Avec un pas d’écart, Rancière redéfinit l’esthétique. Soit un mode d’articulation entre des manières de faire, des formes de visibilité de ces manières de faire et des modes de pensabilité de leurs rapports, impliquant une certaine idée de l’effectivité de la pensée. La revue Alice (Muriel Combes- Bernard Aspe) s’intéresse aux actes esthétiques comme configurations de l’expérience, qui font exister des modes nouveaux du sentir et induisent des formes nouvelles de la subjectivité politique. Ainsi des expériences avant-gardistes de la fusion de l’art et de la vie.
Chapitre 1 : Dans la mésentente, le partage du sensible questionne la politique
Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Le citoyen est celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné. Mais une autre forme de partage précède cet avoir part : celui qui détermine ceux qui ont part. Cette esthétique (qui rend visible le citoyen et pas l’esclave) n’est pas à entendre au sens d’une saisie perverse de la politique par une volonté de l’art, par la pensée du peuple comme œuvre d’art mais le système des formes a priori déterminant ce qui se donne à ressentir.
La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibilités du temps.
Du point de vue platonicien, la scène du théâtre, qui est à la fois l’espace d’une activité publique et le lieu d’exhibition des fantasmes, brouille le partage des identités, des activités et des espaces. Il en va de même pour l’écriture. Le théâtre et l’écriture sont compromis par un certain régime de la politique, un régime d’indétermination : la démocratie. Aussi à ces 2 formes, Platon oppose une 3ème, la forme chorégraphique qui inscrit le sens de la communauté.
Lorsque paraissent « l’éducation sentimentale » et « Madame Bovary », c’est tout de suite perçu comme la démocratie en littérature. Mais Flaubert est aristocrate. Le parti pris de neutralité, de l’égalité de tous les sujets, détruit toutes les hiérarchies de la représentation et institue aussi la communauté des lecteurs comme communauté sans légitimité. Ces « politiques du théâtre, de l’écriture et de la danse » suivent leur logique propre et elles re-proposent leurs services à des époques et dans des contextes très différents.Il y a le roman et son public mais aussi la typographie côté matérialité de la page écrite. Ce modèle brouille les règles de correspondances à distance entre le dicible et le visible, entre les œuvres de l’art pur et de l’art appliqué. Une surface n’est pas simplement une composition géométrique de lignes. Écriture et peinture pour Platon manquaient du souffle qui anime et transporte la parole vivante. Mais la poétique classique de la représentation a voulu, contre l’abaissement platonicien de la mimesis, douer « le plat » de la parole ou d’un tableau … .d’une vie. Donnant à l’imitation son espace spécifique. C’est ce rapport qui est en question dans la prétendue distinction du bi-dimensionnel et du tri-dimensionnel comme « propres » de tel ou tel art. C’est alors là sur le plat de la page, dans le changement de fonction des images de la littérature ou le changement du discours sur le tableau, mais aussi dans les entrelacs de la typographie, de l’affiche et des arts décoratifs, que se prépare pour une bonne part la révolution « anti-représentative » de la peinture. Cette peinture si mal nommée abstraite et soi-disant ramenée à son médium propre, est partie prenante d’une vision d’ensemble d’un nouvel homme logé dans de nouveaux édifices, entourés d’objets différents … ce qui lui donne une signification politique. C’est d’abord dans l’interface créé entre des supports différents, dans les liens tissés entre le poème et sa typographie ou son illustration, entre le théâtre et ses décorateurs ou affichistes, entre l’objet décoratif et le poème, que se forme cette « nouveauté » qui va lier l’artiste abolissant la figuration au révolutionnaire inventant la vie nouvelle. Cet interface est politique en ce qu’il révoque la double politique inhérente à la logique représentative. D’un côté celle-ci séparait le monde des imitations de l’art et le monde des intérêts vitaux. De l’autre son organisation hiérarchique, le primat de la parole sur l’image, faisait analogie à l’ordre politico-social. D’un côté ces formes apparaissent comme porteuses de figures de communauté égales à elles-mêmes dans des contextes très différents. Mais inversement elles sont susceptibles d’être assignées à des paradigmes politiques contradictoires. Prenons le modèle chorégraphique. Des travaux récents ont montré les avatars de l’écriture du mouvement élaborée par Laban dans un contexte de libération des corps et devenue le modèle des grandes démonstrations nazies, avant de retrouver, dans le contexte contestataire de l’art des performances (les installations), une nouvelle virginité subversive.
