Banner background

Le sens des lois – Histoire de l’interprétation et de la raison juridique – Deuxième partie


Auteur du livre: Benoît Frydman

Éditeur: Bruylants

Année de publication: 2007

Publié

dans

par

Étiquettes :


Le droit naturel moderne n’est en rien réductible au jusnaturalisme. L’école du droit naturel moderne inaugure la redoutable inféodation de la jurisprudence aux principes et aux méthodes des sciences exactes. C’est bien un projet épistémologique. 

Deuxième partie : la science des modernes

Chapitre 5 : le modèle géométrique : le divorce de l’autorité et de la raison 

1 la révolution scientifique et les règles de la méthode

Après la créativité des débuts et les chefs d’œuvre du 13ème siècle, le modèle scolastique dans une 2ème période entame un long déclin freiné un tant soit peu au 14ème – 15ème siècle. Cependant le rapport au savoir de la Renaissance demeure fondamentalement de l’ordre de l’interprétation, même si les humanistes prétendent en renouveler les techniques.

Les pionniers de la science nouvelle définissent par contre un modèle de production du savoir radicalement différent. Abandon du texte authentique comme support obligé de la connaissance et fondement de la vérité, au profit de l’observation et de l’expérience, du classement, du calcul et de la mesure. Galilée pousse les savants sur la voie de l’expérience reproductible avec une traduction possible en équations. 

Descartes va chercher une assise à la philosophie nouvelle puisqu’on ne peut se voir conforté par l’université et l’autorité des textes (Aristote est bourré d’erreurs). La méditation n’est pas une discussion rhétorique. Elle tente d’appliquer à la métaphysique la méthode expérimentale. La certitude ne se trouve que dans « le moi ». Le sujet prend conscience de lui-même en tant qu’être de raison. La conscience du sujet remplace l’autorité du texte comme fondement de la science.

La vérité est propre à l’idée, non à celui qui la produit. La vérité n’est pas logée dans l’objet et ne se donne pas dans l’observation brute des phénomènes. C’est dans la rigueur des principes que la vérification d’une idée s’établit. La vérité est une qualité inhérente à l’idée vraie. Le critère de la vérité peut être découvert par connaissance réflexive : ce qui fait prendre conscience de la vérité certaine de l’idée, c’est l’évidence avec laquelle elle s’impose à mon esprit. Cette évidence est produite par le caractère clair et distinct des idées avec lesquelles mon esprit est mis en présence.

Descartes définit les principes de sa méthode par analogie avec le droit. Les vérités mathématiques font ici figure d’idéal. Un 1er modèle  prend pour paradigme les Eléments d’Euclide : soit un enchaînement de théorèmes déduits progressivement au départ d’un nombre réduit de définitions et d’axiomes tenus pour accordés. On appellera système ce modèle. Une 2ème manière propre au Discours de la Méthode préconise de passer par l’énumération complète sous forme d’un recensement exhaustif de tous les éléments qui constituent l’ensemble envisagé sous forme d’une mise en catégories qui articulent en sa totalité le domaine étudié. On appellera ordre ce modèle : sous forme d’un tableau.

La pensée juridique a été rapidement gagnée par les idées et les méthodes nouvelles. Le projet sera de reconstituer le droit ou le modèle des sciences exactes. Le droit naturel choisit la forme du système. Le droit positif fait l’objet d’une mise en ordre sur le modèle du tableau. La jurisprudence sera aussi influencée de cette seconde façon.

2 le système du droit naturel

Le droit naturel moderne n’est en rien réductible au jusnaturalisme. L’école du droit naturel moderne inaugure la redoutable inféodation de la jurisprudence aux principes et aux méthodes des sciences exactes. C’est bien un projet épistémologique. 

Il faut bien dire que le droit naturel moderne a trouvé dans le droit international public un débouché important et fécond. Et ce parce que la nouvelle philosophie, la nouvelle science du droit se situe de préférence au niveau universel, plutôt qu’à l’échelle des Etats et de la singularité de leurs usages. D’autre part la Réforme prive le droit des gens de ses autorités et de ses arbitres habituels qu’étaient la Bible et la tradition. Grotius et les jus naturalistes vont chercher un nouvel idéal régulateur dans la raison more geometrico. Cependant l’empire du droit naturel ne se cantonne nullement au droit des gens. Ce qui distingue la règle naturelle de la règle positive, c’est la méthode au moyen de laquelle on parvient à la connaissance de la règle. La règle positive est attestée par un texte contraignant, la règle naturelle est découverte par le moyen de la raison seule.

La référence à la nature est à bien comprendre. Si pour les anciens, le droit naturel était finaliste, se rapportant à l’ordre de la Nature comme guide de l’action humaine, il perd chez les modernes, dans un monde désenchanté par la science, son caractère substantiel et axiologique. À l’horizon de la modernité, tout objet de science peut être abordé de 2 manières : soit par l’intermédiaire des autorités, soit par l’observation et le raisonnement. La démarche spécifique au droit naturel moderne relève de la seconde.

Le projet méthodologique du droit naturel moderne se définit de prime abord en opposition au raisonnement more juridico du modèle scolastique..où l’autorité constituait le support nécessaire de tout savoir authentique et donc la raison spéculative ne pouvait se déployer que dans cet abri sous prétexte de concilier leurs contradictions. Le droit s’établit en dehors du droit écrit.

Il faut avoir en tète que Grotius, dans De iure praedae commentarius, a commencé par créer une nouvelle méthode pour les juristes avant le Discours de la Méthode et avant l’Ethique de Spinoza. Dans Droit de prise, la dissertation qui se range dans la tradition du commentaire commence selon le modèle de la quaestio par exposer le cas (l’arraisonnement du Catherine). Ensuite Grotius met en avant le caractère très compliqué du débat où il s’engage : en effet ici on est concerné par les 3 genres du discours : judiciaire, épidictique (morale), délibératif (politique)… et il décide qu’il faut avant tout examiner le cas du point de vue du droit. On attend maintenant la discussion des autorités pour et contre. C’est ici que Grotius s’engage sur une voie nouvelle motivée par un souci d’efficacité : vu le contexte du litige, le seul juge ne peut être que la raison ; rien d’écrit n’est valable entre ennemis. La vraie voie (ouverte par les juristes de l’antiquité) c’est de revenir à la vraie source de la nature, c’est-à-dire à dériver la science du droit de la philosophie. Considérons ce qui est vrai universellement et en tant que proposition générale ; ensuite spécifions cette généralité progressivement, adaptant celle-ci à la nature particulière du cas examiné. Ainsi le cas d’espèce ne sera plus le 1er moteur mais le point d’arrivée du raisonnement juridique.  

Qu’advient-il de la transposition dans le champ juridique du modèle géométrique d’Euclide ? cela ne métamorphose pas le droit en une discipline mathématique mais il exprime néanmoins la naissance d’une nouvelle conception du droit et de la science juridique.

Le système géométrique repose sur l’énoncé préalable d’axiomes et de définitions qui ensemble constituent les notions communes considérées comme accordées sur la base assurée desquelles les théorèmes peuvent être démontrés. Les jus naturalistes vont donc chercher ces propositions primitives qui doivent être des principes clairs et évidents par eux-mêmes. Ces principes sont déterminables par la raison seule indépendamment de toute expérience. Le droit naturel constitue à l’égal des mathématiques une discipline purement à priori. De façon remarquable, ces principes premiers sont rapportés à la seule définition du droit ou de la justice. Le propre d’une définition parfaite est d’exprimer l’essence même de la chose ou du concept. Grotius avance le double principe d’amour de soi et d’autrui ; Pudendorf parle de principe de sociabilité ; Leibniz définit la justice comme l’obtention du plus grand bonheur possible ; Hobbes l’identifie strictement au respect des conventions, c’est-à-dire du pacte social fondateur.

Pour Locke, la raison est une faculté discursive de l’âme qui progresse du connu vers l’inconnu par déduction, proposition après proposition, dans un ordre déterminé et logique. La démonstration suppose nécessairement le recours au syllogisme. Le syllogisme doit mettre en relation la règle découverte en conclusion avec le principe dont elle procède directement. Le syllogisme moderne n’a pas de valeur en soi mais comme maillon d’une chaîne. Et c’est le système, complet et achevé, qui constitue proprement le droit naturel.

 3 la redéfinition du statut d’autorité

Locke critique terriblement les traditions. Spinoza dit que l’enseignement tiré des textes relève de la perception par ouï dire (la pire). Hobbes réduit l’autorité des livres à …la prudence… ce qui n’est pas la science (qui elle ose !)

Dans la rigueur des principes, l’adhésion ou la soumission à l’autorité d’un texte quel qu’il soit, ne constitue pas pour les modernes, un acte rationnel. L’adhésion à un texte relève moins de la connaissance que de la croyance. Pour Spinoza, les Ecritures sont là pour prescrire l’obéissance aux commandements. Hobbes étend cette lecture à tout le droit positif : la loi ne délivre pas d’enseignement ni de conseil ; elle décrète un commandement. La volonté ici sous-jacente prévaut en vertu des pouvoirs du Souverain. En même temps qu’elle change de statut, l’autorité change de définition. L’autorité est ostracisée du champ scientifique. Débarrassée de toute prétention à la vérité, l’autorité se concentre sur son caractère obligatoire. Et puisque l’obligation ne doit plus rien à la vérité du discours, elle cherchera ses appuis uniquement du côté de la puissance et de la force.

De tous les textes anciens, les écrits des jurisconsultes romains sont traités avec le plus de considération. Grotius leur reproche cependant d’avoir confondu le droit naturel avec le droit des gens. Domat et Leibniz feront grand cas des textes romains dans le domaine du droit civil. En résumé les modernes ne considèreront les textes anciens que s’ils sont conformes entre eux et surtout avec les conclusions de l’examen rationnel.

La raison critique d’une part et l’interprétation des textes d’autre part sont considérés comme 2 modes d’investigation complètement différents et doivent être séparés de façon étanche. Cette division (philosophie-théologie) a des conséquences dans le droit qui sépare droit naturel et droit positif. Le 1er dérive de la raison seule. Le second dépend uniquement de l’autorité. La séparation moderne de la raison spéculative et de l’autorité des textes, si elle permet l’émergence du droit naturel redéfini comme raison juridique pure, se paie d’un prix élevé : le repli de la raison hors des textes de droit positif. Cette distinction orientera les conceptions juridiques modernes jusqu’au modèle kelsenien. Et prendra une responsabilité importante dans la crise grave qui affectera le positivisme juridique après la seconde guerre mondiale.

4 la mise en ordre du droit positif

Le modèle géométrique transforme en profondeur la vision du droit des modernes. Tandis que les anciens partaient toujours d’un cas particulier et concret, les modernes envisagent le droit sous forme d’un système cohérent et complet de règles générales et abstraites. Le droit naturel sert ici d’épure à l’organisation scientifique du droit positif auquel il fournit un guide épistémologique. Domat (les lois civiles dans leur ordre naturel) rappelle la liaison nécessaire qui unit l’ordre à la science et à la raison en parfait accord avec les discours des théoriciens de la raison moderne et du modèle géométrique. Tandis que le droit naturel qui prétendait déduire à priori les règles de droit de la raison pure, empruntait logiquement la forme du système, la science en germe du droit positif, qui porte sur les règles du droit arbitraire, c’est-à-dire non sur des principes rationnels mais sur des données du réel, se construira en référence à l’idée d’ordre. Et ceci conduira à l’idée d’ordre juridique.

