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Le miroir brisé de Dante(2ième partie)


Auteur du livre: Graham Harman

Éditeur: Armand Colin

Année de publication: 2023

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En en venant à l’éthique, l’esthétique et la métaphysique, nous complétons la lecture de la Divine Comédie de Dante par trois chapitres qui vont faire une nouvelle place pour une « ontologie orientée objet » (OOO). Graham Harman met en avant la jouissance et ce faisant tire de la psychanalyse une indication sur l’effort spéculatif qu’il poursuit. Sa proposition en effet est suspendue à une approche perversement orientée. Le travail de séparation qui s’opère par rapport à Kant (forme versus objet) est à relayer par un travail de séparation par rapport à Lacan. Le purgatoire est très indicatif d’une forme et d’une logique prédicative. Le paradis est une approche de l’objet par excès sauf qu’il est introduit par le détour de La Vita Nuova où on saisit toutes les arcanes/chicanes de l’objet d’amour circulant entre Dante et Béatrice, quand on n’y met pas assez de soi (amour de soi). Mais l’enfer est vraiment le lieu d’un travail de décapage par rapport à la perversion. Passage obligé pour accréditer une séparation équivalente à la chute de toutes les qualités sensibles des objets sensuels (dépendants d’une perception par les sens). 

En philosophie, Meillassoux et Badiou tournent peut-être le dos à Lacan (mais pas Zizek ; toutefois GH le rejette lui aussi dans un certain refus d’une certaine psychanalyse ; illustration de la fonction de la haine quand on parle d’amour). Mais bizarrement ils n’arrivent pas à se séparer d’appuis comme les mathématiques, à la base d’un langage formel. Graham Harman prend ici un envol spécifique. 

Chapitre deux : L’éthique

Le démarrage c’est avec Kant et aboutit à Max Scheler : « Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs ». Comme dans la Divine Comédie, GH se penche au milieu des critiques sur l’œuvre kantienne relative à la morale, la CPR entre CRP et CJF. Et bien entendu il s’agirait de sortir du formalisme si on veut se nourrir de la « philosophie » de Dante. En passant Harman qui a pris ses distances d’avec ses collègues attelés à établir le réalisme spéculatif, marqua allégeance à Bruno Latour. Sans doute par un certain rapport avec Jakob Von Uexkhüll. Quant au lien avec Dante il articulera l’« ordo amoris » et une autonomie de l’objet. 

Le formalisme éthique prend ses marques dans « Fondements de la métaphysique des mœurs » (Kant 1785) : des principes pratiques sont formels quand ils font abstraction de toutes les fins subjectives ; ils sont matériels quand ils supposent des fins de ce genre. Kant choisit d’exclure le matériel. Tout talent ou objectif donné peut être employé à mauvais escient tant que la bonne volonté est absente. Kant est non-conséquentialiste car son éthique ne dépend pas des résultats positifs ou négatifs de nos actions, lesquelles résultent souvent de facteurs indépendants de notre volonté. Par volonté bonne, on entend qu’elle est estimée supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle uniquement en faveur de quelqu’inclination (histoire de Job). La force du formalisme c’est de souligner l’indépendance et l’intégrité de quelque chose indépendamment de son contexte, lui évitant d’être entachée par ses relations avec les autres choses. Suivent les exemples du marchand égoïste, du samaritain philanthrope et chaleureux ; exemples disqualifiés face à la figure qui a la valeur exemplaire : celle du samaritain froid qui fait simplement son devoir à la lettre. Pour Kant le problème avec l’intérêt personnel ce n’est pas qu’il est narcissique ou vicieux mais trop matériel et pas assez formel. On pourrait situer ici la bifurcation entre a priori et a posteriori. L’éthique du devoir ne s’applique pas seulement aux humains mais à tous les êtres raisonnables en général. On en vient alors aux impératifs, à la loi. Il y a bien sûr l’impératif hypothétique (liant action et poursuite d’un but)…à quoi Kant oppose l’impératif catégorique (absolument contraignant pour tous les êtres rationnels, indépendamment de leurs buts personnels.) « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Et là Kant donne quatre exemples dont on regardera surtout le troisième. Soit une personne, possédant un talent qui, grâce à quelque culture, pourrait faire de lui un homme utile à bien des égards, préfère pourtant les plaisirs : cette contradiction quant à la raison empêche catégoriquement toute place au gaspillage. « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne (non au suicide) que dans la personne, de tous à toujours, comme une fin et jamais comme un moyen ». Les personnes ne sont pas des choses mais méritent le respect. La société humaine devrait être un royaume des fins, la liaison systématique de divers êtres raisonnables par des lois communes. Reste une formulation plus technique entre autonomie et hétéronomie de la volonté ; dans le premier cas on ne ment pas parce qu’on respecte un principe formel universel (il n’y a pas d’exception), dans le deuxième cas, on ne ment pas à cause de ma réputation. 

