Ce livre raconte l’histoire de l’interprétation juridique depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. L’interprétation juridique est issue de 2 grandes traditions concurrentes. D’une part, la rhétorique, fille de la culture classique gréco-latine et du modèle démocratique. D’autre part, l’héritage biblique a imposé le modèle d’un droit codifié dans un texte parfait, qui constitue le fondement obligatoire des décisions judiciaires. Entre la période hellénistique et le Moyen-Âge du 12ème siècle, il y aura une occultation de la dimension juridique de l’Ancien Testament juif. Mais au 17ème siècle, la révolution scientifique vient de nouveau faire une rupture : rejetant l’argument d’autorité dans le domaine de l’arbitraire, la philosophie prétend désormais se fonder sur la raison pure. La conception moderne de l’interprétation ne recherche plus dans le texte la part de vérité qu’il recèle mais plutôt l’intention de celui qui l’a écrit.
Introduction : la première partie va couvrir 13 siècles préparant les avancées de la période moderne et contemporaine
La séparation radicale que la science moderne a imposée ente la raison et l’autorité déborde sur la summa divisio de la pensée juridique entre le droit positif fondé sur l’autorité du pouvoir et le droit naturel comme basé sur la seule raison. Après la 2ème guerre mondiale, l’interprétation va reprendre du service. Depuis le 19ème siècle, l’histoire des sciences et des idées en général enseigne clairement que les méthodes d’interprétation en vigueur ou en faveur sont moins le propre d’une discipline spécialisée que d’une époque particulière. C’est pourquoi toute étude sérieuse de l’interprétation ne peut être qu’interdisciplinaire. À l’intersection de ces 2 dimensions, scientifique et politique, l’interprétation juridique occupe une place charnière. La perspective interdisciplinaire cherchera donc à réconcilier la raison juridique avec elle-même, avec sa pratique, avec son génie propre, en la restaurant à sa juste place dans l’horizon de la connaissance et de la culture.
Nous avons décidé de ne pas fonder notre étude sur les pratiques judiciaires de l’interprétation. Nous avons choisi de centrer notre examen sur les traités et les ouvrages qui développent une théorie articulée de l’interprétation. D’un point de vue interdisciplinaire, il faut voir que de nombreux modèles trouvent leur meilleure formulation de la méthode d’interprétation dans un autre cadre disciplinaire. Aujourd’hui à partir des sciences économiques et sociales, des sciences du langage et de la communication. Sans oublier la théorie de la connaissance reprise en charge par la philosophie. Il nous faut donc un instrument spécifique qui favorise à la fois la synthèse et la comparaison des différentes conceptions de l’interprétation. 4 éléments constituent cet instrument :
– les techniques d’interprétation désignent les rapports formels d’ordre syntaxique ou sémantique, établis entre un signe et son interprétant, entre un texte et son interprétation.
– les méthodes d’interprétation désignent les directions indiquées pour la recherche du sens et le choix de la meilleure interprétation, de façon obligatoire, légitime ou féconde. Les méthodes d’interprétation révèlent l’économie du sens, c’est-à-dire les modes de production, de distribution et de sélection des interprétations (par exemple, la permanence trompeuse des notions homonymes).
– les procédures d’interprétation désignent le cadre dans lequel se déroule l’interprétation et les règles qui en organisent les étapes successives (comme autant de jalons du processus de décision). – la vision du droit désigne l’arrière plan sur le fond duquel s’élaborent et se combattent les théories de l’interprétation et le sol dans lequel elles plongent leurs racines.
Première partie : la dialectique des anciens
Chapitre 1 : Le modèle théorique
1 Droit et Rhétorique
Tout au plus trouve-t-on au début du Digeste une compilation de règles et de maximes qui se donnent comme une collection de recettes. Pourtant l’Antiquité a bien développé cette théorie générale de l’interprétation juridique…elle est exposée dans le traités de rhétorique.
Aristote nous dit : il n’y a de science que du général. Seul le général est nécessaire et par suite, entièrement déterminable. Les phénomènes singuliers par contre donnent toujours prise à la contingence. Et le jugement est une médiation entre le général et le particulier. L’application des lois ne relève pas du champ scientifique, ni de la science du droit, ni de la logique. L’issue d’un procès est fonction en partie du moins, des circonstances de temps, de lieu et d’opportunité qui l’entourent. Il n’y a pas de vérité accessible, les questions judiciaires ne se démontrent pas, elles se discutent. La rhétorique constitue précisément cette technique de discussion des questions contingentes, notamment politiques et judiciaires.
À Rome, les jurisconsultes sont les savants dans le domaine des lois et des procédures et les orateurs sont spécialistes de la rhétorique, de la controverse à 2. Cicéron développe la formation juridique de l’orateur. Ce partage des rôles vient de Grèce et de la tradition juridique romaine, initiée dans le commerce des dieux. Le jurisconsulte et l’orateur participent l’un et l’autre, chacun dans leur registre propre, à l’expression du droit, à la juris-dictio. À ces 2 spécialités, correspondent 2 modes d’énonciation du droit très différentes. Le jurisconsulte s’exprime seul, tel l’oracle. Il est le gardien du droit certain. L’orateur n’intervient qu’à la faveur d’une controverse pour prendre part à un débat contradictoire afin de persuader ceux que l’on a fait juges du litige, de donner gain de cause à son client. Cicéron aura pourtant moins de succès que Quintilien.
Dans le Digeste, on apprend que les jurisconsultes sont amenés à interpréter les textes juridiques pour dire le droit. Ils usent de règles et de maximes, ils ne formulent jamais de méthode en termes généraux, soucieux qu’ils sont du résultat de l’interprétation plutôt que de son mécanisme. Les traités de rhétorique ont une perspective totalement inverse. Ils sont donc amenés à proposer une modélisation de l’interprétation.
Le principe de la discussion contradictoire qui structure l’ensemble du champ rhétorique renvoie au modèle du procès. La théorie de l’interprétation, bien que conçue et conservée par la rhétorique, est avant tout conçue comme une question d’ordre juridique mais traitée du point de vue du plaideur, plutôt que du savant ou du juge.