L’effet escompté de cette mise en ordre est : -la brièveté par le retranchement de l’inutile ; -la clarté par le simple fait de l’arrangement. Leibniz va plus loin que Domat : idéalement le corpus juridique se réduit en définitive à un unique tableau synoptique. Du point de vue théorique, ce souci scientifique est en outre immédiatement lié aux commodités de l’apprentissage du droit (du point de vue pratique). La mise en ordre autorise une connaissance généralisée des règles par tout un chacun. Cette idée reprise du temps des Lumières poussera à la codification du droit positif.

Le droit positif ne se présente pas dans un modèle géométrique comme une compilation de textes mais comme un ensemble ordonné de règles. Les textes ne sont plus des autorités justifiables d’un commentaire ou d’une interprétation mais des données empiriques qui relèvent d’une histoire. Au final, la science moderne du droit positif n’accorde aux anciennes autorités qu’un statut en définitive guère plus enviable que celui dans lequel les cantonnent les traités de droit naturel.

Les lois romaines rassemblées dans le Code Justinien sont considérées comme un matériau de 1ère importance. Mais attention ! il y a dans le droit romain de graves vices et désordres réclamant corrections. Leibniz fera le même constat que Domat. 

La mise en ordre du droit positif conduit tout naturellement les juristes à prêter à l’ordre juridique les propriétés classiques des systèmes logiques formels. Par univocité on entend que : la caractéristique constitutive des systèmes formels tient à leur syntaxe de langue artificielle et parfaite, formée uniquement de symboles univoques. Leibniz poussera la formalisation dans le cadre de la procédure judiciaire. La règle de droit conserve partout et toujours le même sens et la même portée. Par cohérence : les systèmes sont cohérents parce qu’ils conservent le principe de non-contradiction. Par  complétude : le système juridique est postulé à priori pouvoir fournir une et une seule solution à tout problème de droit donné. 

L’exception est intolérable parce qu’elle met en cause l’identité à elle-même de la règle ; avec l’exception, la règle se contredit en quelque sorte elle-même. Leibniz pense bien en venir à bout. La règle ne peut être comprise qu’en considérant le système global dans lequel elle s’insère. Toutes les exceptions ne tombent pas facilement mais elles sont alors transformées en antinomie potentielle qu’il appartient au système de résorber.

La modernité met en place un certain nombre de méta-règles destinées à éliminer les contradictions susceptibles d’affecter un ordre juridique donné : soit le principe herméneutique, la règle de la spécialité et la règle temporelle. On y ajoutera les règles de compétence.  

Quant aux lacunes, elles sont un effet de la mise en ordre des règles qui menacent la complétude du système. Si chaque règle ne peut avoir qu’un seul sens, alors il est probable qu’on aura de la difficulté à découvrir pour chaque situation spécifique la règle qui lui est propre. 

5 la logique de l’application des règles et le syllogisme judiciaire

Tandis que le droit se pense sur le modèle de l’ordre et du système, le procès, la contestation et la chicane symbolisent le désordre. De même que pour l’antinomie, le rejet  de la contradiction provoque une véritable aversion pour le procès et pour le débat contradictoire qu’il met en scène. 

Selon le tableau des cas selon Leigniz, réduire le droit à un système formel réclame la réunion de plusieurs qualités : – la formalisation du langage juridique en une langue parfaite dont l’usage serait imposé aux gens de justice ; -l’établissement pour le droit d’une description exhaustive des notions juridiques élémentaires ; – le recours à l’art combinatoire afin de pouvoir composer au départ des notions élémentaires, l’ensemble des propositions juridiques possibles ; – l’application d’un critère de mesure (le principe d’utilité et sa maximisation) permettant de classer les solutions juridiques d’après un ordre de valeurs calculables et sur cette base de choisir entre elles la meilleure.

Leibniz travaille par ailleurs à un projet de jurisprudence rationnelle.  

Le Traité des délits et des peines de Beccaria développe la formule du syllogisme judiciaire. Ce traité de 1764 aura un grand retentissement car le public y reconnait les principes des Lumières mais surtout les moyens de leur application dans le domaine de la procédure criminelle (qui en avait grand besoin). Le jugement correct ne procède pas d’une interprétation de la loi mais bien d’une  application purement logique de celle-ci. Ce traité se donne explicitement pour but de verrouiller la décision judiciaire en supprimant toute marge de manœuvre aux magistrats dans l’application des lois.

Le syllogisme judiciaire remplit une fonction essentielle de médiation en reliant la solution de chaque procès au système même de l’ordre juridique dans son ensemble. Il dépasse une faiblesse de Leibniz qui gardait une différence entre le système des règles et le tableau des cas. L’ordre immuable présente comment : indiquer la loi, établir le fait, déduire la solution de leur rapprochement. Ce mouvement va du général au particulier ; – la formulation moderne du syllogisme formalise la séparation étanche du droit et du fait. Le syllogisme permet de passer par pertes et profits les débats et arguments des parties. 

La révolution française étendra la théorie de Beccaria au droit pénal et même à l’action du pouvoir exécutif.

Beccaria combat le faux principe encore soutenu par Domat : à savoir, la primauté de l’esprit sur la lettre. Beccaria impute à la quête de l’esprit la responsabilité des désordres que provoque l’interprétation. S’il est source d’incertitudes et de controverses, c’est que derrière l’esprit des lois se dissimule la subjectivité du juge dans ce qu’elle a de moins réfléchi.

Les modernes à leur tour s’emparent du statut classique de la lettre et de l’esprit pour l’investir d’un contenu nouveau : objectif/subjectif, ou encore raison/passions. La lettre de la loi est objective et fait entendre la voix de la volonté générale. Seule la lettre se prête à la structure formelle du syllogisme. Le sens littéral montre un caractère public : il est accessible à chacun qu’il soit juriste ou non. Le sens littéral est le seul sens véritable et légitime de la loi. Pour Montesquieu, le sens littéral s’impose dans un régime républicain. En tant qu’elle ajoute à la formule générale de la loi, l’interprétation menace la liberté des citoyens et conduit au gouvernement (tyrannique) des juges.

La révolution scientifique moderne modifie radicalement l’économie du sens. Elle nous laisse en présence d’un sens raréfié. Ceci n’a pas que des avantages.   

En République, le pouvoir d’interpréter les lois et de même que celui de l’établir n’appartient pas au juge mais uniquement au législateur, au souverain, au pouvoir en place. Ce qui est neuf du temps des modernes c’est le statut de l’interprétation : elle est rejetée dans le domaine de l’irrationnel. 

L’interprétation a beau leur être interdite, les juges ne sauraient en réalité s’en passer… Sorte de Cousine Bette, l’interprétation travaille très bien dans l’ombre pour assurer les sales besognes que la raison géométrique trouve trop ardues. Comment la raison va-t-elle faire avec sa part d’ombre, sa part d’irrationnel ?

D’autres constructions théoriques s’échafaudent comme la théorie de l’interprétation des conventions développées dans les traités de droit naturel. Mais aussi la critique de l’interprétation des Ecritures engagée par Hobbes et Spinoza. La 1ère subira les effets du discrédit du jus naturalisme.

6 l’interprétation des conventions dans le système de droit naturel

Les jusnaturalistes envisagent en ordre principal l’interprétation des traités internationaux devenus la source 1ère du droit des gens. On va se centrer sur 3 traités majeurs du droit des gens issus de l’Ecole du droit naturel moderne : le droit de la guerre et de la paix (Grotius), le droit de la nature et des gens (Pudendorf), le droit des gens (Vattel). On ne fera pas ici de référence explicite à tel ou tel auteur qui se complètent beaucoup. 

Le point de vue conventionnaliste considère le consentement comme le fondement de toute autorité en droit privé et en droit public. Procédant du contrat social, la loi n’est elle-même qu’une convention dérivée.

L’âge classique assimile le droit à une langue bien faite. Les modernes développent une théorie normative du langage qui prend appui sur le droit. La langue est identifiée à une convention juridique. Le discours se conçoit dès lors comme transparent. Une relation circulaire s’établit ainsi entre le droit et la langue.

Le sens et la portée d’une convention sont référés à l’acte de vouloir, comme une faculté psychologique. Il est important de bien distinguer la volonté et le jugement. La volonté arbitre entre les désirs tandis que le jugement arbitre entre les opinions, les raisons. Il faut se garder de confondre la raison de la loi ou d’un acte avec l’intention de cette loi ou de cet acte. Certes la raison peut être un moyen pour découvrir l’intention. Mais souvent le vouloir se détermine en fonction de plusieurs raisons concurrentes. 

La règle pacta sunt servanda réserve au cocontractant un pouvoir de contrainte qui doit être effectif Et puisque la raison établit les règles certaines qui déterminent et fixent le sens de l’intention, ces règles-ci qui dérivent du principe pacta sunt servanda relèvent bien du droit naturel et ont une portée universelle et obligatoire.

Étant entendu que le sens de l’obligation doit être rapportée à la volonté de l’auteur de l’acte, encore faut-il déterminer avec précision la personne dont l’intention doit être prise en compte. 

Le principe général qui guide la théorie jusnaturaliste consiste à établir l’intention sur la base des signes extérieurs de la volonté : les paroles et les conjectures. Les conjectures désignent de manière très large tous les indices indirects de la volonté qui supposent quelque raisonnement au départ, soit, des termes du contrat, soit, du comportement des cocontractants. Nous allons parcourir 3 situations.

Les termes de la convention doivent en principe être compris dans leur sens propre selon l’usage commun. On prendra pour vrai ce qui a été suffisamment déclaré. 

La seconde méthode pour déterminer la portée d’une convention consiste à combiner l’examen des paroles et le recours à des conjectures…en cas d’obscurité manifeste des paroles mais en outre lorsque les conjectures sont si évidentes qu’elles se présentent d’elles-mêmes comme forçant à s’éloigner de la lecture ordinaire des termes. 

Les conjectures sont requises  pour préciser l’intention de celui qui s’est exprimé de façon obscure. Elles sont de 3 espèces : -nature de l’affaire ; -effets de la convention ; intertextualité.

En matière contractuelle, les choses favorables sont les dispositions qui placent les parties sur un pied d’égalité ou qui tendent à l’intérêt général. Les choses odieuses rompent cette égalité ou tendent à modifier un état de choses convenu. Il y a 6 règles d’interprétation fondées sur la distinction objective entre choses favorables et choses odieuses (cela ne passera pas à la postérité).  

Le recours aux conjectures seules vise à pallier un défaut de volonté notamment dans les cas non prévus par les parties ou quand il faut redresser une manifestation de volonté jugée inadéquate. 

La situation où les conjectures seules autorisent une interprétation restrictive sont plus nombreuses. L’hypothèse de l’incompatibilité du cas avec la volonté regroupe des conjectures qui tirent moins parti de l’intention des contractants que des principes de la raison naturelle. Ici aussi il y a 3 cas : -le cas où l’interprétation ordinaire conduirait à quelque chose d’illicite ; -si pas illicite, en tout cas trop insupportable pour être équitable ; -quand des conventions imposent des solutions différentes et contradictoires à un cas imprévu.