La Divine Comédie n’a aucune affinité avec Kant car elle ressemble à une éthique hétéronome gouvernée par un impératif hypothétique : agis de telle sorte que tu ne seras pas châtié éternellement en enfer. Ceci dit GH souligne que de nombreux principes éthiques de Dante continuent à passer aujourd’hui : l’orgueil, l’envie et la colère nuisent aux rapports humains. Mais surtout la couleur de l’éthique de Dante rend son approche bien plus intéressante. Commençons par parler de l’ordo amoris avec Max Scheler (1874-1928) qui promeut une éthique fondée sur un amour insatiable des choses de ce monde. L’éthique n’est pas ici fondamentalement une question de maximes formelles mais c’est une question de valeurs hautement concrètes, et ces valeurs sont souvent contraignantes pour des individus spécifiques plutôt que pour l’ensemble des êtres raisonnables. Tout le travail est de discerner les valeurs et là les formules sublimes sont creuses. Blaise Pascal est en période moderne un philosophe qui reste sensible à la philosophie du Moyen-Âge. La logique du cœur doit beaucoup à St Augustin car Dieu est décrit comme la source ultime du sens de la vie. La vie est définie par l’amour ; l’être humain est un « ens amans » par opposition à l’être pensant ou l’être désirant. Par contre Schiler ne s’appuie jamais sur Dante et GH le regrette : toute la pensée et l’activité humaine dépendent du jeu des mouvements du cœur. Il y a un ordre objectivement concret des valeurs, certains objets sont plus dignes d’amour que d’autres. La philosophie moderne est la première à considérer notre connaissance du monde extérieur comme capable d’une stricte détermination scientifique tout en soutenant parallèlement que les valeurs éthiques et esthétiques relèvent d’une sphère intime psychologique gouvernée par des allégations arbitraires d’un goût personnel. Non, il y a un ordre objectif de valeurs qui atteint un sommet dans l’amour du divin d’un Dieu omniscient et omnipotent qui est le centre du monde en tant que cosmos et en tant que tout. Au sens descriptif (et au-delà du sens normatif dont on vient de parler : tout le monde doit aspirer à ce standard pour que sa vie prenne tout son sens), chaque individu (personne ou groupe) est gouverné par un classement typique des amours, chaque classement devant être apprécié pour son unicité.  Se devant  de chercher la formule éthique fondamentale qui guide chaque personne et chaque peuple. 