La rhétorique est la science du bien dire. Le problème du plan et donc du classement constituent d’ailleurs la préoccupation majeure des traités de rhétorique. La division de la rhétorique d’Aristote, en 3 livres centrés respectivement sur l’orateur (ethos), le message (logos) et l’auditoire (pathos), inspire la pragmatique contemporaine. De même le répertoire des tropes et des figures.
Les règles et les moyens du discours varient en ordre principal en fonction de la question, c’est-à-dire du point à débattre, ce dont il est question. Pour cerner le nœud du litige, il y a à préciser le point à juger ou état de cause, sur lequel se focaliseront le débat contradictoire et l’attention des juges. L’état de cause détermine la quaestio au sens étroit.
Quintilien distingue 3 états de cause judiciaires: la conjecture (le fait reproché a –t-il été ou non commis ?), la définition (qui correspond à la qualification juridique du fait) et la qualité (qui envisage la légitimité de l’action). Le statut de la cause se fixe au point où les positions des parties se cristallisent en une opposition claire qui peut se formuler de façon interrogative : la quaestio. Il s’agit de déterminer l’objet du litige, la chose à juger en se demandant si elle existe, ce qu’elle est et quelle est sa valeur.
Cette tripartition ne laisse aucune place à l’interprétation. L’interprétation ne pose pas de nouvelles questions mais indique le chemin de la réponse. Dans chaque affaire, la solution du litige reposera soit sur le seul raisonnement et la matière des choses, soit dépendra d’une loi et donc d’un texte. D’où une division des causes en 2 genres : rationnel ou légal.
La classification reproduit une division plus générale et fondamentale entre les res et les verba. Cette classification est la source de la distinction essentielle sur le plan méthodologique entre les questions de droit et les questions de fait. Mais cela est en deçà de la portée qu’on accorde à cette distinction aujourd’hui qui renvoie plus à la distinction entre droit naturel et droit positif.
2 Les lieux de l’interprétation
Comme tous les états de cause, les questions légales servent de répertoire pour les lieux. Les lieux rhétoriques fonctionnent comme des matrices, des usines où les arguments sont forgés et de rubriques, des magasins qui permettent de stocker ces arguments en attendant de les exploiter. La topique se présente comme une grille.
Les lieux font office de prémisses à l’argumentation développée par l’orateur. Ils renvoient à des notions générales et des valeurs connues et acceptées par l’auditoire. Ensuite les cases se remplissent d’exemples et de formules types qui facilitent l’orateur en lui offrant des standards.
Les lieux des questions légales (de l’interprétation) se distribuent en sous catégories : les quasi états de cause qui déterminent autant de genres de questions ou de controverses que peut susciter la lecture d’un texte ; et regroupent les différents moyens que les parties peuvent soulever pour les résoudre. Il y en a 4 : l’ambiguïté, la lettre et l’esprit, les lois contradictoires et le syllogisme ou raisonnement. Structure dualiste : ainsi au demandeur qui invoque la violation de la loi, le défendeur opposera selon le cas, soit que le texte a une autre signification que celle invoquée, soit que le comportement incriminé bien que contraire au texte, est conforme à son esprit, soit encore il invoquera une loi qui contredit la première et en paralyse l’application (antinomie).
Pour échapper à l’emprise d’un texte défavorable, on avance que le texte offre 2 ou plusieurs significations possibles : l’ambiguïté.
Le statut de la lettre et l’esprit est sans aucun doute le plus important de la topique interprétative antique.
Un premier point concerne le choix des mots mêmes qui caractérisent les 2 pôles du statut de la lettre et de l’esprit de même que leur traduction. Le 1er terme de l’opposition rendu tantôt par verba, tantôt par scripta, ne pose guère de difficulté. Il est généralement traduit par la lettre. Le second pôle est rendu tantôt par le terme sententia (sens, signification, pensée, idée), tantôt par voluntas (volonté, intention). Les sources juridiques font usage beaucoup plus de la sententia que de la voluntas.
En résumé, les sources romaines se réfèrent davantage à l’esprit de l’acte qu’à l’intention du législateur.
Dans l’inventaire des lieux en faveur de la lettre, les traités de rhétorique relèvent les lieux du pour et du contre, arguments qui s’appuient sur le texte ou pas. Le statut de la lettre et de l’esprit (de inventione de Cicéron) comporte d’abord des lieux généraux qui admettent la controverse sur le statut des lois écrites et leur force : permanence versus la variabilité de ses applications. Ce texte de Cicéron fait l’inventaire des lieux particuliers au moyen desquels l’orateur construira sa plaidoirie pour ou contre le texte : à des arguments en faveur du texte on aura aussi les contre-propositions et on invoquera le caractère sacré du texte, enfin …ce n’est quand même pas à l’accusé d’ajouter aux termes de la loi !
Dans l’inventaire des lieux en faveur de l’esprit, celui qui plaide contre la loi doit commencer par souligner que sa motivation est juste. Le juge est compétent justement parce qu’il fait sortir de la lettre du texte, toujours ambigu et lacunaire par définition. L’art consiste à tourner quelque chose du texte en faveur de la cause, si juste soit-elle, il est préférable de prendre appui sur le texte en un petit quelque chose au moins.
En fait le plaideur cherche à déplacer le débat du terrain de la légalité vers la légitimité.
Par rapport aux antinomies, c’est un lieu que d’opposer à un texte de loi un autre texte de loi dont l’application conduit en l’espèce à la solution contraire.
Plus tard on développera un système de solution des conflits de lois avec une pyramide des normes mais pas à cette époque ci et on poussera à une interprétation qui concilie les 2 textes.
Quant au syllogisme, cette notion ne renvoie pas à nos définitions actuelles. Ce statut concerne l’hypothèse où l’une des parties à la cause invoque un texte pour le règlement d’une situation qui n’entre pas explicitement dans son champ d’application. Pour cela il y a lieu de faire appel au raisonnement. Celui qui recourt au syllogisme sollicite l’interprétation extensive du texte. Les arguments logiques sont au nombre de 3. A pari : l’analogie au nom de la règle de justice s’impose aux cas semblables. A fortiori : il y a les règles positives (qui peut le plus peut le moins) et les règles négatives qui vont en sens inverse. A contrario : si cela s’adresse aux hommes, ce n’est pas aux femmes. Il y a aussi les distinctions entre sens propre et figuré et ce qu’autorisent les figures (métonymie…).