Chapitre 6 : le modèle philologique : l’interprétation comme science exacte

1 l’invention moderne de l’interprétation scientifique : Hobbes et Spinoza

Éloigné des subtilités des jusnaturalistes, Hobbes fonde sa théorie de l’interprétation sur la volonté pure du pouvoir. La loi est l’œuvre du souverain qui n’est pas tenu lui-même par les commandements qu’il édicte (le signe est artificiel et il oblige sous condition de sa notification). Le pouvoir de juger comme celui d’interpréter appartient exclusivement au souverain qui est aussi législateur. 

Vient alors une question centrale : cette intention peut-elle prévaloir contrairement à la raison ? Hobbes répond avec la ratio legis : qui n’est pas la rationalité universelle du droit naturel mais la volonté d’une personne, le roi. Comment le juge déterminera-t-il dans le doute la volonté réelle du souverain ? Si par lettre on renvoie à l’ambiguïté naturelle du langage ouvrant la voie à des significations et discussions interminables, alors il faut redéfinir le sens littéral. Le sens littéral est ce que l’intention du législateur a voulu que la lettre de la loi signifie. Il n’y a donc plus à distinguer la lettre et l’esprit. 

Le recours à l’interprétation authentique, par voie directe ou par délégation, pose problème pour l’interprétation des Ecritures. Or ce texte a une importance juridique fondamentale. On est à l’époque des guerres de religion et il y a en outre une concurrence très vive que se livrent l’autorité civile et les autorités religieuses. Dans Léviathan, Hobbes poursuit un enjeu politique crucial : il s’agit de restaurer la sécurité et la paix civile…en privant les églises et leurs représentants de tout pouvoir normatif et juridictionnel autonome. On est dans un régime royal absolutiste.

La méthode de Hobbes va retirer des textes eux-mêmes, notamment des faits qui y sont relatés, de l’analyse de la langue et du style, des indications fiables quant à l’identité de leur rédacteur, à la date de leur composition, à leur authenticité (sens = absence d’altération) et enfin à leur statut obligatoire. 

Nous n’avons aucune preuve du caractère véridique des Ecritures mais bien que celles-ci ont été fixées et déterminées comme telles par l’autorité de l’Eglise. La question est donc : qui a l’autorité de conférer à ce recueil incertain une valeur légale et obligatoire ? Quant à la révélation chrétienne, Hobbes démontre qu’elle n’a d’autre portée que morale et pédagogique et donc aucune vocation juridique. Le christ n’a pas donné de nouvelles lois mais le conseil d’observerr les lois naturelles et positives auxquelles nous sommes assujettis par ailleurs.

Le souverain civil sera l’interprète authentique des lois bibliques et religieuses en général, comme il est celui des lois civiles. 

À 1ère vue, Spinoza s’aligne complètement sur la position politique de Hobbes (il y a 19 ans d’écart entre le Traité théologique et politique et le Léviathan). Il subordonne le droit divin au décret du souverain laïc et fait de ce dernier son interprète authentique. Il se démarque de Hobbes en tant qu’il estime que le pouvoir normatif en matière religieuse, doit être strictement limité. Il ne restera au souverain qu’à régler les formes extérieures du culte. La religion devient ici une stricte affaire privée. Et l’autorité civile est invitée à la tolérance et garantir à chaque individu le droit de penser et de s’exprimer librement.

La liberté de conscience ne s’arrête pas aux croyances religieuses mais s’étend aux opinions et au libre examen des questions scientifiques. Allant plus loin que Hobbes, il estime indispensable de saper les fondements mêmes sur lesquels reposent l’autorité abusive et tyrannique des théologiens. Pour y arriver, il doit démontrer l’insuffisance et les erreurs de l’interprétation traditionnelle mais il est en plus nécessaire de substituer à celle-ci une nouvelle méthode d’interprétation scientifiquement valable. Il y a lieu de se préoccuper de l’établissement philologique du sens.

La nouvelle méthode est développée dans une logique stratégique ; elle sert de contre feu pour contrecarrer la nocivité de l’ancienne herméneutique et la méthode scolastique.

Hobbes avait déjà attaqué violemment la méthode ancienne d’interprétation des Ecritures. Spinoza renchérit en parlant de l’interprétation des théologiens comme…délirante et ce par crainte d’être convaincus d’erreurs s’ils acceptaient la confrontation à une autre méthode. Les docteurs ont altéré l’Ecriture et sèment non l’esprit de charité mais la haine. La superstition se glisse dans leur enseignement. Il ne faut donc pas une lumière surnaturelle requise à la compréhension d’une lecture des Ecritures.  

Mais la critique vise les scolastiques, ceux qui avaient prétendu réconcilier  la Bible avec la philosophie. La critique vise Aristote, Platon et puis Maïmonide. La critique vise le chapitre 25 de la 2ème partie du GE. Selon Spinoza, le péché capital de l’exégèse de Maïmonide tient à ce que le sens véritable de la Bible ne peut être découvert par le seul examen du texte. En effet, ces assertions ne sont pas sûres avant d’avoir été confirmées par la raison ou la science. Or cette technique se révèle vaine car la plupart du temps les questions abordées par l’Ecriture sont surtout indémontrables. Pour Spinoza, il faut séparer radicalement la raison et l’autorité.

Le statut épistémologique de l’autorité est attaqué sur : la présomption irréfragable de vérité dont bénéficie le texte révélé. Il ne faut pas confondre le vrai sens du texte, la signification que le texte exprime et que son auteur a voulu exprimer et le sens vrai : c’est-à-dire ce qu’il en est en vérité de la matière  traitée dans le texte. On a donc 2 moments : la séparation raison/autorité et la séparation sens/vérité. Le TTP sera considéré come sacrilège car amenait à désacraliser la bible permettant du coup son étude scientifique.

La vérité du texte n’est pas donné en amont dans son autorité mais éventuellement en aval par le jugement de la raison. La bible n’est plus qu’un texte comme un autre. Il s’agit de soumettre l’Ecriture comme élément du réel aux règles universelles de l’examen scientifique. L’Ecriture est donc un fait historique, une lettre morte et ceci revient à inventer l’Histoire. 

L’Ecriture et la Nature ne nous donnent pas de définitions  des choses dont elle parle. Ces définitions doivent donc nécessairement être construites à partir de l’enquête empirique. L’historien les classe alors et les remet dans l’ordre de la raison afin d’en déduire les définitions et les catégories. Voici Spinoza redonner vigueur au principe talmudique : interpréter la Tora par la Tora, l’Ecriture par l’Ecriture ! mais attention ! Spinoza subvertit le principe : il y a 2 volets à la critique textuelle moderne : le volet interne (examen du texte lui-même) et externe : le texte est mis en rapport avec les circonstances historiques de sa production et de sa réception.

Une fois le vrai sens établi, l’interprète classera les propositions clairement établies dans l’ordre dû (par le modèle géométrique). L’interprète prendra en considération uniquement les affirmations établies de manière univoque et certaine. Vu les Ecritures, les propositions se trouvent en nombre très réduit et le message est d’ordre normatif (plus moral que véritablement juridique) et très proche du message d’Augustin. Mais ce message surtout est en parfait accord avec la raison. Sur ce point on peut même dire que le sens vrai se rapproche nettement du vrai sens : la loi divine coïncide avec la loi naturelle. 

2 l’Ecole de l’exégèse, l’Ecole historique  et la philologie

La question qui va nous guider, c’est comment le modèle de Spinoza, à la base de la critique historique moderne, va servir dans le domaine juridique aujourd’hui. Qui dit philologie, dit exégèse. C’est Lessing qui va remettre Spinoza à l’honneur après une éclipse durant le 18ème siècle : en transposant la méthode d’interprétation du philosophe dans le domaine de la critique esthétique et littéraire. 

La philologie n’est pas limitée à un objet et conçoit l’ensemble de la culture comme son espace  naturel d’investigation. Boeckh en fait une philosophie qu’Humboldt fera sienne. Mais c’est à Schleiermacher que revient le mérite de faire de la méthode philologique un modèle de connaissance  transdisciplinaire, lequel sera parachevé par Dilthey. Dans le domaine du droit, la méthode philologique se fixera dans une Ecole célèbre : l’Ecole historique du droit. Savigny et Grimm feront reconnaître l’homologie de structure entre droit et langage : les 2 ont une même histoire, trouvant leur origine dans la conscience populaire et devant leur développement organique à une nécessité interne liée à la vie du peuple dont ils expriment l’identité. D’Allemagne cela passera en France avec Renan, Taine et Sainte-Beuve. 

Sur le plan juridique, le modèle géométrique subit les conséquences du discrédit dans lequel tombe le courant jus naturaliste au 19ème. Le droit naturel fut rapidement oublié. Il en reste juste des traces lisibles en France (à la Révolution, déclaration des droits « naturels » de l’homme et du citoyen). Les motifs politiques du désaveu du modèle géométrique viendront de la Révolution et des péripéties de l’Empire car les théories absolutistes de l’ancien régime transféreront de la souveraineté du roi vers la volonté générale personnifiée dans la figure mythique du grand Législateur (le peuple ou l’empereur ?) . Et donc c’est la codification napoléonienne qui assurera le triomphe du positivisme et la fin du jus naturalisme.

 Il nous faut revenir à l’Allemagne où la codification attendra un siècle. Le jus naturalisme y subit les mêmes déboires. Certains y ont vu l’impact du romantisme politique germanique. C’est l’Ecole historique du droit qui traduira ces thèses sur le plan juridique : d’après cette philosophie, chaque peuple est un organisme vivant dont la naissance, l’essor et le déclin suivent les lois d’une nécessité interne. L’Ecole historique pourfend donc l’universalisme du droit naturel et le caractère anhistorique de ses systèmes. L’hostilité au droit naturel en Allemagne s’expliquerait alors par l’émergence du sentiment national germanique, cristallisé par les conquêtes napoléoniennes. Mais attention, toutes ces explications manquent de cohérence.

Le 19ème renverse cette conviction classique : l’historique ne s’oppose plus au rationnel, il est le lieu authentique de son accomplissement. L’Histoire change de définition : ce n’est plus la collecte systématique des données brutes de l’expérience mais bien le lieu qui unit dans chaque domaine d’empiricités, le présent et le passé et explique le principe de leur changement. 

L’Ecole historique allemande manifeste le plus fort l’irruption de l’histoire comme principe de connaissance dans la science juridique. Toute la science juridique n’est rien d’autre que l’histoire du droit. L’objet de cette science est de comprendre le droit positif propre à chaque peuple.

Face à eux l’Ecole d’exégèse, en France, est soucieuse de la codification toute récente. Pour l’Ecole d’exégèse, c’est juste que le code est un préalable à son existence. Le code civil a beau représenter pour les exégètes un ouvrage récent, il n’en est pas moins traité par eux comme un texte fondateur justifiable d’une investigation historique. Ils attribueront à ce texte fondateur d’un nouvel ordre juridique une véritable épaisseur historique. En effet, c’est que le code va offrir à la bourgeoisie (gagnante de la révolution) la tradition nouvelle qui fait défaut à ces personnes anonymes.