Qui dit éthique dit ethos et voici Von Uexkhüll qui parle de l’environnement de chaque animal comme d’un facteur déterminant de ce qu’il est capable ou incapable de voir. Pour Scheler l’ordo amoris d’un individu fonctionne pareil. Nous ne pouvons même pas détecter certaines valeurs si elles ne correspondent pas à notre ethos car tout est affaire d’attraction-répulsion. Celles-ci déterminent le contenu de ce qu’il est possible de remarquer et d’observer. L’éthique n’a rien à voir avec le moi car nous ne pouvons détacher l’ordo amoris de notre implication avec les choses. L’attraction et la répusion viennent des choses. Et sont elles-mêmes gouvernées et circonscrites par des dispositions potentiellement effectives d’intérêt et d’amour qui s’expriment comme une disposition à être affecté. En plus avec Scheler il y a dans l’éthique un engagement dans une doctrine de la singularité du destin personnel : quand nous interrogeons toute la vie d’un homme ou une longue série d’années et d’événements, nous pouvons sentir que chaque événement est tout à fait accidentel et pourtant que la connexion des événements reflète exactement ce que nous devons considérer comme le cœur de la personne concernée. Et ici il n’y a pas de loi car nous ne pouvons pas identifier  toujours notre vocation et même le contexte peut nuire à mon destin comme s’il y avait possibilité de conflit entre destinée et destin. Il y a des situations tragiques qui empêchent un peuple ou un individu de développer de façon épanouissante les potentiels d’une structure. Seul un changement de milieu permettra à cette même structure de se développer comme il y va d’une tendance jusqu’à ce qu’elle trouve consistance historique. En plus l’individu n’est pas seulement responsable de sa propre destinée individuelle mais de la réalisation de chaque destinée humaine. Et comme il n’y a aucune vie qui parte de zéro, nous accumulons les fautes miennes avec celles des autres. Enfin il y a des situations de trouble de l’ordo amoris : l’amour peut être dit vrai ou faux pour la seule raison que les véritables inclinations d’un homme et ses actes d’amour peuvent coïncider ou s’opposer à la hiérarchie de ce qui est digne d’amour. Quand on est enchaîné par une pulsion alors l’amour qui enchante, en même temps réprime. S’enticher d’un tel objet d’amour repose la question de la place de Dieu, nécessaire dans cette affaire de vision.

Ici il faut un véritable amour de soi, soit un amour pour son propre salut. La spiritualité renvoie à un attachement maximal aux choses du monde. il s’agit ici de théologie négative vers la guérison des fausses tendances. Le Moyen-Âge entretenait encore une culture du cœur en tant que souci autonome complètement indépendant de la culture de l’entendement. Et voilà maintenant qu’on est conduit à une conception nouvelle de la haine. La haine est le résultat d’un amour incorrect. La haine est une rébellion de notre cœur et de notre esprit envers une violation de l’ordo amoris. Scheler recommande une profondeur accrue d’absorption dans la plénitude croissante d’un objet. Nous vivons avec l’entière plénitude de notre esprit principalement pour les choses : nous vivons dans le monde. Maintenant Scheler s’attaque aux deux conceptions de l’autonomie. Les êtres humains ne sont pas traités comme de simples êtres exceptionnellement intéressants et flexibles comme le carbone dans la chimie organique ; au contraire la pensée humaine est traitée comme absolument différente en genre de tout ce qui existe par ailleurs, pourquoi ? Les différences évidentes entre toutes les entités sont d’un côté traitées comme de simples permutations localisées au sein d’une seule catégorie de non-humains… et de l’autre côté la pensée humaine est pensée comme spéciale et la seule à être spéciale, pourquoi ? On voit ici la nécessité de changer de point de vue. Quand nous observons un objet , nous essayons de trouver le bon angle et la bonne distance depuis lesquels nous pouvons le voir de la façon dont il doive être vu. Et il est rare que notre tête reste droite, en fonction d’un impératif perceptif. Il est temps que les non humains retrouvent leur juste place dans l’éthique. C’est mal de rester dans une pièce avec l’air conditionné et devant la tv quand il fait beau dehors. Kant confond deux sens de l’autonomie absolument différents. Kant entend purifier taxonomiquement les humains des non humains et pour cela il est trop radical, il enlève le matériel. Ce qui est véritablement autonome dans la vie éthique n’est pas un être rationnel auquel on soustrait toute trace d’un monde mais plutôt une relation éthique d’amour entre une entité et une autre qui n’existe que pour un but hétéronome mais en même temps comme une fin en soi. En conclusion tout n’est pas à rejeter dans l’éthique de Kant mais elle est largement incomplète. Ce que l’éthique amoureuse restaure ce n’est pas seulement le monde des choses aimables mais c’est aussi l’unicité de la destinée individuelle.  « Tu dois rester loyal avec une défunte aimée même si tu ne lui as parlé que deux fois et si elle est mariée avec quelqu’un d’autre et si cet être aimé est morte depuis longtemps. » 