Le point de fuite de l’argumentation : le juste, l’honnête et l’utile sollicitent les lieux (respectivement du juridique, de la morale et du politique), ne sont pas problématisés mais renvoient à des opinions communes. Ils sont inscrits dans la nature des choses.Les lieux donneront naissance à des règles. La rhétorique englobe l’herméneutique. Cette annexion ne va d’ailleurs pas sans poser quelques difficultés. Rome n’a pas non plus développé à côté du droit, de science de l’interprétation des textes sacrés. Par contre il existait une culture de l’interprétation des textes littéraires.
Chapitre 2 : le modèle biblique et les ressources inépuisables du texte parfait
- Le rapport au texte
La tradition juive a depuis toujours privilégié la dimension prescriptive de la Tora ( le Pentateuque). Ce texte a un statut ontologique particulier : c’est un message divin écrit du doigt de dieu. Toute règle de droit et toute décision de justice doivent procéder de la Tora. La perfection du texte (nécessaire et suffisant) impose sa réception inconditionnelle dans sa totalité et en chacune de ses parties. Pas question ici, contrairement au modèle rhétorique d’invoquer la spécificité du cas pour le faire échapper à l’empire de la loi ni de s’en référer à la nature des choses.
Et pourtant l’interprétation est bien au rendez vous : la volonté d’approfondir le sens de la révélation et le souci de prendre en compte la réalité de l’histoire entraineront des ajouts et seront qualifiés de lois orales (Michna). La Tora écrite (Miqra) prévoit le recours au juge et au prêtre pour interpréter les points obscurs et trancher les litiges.
La loi orale finira par être écrite devant la peur qu’elle soit perdue au moment de l’exil. En pratique la Michna fonctionne comme un manuel doctrinal. Elle sert à l’étude de la loi mais a cependant autorité sur le plan juridique.
À la Michna s’ajoute la Guemara (5ème, 6ème s) qui se présente comme un commentaire exégétique de la Michna. Il y a donc ici réouverture de la discussion allant jusqu’à faire valoir des éléments consignés mais non repris dans la Michna. Elle forme le Talmud au sens strict et il y en a 2 versions : le T de Babylone et le T de Jérusalem. Il y aura en outre les commentaires du Talmud au cours des siècles. On retiendra le commentaire de Rachi (11ème s). Suivi des Tossafistes, disciples de Rachi.
La structure logique du commentaire entraine que 2 textes sont mis en rapport : le 1er en surplomb (Michna) fait autorité depuis le centre. Et le second (Guemara) interroge le 1er pour en tirer l’enseignement (la page a encore en outre une marge intérieure (Rachi) et extérieure (ses successeurs) et il y a encore des renvois au-delà des marges. Leur autorité dépend de la solidité du lien tissé avec le 1er. Mais au fil du temps l’interprétation peut à son tour faire l’objet de commentaires et la chaine se démultiplie alors de façon infinie. L’autorité e la Tora est plus grande que celle de la Michna. Plus un maître est ancien plus il a d’autorité mais la sagesse s’accumule au fil des commentaires.
La lecture inépuisable commence à l’école mais se poursuit le jour du shabbat mais c’est surtout une activité de recherche qui vise à actualiser des aspects insoupçonnés des textes transmis. Josué qui suit Moïse en hérite 700 doutes sur sa lecture de la Tora (le Midrash réhabilitera l’autorité de Josué car le temps de Moïse est passé ! ). L’interprétation se juge à sa fécondité.
Les 4 niveaux de lecture jouent sur les rapports implicite/explicite du texte. Le 1er niveau (pshat) désigne le sens littéral. Le second niveau (rémez) désigne le sens allusif. Le 3ème niveau (drash) s’intéresse aux espaces vides du texte. Le 4ème niveau (sod) désigne le sens caché, on est dans la Cabale. Il y a lieu de combiner ces différents niveaux.
La tradition talmudique recense 2 listes de règles ou mesures d’exégèse à appliquer dans l’étude des lois. Les règles d’Ishlaël (13) reprendront les règles d’Hillel (au nombre de 7. De manière générale, les règles d’exégèse passent pour avoir été transmises à Moïse en même temps que la loi écrite et orale.
Dans leur ensemble, toutes ces techniques jouent en effet sur le ressort d’arguments de texte qui fonctionnent de 2 manières : – plusieurs techniques appréhendent le texte interprété d’un point de vue formel au seul niveau du signifiant ; – la plupart des techniques d’interprétation recensées fonctionnent sur le jeu de l’intertextualité. Le texte est traité comme un ensemble unique dont tous les signes sont solidaires et potentiellement en relation les uns avec les autres.
Tous ces arguments de texte reposent sur un précepte herméneutique : il faut expliquer la Tora par la Tora elle-même.
2 La discussion des significations
Comme pour les autres modèles d’interprétation, la logique s’exprime non seulement dans des techniques exégétiques, mais aussi et même surtout, dans les structures qui encadrent leur mise en œuvre, en réglant la méthode et le fonctionnement de l’interprétation.
Vu la préférence pour le concret, la pensée rabbinique manifeste une défiance extrême à l’égard de la spéculation philosophique et de l’approche conceptuelle. Le Talmud amplifie cette tendance. On n’est pas ici dans la démarche d’un avocat soucieux de faire trancher un cas réel mais plutôt dans le souci d’approfondir le sens de la loi en la mettant à l’épreuve, en la poussant à la limite. La distinction concret/abstrait ne doit pas non plus être confondue avec l’opposition général/particulier par le biais de laquelle le modèle gréco-latin aborde la jurisprudence. Chez les juifs, la formulation concrète ouvre la voie à l’interprétation symbolique et donc à l’analogie.
Dans le Talmud, la préférence pour le concret autorise souvent le passage du particulier au particulier.vOn peut éclairer un raisonnement juridique (halakha) par un passage narratif ou homilétique (aggada).
L’intelligence bornée de l’homme ne garantissant à personne d’emblée un accès sûr et direct à la vérité du message divin, l’interprétation requiert absolument la confrontation des opinions.