Chapitre 2 : La notion de modernité
Modernité et avant-garde mêlent 2 choses différentes : l’une est celle de l’historicité propre à un régime des arts en général ; l’autre est celle des décisions de rupture ou d’anticipation qui s’opèrent à l’intérieur de ce régime. A l’égard de ce que nous appelons « art », on peut distinguer 3 grands régimes d’identification. Il y a un type d’êtres, les images, qui est l’objet d’une double question : leur origine (et leur vérité), leur destination (des usages). Il s’agit de savoir en quoi la manière d’être des images concerne la manière des individus et des collectivités.
Du régime éthique des images (ici l’art n’est pas distingué comme tel ; on n’en parlera pas) se détache un régime poétique. Le principe mimétique est en fait un principe pragmatique qui isole certains arts particuliers qui exécutent des imitations. Ces imitations sont soustraites à la fois à la vérification ordinaire des arts par leur usage et à la législation de la vérité sur les discours et les images.
C’est le fait de la tragédie qui vient au 1er plan au détriment de l’être de l’image, copie interrogée sur son modèle. Ce modèle est dit représentatif en tant que c’est la notion de représentation ou de mimésis qui organise ces manières de faire, de voir et de juger . Elle est un pli dans la distribution des manières de faire et des occupations sociales qui rend les arts visibles. Le primat représentatif de l’action sur les caractères, de la narration sur la description, la hiérarchie des genres selon la dignité de leurs sujets, le primat de la parole en acte, entrent en analogie avec toute une vision hiérarchique de la communauté.
Puis vient le régime esthétique des arts (REA). Ce qui renvoie proprement au mode d’être spécifique de ce qui appartient à l’art. Le sensible est habité par une puissance hétérogène, la puissance d’une pensée qui est ellemême devenue étrangère à elle-même. Idée mallarméenne du poème du spectateur-poète, écrit sans appareil de scribe, par les pas de la danseuse illettrée. Proust, Bresson,… Ce régime est celui qui proprement identifie l’art au singulier et délie cet art de toute règle spécifique. Pour Schiller, l’état esthétique est pur suspens, moment où la forme est éprouvée pour elle-même. Et il est le moment de formation d’une humanité spécifique. Le saut hors de la mimésis n’est en rien un refus de la figuration et son moment inaugural, c’est longtemps appelé réalisme, lequel ne signifiait nullement la valorisation de la ressemblance mais la destruction des cadres dans lesquels elle fonctionnait. Le régime esthétique des arts n’a pas commencé avec des décisions de rupture artistique. Il a commencé avec des décisions de ré-interprétation de ce que fait ou ce qui fait l’art. Hegel marquait le vrai sujet de la peinture hollandaise de genre : non point des histoires d’auberges ou des descriptions d’intérieurs, mais la liberté d’un peuple. Le régime esthétique des arts invente ses révolutions sur la base de la même idée qui lui fait inventer le musée et l’histoire de l’art. Et il se voue à l’invention de formes nouvelles de vie sur la base d’une idée de ce que l’art a été, aurait été.
