème du Sujet et celui de l’Etat. La vérité s’établit à 2 niveaux : l’époque décide ; ce jugement modifie les données de l’action car il fonde un savoir politique, il ouvre à l’intelligence du présent. La faiblesse de Fabius vient de ce qu’il a préféré à d’autres moyens la conduite de la guerre par crainte d’armer le peuple (C’est ça qui est oblitéré par une peur en lien avec un désir de classe). Le Sujet politique se doit d’être révolutionnaire dans la pratique d’une politique hic et nunc. Le savoir rapporté au particulier s’arrime au point où le désir de savoir est en même temps le désir d’agir, c’est le lieu où nait l’exigence théorique.
Pour ôter à un peuple ou à un prince l’envie d’en venir à un accommodement, il n’y a pas mieux que de les compromettre dans un crime d’Etat, le crime atroce (le régicide). Un bon dirigeant peut faire naître une masse neuve capable de déloger un régime des assises du pouvoir. TS Gracchus, Pélopidas et surtout Epaminondas font passer de l’analyse de la guerre à l’analyse politique. Machiavel creuse la fonction du stratagème jusqu’à préconiser le mensonge et la fiction ; car les foules sont tributaires d’un mot d’encouragement. La masse ne vaut pas tant par ses qualités intrinsèques que par la relation qu’elle entretient avec l’autorité. La confiance s’établit à la faveur de l’invention elle-même, laquelle est un mélange de vérité et de fiction. Le peuple ne se battra avec l’énergie nécessaire que s’il croit se battre pour sa liberté. Penser l’action c’est normalement supposer que la connaissance et la conjecture sont supérieurs à la perception mais Machiavel veut faire place à l’intelligence du peuple. Dans l’exemple de Tempanius on trouve un simple soldat face à la carence d’un consul. Le lecteur découvre de plus en plus que l’autorité salvatrice n’est pas du côté du pouvoir légal. Encore faut-il que le peuple ait un capitaine-philosophe. Mais aussi le peuple n’est pas aisé à suivre… : Machiavel va chercher 2 hommes, Manlius et Valerius de style différent mais tous 2 hommes de grande vertu pour se faire un nom parmi leurs hommes. En fait le capitaine assure sa sécurité en assurant celle de l’Etat. Le citoyen et l’Etat sont toujours une menace l’un pour l’autre. Le Sujet occupe une certaine place dans l’espace social, à savoir son extraction. Un peuple est lui-même divisé entre dominants et dominés. Manlius, Camille et Cincinnatus sont des patriciens et le peuple les juge arrogants.
La suite du développement abandonne les figures de capitaine et donne au Sujet politique la figure de l’Etat. Rome et puis Florence. À repérer le lien de l’autorité et du savoir, Rome sait. Elle sait que la violence doit répondre à la violence actuelle qui est faite au peuple. Dans le régime corrompu, la véritable autorité se voit le plus souvent écartée mais elle est d’autant plus requise que les moyens ordinaires (les réformes) ne suffisent plus, l’Etat est menacé dans sa survie. Camille dans un tel contexte est à la hauteur mais cela ne suffit pas. À Florence il est temps de se mettre à imiter Rome. Mais Machiavel rappelle que imiter c’est inventer son propre modèle. Finalement tout ce développement s’en prend à Soderini. L’initiative d’un dirigeant est-elle possible dans la Florence corrompue ? Quelle forme devrait-elle prendre ? La tradition ne prépare pas pour décrire l’action d’un sujet politique aux prises avec des adversaires que la tradition ne permet pas d’identifier. Le peuple discerne mieux qu’un prince des qualités des hommes qui briguent les premières places ? Machiavel est difficile à suivre. Il s’en prend d’abord dans sa logique théorique à éliminer lia politique progressiste d’une faction des dominants. Machiavel ne répond jamais aux questions qu’il soulève, au lecteur de les tirer de la lecture de cette suite d’exemples tirés de Tite-Live, Tacite et Plutarque. Machiavel rappelle surtout que la tâche hic et nunc est de vaincre dans un lieu nouveau, un ennemi nouveau avec des troupes nouvelles. Le savoir préconisé est un savoir pratique. On pense à Manlius mais après lui vient Valerius, Marius …chaque fois pour asséner la vérité que la classe dominante quand elle n’a pas l’appui du peuple est faible. Reprenant Epaminondas (et les Thébains), Machiavel enseigne qu’il exerçait ses troupes dans des combats simulés et dans des chasses où les hommes apprenaient à le fréquenter pour avoir la confiance en quelqu’un qui croit à la victoire. il les excitait à se venger et à se battre pour leur liberté.