Recourir à un avocat était mal vu ; les juges se font avocats ente eux. Les séances académiques d’étude de la loi se tenaient 2 mois par an. Chaque mois était dédié à l’un des 63 traités de la Michna. La Guemara a été rédigée sur la base de comptes rendus de ces séances académiques. La Guemara reconstitue a posteriori une discussion polémique en faisant dialoguer des maîtres appartenant à des générations différentes que séparent parfois plusieurs siècles.
La recherche dialectique inlassable est le prix à payer pour l’obtention d’une vérité irrécusable. L’attitude des sages stimule la poursuite d’une œuvre critique qui conduit à l’extrême à la destruction du livre et de son enseignement. Et ceci a un effet en retour sur le statut de la règle de droit. Si le texte est toujours déjà là, sa portée véritable demeure à interroger.
La aggada du four d’Ochnaï réclame une discussion sur la pureté rituelle d’un four ; la discussion est menée par R Eliézer qui a contre lui la majorité des juges liés à la discussion. Sûr de sa position, R Eliézer fait appel au témoignage d’un caroubier, d’un canal, des murs de la salle d’étude et même de dieu. Eh bien ! rien à faire ! dieu s’inclinera devant la majorité de la communauté car la Tora n’est pas dans les cieux.
Ce texte connaitra une postérité considérable jusque dans la théorie du droit contemporain qui y voit la préfiguration de la rule of law et du caractère démocratique de la common law.Tout conspire à l’inflation de sens. Dans le modèle rhétorique, la pluralité des sens possibles de la loi était pensée à travers le couple des contraires droit strict/équité et le quasi statut de la lettre et de l’esprit, comme écart ontologique irréductible entre le caractère général et nécessaire de la loi et la contingence des cas particuliers (infinie diversité des applications possibles). Entre les 2, il y a la prudence. L’unité finale des significations était cependant sauvegardée au moyen du telos du juste, de l’honnête et de l’utile, renvoyant à l’ethos de la cité, ancré dans la nature des choses. Le modèle talmudique mobilise quant à lui des ressources très différentes mais dont la fonction est similaire au regard du résultat obtenu. La technique du communautaire maintient le lien et la tension entre l’unité et la permanence du texte d’une part, et d’autre part, la prolifération de ses applications possibles qui se réfèrent au texte sans s’y substituer ni l’abolir. Enfin l’unité de cette révélation est elle-même garantie par l’unité divine, le monothéisme. Un lien étroit entre l’interprétation, l’appartenance communautaire et l’orthodoxie sera repris par l’herméneutique chrétienne.
Chapitre 3 : le modèle patristique : de la lettre à l’esprit
L’herméneutique occidentale en général et les modèles juridiques d’interprétation sont nés de la collision entre les 2 héritages. À l’époque de Paul, Origène et Augustin, on instrumentalisera les catégories de la rhétorique et de la philosophie platonicienne pour puiser dans les Ecritures les témoignages de la supériorité de la doctrine chrétienne sur la loi juive et la culture païenne. Ceci va entraîner un bouleversement des fonctions et des structures de l’interprétation et notamment un sevrage drastique de leur portée juridique. 1000 plus tard, la confrontation de la religion monothéiste avec l’héritage philosophique, rhétorique et juridique gréco latin se fera à l’occasion de la redécouverte du corpus classique (Aristote). Averroès, Maïmonide et Thomas d’Aquin tentent alors d’établir au moyen de l’interprétation un compromis entre la foi et la raison. Ces 2 moments mettent en évidence une nouvelle fonction essentielle de l’interprétation comme outil de confrontation ou d’intégration des cultures.
De manière générale les juristes se sont peu intéressés à l’exégèse patristique et médiévale. Ils sont encouragés en cela par la position des Pères de l’Eglise qui ont laissé à César ce qui concernait l’héritage juridique au profit du règne e la charité. D’un point de vue strictement juridique, ce relatif mépris de la loi positive entraine des pertes considérables tant sur le plan du contenu que sur des modes de raisonnement. C’est pendant ces 1000 ans là, que se mettent en place les principes et les structures du raisonnement juridique et judiciaire.
Une 1ère polémique opposera les chrétiens aux juifs. Le problème tient à ceci que les chrétiens reconnaissent un caractère divin à l’ancien testament (AT) mais prétend en renouveler le sens. La seconde polémique concerne la réception des Ecritures (AT+NT) dans le contexte de la culture païenne. Il reviendra à Paul de trouver un argument percutant contre l’approche juive et de surcroît exprimé dans des termes proches de la culture païenne. Paul imposera une nouvelle lecture spirituelle de la loi juive : exemple du Deutéronome : tu ne muselleras pas le bœuf quand il foule le grain. Bien sûr les juifs ont commenté ce passage en lien avec le précepte du lévirat…qu’il y a lieu de faire appliquer avec tempérance. Mais Paul coupe tout lien avec le sens littéral pour libérer les chrétiens des obligations du shabbat et même du casherout.
La stratégie paulinienne devient un véritable modèle d’exégèse. Au 3ème siècle, Origène a codifié sa méthode dans un Traité des principes (TR) qui aura 2 versions (celle de Rufin et la Philocalie qui nous intéressera comme éclairage sur le TR). Le TR ne développe pas que son herméneutique. Ceci est consigné dans la 4ème partie ; les 3 premières exposent la doctrine d’Origène sur la métaphysique et les articles de la foi chrétienne. Origène a mis au point une interprétation allégorique des Ecritures juives dans la traduction grecque dite de la Septante. Il polémiquera contre les juifs, les gnostiques en arguant que les commandements bibliques sont codés et ne se lisent qu’au 2ème ou 3ème degré.
Une controverse oppose l’Ecole d’Alexandrie à l’Ecole d’Antioche demeurée plus proche des milieux juifs et qui s’en tient au sens littéral. Dans le monde latin, Tertullien veut ce retour et en tout cas veut protéger l’unité de sens contre la lecture allégorique. Au 5ème siècle, Augustin (dans la Doctrine Chrétienne) impose un compromis entre sens littéral et sens spirituel des Ecritures. Augustin dépassera Origène en influence. Augustin à l’encontre d’Origène consacre presque tout un traité à l’exposé des règles d’exégèse, mais il suit un plan proche du TR. Il faut traiter des réalités de la foi avant les signes des Ecritures. Le 2ème livre de la DC détaille les connaissances préalables nécessaires à l’intelligence des Ecritures. La théorie des signes, la détermination des livres canoniques et des meilleures traductions, la connaissance des langues et enfin l’usage de la culture classique.