La notion de modernité semble être inventée pour brouiller l’intelligence des transformations de l’art et de ses rapports avec les autres sphères de l’expérience collective. Il y a en fait 2 formes de brouillages. La 1ère veut une modernité simplement identifiée à l’autonomie de l’art, conquête de la forme pure. La modernité poétique ou littéraire serait l’exploration des pouvoirs d’un langage détourné de ses usages communicationnels. En rapport d’analogie à distance avec une modernité politique susceptible de s’identifier avec, selon les époques, la radicalité révolutionnaire ou le bon gouvernement républicain et désenchanté. La 2ème ou le modernitarisme : j’entends par là l’identification des formes du régime esthétique des arts aux formes d’accomplissement d’une tâche ou d’un destin propre de la modernité. Au point de départ, il y a cette référence indépassable que constitue la notion schillérienne de l’éducation esthétique de l’homme. C’est elle qui a fixé l’idée que domination et servitude sont d’abord des distributions ontologiques (activité de la pensée contre passivité de la matière sensible) et qui a défini un état neutre, un état de double annulation où activité de pensée et réceptivité sensible deviennent une seule réalité, constituent comme une nouvelle région de l’être – celle de l’apparence et du jeu libres – qui rend pensable cette égalité que la Révolution montre impossible à matérialiser directement. La faillite de cette Révolution a déterminé le destin -en 2 temps- du modernitarisme. En un 1er temps, le modernisme esthétique a été opposé, dans son potentiel révolutionnaire authentique de refus et de promesse, à la dégénérescence de la révolution politique. Le surréalisme et l’école de Francfort… En un 2ème temps, la faillite de la révolution politique a été pensée comme la faillite de son modèle ontologico-esthétique. La modernité est alors devenue quelque chose comme un destin fatal fondé sur un oubli fondamental. Heidegger, postmodernisme. Mais la suite a montré que le postmodernisme a été plus que ça. On est retourné du carnaval à la scène primitive, en 2 sens : le point de départ d’un processus ou la séparation originelle. La foi moderniste s’était accrochée à l’idée de cette éducation esthétique de l’homme trouvée chez Kant et son sublime. Mais avec Lyotard, on réinterprètera cela comme scène d’un écart fondateur entre l’idée et toute représentation sensible. On entre alors dans le grand concert de deuil, on croise toutes sortes de scènes de péché ou d’écart originel : la fuite heideggerienne des dieux ; l’irréductible freudien de l’objet insymbolisable et de la pulsion de mort ; la voix de l’absolument autre prononçant l’interdit de la représentation ; le meurtre du père…. Les camps d’extermination.La notion d’avant-garde lie la subjectivité politique à une certaine forme, celle du parti. Il y a aussi cette autre idée qui s’enracine dans l’anticipation esthétique de l’avenir, selon le modèle schillérien. Si le concept d’avantgarde a un sens, c’est là du côté de l’invention des formes sensibles et des cadres matériels d’une vie à venir. L’histoire des partis et des avant-gardes est d’abord une histoire de confusion, parfois violemment dénoncée, entre les 2 idées de l’avant-garde, soit 2 idées de la subjectivité politique. L’idée archi-politique du parti (l’idée d’une intelligence politique qui résume les conditions essentielles du changement), et l’idée méta-politique de la subjectivité politique globale (l’idée de la virtualité dans les modes d’expérience sensibles novateurs d’anticipations de la communauté à venir).
Chapitre 3 : A distance de la lecture de Benjamin, les arts mécaniques (photographie, cinéma et la nouvelle histoire)…
Pour que les arts mécaniques puissent donner visibilité aux masses, ou plutôt à l’individu anonyme, ils doivent d’abord être reconnus comme arts. C’est à dire qu’ils doivent d’abord être pratiqués et reconnus comme autre chose que des techniques de reproduction ou de diffusion. Que l’anonyme soit non seulement susceptible d’art mais porteur d’une beauté spécifique, cela caractérise en propre le régime esthétique des arts. C’est proprement lui qui les a rendus possibles par sa manière nouvelle de penser l’art et ses sujets. Le REA, c’est d’abord la ruine du système de la représentation. C’est à dire d’un système où la dignité des sujets commandait celles des genres. Le système de la représentation définissait, avec les genres, les situations et les formes d’expression qui convenaient à la bassesse ou à l’élévation du sujet. Cette révolution se passe d’abord dans la littérature. Balzac, Hugo, Flaubert. La photographie ne s’est pas constituée comme art en raison de sa nature technique. La photographie n’est pas non plus devenue art par imitation des manières de l’art. C’est bien plutôt par l’assomption du quelconque, la gloire du quelconque qui est d’abord picturale et littéraire.Ajoutons que celle-ci appartient d’abord à la science de !’écrivain que de l’historien. Ce sont plutôt la science historique nouvelle et les arts de la reproduction mécanique qui s’inscrivent dans la même logique de la REA. L’apparition des masses sur la scène de l’histoire ou dans les nouvelles images, ce n’est pas d’abord le lien entre l’âge des masses et celui de la science et de la technique. C’est d’abord la logique de la lecture des signes sur le corps des choses, des hommes et des sociétés. C’est de cela que l’histoire savante hérite. Mais elle entend séparer la condition de son nouvel objet {la vie des anonymes) de son origine littéraire et de la politique de la littérature dans laquelle elle s’inscrit. Abandon alors de l’ordinaire vu comme beau parce que trace du vrai. Abandon de la pensée marxiste sur le fétichisme de la marchandise. L’histoire savante a aplati cette fantasmagorie du vrai dans les concepts sociologiques positivistes de la mentalité/expression et de la croyance/ignorance.