Ceci étant et même rapportée à ses justes proportions, la controverse sur la codification est intéressante en tant qu’elle manifeste les nouveaux problèmes qui agitent la théorie du droit et la doctrine au 19ème. Faut-il privilégier la coutume ou la loi et donc le code, comme l’expression la plus authentique du droit de l’Etat, et donc du peuple ?  L’Ecole historique du droit consacrera de longs développements à déterminer le statut et l’importance respective de chacune des sources du droit. La jurisprudence apparait alors comme la grande perdante puisqu’on ne lui reconnait pas la qualité de source. La doctrine du 19ème cherche dans les sources du droit, le principe de la légitimité. La source remplace l’ordre comme paradigme de la science juridique. Pour découvrir et comprendre la règle, il faut remonter à la source. La source devient : l’origine historique de la règle, la cause déterminante de sa production, le fondement politique de sa force obligatoire, le principe épistémologique de son explication, le support matériel et la formulation linguistique de la règle.

En France, l’Ecole de l’exégèse  ramène à la faveur de la codification, les sources matérielles de l’ancien droit à la source formelle unique de la législation et des codes. À l’inverse, l’Ecole historique développe une théorie pluraliste des sources et résorbe la notion de source formelle dans celle des sources matérielles, la coutume, le droit savant et la législation n’ayant d’autorité et de valeur qu’en proportion de leur substance populaire. Mais attention ! il ne faut pas trop séparer ce que les auteurs eux-mêmes ne distinguent pas : le modèle philologique se caractérise par la relation d’équivalence qu’elle pose entre la formule linguistique de la règle et son origine historique.

Si la clé du sens est recherchée du côté de l’origine, celle-ci ne nous est accessible que par des documents. L’interprétation moderne est donc promue comme méthode unique et nécessaire pour une certaine catégorie de sciences. Elle quitte le statut résiduaire où le modèle géométrique la cantonnait.

Au 19ème, les savants étendent à l’ensemble des monuments de la culture le travail critique entamé à l’époque classique pour la bible. Ici le terme authentique a changé de sens : il ne garantit plus la vérité du texte mais son origine. Lanson qui est le père de l’histoire littéraire française en répond en passant par 5 questions sur la source qu’il faudra  satisfaire : sur le caractère correctement ou faussement attribué à un auteur, sans altération, à telle date précise, avec telles variantes et brouillons.

Les jurisconsultes de l’Ecole historique du droit appliquent un traitement similaire aux sources du droit en particulier les plus anciennes : le code justinien. La critique précède l’interprétation. Le texte original, point de départ indispensable de la méthode philologique, ne constitue pas un donné de l’enquête historique, mais bien un produit du travail critique.  

L’interprète se trouve dans une situation beaucoup plus confortable lorsque le législateur publie lui-même le texte de la loi avec ordre d’y ajouter foi. L’impressionnant travail de codification a substitué aux sources dispersées de l’ancien droit, à la variété des coutumes, aux incertitudes des ordonnances et édits royaux soumis aux aléas de l’enregistrement et aux formules vagues du droit naturel, le texte officiel et certain, unique et stable de la loi. Le droit est une science exacte.

Une fois le texte assuré, il faut en fixer la signification. On est contre la pluralité des significations. Schleiermacher est contre la méthode interprétative des juifs. Cette foi dans l’univocité repose sur une certaine ontologie du sens. Hobbes l’avait déjà observé : la question du sens est une question de fait. Et les faits s’objectivent.

Quel est donc ce fait auquel le texte renvoie comme étant son sens, sa signification unique ? ce sens unique et scientifiquement garanti coïncide avec l’intention de l’auteur. La modernité rapporte tout discours à l’idée produite par la conscience du sujet qui parle et écrit. Pour Spinoza, l’idée vraie est proprement réelle en tant qu’elle est adéquate à l’objet qu’elle représente. La philologie du 19ème s’intéresse moins à l’objet de l’idée qu’à son origine. La fonction expressive l’emporte sur la fonction représentative. Pour Schleiermacher, la tâche de l’herméneutique est de révéler l’esprit singulier de l’auteur. Il s’agit d’exhumer la vie et de retrouver l’esprit qui ont animé le génie de l’œuvre. Ce qui nous apparait contradictoire entre la visée objective de la science et l’approche éminemment subjective de l’art de l’interprétation, ne l’est pas.

Historique dans sa méthode, l’exégèse philologique rejoindra également l’histoire dans ses résultats ou du moins dans ses ambitions, cherchant à retrouver l’esprit de l’époque à travers les œuvres, à faire ressurgir le passé de ses cendres.

Tout comme les philologues, les jurisconsultes du 19ème identifient strictement le sens d’un texte juridique à la pensée de son auteur. Cette pensée doit être saisie toute entière et dans toute sa pureté. Et ceci demande un double travail, psychologique et historique.

Dans l’interprétation historique du droit romain, il faut distinguer selon que l’on interprète les lois prises isolément ou en tant que partie du Code justinien. 

Les commentateurs du code civil ont les mêmes conceptions : l’œuvre de l’interprète est de reconstituer la pensée du législateur. L’Ecole d’exégèse devra trouver mieux que de belles formules pour rapporter le sens du texte à l’intention de son auteur, elle devra découvrir un fondement légal susceptible de lui assurer le caractère contraignant d’une règle de droit.

Le projet de livre préliminaire énonçant en quelque sorte la philosophie du nouveau code civil indique que l’interprétation judiciaire consiste à savoir le sens véritable d’une loi, dans son application à un cas particulier et affirme le primat de la lettre sur l’esprit. Mais ce projet de livre ne verra pas le jour et la question de l’interprétation est renvoyée à la prudence des jurisconsultes. 

Ceci ne conviendra pas à l’Ecole d’exégèse qui est soucieuse de tirer du texte lui-même de la loi jusqu’aux règles d’interprétation. On va aller chercher des maximes guidant l’interprétation des conventions. Ces règles viennent du Traité des obligations de Pothier, lequel s’appuyait sur le Digeste (lequel reprend les topoï du modèle rhétorique). Là où les anciens avaient découvert des arguments essentiellement réversibles et contradictoires, il était dans la nature de leur esprit que les modernes cherchent les bases d’une méthode et d’un régime cohérent et univoque. Les jurisnaturalistes n’y étaient pas arrivés. L’Ecole d’exégèse va y arriver, les commentateurs du code civil tirent des  articles 1156 à 1164 les appuis nécessaires ; plus exactement du premier de la série, le 1156.

En Allemagne comme en France, il y a un parallèle frappant entre les doctrines des philologues et celle des juristes : l’interprétation est le point de convergence de 2 processus prolongeant le double travail de la critique interne et externe (Spinoza). Pour Schleiermacher, l’aspect grammatical aide à comprendre le sens du discours à partir de la langue car il étudie les significations des mots et leurs liaisons. L’aspect technique ou psychologique se fonde sur la connaissance de la particularité de celui qui expose, comme étant son unité interne.

L’aspect grammatical qui détermine le sens littéral et l’aspect technique qui établit l’intention de l’auteur, doivent être considérés comme complémentaires.  L’auteur est le garant de la compatibilité de ces 2 tâches. Les français ne sont pas des allemands, lesquels envisagent plus l’interprétation comme un acte inspiré. Il se peut que la lettre quoi que claire n’exprime pas la vraie pensée du législateur. Nous voilà revenus à l’antique statut de la lettre et de l’esprit pour lui conférer une portée nouvelle. Le modèle philologique résout d’une phrase le problème : le respect de la lettre du texte et l’invocation de son esprit à la volonté du législateur ne sont plus 2 lieux 

Lettre = esprit est une formule percutante et elle a de l’effet sur la notion de sens clair. On se souvient que la Modernité assigne au sens clair le statut d’une norme de vérité puis très vite celui d’une règle de style caractérisant le discours classique. Le TTP de Spinoza transforme cette norme en technique d’interprétation, sévère critère de sélection des segments interprétables. Parallèlement les jusnaturalistes font glisser la règle stylistique vers le statut d’une obligation morale et même juridique fondée sur la confiance des tiers. Plus tard cela glisse encore vers une règle herméneutique qui prend le tour d’une sanction. Imposant aux parties de supporter les conséquences préjudiciables de leur obscurité. La clarté de l’expression, son caractère précis et complet sont postulés comme l’une des précieuses qualités prêtées au législateur. 

Pourtant dans la réalité les choses ne sont pas aussi simples. Le sens littéral immédiatement perceptible dans la formule du texte est lui-même la pensée de l’auteur si bien que dire que le sens clair ne correspond pas avec la pensée du législateur, c’est ne rien dire du tout. On ne peut aller contre l’esprit si ce dernier se définit : comme le sens technique d’intention réelle et historique de l’auteur. Cette intention est l’essence du texte, sa référence, le fait unique et réel auquel il renvoie. La doctrine de l’Ecole d’exégèse implique donc une relativisation certaine de la doctrine de l’acte clair tel qu’il s’enseigne souvent : le sens littéral s’impose sur l’équité mais…il doit céder devant l’intention de l’auteur.  

L’auteur est la source de la source : l’auteur laisse l’interprète dans l’ombre. Témoin de ce changement, le texte se mue en œuvre. Elle s’inscrit dans un rapport de filiation, de création. Dès la fin du 18ème siècle, le romantisme tend à supplanter l’esthétique classique. Ce déplacement ne s’arrête pas à l’art et affecte le champ des idées dans son ensemble. Tandis que les systèmes jusnaturalistes et les tableaux du droit positif prétendaient représenter l’ensemble des règles dans leur ordre naturel, les jurisconsultes du 19ème siècle mettront plutôt en évidence la volonté impérieuse ou l’esprit génial dont le droit constitue l’expression.

La recherche de l’intention historique s’impose à la pensée juridique comme règle d’interprétation au moment précis où l’activité législative ne dépend plus du bon plaisir du monarque pour devenir le fruit d’un travail collectif dans les assemblées. Les auteurs sont tels de ce qu’ils représentent l’ensemble des citoyens présents et à venir et un pacte les lie imposant aux citoyens, obéissance au Souverain (le Peuple ou l’Empereur ???) et à sa loi.

Si avec le modèle philologique, l’interprétation retrouve une valeur positive et scientifique (on est sorti du modèle géométrique), sa réhabilitation en tant que mode de connaissance ne desserre en rien les liens intimes qui  la lient à l’autorité. Le juge doit faire appliquer la loi même contre les principes généraux du droit et l’équité. Un bon magistrat humilie sa raison devant celle de la loi.

Le texte tire sa valeur non de son contenu mais de la qualité de son auteur ; l’interprète est contraint au sens voulu par l’auteur. Les historiens de l’Ecole de l’exégèse dénonceront cet abus d’argument d’autorité.

L’interprétation authentique est incompatible avec la logique du sens imposée par le modèle philologique et ce pour 2 raisons : elle ignore la dimension historique de l’interprétation ; le pouvoir qu’elle attribue au souverain actuel compromet la fixité du sens (quid quand ce ne sera plus lui). Le modèle philologique ne s’en remet donc pas aveuglément à l’autorité politique. Son projet serait d’allier à l’autorité, la certitude. Cette sécurité n’est plus recherchée avec la cohérence logique de la raison (modèle géométrique) mais toute entière du côté de l’histoire. Les positions des membres de l’Ecole historique et de l’Ecole de l’exégèse sont conservatrices.