En même temps que les Ecritures elles mêmes, les chrétiens ont hérité des juifs le statut clé du texte divin. Origène proche des rabbins affirmera : chaque signe est à lire et aucune correction n’est autorisée. Augustin insiste davantage sur les médiations humaines impliquées dans leur rédaction et leur compréhension. La révélation procède de l’interprétation.
L’enseignement de l’Ecriture, c’est-à-dire la charité, l’emporte sur la science. Et c’est vrai pour l’AT et le NT. Origène décline cette supériorité en une véritable hiérarchie des normes. Ceci dit, la foi chrétienne ne contredit pas pour autant la philosophie grecque, s’accorde parfaitement aux données de la raison et s’y substitue… car Platon a été inspiré par l’AT !
Les Pères de l’Eglise puisent beaucoup dans les ressources de la science païenne et surtout dans la rhétorique pour construire leur modèle d’interprétation.
Augustin commence alors un tri entre les connaissances utiles et les autres. Il retiendra ce qui au Moyen-Âge donnera les 7 arts libéraux : trivium (grammaire, dialectique, rhétorique) et quadrivium (musique, géométrie, astronomie, et science des nombres). Et surtout la science de la discussion. Origène porte un avertissement de ne pas tomber sous l’emprise de la loi païenne : il s’agit de transposer les connaissances païennes à l’approfondissement de la foi. Augustin va armer l’orateur chrétien en instrumentalisant l’outil rhétorique, en usant du statut de la lettre et de l’esprit.
La lettre tue mais l’Esprit vivifie. Origène vilipende le sens littéral plein d’erreurs. Pour Augustin, il importe peu de lire selon l’intention du rédacteur pourvu que l’interprétation conduise à la vérité de la foi.
La lecture littérale de la Bible est impossible. Les Pères sont conduits à envisager les Ecritures comme un texte ésotérique. Cette obscurité contraint à relativiser l’idéal du sens clair que la rhétorique promeut pour la conception des discours. Plutôt que de parler de sens clair ou obscur, Augustin parlera de sens apparent et caché. L’obscur a un sens plus plein.
L’opposition rhétorique de la lettre et de l’esprit mettait en forme l’hiatus entre d’une part la formule unique de la règle et d’autre part la variété des modalités et contextes de ses applications possibles. Or l’interprétation patristique ignore toute casuistique. Alors que le statut de la lettre et de l’esprit relève de l’invention rhétorique (étape de la découverte méthodologique des arguments), le couple sens propre/ sens figuré appartient à la dispositio (étape où l’orateur cherche à orner son discours en usant des tropes et des figures : ironie, allégorie).
De même que dans la rhétorique l’incongruité du sens propre signale la présence d’un trope et guide la découverte du sens figuré, de même dans les Ecritures les passages difficiles attirent spécialement l’attention de l’interprète auquel ils signalent la présence probable d’un gisement de significations mystérieuses.. Augustin impose une règle fondamentale de l’exégèse chrétienne : tout ce qui est pris au sens propre et ne peut se rapporter à la charité, est à prendre au sens figuré. Le sens littéral offre lui-même une voie d’accès vers le sens spirituel. Pour Origène, la Bible parle non du juif mais du « juif caché » (le chrétien), d’Israël « selon l’Esprit », de la Jérusalem « céleste ».
Par ailleurs, les Pères se réfèrent au principe fondamental de l’herméneutique biblique juive qui prescrit d’interpréter les Ecritures par l’Ecriture elle-même. Pour Origène et Augustin, l’interprète doit rapprocher les passages obscurs d’autres passages où figurent des expressions semblables ou identiques. Augustin propose de rapprocher les passages obscurs des passages clairs. D’une façon générale, on voit en tout cas que le modèle patristique n’apporte qu’une attention réduite aux techniques d’interprétation proprement dites.
Dans les quasis statuts juridiques de l’interprétation du modèle rhétorique, la lettre et l’esprit représentaient 2 pôles antithétiques placés théoriquement sur pied d’égalité et entre lesquels on ne pouvait choisir qu’au cas par cas. Dans l’interprétation chrétienne, le choix est clair : l’esprit l’emporte sur la lettre.
Comme le modèle talmudique, la patristique chrétienne admet la pluralité des sens de l’Ecriture mais de façon maîtrisée et orientée. Chez Augustin, fidèle au modèle rhétorique, l’Ecriture n’a qu’un sens décidé par le choix de l’interprète entre sens propre et sens figuré, le sens figuré étant lui-même unique. Origène maintient quant à lui le double niveau (sens local, sens spirituel) pour tous les passages de l’Ecriture, sauf pour les adunata (passages scandaleux ou impossibles). Il y est autorisé par le choix de l’allégorie. Mais dans le TR, il propose une doctrine des 3 sens…où le sens spirituel est subdivisé entre un sens moral révélé aux chrétiens par le Christ et d’autre part, un sens eschatologique accessible seulement aux parfaits. Cette doctrine développe une conception dynamique et progressive de la compréhension.
La doctrine d’Origène sera complétée par une doctrine des 4 sens (4ème siècle, puis reprise au 8ème siècle). Elle maintient la distinction entre sens local (historique) et sens figuré (spirituel) mais subdivise ce dernier : sens allégorique ou typologique quand l’AT annonce le NT ; sens moral ou tropologique quand les choses réalisées dans le Christ sont le signe de ce que nous devons faire ; le sens anagogique si l’on considère que ces mêmes choses signifient ce qu’il en est de l’éternelle gloire telle qu’elle apparaitra dans les temps eschatologiques.
Tout indique une stratégie d’interprétation qui projette le sens vers le futur pressenti comme l’accomplissement final et la victoire définitive de la DC. Cette stratégie est finaliste et dans un vocabulaire plus proche de celui des juristes, cette stratégie sera dite téléologique c’est à dire où la portée du texte est envisagée dans la perspective du but que l’exégète lui prête. Augustin remplace donc par charité la référence à l’honnête et l’utile (telos du modèle rhétorique) mobilisé à l’appui de l’interprétation selon l’esprit.