Chapitre 4 : l’histoire est fiction ? Des modes de la fiction
Il y a 2 problèmes. Le 1er entre histoire et historicité, c’est-à-dire, le rapport entre l’agent historique et l’être parlant. Le 2ème concerne l’idée de fiction, et le rapport entre la rationalité fictionnelle et les modes d’explication de la réalité historique et sociale, entre la raison des fictions et la raison des faits. La séparation entre l’idée de fiction et celle de mensonge définit la spécificité du régime représentatif des arts. C’est lui qui autonomise les formes des arts par rapport à l’économie des occupations communes et à la contre-économie des simulacres, propres au régime éthique des images.
La REA redistribue le jeu. L’agencement fictionnel n’est plus l’enchaînement causal aristotélicien des actions selon la nécessité et la vraissemblance. Il est un agencement de signes. C’est l’identification des modes de la construction fictionnelle à ceux d’une lecture des signes écrits sur la configuration d’un lieu, d’un groupe, d’un mur, d’un vêtement, d’un visage. C’est l’assimilation des accélérations ou des ralentis du langage, de ses brassages d’images ou sautes de ton, de toutes ses différences de potentiel entre l’insignifiant et le sur-signifiant, aux modalités du voyage à travers le paysage des traits significatifs disposés dans la topographie des espaces, la physiologie des cercles sociaux, l’expression silencieuse des corps. La fictionalité propre à l’âge esthétique se développe alors entre 2 pôles : entre la puissance de signification inhérente à toute chose muette et la démultiplication des modes de parole et des niveaux de signification.
La souveraineté esthétique de la littérature n’est donc pas le règne de la fiction. C’est un régime d’indistinction tendancielle entre la raison des agencements descriptifs et narratifs de la fiction et ceux de la description et de l’interprétation des phénomènes du monde historique et social. Ainsi se trouve révoquée la ligne de partage aristotélicienne entre 2 histoires – celle des historiens et celle des poètes-, laquelle ne séparait pas seulement la réalité de la fiction, mais aussi la succession empirique et la nécessité construite. Dans le REA, l’histoire poétique articule le réalisme qui nous montre les traces poétiques inscrites à même la réalité et l’artificialisme qui monte des machines de compréhension complexes. Cette articulation est passée de la littérature au cinéma. Celui-ci porte à sa plus haute puissance la double ressource de l’impression muette qui parle et du montage qui calcule les puissances de signifiance et les valeurs de vérité. Le réel doit être fictionné pour être pensé. La notion de récit nous enferme dans les oppositions du réel et de l’artifice où se perdent également positivistes et dé-constructionnistes. Ecrire l’histoire et écrire des histoires relèvent d’un même régime de vérité. N’importe qui est considéré comme coopérant à la tâche de faire l’histoire. La politique et l’art, comme les savoirs, construisent des fictions, c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire. Les énoncés politiques ou littéraires font leurs effets dans le réel. Ils définissent des variations des intensités sensibles, des perceptions et des capacités des corps. Ils s’emparent ainsi des humains quelconques, ils creusent des écarts, ouvrent des dérivations, modifient des manières, les vitesses et les trajets selon lesquels ils adhèrent à une condition, réagissent à des situations, reconnaissent leurs images. Ils reconfigurent la carte du sensible en brouillant la fonctionnalité des gestes et des rythmes adaptés aux cycles naturels de la production, de la reproduction et de la soumission. Les énoncés s’emparent des corps, dans la mesure où ils ne sont pas des corps, au sens d’organismes, mais des quasi-corps, des blocs de paroles circulant sans père légitime qui les accompagne vers un destinataire autorisé. Aussi ne produisent-ils pas des corps collectifs. Bien plutôt ils introduisent dans les corps collectifs imaginaires des lignes de fracture, de désincorporation. Au 19ème siècle, les écrivains dessinent des communautés aléatoires qui contribuent à la formation de collectifs d’énonciation qui remettent en question la distribution des rôles, des territoires et des langages. Les voies de la subjectivation politique ne sont pas celles de l’identification imaginaire mais de la désincorporation littéraire. Je ne suis pas sûr que la notion d’utopie rende bien compte de ce travail.