C’est précisément le hiatus entre les professions de foi des jurisconsultes de l’Exégèse et leurs pratiques de l’interprétation qui est intéressant. La méthode professée par les commentateurs du Code Civil était la seule utilisable dans un contexte débordant les frontières du pays et même du droit mais valant pour l’ensemble des sciences humaines. La faiblesse du modèle c’est qu’il est redevable de Spinoza.  

3 l’échec des réactions contre l’exégèse au 19ème siècle : le cas DelisleCe cas manifeste (mal) la nécessité de changer de paradigme.

Chapitre 7 : les modèles sociologique et économique : le droit dans la balance des intérêts

Dans le prolongement du modèle géométrique, les jurisconsultes du XXème siècle chercheront le principe de cette science dans la voie du calcul plutôt que de l’interprétation. Ils vont fonder la solution des questions du droit et des cas difficiles sur des méthodes de mise en balance d’intérêts concurrents. Quant à l’interprétation proprement dite, nous montrerons que ces modèles ne parviennent pas à dépasser la conception moderne du sens.

1 le droit, arbitre du conflit des intérêts

La fin du 19ème siècle est animée d’un bouillonnement exceptionnel dans le domaine des idées juridiques. De toutes parts s’élèvent des voix pour dénoncer l’abus des constructions logiques, abstraites et systématiques, et la stérilité de l’interprétation des textes, assujettie à la grammaire et à l’histoire. Les choses ont démarré en Allemagne. Jhering renverse le primat de l’intention historique pour mettre en avant le but social et moral de la règle. Ses travaux inspireront la fameuse jurisprudence des intérêts (le mouvement du droit libre).

Ce n’est pas que dans le domaine juridique que les idées changent de choses ; ce mouvement doit être replacé dans le contexte de l’essor contemporain des sciences sociales (naissance de la sociologie) : on élèvera alors l’étude du droit au rang d’une science sociale considérant l’activité des juges comme une sociologie appliquée. 

Au 19ème, la critique marxiste des idéologies, la généalogie du sens par Nietzsche avaient déjà ébranlé la bonne conscience du modèle philologique. Freud aussi considère le texte comme  la manifestation d’une conscience mensongère. 

Pour Marx, le soupçon prend la forme d’une critique de l’idéologie. Philologue de formation, Nietzsche subvertit les concepts. L’herméneutique du soupçon fait sauter le verrou de l’intention consciente. Le ressort du caché-montré, simulé-manifesté renvoie à un rapport de force conflictuel qui intéresse davantage que le texte qui l’exprime en tentant de le dissimuler.

Pour l’étude rationnelle du droit, l’homme de lettres est peut-être bien l’homme du présent mais l’homme du futur est un homme de statistiques et un expert en économie.

Le signe contribue mais ne suffit pas à faire connaître la chose signifiée. La question est de déterminer où le droit agit véritablement.  

La réalité juridique git dans la réalité sociale. La société est le sujet final du droit. Le droit est totalement un phénomène social. 

Le paradigme est emprunté à la physique, à la dynamique. Le social est un champ de forces où des intérêts antagonistes s’affrontent, menaçant l’équilibre du système. Jehring, Heck voient dans les lois les résultantes des intérêts de caractère matériel national, religieux et éthique qui, dans chaque communauté, luttent pour  être reconnus.

Si on met en avant les facteurs économiques, il faut alors rendre compte de la réflexion qui part de Marx vers l’Ecole de Chicago. Si on met en avant les intérêts politiques et sociaux ou psychologiques (Franck), toujours il s’agit de réduire les normes juridiques et les discours qui les justifient, à des faits observables et non juridiques, justifiables d’une analyse scientifique objective. La sociologie juridique suscite un nouveau courant de réflexions critiques chez les juristes sous le nom de sociologie du droit. 

Le diagnostic des facteurs sociaux peut conduire à des réformes législatives ou jurisprudentielles. Le diagnostic est donc un moyen d’action sur la société, un outil capable d’en préserver l’ordre ou encore d’apaiser les conflits. Leibniz déjà définissait la justice comme l’obtention du plus grand bonheur possible. Selon Bentham, la justice représente un simple travestissement rhétorique de l’utilité et celle-ci peut même être rapportée au bonheur. Quant au bonheur, l’utilitarisme le définit comme la maximisation des plaisirs et la minimisation des peines. Pour examiner si une loi est juste, le spectateur impartial en anticipera les conséquences en effectuant la somme des avantages et inconvénients que celle-ci procurera à chacun. Le calcul a encore besoin d’un étalon pour évaluer les plaisirs et les peines et cet étalon, c’est l’argent. Ce calcul, c’est le législateur qui doit le faire.

La sociologie normative d’Auguste Comte accorde la prééminence aux intérêts sociaux, c’est-à-dire les besoins, valeurs, buts de la société elle-même considérée comme une entité distincte par rapport à la somme des individus qui la composent. Auguste Comte s’inspire de Hegel qui affirmait la nécessité pour la communauté de s’organiser en Etat. Le droit souverain de l’Etat s’impose par rapport aux individus, les intérêts particuliers de ceux-ci doivent céder devant l’intérêt supérieur de celui-là. L’intérêt général ne se réduit pas à la somme des utilités individuelles mais représente plutôt l’intérêt public défini par l’Etat en fonction des fins supérieures de la collectivité. Pour Comte, la sociologie est appelée à occuper une position dominante au sommet de l’édifice des sciences et de l’art politique de gouverner et acquiert une dimension véritablement scientifique. Le droit disparaît et la société est gérée par des ingénieurs sociaux. L’harmonie consiste en la réalisation sans heurts du progrès dans l’ordre par le moyen de la science.

Tout ceci fera écho chez les juristes de l’Ecole de la libre recherche scientifique. Ce n’est pas tant dans la sociologie (à ses débuts) que dans le positivisme d’Auguste Comte qu’ils trouvent les fondements épistémologiques du nouveau modèle dans sa tendance constructive et normative. Vander Eycken et Gény précisent que le droit a pour tâche de concilier le mouvement avec le maintien de l’équilibre. C’est là la mission des juges. Cette recherche de l’harmonie et de l’équilibre conduit nombre de partisans du modèle sociologique à privilégier une conception de la mise en balance des intérêts différente de la visée utilitariste de Bentham. 

L’analyse des prémisses de la méthode comme on vient de le voir montrent déjà les ambiguïtés propres aux 2 sens du mot balance : cela veut dire aussi bilan. La seconde, la notion d’équilibre, renvoie à Auguste Comte. Il ne faut cependant pas exagérer la portée de la distinction : au fil du temps, les 2 démarches se croisent. 

À l’intérieur du nouveau cadre épistémologique défini par le modèle sociologique se développent 2 programmes de recherche différents. Dans le 1er courant, la règle de droit s’envisage comme un phénomène déterminé par l’évolution sociale. Dans le second, comme un instrument agissant sur le cours de l’évolution.

Le passage de la description à la prescription, de l’explication des faits à l’élaboration des normes pose problème à la scientificité de la méthode sociologique. 

Ceci dit, le modèle sociologique normatif aura un grand succès surtout grâce à la méthode de la mise en balance des intérêts (les magistrats l’utilisent maintenant de façon banale, par exemple les juges des référés ; ou les juridictions constitutionnelles ou administratives). Et  grâce à l’usage du principe de proportionnalité qui conditionne la validité de certains actes de l’autorité publique. En jurisprudence aussi cette balance des intérêts est à la base de la théorie de l’abus de droit.  

À la faveur du modèle sociologique du raisonnement juridique, le juge retrouve une position centrale au détriment du législateur que la méthode philologique avait mis au milieu de la scène. Au sein de l’Ecole de la libre recherche scientifique, on retrouve cette même conviction que le juge est plus proche de la réalité sociale que le parlement ou l’administration et par suite plus à même d’en prédire les mouvements. Cela ne s’est pas vérifié car les réformes (pour un Etat social) juridiques ont été le fruit d’un travail parlementaire. En fait l’enjeu est ailleurs. Il s’agit de redéfinir dans un cadre théorique, le pouvoir du juge et les rapports à l’autorité de la loi, de manière à laisser les coudées franches à la magistrature. L’idée maîtresse c’est qu’il faut pour interpréter la loi procéder de la même manière qu’on la crée. 

2 le statut de l’interprétation selon l’école de la libre recherche scientifique

Tout come les jusnaturalistes (modèle géométrique), les sociologues envisagent de fonder une nouvelle science de droit directement sur la base de l’observation de la mesure et du calcul. Ceci dit, cela n’enlève pas les textes de loi par magie et ceux-ci restent contraignants. Pour concilier ces 2 données, les textes, la science, ils ne produiront pas une nouvelle méthode d’interprétation des textes mais bien une alternative scientifique à l’interprétation. 

Le livre de François Gény « méthode d’interprétation et sources en droit privé positif » est un tournant décisif de la théorie du droit. Ce sera Vander Eycken qui entreprend de compléter, modifier l’économie de la méthode de raisonnement juridique en s’appuyant sur des philosophiques plus claires : « méthode positive de l’interprétation juridique ».

Gény définit la loi comme l’expression d’une volonté émanée d’un homme, à la lumière de l’intelligence, coulé dans une formule verbale. La formule est la forme et la volonté l’essence de la loi. Sans la volonté le texte ne serait qu’une outre vide. Interpréter revient à rechercher le contenu de la volonté législative à l’aide de la formule qui l’exprime, en s’appuyant sur une conception générale du langage. Pour y arriver, les moyens sont ceux de la méthode philologique (critique textuelle, interprétation grammaticale, interprétation logique). La découverte de la volonté réelle doit tenir compte de certains éléments extérieurs au texte. 

Si le sens de la loi coïncide bien avec la volonté réelle du législateur historique, ainsi que l’énonçaient les Exégètes, ce postulat ne peut être qu’une fiction. Car la loi comme toute manifestation humaine ne peut être qu’imparfaite. Les auteurs ne peuvent avoir prévu tous les cas futurs. Quand la volonté du législateur ne s’est pas exprimée, il ne saurait y avoir place pour l’interprétation proprement dite de la loi et il faut recourir à une autre branche de la méthode.

Pour Gény, on ne peut ainsi supposer qu’il y a un système juridique complet a priori. Le recours à la logique est inadéquat. Le raisonnement juridique ne s’apparente ni à un syllogisme ni à un théorème. Il est fécondé non par la logique mais par l’immersion dans les réalités de la vie sociale.

Les lois scientifiques sont des constructions abstraites, des hypothèses en elles-mêmes dépourvues de réalité propre et qui ne valent que par rapport aux faits réels dont elles ont pour mission de rendre compte. Les faits jouissent d’une prééminence ontologique sur les théories. Il en va de même pour les notions juridiques. 

Gény cherche encore à découvrir l’origine de tant d’erreurs : pour lui, c’est la codification qui a donné corps au postulat de la plénitude de la loi écrite ; et la responsabilité en incombe à l’Ecole d’exégèse. À d’autres moments, Gény accuse la philosophie politique du 18ème siècle et même avant : Leibniz.