Epaminondas éduque les jeunes en stimulant leur désir de savoir ce qu’est la vérité de la situation.Le développement arrive à sa fin quand Machiavel aborde l’erreur de Florence dans l’épisode de Prato en analysant le rôle du traître Ridolfi. Quelles étaient les fausses informations répandues par ses soins ? Quel double jeu s’organisait à l’insu du gonfalonier ? Le tableau des complots est composé de telle manière qu’en un premier temps nous sommes incités à nous délivrer de l’ancienne foi en la bonté de la république romaine. L’art de Machiavel est d’enseigner aux jeunes la façon de déceler les foyers de corruption aux lieux divers où ils s’allument. Il y a à se porter garant des lois contre ceux qui leur opposent leur puissance privée, et à s’insurger contre les lois quand elles servent les intérêts privés de la classe dominante. Il y a à restaurer la puissance publique et seule l’intelligence de l’Histoire donne le pouvoir d’entreprendre. La théorie de Machiavel est une théorie pratique liant le général au particulier pour répondre aux exigences hic et nunc de la vérité laquelle est éternelle….mais voilée.
Sixième partie : l’oeuvre, l’interprétation et l’idéologie
Ceci n’est pas une conclusion parce qu’il ne peut y en avoir. Ce qui est à apprendre c’est dans le travail de lecture que cela s’est passé…il n’ y a pas à attendre le dégagement d’’un résumé des idées de Machiavel. On a affaire ici à l’expérience de lecture qui a pour insigne qualité de préserver l’irrationalité d’un cheminement guidé inconsciemment tant par Machiavel que par Lefort. L’enjeu est le traitement de la contradiction. L’interprète est prié d’assumer son dit comme le poids du nom de l’autre, celui de Machiavel. Quant au nom de l’interprète, il est mis en jeu par l’inachèvement de toute interprétation car c’est de la façon dont il se supporte par rapport à ça, qu’il l’affirme, ce nom. C’est là qu’il découvre sa propre question. Sur la question du savoir, justement, l’expérience de lecture ne peut faire coïncider la pensée à son objet. Et c’est là une certaine définition d’une oeuvre.
Dans l’oeuvre de Machiavel, le savoir se déploie au prix d’un effacement de ce qui vient prendre la place du donné. Le point de départ au final débouche sur une lecture de l’Histoire. La chute de la république florentine n’est pas à chercher dans des phénomènes militaires ni politiques ; ce qui est en cause c’est l’ensemble des croyances qui soutiennent les rapports de l’homme à l’autorité et à la loi, au passé et avenir, dans les choses du monde et la mort, car elles départagent ce qui est permis ou interdit, possible ou impossible, bien ou mal : c’est le christianisme qui devient d’abord l’objet de l’analyse. Il y a ici à rendre crédibles les artifices de discours que la société tient sur elle-même et par quoi elle se fournit un substitut de savoir. Pour lire Machiavel, il faut se départir de la lecture de l’Histoire qu’on a hic et nunc (en son temps mais aussi aujourd’hui). Pour défaire les réponses fallacieuses élaborées par le discours collectif, il faut avoir idée d’une question à quoi elles se dérobent. Et pour réveiller cette question, il faut en avoir repéré les signes dans les équivoques. Car elles renvoient à la différence temporelle au delà de la différence des temps. L’événement, ce qu’il donne, c’est ce qui à son défaut serait celé. À Florence, détecter l’inéluctable dans ses voies, c’est découvrir celles qui excluent la possibilité d’une créativité politique, l’invention d’ordini nuovi. Le possible barré n’a pas un statut empirique ; ce qui se nomme avec lui, c’est la dimension de l’avènement, un rapport au présent qui sous-tend l’Histoire. Le possible hante le monde proche sans se dégrader en modalité du réel.