Contrairement au modèle talmudique qui n’offre au sens d’autre horizon que le texte lui-même, le modèle patristique considère la bible comme une étape nécessaire mais dépassable vers la connaissance de Dieu. Augustin use ici de la distinction rhétorique entre les res et les verba. Les res sont les choses de la foi ; les verba sont les Ecritures. Les choses sont premières par rapport aux signes. Subversion par Augustin du modèle rhétorique pour lequel la distinction res/verba fondait la classification des questions de droit en questio rationalis et questio legalis. (On tranche les premières directement par l’investigation des choses et de leur nature. Quant aux secondes, on n’atteint les choses qu’à travers un texte et son interprétation). Dans le modèle patristique, suite au modèle biblique, toutes les questions appartiennent à la seconde catégorie. Et pour Augustin, la distinction a pour but d’affirmer la prééminence de l’antériorité logique de la DC sur la lettre des Ecritures.
Le témoignage es Ecritures joue un rôle de preuve au service d’une apologie de la foi chrétienne. Ceci bouleverse le cadre et les structures de l’interprétation : l’application de la loi à un cas particulier qui était au centre des modèles rhétorique et talmudique est complètement perdue de vue. Le statut de la lettre et de l’esprit ne définit plus 2 positions antagonistes à tenir par des avocats adverses mais 2 étapes successives dans la compréhension de l’Écriture par un interprète unique. La doctrine des 3 et 4 sens ne met plus en scène comme dans le modèle talmudique la pluralité des possibles et la nécessité d’un choix mais organise les différentes facettes d’une signification formant un tout harmonieux sous le principe unique de la charité. Dans le modèle rhétorique, l’interprétation appartient au genre judiciaire qui traite sur le mode du probable, du juste et de l’injuste. Le modèle patristique développe quant à lui une interprétation qui prétend prouver sur le mode de la certitude la vérité et la supériorité de la DC. La discussion contradictoire est désormais rejetée en dehors du modèle d’interprétation, sur le terrain polémique.Il appartient en dernier ressort à l’Eglise de déterminer le sens véritable de l’Ecriture. Avant l’invention de la théologie par la scolastique, la révélation chrétienne est essentiellement une foi alors que la révélation telle que l’entendaient les juifs et les musulmans a plus le caractère d’une loi que d’une foi.
Chapitre 4 : le modèle scolastique : la conciliation des autorités
Dans la période agitée du haut Moyen-Âge, tant la copie que la lecture représentent une sorte de niveau zéro de l’interprétation. La compilation suppose un passage à un niveau supérieur. La compilation implique un choix et une organisation de textes qui fait apparaitre des divergences et des contradictions entre les extraits rassemblés. Ces compilations se feront dans les domaines de la grammaire, la rhétorique, la dialectique, la médecine. L’étudiant en droit en bénéficiera aussi (il y a 2 courants à ces rédactions : les canonistes et les civilistes. Au 11ème siècle, les savants médiévaux, arabes, juifs et chrétiens, émerveillés par la science grecque et latine, tendent vers un compromis qui accorde davantage à la raison.
Le problème scolastique joue un rôle dans l’étude des modèles d’interprétation pour 3 raisons : le compromis entre raison spéculative et loi religieuse est obtenu par une interprétation conciliante ; le modèle scolastique est l’un des produits de ce compromis ; le modèle entraine un équilibre à travers un mode de raisonnement essentiellement juridique dont la procédure judiciaire contemporaine reste très proche (même si la science moderne se construira contre).
Ce qui nous préoccupe, c’est le problème épistémologique et proprement juridique qui nait du choc entre la révélation biblique et la spéculation rationnelle propre à la démarcher philosophique. La question devient le statut juridique de la spéculation philosophique (et surtout celle d’Aristote). Les partisans de la philosophie ont pour tâche de réconcilier par le moyen de l’interprétation adéquate la loi religieuse avec la science philosophique.
1 l’interprétation conciliante de la loi et de la raison : Averroès, Maïmonide, Thomas d’Aquin
Le Discours Décisif d’Averroès sur l’accord entre la révélation et la philosophie est un texte de référence pour saisir la portée juridique du problème scolastique ainsi que ses implications épistémologiques sur la méthode d’interprétation. C’est à travers cet auteur que l’Occident chrétien redécouvre les textes d’Aristote. La DD est une consultation juridique (fatwa). Averroès y examine le statut légal de l’activité philosophique dans le monde musulman. Il a face à lui une masse importante de l’opinion (qui est tenue comme porteuse de l’orthodoxie). Averroès soutient, à l’encontre de cette orthodoxie, la thèse forte selon laquelle le recours à la démonstration philosophique n’est pas seulement autorisé mais juridiquement obligatoire du moins pour l’homme de science en vue de l’interprétation du Coran.
L’argumentation de la DD s’appuie surtout sur l’analogie qu’il établit entre le raisonnement juridique et le raisonnement philosophique. La science du droit et la philosophie ont tous 2 leur source dans le Coran. Mais il est surtout établi que, pour dire le droit, le juriste doit recourir au Coran mais en outre de manière obligatoire au syllogisme juridique, au raisonnement par analogie. De son côté la philosophie recourra au syllogisme rationnel. Il n’y a rien de blâmable que les musulmans l’aient appris des anciens grecs. Le recours au syllogisme rationnel est d’autant plus justifié qu’il aboutit à une conclusion certaine, alors que le raisonnement juridique n’a qu’une valeur optative (enthymème). On ne peut opposer aux raisonnements philosophiques la tradition car, contrairement aux questions juridiques relatives à la pratique religieuse, les questions théoriques n’ont pas fait le sujet d’un consensus entre savants. Averroès justifie la pratique de la spéculation philosophique au départ du Coran, par analogie avec le mode de raisonnement couramment pratiqué par les juristes lorsqu’ils combinent l’autorité du texte religieux et la force du raisonnement en vue de la solution des questions de droit.
Il y a dès lors 2 voies d’accès différentes à la vraie science, c’est-à-dire à la philosophie d’Aristote. À partir du Coran et à partir de la philosophie d’Aristote lui-même. Mais comment s’assurer que ces 2 voies aboutissent au même point ? Averroès voit 3 situations dont on retiendra la 3ème. Le Coran se prononce mais son sens obvie est en contradiction avec le résultat de la démonstration rationnelle. Alors il faut recourir à l’interprétation qui est le transfert de la signification du mot de son sens propre vers son sens figuré en suivant les limites de l’usage de la langue qui permet de désigner une chose par son analogue (métaphore), sa cause ou son effet (métonymie).