Vander Eycken pointe le logicisme propre à la scolastique médiévale. Il raisonnera à partir des 3 stades d’Auguste Comte. 

Puisque l’interprétation des textes légaux ne peut par nature donner la solution à toutes les questions, il faut envisager d’autres sources que la loi écrite. Ni la doctrine ni la jurisprudence ne sont des sources du droit. Par contre la coutume oui mais dans un rôle extrêmement restreint. Il s’agit moins de contester la domination quasi exclusive de la loi dans le champ ders sources que de remettre en cause le concept de source  lui-même et alors la solution des cas doit nécessairement être recherchée en dehors des sources formelles du droit. Ceci est un coup dans le modèle philologique et cela donne de la place à la recherche scientifique.

Pour Vander Eycken, dans le même sens, les soi-disant sources formelles du droit ne sont que des éléments d’expression du droit. Et il dresse le catalogue hiérarchisé de ces éléments d’expression : la loi, les travaux préparatoires, la jurisprudence, mais pas la doctrine ; la tradition oui mais à condition de s’en tenir à la plus récente.

La pensée de Gény (science/technique, donné/construit) intègre la dichotomie fondamentale entre l’autorité et la raison et par suite entre obéissance et liberté. Le juge sera donc tantôt soumis à l’autorité, tantôt libre, suivant qu’il interprètera fidèlement la loi ou qu’il recherchera  scientifiquement la voie de la solution.

Vander Eycken quant à lui procède à la confrontation systématique de l’interprétation logique et de l’interprétation téléologique qu’il compare terme à terme. Il s’agit d’opposer la méthode sociologique à la méthode géométrique directement. La considération finale du but social à atteindre de manière concrète et réaliste dirige la méthode téléologique de la recherche scientifique. Le raisonnement repose sur un rapport d’utilité fin/moyens. 

Gény refuse tout compromis boiteux entre l’interprétation des textes et la méthode sociologique. Confronté à une affaire, le juge devra : – rechercher la loi applicable en l’interprétant selon la volonté du législateur, ou vérifier l’existence d’une éventuelle coutume ; – si les sources restent muettes, le juge s’en passera et se fiera à lui-même (cf. article 4 du Code Civil). Le juge doit nécessairement se comporter en exégète fidèle des textes et, en enquêteur scientifique et libre de la réalité sociale. Mais entre les 2, il y a l’étanchéité des champs.

Vander Eycken renverse la façon propre à Gény. La recherche libre et directe des intérêts et du but social dans la réalité, en tant que base première et féconde de la méthode, fournira une proposition de solution qui sera ensuite vérifiée à l’aide des éléments formels d’expression du droit. Le juge saisi d’une affaire devra d’abord : – établir les faits, en dégager les traits pertinents d’un point de vue social. Il considérera les intérêts en présence et les classera en fonction de leur valeur sociale relative (valeur = ce qui rapproche de l’équilibre) ; – ensuite le juge confrontera le résultat de cette libre recherche avec les éléments d’expression du droit qui établissent des notations abstraites de valeur sociale. Cette vérification cherche la force probante, la connexion existant entre la manifestation juridique et le but social. En termes plus explicites, l’interprète consultera les textes dans l’ordre décroissant de la hiérarchie des sources et s’arrête dès qu’il trouve un texte qui permet de rattacher sa solution. Qu’arrivera-t-il cependant lorsque le juge n’a rien trouvé ? Vander Eycken développe alors 3 cas de figures. Elles pivotent autour de la notion d’opinion publique : quand l’opinion personnelle se trouve renforcée en puissance de ce qu’elle trouve appui dans l’opinion, elle entrainera la modification de la solution qui semblait résulter de la loi seule. 

3 le modèle économique de la raison juridique

2 courants (juridique vers l’économique et, inversement) se développent en parallèle et se rejoignent surtout dans le droit de la concurrence et le droit des contrats. Les années 60 sont importantes pour l’analyse économique du droit car c’est le moment où nait l’Ecole de Chicago (Friedmann, Hayek) aux antipodes de l’Ecole institutionnaliste. Ronald Coase sort un article libéral : the problem of social cost. 

L’analyse économique du droit repose sur le paradigme fondamental du marché considéré comme l’état naturel de l’organisation de la société. Dans une perspective idéale, la règle juridique apparait donc comme inutile. Coase : dans des circonstances idéales, l’organisation et le développement de l’économie ne sont pas affectés par le régime juridique et l’allocation des droits subjectifs. Le jeu des transactions privées aboutira à une situation économique efficace d’allocation optimale des ressources. Formulé en un 1er temps en matière de droit des biens, le théorème de Coase s’applique de manière large à l’ensemble des dispositions à caractère patrimonial. Le théorème constate l’indifférence en monde parfait des différents régimes de responsabilité sur le développement de la production. 

La régulation par les prix n’est efficace que pour autant que le système de marché soit complet (or il y a manque récurrent d’informations). Arrow (1970) fait appel au droit pour favoriser de meilleurs modes d’organisation. Le droit contrôle l’économie. Et c’est là la fonction de l’analyse économique de droit descriptive (analyse des incidences). Elle se double d’une analyse normative (promouvoir les mécanismes ad hoc). Le droit doit diminuer le coût des transactions. Hayek va freiner ce mouvement en limitant le rôle du juge : il n’y a pas à toucher au libre choix des acteurs.

La transaction constitue le mode le plus rationnel de règlement des litiges. Le recours au juge est donc une alternative trop coûteuse et donc la menace d’un tel recours est utilisée pour avancer dans la négociation. De même, l’étude du marchandage (bargaining) ne se limite pas aux questions de patrimoine mais s’étend à des questions de divorce et de garde d’enfants, et dans le domaine criminel quand le suspect plaide coupable.  Par le biais de la convention ou de la transaction, les acteurs prennent  directement en charge de manière auto-exécutoire le règlement de leurs intérêts avec le plus de chance d’aboutir à un équilibre.

En cas d’échec de la négociation, le juge saisi du conflit tranchera l’affaire pas seulement du point de vue des intérêts individuels mais aussi ceux de la société (effets sociaux de sa décision). Nombre d’analyses économiques positives ont pour objet d’évaluer l’efficacité d’une règle en mesurant d’un point de vue microéconomique, et à l’aide de la théorie des jeux, l’incidence de cette règle sur le comportement des acteurs.

Autant l’analyse économique apprécie favorablement la jurisprudence, autant pas du tout l’autre réglementation, administrative (abstraite, pas efficace, trop éloignée des comportements qu’elle prétend régir). Et puis c’est renforcé par le constat des dysfonctionnements parlementaires. Les tenants de l’analyse économique normative ont une conception du raisonnement judiciaire qui se révèle proche du modèle sociologique. Lorsque le juge substitue sa décision au jeu déficient des interactions spontanées, il fera bien de prendre en compte dans sa décision l’évaluation et le calcul des données économiques pertinentes. Comme le modèle sociologique, l’analyse économique prescriptive privilégie la voie du calcul et de la mesure par rapport à l’investigation du sens des textes obligatoires.

Troisième partie : le tournant interprétatif contemporain

Chapitre 8 : le tournant linguistique et le modèle normativiste

Le langage est désormais considéré comme la voie d’accès, à la connaissance non seulement des pensées mais aussi des faits, du monde. La philosophie tente ainsi de rompre avec la métaphysique en délaissant les idées, les essences pour se concentrer sur un objet (le langage) inscrit dans le champ de l’expérience possible. Les concepts de sujet, objet et représentation prennent du plomb dans l’aile. Dans la question de l’interprétation, l’interrogation centrale ne porte plus sur la faculté de représentation de l’objet par un sujet mais sur la propriété du langage à refléter ce dont il traite, sur une théorie de la signification émancipée de la psychologie. Le tournant linguistique est un tournant interprétatif parce que la question du sens devient essentielle. Un 3ème tournant – le tournant pragmatique- conduira à se désintéresser des énoncés constatatifs au profit des énoncés normatifs, des décisions juridiques et des arguments qui y conduisent.

À partir des années 70, l’interprétation s’impose comme la préoccupation centrale des réflexions sur le droit. La vision du droit : on parlera de discours, de systèmes de significations. Les règles juridiques deviennent des propositions ; on revient à l’analyse du texte. Mais le problème du sens des propositions normatives amène la philosophie du langage à revoir ses positions et à s’intéresser aux règles de droit. De même, la théorie de l’argumentation s’enracine dans le sol juridique. La Nouvelle Rhétorique trouve en Perelman un penseur déterminant puisqu’il rappelle de prendre comme modèle la pratique juridique plus que les mathématiques. Gadamer (Vérité et Méthode) promeut une herméneutique proprement juridique contre le modèle philologique. Sur le terrain purement juridique on croisera le modèle normativiste de Hart et la théorie pure de Kelsen.

1 le sens des propositions normatives dans la philosophie du langage

Le psychologisme prône ceci : les concepts fondamentaux de la logique (relations, principe de non contradiction) et des mathématiques (cf. les nombres en arithmétique) trouvent leur fondement dans l’esprit et les états de conscience. Ceci –cette notion de l’esprit- trouble beaucoup Peirce, Husserl et surtout Frege qui entameront une critique radicale : qu’est ce qui distingue le sens d’un signe (tel que le nombre), d’une représentation mentale ? Comment les signes ont-ils la propriété de renvoyer à leur objet ?

L’irréductibilité des pensées (exemple du théorème de Pythagore qui n’a pas besoin de porteur et peut être démontré par qui que ce soit) aux représentations et aux objets fait prendre conscience d’un 3ème domaine (à côté du monde intérieur et du domaine des choses) : le trésor commun des pensées.

Pas plus que les représentations, les pensées ne sont directement accessibles aux sens. Mais au contraire des représentations, nous pouvons accéder aux pensées par l’intermédiaire des signes qui les formulent. Les pensées sont définies comme le sens ou la signification des énoncés linguistiques qui les formulent. C’est via le langage qu’elles sont communicables et deviennent indépendantes de celui qui les énonce. Les signes sont nécessairement publics. Le langage est le lieu des tensions entre des messages particuliers et des idées universelles (exemple de « ma voiture rouge est garée dans la rue »). C’est dans la nature du langage et non plus dans la nature es choses, et donc au sein du processus de communication, que se joue la question du sens, de la compréhension, de l’interprétation des énoncés.

Mais que sont ces significations ? quelles sont leurs propriétés ? Les logiciens en traitent dans le problème de la vérité des énoncés. Wittgenstein (Tractatus Logico Philosophicus, TLP) avance que les énoncés représentent des états de choses, des faits. La propriété des phrases de refléter des états du monde constitue leur sens. Mais la proposition ne dit pas son sens, elle le montre. Le sens n’est pas contenu dans la proposition, il est indiqué par elle. Comprendre une proposition, c’est savoir ce qui arrive quand elle est vraie. Mais il ne nous est pas nécessaire de savoir si elle est vraie.