Ce qui occupe le discours de l’oeuvre c’est la différence temporelle et la différence interne au savoir, du savoir et du non-savoir. Avec lui le possible historique se dévoile au creux de l’histoire, quasi sensible dans l’interrogation en tant qu’elle n’est pas défaut de connaissance, qu’elle ne se tient pas à la frontière du déjà connu, mais fait l’épreuve de l’être dans le rapport à ce qui n’est pas encore. La vérité de la corruption apparait dans les signes du dépérissement du corps politique. Mais sa réalité n’est pas donnée dans les signes que les hommes recueillent et qui guident leurs actes dont nul pris isolément n’est l’auteur mais en lesquels chacun est impliqué. Le rapport au réel est rapport au travail que la société effectue sur elle-même. La défaite de la république, l’entreprise de Borgia ont la puissance de rendre l’Histoire lisible ; leur fonction est de fournir un praticable à l’interrogation. Aujourd’hui Machiavel, nous le voyons comme vivant c’est à dire tout comme nous dans l’attente de ce que l’oeuvre va produire. Et d’abord de ce bouleversement, nous fabriquons une image. Toutefois l’image est trompeuse car il est vrai que la différence des temps et des lieux est effacée sans être supprimée. Le discours efface cette différence des temps mais il dévoile une différence temporelle, une différence à laquelle les termes ne préexistent pas, telle qu’ils ne sont rien en dehors d’elle, elle même non localisable quoique partout, opérante et qui entretient cet étrange rapport avec la différence dans le temps qu’elle se produit par son effacement. Cette différence ne se mesure pas dans l’univers objectif.
Si un accès s’ouvre à l’histoire de Rome, elle n’est pas romaine (ni française, espagnole ou florentine), cependant elle n’acquiert pas le statut de l’intemporel. Elle n’est rien, rien hors de la différenciation des espaces-temps. Pour marquer définitivement l’acquis sur la question du temps, faut-il manifester l’origine de ce mouvement, la cause de cet effet. Entendons que la différence temporelle cesse d’offrir un double de la différence dans le temps aussitôt qu’elle s’avère inséparable de l’avènement de la question où se défait l’assurance de la différence dans le temps. Le travail n’est pas seulement la destitution de l’objet, il y va de l’éclosion de la représentation. L’écart concerne une différence de toutes les différences objectives, creusant l’expérience de telle manière qu’elle cesse d’être ce qu’elle est, qu’elle s’avère ce qu’elle n’est pas. L’écart est mouvement de la pensée qui ne prend pas distance du monde où elle s’inscrit mais paradoxalement qui réveille en lui, et non pas à partir d’un autre bord de l’être, ce qui est son secret. Le discours de l’oeuvre à travers l’interrogation ne saisit pas le présent, il y renvoie seulement comme au latent. La poussée de l’oeuvre de l’histoire humaine est une mesure de l’avènement historique quand il se laisse capter dans le langage. L’interprète n’a aucune chance de toucher le latent, le langage est un obstacle. La véritable assurance de l’interprète est de se laisser guider par la question qui fait le travail de l’oeuvre, quand il accepte de perdre ses repères. Quoique nous entendions la question à distance de l’espace-temps où elle a surgi, elle nous attire en elle, nous invite à une proximité qui est la ressource de cette distance. La division de l’interprète entre un lecteur proche et un lecteur à distance n’est jamais annulée. Le bougé de la position du lecteur s’annonce dans son exercice.