Maïmonide propose une œuvre à la croisée des chemins car il est en même temps adepte de la philosophie. Il tente de faire cohabiter raison et révélation dans une œuvre à la fois juridique et philosophique qui bouscule le modèle talmudique sans laisser libre cours à la spéculation rationnelle (en intelligence avec les arabes qui lui servent de contact vers Aristote).
L’œuvre juridique de Maïmonide est marquée par le souci persistant de rationaliser la tradition rabbinique. Il écrira des œuvres secondaires avant de rédiger la Mishné Tora (MT) où il introduit une innovation très radicale. Rompant avec la logique du commentaire, le MT se présente comme un véritable code doctrinal. Fini donc le recours à la controverse, et cela fera scandale ! L’objectif était pourtant plus pratique que théorique. L’effectivité des lois d’Israël sortira renforcée d’avoir défini leur contenu avec certitude, précision et concision de manière à faciliter leur connaissance, leur mémorisation et leur compréhension. Maïmonide reviendra pour une explication systématique sur les causes des contradictions et les moyens de les résorber dans son chef d’œuvre : le Guide des Egarés (GE).
Glissant du terrain juridique des commandements vers les matières philosophiques de la théologie, de la physique et de la métaphysique, le GE recours à une méthode d’interprétation qui réconcilie la vérité rationnelle et la vérité révélée mais en prétendant conserver la suprématie à la Tora. Mais on est très proche de la démarche d’Averroès dans le DD.
L’enseignement de GE va porter essentiellement sur les contradictions qui affectent les Ecritures. Les versets bibliques peuvent être appréhendés selon leur sens extérieur (littéral) ou comme des images (allégories). À partir du verset des Proverbes, une riche doctrine herméneutique s’explicite : -la Tora peut s’interpréter à un 2ble niveau ; -le sens intérieur est d’une autre nature (pommes) que le sens extérieur (argent). Le sens extérieur est l’ordre juridique et pratique, le sens intérieur contient une sagesse utile pour les croyances ayant pour objet le vrai dans sa réalité ; -comme dans la différence entre l’or et l’argent, le sens philosophique l’emporte en dignité sur le sens légal (privilégié par le Talmud). Le vrai est au dessus du juste, en valeur ; -le filet renvoie à la différence entre le sens exotérique et le sens ésotérique ; -les mailles du filet laissent passer dans le sens extérieur l’indice d’un sens caché et profond. Ge est proche de DD mais apporte une solution plus complexe parce qu’il marque une limite à l’approche rationnelle. Maïmonide commence par exposer les 2 thèses antagonistes, l’opinion de la création ex nihilo et d’autre part l’opinion de l’éternité de l’Univers. Tout se ramène à des arguments qui laissent un libre choix (la question reste ouverte). Les arguments d’Aristote ne valent que pour le monde une fois créé (sa doctrine vaut pour le monde sublunaire). Maïmonide va donc choisir une thèse créationniste en faveur d’une interprétation littérale (ex nihilo).Le choix de Maïmonide ne repose pas sur un argument de texte. Le texte biblique ne fournit pas le moyen de trancher entre les 2. Il faudra des critères externes.
A + M ont une attitude plus positive que les Pères envers la philosophie et cherchent à émanciper la spéculation rationnelle du poids de l’autorité religieuse. Mais ils recourent à des moyens herméneutiques identiques (à ceci près que la philosophie aristotélicienne vient occuper la place de la DC). Cette comparaison traduit en tout cas les limites techniques de l’entreprise de réconciliation.
L’œuvre de Thomas intervient au sein d’une crise profonde qui voit s’opposer les tenants de la tradition religieuse et de l’orthodoxie aux partisans de l’examen rationnel admirateurs d’Aristote (Logica Nova). Entre Averroès et Maïmonide, Thomas soutient une position médiane : concéder à la philosophie et aux autres sciences païennes (droit romain) une situation plus confortable que celle du modèle patristique. Dans la Summa Theologica (ST), Thomas réaffirme la supériorité de la théologie sur toutes les autres sciences y compris la philosophie. Il s’appuie sur l’autorité absolue de la révélation car la connaissance de Dieu excède les pouvoirs de la raison. Ceci dit, la théologie peut user de la philosophie comme un auxiliaire utile. Dans la nécessité de discuter avec les hérétiques et pour compléter les vérités de foi, la théologie utilise un syllogisme mixte dont la majeure est une vérité de foi et la mineure une prémisse philosophique.
La question des relations entre religion et droit se pose en des termes analogues à celles des relations entre théologie et philosophie. Il s’agit de concilier les héritages en déterminant d’une part l’autorité juridique des Ecritures et de ses commentaires autorisés et d’autre part, en assignant un statut à la science juridique des païens (le droit romain). Thomas consacrera une partie de la ST à ça. Toute loi véritable dérive de la loi éternelle qui n’est autre que la raison suprême de Dieu qui gouverne l’univers. De cette source unique découlent 2 voies : la voie sacrée donne des lois divines, la voie profane. Il faut bien voir que l’héritage juridique biblique se trouve réduit aux 10 commandements. La voie est donc largement ouverte au droit profane. La loi naturelle va conférer à la raison spéculative une large sphère d’autonomie, pour le plus grand bénéfice du droit romain reconnu en accord avec les Ecritures. Et ce droit va fournir à la civilisation médiévale renaissante les bases juridiques que requiert son développement.
Le compromis scolastique inspire la mise au point de nouvelles méthodes d’interprétation. L’intéressant est moins dans la doctrine annoncée que dans la variété et la virtuosité des pratiques interprétatives qui constituent la substance de la ST.
2 un modèle juridique des synthèses : la question disputée
On peut définir la quaestio comme l’examen d’une question douteuse par le moyen d’une discussion du pour et du contre appuyée sur des autorités contradictoires et tranchée par une détermination magistrale. La quaestio fournit à la scolastique un instrument technique innovant et un cadre conceptuel adapté pour aborder le délicat problème de la conciliation de l’autorité et de la raison.