Chapitre 5 : de l’art et du travail
Un monde « commun » n’est jamais simplement l’ethos. Il est toujours une distribution polémique des manières d’être et des « occupations » dans un espace des possibles. Pour la référence platonicienne, le miméticien est condamné selon le principe de division du travail qui a déjà servi à exclure les artisans de tout espace politique commun : le miméticien est, par définition, un être double. Il fait 2 choses à la fois, alors que le principe de la communauté bien organisée est que chacun n’y fait qu’une chose, celle à laquelle sa nature le destine. Le plus important est peut-être le corrélat : le miméticien donne au principe privé du travail une scène publique. Il constitue un espace du commun avec ce qui devrait déterminer le confinement de chacun à sa place. C’est ce repartage du sensible qui fait sa nocivité. Ainsi la pratique artistique n’est pas le dehors du travail mais sa forme de visibilité déplacée.
Le principe de fiction qui régit le régime représentatif des arts est une manière de stabiliser l’exception artistique. L’art des imitations est une technique et non un mensonge. Il cesse d’être un simulacre, mais il cesse en même temps d’être la visibilité déplacée du travail.
Le REA bouleverse encore. Il remet aussi en cause le statut neutralisé de la technique. C’est-à-dire qu’il remet au jour le partage des occupations qui soutient la répartition des domaines d’activité : le partage entre ceux qui agissent et ceux qui subissent. L’état esthétique de Schiller veut ruiner une idée de la société fondée sur l’opposition entre ceux qui pensent et décident et ceux qui sont voués aux travaux matériels. Cette suspension de la valeur négative du travail est devenue au 19ème siècle l’affirmation de sa valeur positive comme forme même de l’effectivité commune de la pensée et de la communauté. Fabriquer voulait dire habiter l’espace-temps privé et obscur du travail nourricier. Produire unit à l’acte de fabriquer celui de mettre au jour, de définir un rapport nouveau entre le faire et le voir. L’art anticipe le travail parce qu’il en réalise le principe : la transformation de la matière sensible en présentation à soi de la communauté. Les textes du jeune Marx qui donnent au travail le statut d’essence générique de l’homme ne sont possibles que sur la base du programme esthétique de l’idéalisme allemand. Et c’est ce programme qui sera repris par les avant-gardes des années 1920 : l’art comme transformation de la pensée en expérience sensible de la communauté …supprimer l’art en tant qu’activité séparée, le rendre au travail, c’est à-dire à la vie élaborant son propre sens.Il faut sortir du schéma paresseux et absurde opposant le culte esthétique de l’art pour l’art à la puissance montante du travail ouvrier. Le culte de l’art suppose une revalorisation des capacités attachées à l’idée même de travail. Mais celle-ci est moins la découverte de l’essence de l’activité humaine qu’une recomposition du paysage du visible, du rapport entre le faire, l’être, le voir et le dire. Quelle que soit la spécificité des circuits économiques dans lesquels elles s’insèrent, les pratiques artistiques ne sont pas en exception sur les autres pratiques.