L’éthique n’est pas une affaire d’êtres rationnels coupés du monde mais c’est une question de liens entre un agent amoureux et ses objets aimés dans le monde. L’éthique est une chimie spécifique localisée qui provient du lien entre un agent amoureux particulier et l’objet particulier de son amour.

Chapitre trois : L’esthétique

Quand la revue Philomag incite ses lecteurs à se pencher sur le travail de Graham Harman, elle épingle le point qui va retenir notre attention. Quelle est l’articulation de l’objet dans ses versants amour et beauté comme les deux faces d’une bande de Moebius, articulation au prix d’une torsion où la jouissance est coinçée, d’où la jouissance doit partir … « Les objets non humains ont des relations non pas identiques mais de même nature que celle que nous avons avec eux…Le feu perçoit le coton (qu’il embrase). » Là où la perception et la raison décomposent la chose en une somme d’éléments ou de qualités sensibles, l’amour nous dévoile cette « force de gravitation de l’objet réel » indivisible « qui transmet sa marque aux qualités qu’il porte », qui les tient ensemble et les colore (voilà le beau) d’une manière absolument singulière. « C’est précisément dans cette unicité que se donne à voir l’invisible (et voilà la définition du beau) ». Le travail d’écriture de Dante le poète opère et la séparation d’avec la jouissance des qualités sensibles de l’objet et la mutation fictionnelle exprimant les qualités réelles de l’objet, Béatrice. George Satayana constate que l’esthétique a toujours eu une place plus marginale dans la philosophie que la métaphysique, l’éthique, la philo politique ou la théorie de la connaissance. Bien sûr Dante possède une sensibilité surnaturelle à la beauté mais la beauté est le pilier d’une vision métaphysique. « Toute forme substantielle qui est distincte / de la matière, et est unie à elle, / renferme en soi une vertu spécifique / laquelle, si elle n’opère pas, ne se manifeste point, / et elle ne se montre jamais que par l’effet, / comme par la verte feuillée, la vie dans la plante » (…) « Votre appréhensive d’être vrai / tire l’image et en vous la déploie, / tellement que vers soi elle retourne l’esprit. / Et si retour vers elle l’esprit se plie, / ce repli est amour : c’est la nature / qui par le plaisir de nouveau à vous est lié. »

L’esthétique est à la racine même de la philosophie. Il n’y a que trois types de réponse fondamentale à la question de ce qu’est quelque chose : nous pouvons expliquer de quoi elle est faite, expliquer ce qu’elle fait, ou bien les deux simultanément. C’est ainsi que nous accédons à la connaissance du monde. il ne s’en suit pas que la connaissance épuise toute la réalité du monde… sinon on dégénèrerait vers la destruction, l’ensevelissement et la duo-destruction qui est un peu des deux. Depuis les présocratiques les objets sont discrédités par l’imposition de l’eau, de la terre, de l’air ou du feu comme principe excluant le reste. Mais à fragiliser les choses on ne peut plus expliquer l’émergence des choses plus grandes qui sont indépendantes des choses qui la compose. Dans la philosophie contemporaine classique, la réduction des objets progresse non parce que cette philosophie ne trouve pas les objets trop superficiels mais au contraire trop profonds. Recourir à la fiction c’est être naïf. Ce qui compte ce sont les phénomènes, les événements, le pouvoir ou la fissure dans le sujet pensant. Dans de tels cas les objets sont ensevelis, réduits à quelque chose de plus directement accessible à l’inspection. Mais du coup on ne peut rendre compte du changement. La destruction et l’ensevelissement apparaissent souvent en même temps car ils se soutiennent l’un l’autre par la duo-destruction : ainsi du matérialisme scientifique mais aussi de la « théorie des deux tables » de Eddington. Il faut rajouter la troisième table, celle qui existe. Entre les deux questions 1) de quoi la table est faite (de vide quantique) et 2) qu’est ce que fait la table (assez solide pour que j’écrive en appui sur elle), aucun objet n’est épuisé par les efforts variés menés pour le co-détruire. Et voilà Socrate et sa tentative de convertir une chose sans reliquat en définition alors que pour Harman philosopher c’est s’interroger sur la troisième table, l’objet. La philosophie n’est pas une forme de connaissance car les définitions sont faites d’universels et que les choses, elles sont concrètes. 