Pourquoi Machiavel questionne-t-il de telle manière que l’objet de sa question se donne en une représentation indécise ? Nous sommes conduits à la question de l’être de la question : la question est accrochée à un nom : principio. Le phénomène de la fondation repéré dans l’expérience empirique ouvre à l’énigme du fondement de l’Etat. La vérité de la fondation ne peut se laisser circonscrire au moment de la naissance du corps politique, elle se lit aussi bien à toute étape de son devenir. L’interrogation sur le « principio » s’avère indissociable de la découverte d’une division originaire du corps social. Cette division résiste à toute tentative de l’annuler au contact de sa cause ou de son effet. Ce n’est pas dans l’animalité de l’homme que l’on trouve l’origine de la constitution du corps social. Par contre il y a un rapport de l’homme à son désir et à la loi, un pouvoir sur lui de l’imaginaire, une ouverture à l’autorité, tout en étant irréductible aux appétits de puissance, de richesse et d’honneur. La concorde est un leurre parce que l’illusion saisit les 2 camps. Pour les sujets du prince, elle couvre le désir de ne pas savoir (leur souhait est que le prince paraisse bon). L’impératif de conservation n’est pas primaire car il comprend le besoin d’incorporer l’image de l’Autre. La fonction de l’imaginaire dans la vie sociale n’est qu’amorcée dans « Le Prince ». Elle est développée surtout dans « Les Discorsi » en l’étudiant dans la politique, la religion et la guerre. L’illusion est là pour refuser d’affronter l’indétermination ou la contradiction dans les choses. Il est impossible de déterminer l’origine, l’ordre du fondement et du commencement, sans y inclure la représentation de l’origine. Il y antécédence de l’image sur le fait. Dans l’image il y a impossibilité de distinguer la part de l’illusion et la part de la vérité car c’est par elle que les hommes se mettent sous la coupe d’un despote ou font reculer les limites de la nécessité. En vain prétendrait-on à réduire le désir des Grands à ce qui fait son essence ; il s’avère insoutenable car il porte en lui le désir d’être, ce qui est son contraire (vu qu’ils sont dans une logique d’avoir). Mais l’institution règle les choses… En vain prétendrait-on réduire le désir du peuple, qui est pure négativité de ce qu’il porte la revendication illimitée de NE PAS être commandé, car il fait l’épreuve de l’impossibilité de son objet. L’institution règle les choses là aussi, à moins que le désir du peuple arrive à s’en détacher vu que son rapport à elle est ambigü. En effet la vie en société en a besoin : la vie sociale se nourrit de l’histoire et de la possibilité offerte de nouveaux organes en délivrant de la répétition. La société vit de ça.
Qu’est ce qui fait qu’un Etat, sans qu’il diffère fondamentalement d’un autre, puisse instituer un « vivere civile » ? Dans « Le Prince » on ne trouve rien qui étaye le fait qu’il existe. Mais dans « Les Discorsi » il y a Rome. Le développement ici travaille sur une critique de l’imaginaire qui ne concerne pas que les institutions romaines puisqu’elle concerne les institutions de Florence en même temps. C’est par ce dédoublement que l’équivoque se dissipe. Le discours machiavélien y conquiert la légitimité de faire parler un discours enfoui dans la vie collective et qui perce seulement par bribes. Dans l’épreuve du langage où la possibilité de l’interprétation émerge du travail de l’occultation, se donne en lui celle d’un espace social sensible en soi. Quel fondement de la pensée a-t-on oublié ? On est alors renvoyé de l’être de l’Etat à l’être de la parole. Il y a une question sur la politique mais il y a aussi une question sur l’oeuvre. Si d’un côté il y a une question sur le pouvoir, de l’autre côté ce n’est pas une question sur le savoir. La pensée de la politique ne fait son oeuvre de pensée qu’à la condition de n’être point pensée politique, de faire l’épreuve de son désir comme désir de penser.