Pour déterminer si une proposition est vraie ou fausse, nous devons la comparer à la réalité. La proposition donne une image fidèle ou infidèle de la réalité. Si la proposition est vraie, l’état de choses existe (ou l’inverse). C’est donc les faits qui rendent les propositions vraies ou fausses. La définition de la vérité comme correspondance remplace la définition cartésienne de la vérité comme évidence. Il faut dissocier certitude de vérité. La vérité correspondance n’implique aucune référence à un sujet pensant. La science est l’ensemble des propositions vraies. L’ensemble des propositions vraies décrit le monde. Seuls ont un sens les énoncés susceptibles d’être vérifiés empiriquement.

Pour Wittgenstein, Frege et Russell, le langage est mal construit. Dans le prolongement de Wittgenstein, Carnap classe les propositions en 3 catégories : – les tautologies vraies ; – les contradictions fausses ; – les énoncés d’expérience soit vrais soit faux. Tous les autres énoncés ne sont que des pseudo propositions. Il en va ainsi de l’éthique. Pour Wittgenstein le monde en lui-même ne contient aucune valeur. X ordonne à Y de pardonner à Z décrit bien un fait susceptible d’être vrai ou faux. 

Les enseignements généraux relatifs aux propositions éthiques peuvent être spécifiés au niveau des propositions juridiques. Les énoncés déontiques n’ont comme tels aucunes correspondances empiriques. Ainsi aucun fait ne correspond à la phrase : il est obligatoire de s’arrêter à un feu rouge.  Comme les prescriptions du droit positif sont toujours relatives, elles peuvent être reformulées en énoncés descriptifs : le droit positif français commande de s’arrêter au feu rouge sur l’ensemble du territoire national. Cette proposition est vérifiable : un tel ordre a bien été donné. En transformant de la sorte les énoncés déontiques, les logiciens du langage construisent des propositions qu’ils qualifient d’attitudes propositionnelles (ordonner, interdire) introduisant un impératif dans un style indirect. La valeur de vérité de « x croit p » est indifférente à la valeur de vérité de p. Dans les propositions normatives, seul le fait de l’obligation est susceptible de connaissance mais non le contenu de la norme. Ce contenu est neutralisé. 

La proposition juridique scientifique n’énonce plus quelque chose du contenu de la norme mais bien quelque chose du fait du commandement. Austin pointera ceci comme très insuffisant. Les énoncés normatifs ou prescriptifs (et donc les énoncés juridiques) posent un problème sérieux aux adeptes de la sémantique formelle qui ne parviennent pas à en rendre compte dans leur système de vérité correspondance ni à les éliminer complètement.

Wittgenstein revoit alors sa théorie du TLP conduisant à une impasse, dans Investigations Philosophiques : nombre de phrases ne correspondent pas à la forme canonique de la proposition descriptive : il existe en réalité à côté des affirmations, d’innombrables sortes de phrases qui exercent des fonctions différentes : la signification d’un mot est son usage dans le langage (maçon qui demande une truelle à son aide).

Commander et agir d’après des commandements mais aussi rapporter un événement, former une hypothèse, traduire d’une langue dans une autre, solliciter remercier saluer maudire, toutes ces pratiques ont un air de famille. L’accent mis sur la pratique des jeux de langage apporte plusieurs innovations importantes dans la perception et l’investigation du sens des énoncés qui se révéleront par la suite précieuses. On insiste ici sur des comportements. Comprendre un langage veut dire être maître d’une technique.

Pour Austin les énoncés performatifs sont non soumis à des conditions de vérité mais à des conditions de réussite. 

Actes locutoires, illocutoires, perlocutoires. Ceci reprend et nuance la différence entre énoncés performatifs et énoncés constatifs.. car cette différence traverse tous les types d’énoncés. 

Le rapport sémantique qui lie l’énoncé à ce dont il traite se double nécessairement d’un autre rapport, pragmatique, liant cette fois l’énoncé et ses utilisateurs. Et ces 2 dimensions sont ensemble constitutives du sens. Les paroles engagent ceux qui échangent. Elles mettent à la charge de leurs utilisateurs, des obligations. Et la force obligatoire des énoncés est déterminée par des règles publiques de procédure, qui spécifient les modalités de leur emploi correct.

Au départ le langage était réduit à la forme canonique de l’affirmation, elle-même identifiée à la proposition scientifique, comme protocole d’expérience, sujette à vérification ou falsification. Les énoncés juridiques étaient traités comme des non sens ou condamnés à une reformulation en termes de commandement. Or la question des ordres et des normes a résisté à l’analyse au point de faire passer du tournant linguistique au tournant pragmatique et d’imposer un changement de point de vue et de méthode : tous les énoncés sont désormais analysés sur le modèle juridique d’actes dont la conformité à des règles produit des effets obligatoires.

2 la solution des cas difficiles selon Hart et Kelsen

Hart (the concept of law) développe une conception du droit proche des travaux de Wittgenstein et Austin. Le droit est envisagé comme un jeu de langage et il faut en dégager les règles. Il faut distinguer le point de vue de celui qui participe au jeu par rapport au point de vue de l’observateur extérieur. Les règles d’un jeu ne sont bien comprises que dans une perspective interne. L’autre point de vue manque de spécificité. De la règle en général et de la règle de droit en particulier, rien ne permet dans ce cas de distinguer le respect de la règle d’un usage, c’est-à-dire d’une simple convergence habituelle (non obligatoire) de comportements, ni du fait d’obtempérer à une contrainte (illégitime) assortie éventuellement d’une menace. Au contraire, les membres d’une communauté sont engagés au respect des règles de leur système juridique.

Les règles primaires édictent des normes de comportement obligatoires dans la vie sociale. Les règles sont le produit d’actes de parole performatifs qui engagent tant leurs auteurs que leurs destinataires. La force obligatoire de tels actes de langage est toutefois conditionnée par le respect d’une procédure conventionnellement reconnue (les règles secondaires qui fixent les règles de fonctionnement du système juridique).  Les règles secondaires relèvent de 3 catégories : – la règle de reconnaissance ; – la règle de changement ; – la règle d’adjudication.

La règle d’adjudication joue beaucoup dans les cas litigieux : comprendre le sens d’un mot revient à maîtriser les modalités de son usage correct dans un certain nombre de contextes. Comprendre une règle équivaut à pouvoir en donner des cas d’application mais en sachant que ceux-ci ne se valent pas tous. Il y a les cas normaux et anormaux. Comme les règles des jeux de langage ne sont pas exhaustives, des doutes sont inévitables mais pour que le jeu fonctionne de façon satisfaisante, il faut que les cas normaux soient les plus fréquents ; il n’y a pas de moyen de décider pour les cas anormaux si la règle s’applique ou pas.

L’imprécision des règles de droit que la règle d’adjudication a pour fonction de résorber est un effet de la nature du langage. 

Les règles d’interprétation si elles peuvent contribuer à réduire certaines incertitudes, ne permettent pas de les éliminer. Car ces directives sont elles-mêmes des règles générales d’usage du langage par nature imprécises. Faux problème : il faut se garder de confondre le fait de suivre ou appliquer une règle et celui de l’interpréter.L’application d’une règle n’est pas une interprétation de cette règle. On devrait garder la notion d’interprétation à l’activité de substituer une expression de la règle à une autre.

À toute règle correspondront des cas simples se répétant de manière constante dans des contextes similaires auxquels les énoncés généraux seront clairement applicables. Le cas simple ne requiert aucune interprétation. Mais dans des cas limites, l’application de la règle sera plus douteuse. Par un certain côté, ces cas limites sont proches des cas centraux, fournissant des raisons pour et contre l’application de la règle. L’énoncé doit être complété. Affaire non d’interprétation mais de décision, de choix.

Dans le langage courant, ces incertitudes sont levées par une pratique généralisée. Le système juridique réduit lui les conséquences dommageables de l’incertitude par l’institution de règles secondaires qui permettent de décider des cas douteux. La règle d’adjudication confère au juge le pouvoir de compléter la règle. Ce pouvoir est discrétionnaire mais pas arbitraire car les juges sont eux-aussi destinataires de la règle et des participants au jeu du droit. La balance des intérêts, les valeurs propres au juge ne garantissent rien. Ce qui conditionne la validité du jugement, c’est que la communauté l’accepte (règle de reconnaissance).

Kelsen s’intéresse à la forme et au sens des propositions normatives. Il distingue les normes juridiques et les propositions de droit. Les normes juridiques sont des impératifs mais n’indiquent rien, ne renseignent pas. Les normes ne sont ni vraies ni fausses, seulement valables ou non valables. Elles ne sont pas susceptibles de vérification et n’ont pas de valeur scientifique. La science du droit véritable ne se compose que de propositions de droit : qui est un énoncé descriptif qui renseigne de l’extérieur sur l’état du droit en vigueur dans un ordre juridique positif donné. Ceci renvoie à une reformulation susceptible elle de vérification.

Poussant plus loin, Kelsen développe la structure double de la norme. Chaque norme juridique édicte une règle de comportement obligatoire et une sanction. Mais en outre cette norme contient une délégation adressée par l’auteur de la norme à l’autorité inférieure, par laquelle le supérieur habilite le subordonné à préciser le contenu de la règle qu’il édicte. L’autorité qui énonce ou précise une règle doit respecter le cadre tracé par les normes supérieures de même que la procédure prévue par la délégation. Moyennant le respect de ces conditions, elle jouit par délégation d’un pouvoir discrétionnaire pour en préciser la portée. La pyramide des normes développe une conception formelle de l’Etat de droit qui s’articule sur le modèle de l’organisation structurée et hiérarchisée de l’administration de l’Etat moderne.Selon Kelsen, toute application de la norme juridique suppose une interprétation de celle-ci. Ce n’est pas un acte de connaissance mais un acte de volonté, un acte de politique juridique. L’application du droit est en même temps création de droit. Rien ne permet de déterminer rationnellement la meilleure signification.

Chapitre 9 : le modèle pragmatique de l’interprétation

1 théorie élémentaire de l’interprétation

Comment établir la signification des énoncés juridiques ? Comment établir la validité des énoncés juridiques ? Comment rendre compte de la possibilité d’un savoir juridique ? Peirce établit une base théorique fondamentale qui permet d’apporter des réponses simples.

Peirce conçoit le signe à l’intérieur du processus dynamique de la communication ; il considère le fonctionnement des signes comme un processus triadique.

Frege, Russell, Wittgenstein réfléchissaient de façon binaire : proposition/fait qui constitue sa référence dans le monde. Dans le domaine du droit, ceci est catastrophique en tant que les énoncés normatifs n’ayant pas de référence dans le monde qui leur correspondent sont non vérifiables et donc sans valeur pour la connaissance. Ils n’échappent à ce statut qu’à la condition inacceptable d’être transformés en énoncés des criptifs, soit en attitudes propositionnelles qui prennent pour référence la volonté de l’auteur de l’énoncé. Ce qui est terriblement statique.

Frege dans Sinn und Bedeutung s’attaque à la valeur cognitive de l’égalité mathématique a=b. Etablit-elle une relation entre des choses ou entre des signes ? Frege distingue sens et référence. La mise en équivalence de 2 énoncés (étoile du matin, étoile du soir), c’est en cela que consiste la pratique de l’interprétation (il s’agit de la planète Vénus, dans les 2 cas) et c’est grâce à ces apports progressifs que se constitue une science dynamique. Enfin une ouverture.