La quaestio est vraiment originale et n’est pas réductible aux modèles de discussion ou d’interprétations antérieurs.
Les collections de questions qui nous sont parvenues dégagent une structure commune aux civilistes et aux canonistes : – titre et/ou exorde ; – cas ; – question ; – discussion ; – solution.
Les arguments ou preuves développés dans le cadre de la discussion sont de 2 ordres : les auctoritates (fondées sur le témoignage des textes faisant autorité) et les probabilitates (s’appuyant sur la force de la raison). On retrouve ici la distinction rhétorique des questions légales et rationnelles.
Chez les civilistes, les textes faisant autorité sont les leges puisés dans le Corpus Justinien. Chez les canonistes, ce sont les Ecritures Saintes ou les références aux collections qui compilent les sentences des Pères et du droit romain.
Dans la quaestio, les autorités constituent la matière première et le soutien indispensable de toute argumentation. Toutes les disciplines se construisent à partir des textes de base faisant autorité. Ces textes sont tenus pour authentiques. Le discours scientifique applique à ces textes fondamentaux les techniques du commentaire. Ces textes font l’objet de lectures commentées qui constituent les cours magistraux du matin.
Dans le vocabulaire juridique, l’auteur (auctor) désigne celui dont on tient ses droits. En droit romain, l’auctoritas qualifiait la garantie donnée par l’auteur, une forme de sûreté personnelle (en cas de cession). Au Moyen-Âge, elle désigne la qualité en vertu de laquelle un homme mérite considération. Par glissement métonymique, la notion désignera la personne elle –même… puis enfin son texte. L’autorité témoigne de la reconnaissance officielle d’un texte comme faisant foi de la vérité dans une discipline donnée (y compris ayant droit de cité dans l’argumentation scientifique). La pratique atténue cette définition, les commentateurs n’ont pas accès aux textes de base. L’autorité est toujours qualifiée d’authentique au sens juridique : le texte fait foi quant à son contenu jusqu’à inscription de faux.
Voici les différences avec un auteur moderne : – l’autorité scolastique désigne un texte et non une personne ; – ce texte est invoqué hors temps et hors espace mais en guise de témoignage de la vérité ; – la qualité d’auteur atteste une reconnaissance officielle, obligatoire, exceptionnelle, soit les autorités (et donc pas les compilateurs) ; – l’interprète ne cherche pas l’état d’esprit du rédacteur historique. L’interprétation « intentio auctoris » vise à replacer l’extrait dans son contexte c’est-à-dire à le comprendre à la lumière du texte dont il est issu et les débats dans lesquels il s’inscrit. Le principe fondateur de l’autorité, c’est la Bible. Celle-ci trace la voie à une culture moulée dans la forme obligée du commentaire qui puise dans un texte de référence inépuisable la source de tout savoir licite, ainsi que l’assurance de la validité de ce dernier. Le régime scolastique des autorités conduit à étendre ce statut, en le relativisant, à d’autres textes fondateurs d’autant de disciplines : Aristote en philosophie, Gallien en médecine, le Corpus Justinien en droit civil, le Décret de Gratien en droit canon.
Comme les autorités sont intangibles, seule une réconciliation heureuse peut être opérée par le moyen de l’interprétation et ce pour le plus grand bénéfice de la raison. Autorité et raison deviennent dialectiquement solidaires.
La réconciliation s’opère dans le cadre de la solution qui tranche la question. Quant à la forme, on constate une évolution remarquable. La solution tend à perdre son caractère apodictique et à devenir elle-même dialectique. Elle débouche parfois sur une interrogation ou du moins sur une opinion seulement probable.
Le problème de la contradiction des autorités et de leur réconciliation est suffisamment important pour susciter un genre spécifique de question. Elle ne s’appuie plus sur un cas mais directement sur la contradiction de 2 passages du codex (leges). L’interprétation conciliante prend ici une importance et un caractère obligé dès lors que ce ne sont plus 2 parties fictives qui s’affrontent en s’appuyant sur des autorités mais les autorités authentiques elles-mêmes qui sont placées directement en contradiction. La structure et le style de la quaestio legitima des civilistes divergent en plusieurs points de la question disputée. On arrive à une sorte de dialogue mettant en présence 2 interlocuteurs de façon asymétrique. La question peut rester ouverte. Les canonistes nomment quaestiones decretales les quaestiones legitimae des civilistes. Les autorités sont plus diverses que réellement contraires.
L’interprétation conciliante constitue une nécessité logique dans le modèle de la quaestio. La conciliation ne recourt plus à la doctrine officielle des 4 sens, ni sur la reconnaissance de 2 niveaux de sens renvoyant au sens propre et au sens figuré (rhétorique). Les techniques d’interprétation mobilisent les ressources de la dialectique ou des catégories logiques. La marche vers le système est encore souple.
Véritable modèle épistémologique de la culture scolastique, la quaestio élaborée par les juristes fixe la forme normale de la recherche, de l’enseignement et de la communication savante pour plusieurs siècles. Le recours au modèle de la quaestio se généralise dans toutes des formes de communication de savoirs. La quaestio permet également à la dialectique et à l’argumentation de trouver une place dans le traitement des affaires judiciaires dont elles avaient été évincées depuis le début du haut Moyen-Âge. La plaidoirie revient au Palais par le détour de l’Ecole. Les avocats adoptent la forme de la question. Il y a même des réquisitoires du ministère public.
La motivation des jugements est une institution relativement récente imposée depuis la Révolution. Ce développement de la solution dans le sens d’une motivation de plus en plus explicite des raisons qui ont dicté sa décision au maître marque un glissement historique de la charge de l’argumentation et du raisonnement qui ne repose plus sur les seules parties à la discussion mais également sur les épaules de celui qui a pouvoir de décider.
Le juge professionnel doit répondre aux moyens soulevés par les parties. Il doit en outre dire le droit. Le juge fait office de savant car il décide en prononçant une application correcte des règles de l’ordre juridique dont il contribue à préciser le sens.Le juge constitutionnel chargé d’apprécier la conformité des normes législatives aux normes supérieures préférera non pas de supprimer le texte légal mais de proposer une interprétation conforme à la Constitution, quitte à recourir pour ce faire à une exposition révérencieuse du texte litigieux.