Il nous est interdit d’occuper une position d’où l’on puisse dominer tous les rapports avec l’être. Ce qui remet le penser à l’oeuvre, une réserve l’accompagne : au registre qui attend d’être ouvert, la pensée de la politique ne saurait se conserver qu’au prix d’une rupture avec la pensée machiavélienne. Ici l’interprète reste sans voix car ce qui remet le penser à l’oeuvre lui échappe. Dans la relation qu’il établit avec le discours machiavélien, que cherche-t-on sinon un secours pour ébaucher en un lieu une auto-interprétation du discours collectif présent. Son entreprise est nécessairement condamnée. Une telle conclusion réintroduit par une voie imprévue la question de la temporalité de l’oeuvre. En fait le lecteur proche n’a jamais cessé d’être mobilisé par le discours ; seul l’artifice de l’analyse commande de marquer sa rentrée en scène. Si nous voulons désigner une question dernière qui guide le lecteur proche et de rapporter les uns aux autres toutes les questions concernant l’espace-temps du discours, nous sommes tentés de dire qu’elle est celle du foyer de l’idéologie florentine. C’est du fait de notre implication en elle que nous sommes induits à capter les informations susceptibles de soutenir la question : celle-ci règle la demande que nous adressons à l’historien.
CL signale alors que la situation est encore plus complexe à savoir que ce n’est pas à nous que Machiavel s’adresse mais à un tiers. Et nous lecteur à devoir nous insérer comme on peut à cette place de répondant nous gagnons de peut-être pouvoir entendre Machiavel. Le tiers ce sont les jeunes, i giovanni. Quel est le foyer de l’idéologie auquel puise le discours collectif dans l’espace-temps où l’oeuvre s’écrit ? C’est le lecteur proche qui est prié de tenir l’exigence et le travail de détection de ce foyer. « Les Discorsi » et « Le Prince » s’adressent à ceux qui ont désir de savoir et désir d’agir…. Bref le jeune, l’autre proche de Machiavel. Si « Le Prince » peut entrevoir la figure du proche, ses traits s’accentuent dans « Les Discorsi » comme on l’a vu dans le praemio du second livre. Pour Machiavel le proche c’est le jeune florentin. Le proche dans la lecture (son adresse) c’est le groupe qui se réunit dans les jardins Oricellari. Ici on entrevoit un enseignement semi clandestin. Machiavel dégage en même temps les gardiens d’une idéologie (les grandes figures de la Tradition comme Tite-Live) et les tenants du discours-autre (les dirigeants et ceux qui les soutiennent à Florence sous le double signe de la démesure du désir et de la puissance de l’imaginaire – désir des dominants, imaginaire du prince). L’analyse de Machiavel discrédite auprès des jeunes le discours rationaliste-techniciste, le discours chrétien et le discours humaniste…tous chargés de masquer la division des classes, la division du pouvoir et de la société civile et la différence temporelle. Le propre du discours-autre est de ne pas pouvoir se dévoiler totalement et de devoir emprunter chez l’autre (les factions s’allient) un supplément de conviction. Machiavel a fort affaire avec un véritable discours collectif face à lui.
On voit que le discours de Machiavel est dans un tel contexte un contre-discours basé sur le discours dominant. Machiavel n’a pas apporté du neuf mais un démontage idéologique ? Avec Rome, l’idéologie atteint une dimension mythique manifestant un passé hors-temps et immédiatement ramené au présent dont celui-ci rapporte un double dégradé. Les effets de l’idéologie affectent Machiavel lui-même. Mais c’est à lui qu’on doit de voir les racines de cette idéologie dans la référence à Leonardo Bruni, guide dans l’humanisme politique. À lui pourtant porteur du discours-autre, Machiavel emprunte beaucoup mais la distance de Bruni avec l’oeuvre de Machiavel est incommensurable. Machiavel se détache de Bruni en le réouvrant. Il n’est jamais possible pour un interprète d’approcher du lecteur proche. Et donc il n’y a plus que l’expérience en nom propre, moi Claude Lefort, pour occuper la place de lecteur proche. C’est l’oeuvre qui m’attire : on est impliqué dans l’oeuvre depuis un ailleurs mais en un lieu où Rome et ses gardiens nous parlent encore sous d’autres figures. L’effort pour lire dans l’oeuvre un discours anti-idéologique est suspendu à une critique des représentations qui investissent ici et maintenant notre expérience de la politique.