Pour que le processus sémiotique s’opère et produise du sens, il suffit qu’un 1er signe appelé representamen en tant qu’il représente un objet, détermine un second signe appelé interprétant à représenter le même objet, sous un rapport particulier ou dans un certain contexte appelé le fondement. 

Le sens d’un signe est le signe dans lequel il doit être traduit. La signification d’un signe est un autre signe, son interprétant. L’interprétation est nécessaire pour exprimer le rapport que le signe 1er entretient à l’objet qu’il représente. La signification est un phénomène interne à l’espace sémiotique dont l’objet réel (seulement visé) ne fait pas partie. Mais attention ! Les interprétants communiquent des informations, acquises au contact indispensable de l’expérience, de la pratique, diraient les juristes.  Mais il reste que la signification et l’interprétation ne présupposent plus l’identification préalable de l’objet visé. Cette théorie de la signification n’a pas besoin du concept de sujet. Ce n’est pas la pensée qui est en nous mais nous qui sommes dans la pensée. Les interprétants sont des données objectives car ne dépendant pas de représentations mentales. Et ils sont publics et vérifiables.

Le sens immédiat, c’est donc une application ponctuelle de la règle à l’occasion par exemple d’un jugement. Le sens dynamique vise le processus ouvert d’accumulation progressive des interprétants tels que la doctrine les décrit à l’occasion des examens de la jurisprudence. Quant à l’interprétant final, il désigne la meilleure interprétation de la règle sur laquelle la communauté idéale des chercheurs s’accorderait. Une interprétation sera valide d’un point de vue pragmatique dans la mesure où elle tend à recueillir le consentement éclairé de la communauté idéale des interprètes. Ceci pose au moins 3 questions.

2 la topique juridique contemporaine

La clarté n’est pas une propriété intrinsèque du texte mais bien plutôt une propriété relative aux interprètes et qui peut être constatée suite à la confrontation des points de vue, mais ne peut être considérée comme une qualité préalable à la discussion.

La critique pragmatique fait sauter le 2ème verrou de l’unicité de la signification et l’unité de la méthode légitime d’interprétation (contre donc les attentes de la science moderne). 

Pour Peirce, l’étude de la production et de la sélection des interprétants relèverait de la rhétorique et de l’argumentation. Ainsi donc si toute signification suppose une interprétation, une telle interprétation repose sur une argumentation. Perelman et Foriers abondent dans le même sens. Ost et Vande Kerkhove aussi. On peut affirmer que d’un point de vue rhétorique les méthodes d’interprétation ne sont rien d’autres que des lieux (topoï). En effet ces directives jouent un double rôle d’orientation et de justification des solutions. Elles remplissent à la fois une fonction heuristique qui consiste à ouvrir la voie à la signification la plus vraisemblable et une fonction argumentative de validation des choix opérés qui consiste à fournir des raisons à l’appui de la signification la plus acceptable.

En réalité d’un point de vue pragmatique, la fonction argumentative conférée aux méthodes d’interprétation suffit à expliquer leur position médiane entre l’indicatif et le normatif. En tant qu’arguments mobilisables dans le cadre d’une controverse juridique, les méthodes d’interprétation relèvent d’une logique descriptive et libre ; mais dans la mesure où une interprétation ne sera reconnue valide qu’autant qu’elle tendra à obtenir le consentement éclairé de la communauté idéale des chercheurs, le choix du meilleur argument et donc de la méthode d’interprétation adéquate s’impose de manière contraignante à l’interprète et présente donc pour lui un caractère obligatoire.

Après avoir constaté la multiplication des méthodes d’interprétation et leur avoir reconnu le statut rhétorique d’arguments, il convient de songer à leur inventaire.

Notre objectif consiste à proposer à l’instar de l’ancienne rhétorique une topique juridique élémentaire qui permette de rendre compte à l’intérieur d’un cadre conceptuel général, de la coexistence des méthodes reconnues comme légitimes dans l’état actuel du raisonnement et des pratiques juridiques. Pour cela, on fera d’abord une distinction de nature entre les arguments échangés au cours d’une discussion et les procédures qui commandent l’organisation de cette discussion.  

Les techniques d’interprétation désignent les rapports formels, d’ordre syntaxique ou sémantique, entre un texte et son interprétant. Elles désignent les différents moyens de passer du sens premier d’une expression à un sens second dit figuré.

Les arguments dits logiques (a pari, a fortiori, a contrario) font bien sûr partie des techniques d’interprétation mais ils n’en épuisent pas la gamme. Il faut y ajouter toutes les directives présentées comme grammaticale, logique, linguistique, toutes celles qui concernent la langue ou le discours considérés à un niveau infra juridique (les tropes et les figures). 

Placé devant un texte auquel il adresse une question, l’interprète peut ainsi orienter sa recherche dans différentes directions. Dans une perspective pragmatique, ces différentes directions correspondent aux différents pôles de la communication. Tout acte de communication suppose la réunion de 3 éléments constitutifs essentiels : un émetteur ou locuteur, un message et un récepteur ou destinataire.  Ces 3 pôles occupent les sommets d’un triangle, le constat de 3 pôles distincts de signification conduit logiquement  à considérer à priori 3 directions possibles pour l’interprétation.  

Pragmatiquement, la portée d’un signe ne peut être définie que relativement à un contexte spécifique. 3 contextes donc : – le contexte d’énonciation ; – le contexte au sens propre du terme ; – le contexte de réception. Du point de vue de l’argumentation, chacun des pôles du triangle de la signification fournit une raison de considérer telle méthode d’interprétation et par suite le résultat auquel il le conduit comme la meilleure. De ce point de vue, chacune des méthodes implique un jugement de valeur sur la manière dont l’énoncé doit être compris. 

Face à un texte juridique (un texte législatif par exemple),  l’interprète peut a priori en vertu de la structure de communication propre au droit, s’orienter dans 3 directions possibles. Chaque direction indique une méthode ou une stratégie d’interprétation possible : – l’interprète peut d’abord rechercher le sens dans ce que l’auteur de l’acte a voulu dire au moment où il l’a dit ; – il peut analyser ce que le texte à interpréter dit en référence à la cohérence de l’acte juridique dont il fait partie ou de l’ordre juridique dont il relève ; – il peut enfin examiner la portée du texte en fonction du cas à résoudre, de la situation où la norme doit être appliquée, des valeurs en jeu ou les intérêts en présence. Chacune de ces méthodes fonde sa légitimité ou sa crédibilité sur un lieu commun : – le droit est l’expression de la volonté du législateur ; – l’ensemble des règles forme un ordre juridique ; – le droit est un instrument de gestion des conflits sociaux par la mise en balance des intérêts. Chacun de ces lieux s’adosse à une valeur : – l’autorité des gouvernants et l’obéissance qui va avec ; – la rationalité du système juridique ; – l’utilité ou la justice distributive, rétributive. La conception de l’ordre juridique est respectivement :  politique, logique, sociale. 

Choisir une méthode d’interprétation revient en pratique à spécifier un contexte particulier pour la détermination du sens du texte : – contexte d’élaboration ; – le contexte juridique de référence pertinent ; – le contexte d’application de la norme renvoie au plan technique dans le cadre du procès et politiquement s’étend à l’ensemble du champ social. 

Ce qui précède ne se restreint pas au terrain des études herméneutiques. En droit, elle a été adoptée par la meilleure doctrine pour rendre compte des méthodes d’interprétation dans la pratique judiciaire. 

Si l’ancrage à la topique pragmatique dans la doctrine juridique contemporaine est ainsi avéré, les liens de cette topique avec l’histoire moderne des modèles d’interprétation sont tout aussi évidents. Les 3 lieux ci-dessus correspondent aux modèles modernes de la rationalité juridique, ainsi qu’aux visions du droit qu’ils ont tenté d’imposer. La recherche de l’intention du législateur renvoie au modèle philologique. L’interprétation systématique s’appuie sur le paradigme de l’ordre juridique issu du modèle géométrique. L’interprétation pratique se fonde sur les notions et les outils mis au point par les modèles sociologique et économique. Comment comprendre cela ?

Dans le modèle pragmatique, les méthodes d’interprétation ont un statut topique. Elles ne doivent plus être comprises dans une critique de la raison herméneutique comme déterminant de manière nécessaire et intemporelle les catégories a priori ou les modalités de toute interprétation possible. Ces méthodes constituent des lieux adossés à des valeurs reconnues. On peut dire qu’elles relèvent du sens commun des juristes, de leur culture (Habermas). Celle-ci est historique et productrice au fil des siècles des concepts de : l’ordre juridique (m. géométrique) ; les sources du droit (m. philologique) ; la notion d’intérêt et de balance des intérêts (m. sociologique et économique).

La topique pragmatique transforme quant à elle l’histoire en système, projetant dans un ordre adéquat des conceptions jusqu’ici exclusives les unes des autres et les faisant coexister de façon concurrente et complémentaire.

Ceci dit, l’histoire travaille toujours. On va voir disparaitre le modèle philologique. Par quoi le remplacer ?

3 le choix de la meilleure interprétation

Nous poserons le problème décisif du choix et de la validité des interprétations. Qu’est ce qu’une interprétation convaincante ? Dans quel cadre normatif s’opère le choix de la meilleure interprétation ? Quel est le critère ultime de validité d’une interprétation ?

Le strucuralisme, Foucault, Barthes et la mort de l’auteur, la dérive infinie du sens conduisent vers Derrida.

Derrida confère dans la foulée à la tâche de la déconstruction assignée à l’interprète la portée d’une véritable mission philosophique. Selon lui, la déconstruction prétend aussi mettre en lumière l’absence de fondation ultime de tout acte juridique ou plutôt son caractère auto-fondé. Derrida n’a pas trouvé un modèle alternatif qui dessine de façon constructive des perspectives crédibles pour l’interprète.   

Il reviendra à la Nouvelle Rhétorique de Chaïm Perelman et à l’herméneutique philosophique de Gadamer de reprendre le flambeau. 

Le juge adresse au texte une question. La situation en question ne peut être appréhendée qu’à partir des critères sélectifs fournis par la règle. L’interprétation de la règle ne peut être opérée qu’en fonction des faits mais la situation de fait ne peut être déterminée qu’en fonction d’une règle. Cercle herméneutique renvoyant à la « prudence » des anciens.

Le cercle herméneutique désigne depuis le 19ème s le problème auquel se trouve confronté tout interprète d’un texte dans la mesure où il ne peut comprendre l’ensemble qu’en fonction de la somme des différentes parties, mais que l’interprétation de chaque partie suppose déjà au préalable une certaine précompréhension du tout. 

Du point de vue pratique, les règles de vie en société ne seront donc pas déterminées a priori par la raison pure à l’instar des théories du contrat social et du droit naturel moderne. Mais l’ordre établi ne sera pas non plus entériné purement et simplement comme le produit d’une tradition à accomplir.

L’issue du débat autorise une combinaison des paradigmes de la nouvelle herméneutique de Gadamer et de la nouvelle rhétorique de Perelman.C’est alors que Frydman va chercher Dworkin, une œuvre à la croisée des chemins de l’interprétation contemporaine. C’est au lecteur d’aujourd’hui de mesurer la portée de l’ouvrage « le sens des lois », à la lumière des conclusions finales.