En quoi l’art pourrait-il ébranler les disciples de Kant ? Avec l’art les deux questions ci-dessus sont hors propos et l’art est un défi perpétuel à toute interprétation possible. Et en même temps on ne peut pas dire que l’art est ineffable. L’art s’approche de façon indirecte et par là prête le flanc aux sarcasmes. Mais du point de vue de ooo l’inaccessibilité de l’objet ne représente qu’un aspect de l’importance de l’esthétique ; il faut inclure d’autres traits, comme le fait de marquer une séparation entre un objet et ses qualités propres et d’effectuer la substitution théâtrale d’un objet par un autre (Béatrice cédant la place à un poème divin). Mais pour en arriver là il nous faut opérer un détour avec Husserl, Heidegger, Greenberg et Fried, tous des formalistes. Nous ne pouvons plus avec l’ooo traiter les objets comme de simples ensembles de qualités. L’objet est toujours quelque chose d’autre qu’une masse quelconque de qualités ou de relations qu’on peut leur assigner. L’objet vient en premier et cette idée est à l’origine …de la phénoménologie (ennemi jurée pourtant de Meillassoux). L’intentionnalité pour Brentano permet de faire une différence entre les actes mentaux et les actes physiques. Les actes mentaux visent toujours un objet ou contiennent en eux un objet immanent. Mais les actes physiques ne consistent qu’à échanger des forces sans que les objets impliqués dans cet échange ne forment des images les unes des autres. La philosophie devient de façon primordiale l’étude de la relation entre les actes mentaux et les objets qu’ils visent, qui sont toujours immanents à l’esprit plutôt que situés dans un monde extérieur. Husserl rejette ça car la relation du monde extérieur aux objets intentionnels qui se présentent à l’esprit manque de clarté. Husserl n’a jamais aimé l’idée de dédoubler un monde hors de l’esprit d’avec un monde interne. La connaissance doit toujours être accessible ; foin de la chose en soi. La réalité et la connaissance sont parfaitement commensurables. Ce qui importe ce n’est pas les contenus d’expérience de l’intentionnalité, parce qu’ils sont trop proches des ensembles de qualités de Hume dans lesquels les objets intentionnels incluent la somme totale de tous les traits à tout instant. Au contraire Husserl donne priorité aux actes donnant des objets : on voit les profils d’une maison sous tous des angles mais nous nous disons que nous voyons la même maison, le noyau essentiel. Dans la philosophie ooo on reformule Husserl en passant de l’objet intentionnel à l’objet sensuel. Nous recherchons avec Husserl l’eidos de l’objet sensuel. Mais cela conduit Husserl à ceci qu’il est moins évident qu’entre les qualités essentielles et les autres ce qui est utilisé pour les voir, c’est d’un côté les yeux et de l’autre l’intuition directe de son essence. On ne saisit les qualités réelles que par l’intelligence même si GH n’est pas d’accord sur les pouvoirs de l‘intellect ; en tout cas l’étrangeté centrale de l’enseignement d’Husserl est que le monde a un genre d’objet sensuel qui détient en même temps deux genres complètement différents de qualités (sensuel, réel). Et c’est là qu’arrive Heidegger qui par rapport à Husserl rejette le savoir conscient comme manière d’être au monde. Car nous nous appuyons sur une habitude de considération sur les choses qui sont là parce qu’il en a toujours été ainsi (monde pauvre). On ne les remarque que quand les choses dysfonctionnent (cessent d’être sous la main). D’où le fameux marteau brisé. Pour Heidegger il y a des objets réels, des objets inconnus du système husserlien, des objets qui échappent à tout accès direct et qui ne peuvent être dévoilés que partiellement. Dans la mesure où un marteau fonctionne correctement, il se retire dans un monde holistique (les outils). Et il ne devient individuel que cassé ; cela conduit Levinas à dire que le monde est un « il y a » anonyme. Toute théorie est fondée sur une pratique ICS que les gens d’aujourd’hui appellent adaptation. Mais remarquons que ce n’est pas que la pratique est plus profonde que la théorie mais c’est que la réalité des entités est plus profonde que la théorie et la pratique à la fois. Les objets ne sont pas juste plus profonds que tout contact animal ou humain avec eux mais qu’ils sont plus profonds aussi que toute interaction causale : le feu simplifie à l’extrême le coton ! La philosophie ooo met des précisions car quand le marteau se brise, il reste impénétrable étant donné le choc auquel il vient de nous soumettre. Le marteau en tant qu’objet réel se retire de notre accès en même temps que ses qualités sensuelles deviennent ostensiblement visibles maintenant alors qu’elles ne l’étaient pas quand l’outil fonctionnait selon notre attente. Et çà c’est pareil en art à la différence de toute autre forme de connaissance : l’objet n’est pas identifié à ses qualités mais il entre explicitement en tension avec elles. Husserl avait limité les tensions entre un objet sensuel et ses qualités sensuelles et réelles. Heidegger a rajouté comme troisième tension la tension entre un objet réel et ses qualités sensuelles. Toutefois il y a une quatrième tension qui nous vient de Leibniz : la tension entre objet réel et qualités réelles. Cela va s’éclairer maintenant à propos de la métaphore et de l’attachement. 

Ortega y Gasset emploie l’image du cyprès en le rapprochant d’une flamme noire, fantôme d’une flamme morte. De même dans Dante, on a l’épisode de Paolo et de Francesca en enfer. Devant ce fait Dante « tombe comme un corps mort tombe », il s’évanouit de pitié. Un terme de la métaphore est dans la position de l’objet alors que l’autre est dans la position des qualités. En quoi la métaphore diffère-t-elle du marteau, sinon dans le fait que la métaphore c’est de l’art. Le cyprès est comme une flamme en raison de ses qualités inflammables. C’est convaincant mais pas trop, il y a évidemment des aspects dans l’image qui sont triviaux mais il y a aussi nécessité de prendre le rapprochement au sérieux. Il y a à investir le rapprochement. Bien sûr le cyprès n’est pas un objet réel (il n’y a qu’une flamme de cierge dans un culte des morts). Le seul objet réel c’est l’observateur de la métaphore, celui qui la prend au sérieux. Puisque le cyprès ne peut pas proposer de se mettre en relation avec les flammes-qualités sensuelles, cette tâche incombe au seul objet réel sur cette scène : moi-même. Suit une critique de la CJF que je passe (p. 249). On a l’air de revenir à du corrélationnisme, non ? La grandeur de Dante ne peut se trouver dans aucune petite partie au vu de la grandeur de son sujet. L’enfer, le purgatoire et le paradis ainsi que le destin d’un grand poète sont en jeu pour nous (sens sélectif de l’intentionnalité). Cela contraint notre attention de façon puissante, bien plus puissante que dans une confrontation avec une œuvre frivole. D’où l’attachement, on ne peut rencontrer une métaphore sans mettre sa propre existence en jeu. En « jourant »le rôle théâtral de l’objet réel, la métaphore est un exemple très puissant de notre attachement à un objet esthétique. 

L’unité esthétique de base de l’esthétique est le sujet en tant qu’absorbé ou attaché en relation avec le fossé qui existe entre l’objet et ses qualités. Nous sommes amenés ici à parler de formalisme en esthétique. Cette notion fait référence à une approche qui traite l’œuvre d’art comme quelque chose d’indépendant. On n’a pas à se centrer sur le contenu social et politique d’une œuvre ou sur les conditions biographiques et historiques dans lesquelles elle a été écrite. On exclut ici avec Kant tout autre facteur que les questions sur le goût, car c’est un domaine objectif. Avec Kant nous n’avons aucun accès aux choses en soi transcendantes mais seulement aux apparences immanentes. Et comme les apparences ne connaissent aucune certitude, il faut se garder du transcendant autant que de l’immanent pour en arriver par un pas d’écart au transcendantal. On doit se concentrer sur les invariants structurels : l’espace, le temps et les douze catégories. Le beau appartient à la structure universelle de tous les sujets humains. Dans les arts visuels une telle option est tenue par Greenberg et Fried ; ce sont deux critiques d’art contemporain. Ils établissent les critères qui sont adoptés par les artistes eux-mêmes. En effet les critiques orientent l’avant-garde en définissant l’art (on est aux USA dans le juste après-guerre) comme l’approche structurale d’une intention réduite à la manifestation de la chose peinte : soit une réduction de la 3D (illusionnée par la perspective depuis la Renaissance) à la 2D, soit un étalement de gouttes de couleur sans prétention à autre chose (Pollock). L’article « Avant-garde et kitsch » rappelle qu’aujourd’hui l’art noble se mêle d’art vulgaire. La révolution industrielle a poussé les populations rurales vers les villes. En chemin ces communautés rurales dispersées ont perdu les liens avec leur culture ancestrale et cohérente. Par voie de conséquence des artistes en sont venus à combler ce vide par le kitsch, c’est-à-dire un ersatz de culture en charge de divertir. Dans une reproduction sans inspiration des règles de l’art, le kitsch est en fait proche de l’académisme. Bref Greenberg ramène l’art à sa forme. Proche de Mc Luhan pour qui le medium est le message, la pure poésie est à fuir comme la peste. Le contenu doit être dissous si complètement de la forme que l’œuvre ne peut être réduite à autre chose qu’elle-même. Les peintres que Greenberg aime sont Mondrian, Miro et Pollock ; ceux qu’il déteste sont Duchamp, Dali et Kandinsky, qu’il appelle le provincial. GH prend ses distances sans dire pourquoi ici et il en vient à Fried non sans avoir critiqué le sublime kantien (p. 267) : le goût s’impose à un moment par un consensus qui ne se discute pas. Comme avec Scheler en éthique, il y a ici un ordre équivalent à l’ordo amoris, mais dans l’art où l’individuel s’unit au collectif. Le défaut d’une telle approche c’est que seuls certains d’entre nous sont mûrs pour certaines influences de haute exigence. C’est tout comme certains composés chimiques qui ne réagissent qu’au contact d’autres composés chimiques spécifiques. Cela implique que l’unité de l’esthétique n’est pas la subjectivité mais l’entité composée de l’œuvre et du spectateur. Greenberg met l’accent sur le consensus car il cherche l’objet. Fried compare le littéralisme à la théâtralité, préférant le premier. Harman préfère Scheler traitant l’amant et l’aimé comme une unité irréductible à n’importe lequel de ses termes. « Art et objectivité » de Fried introduit un autre objet que celui de l’ooo : l’objet est une chose matérielle ou physique alors que l’objet dans l’ooo « est tout ce qui est davantage que ses composants et moins que ses effets ». Dans l’art minimaliste, pour Fried, l’époux littéraliste de l’objectivité ne représente rien d’autre qu’un plaidoyer pour un nouveau genre de théâtre et le théâtre est désormais la négation de l’art. Harman dit juste l’inverse. 

Chapitre quatre : la métaphysique

La grande idée de Kant a été que le seul moyen de résoudre le problème de Hume est de ne pas rechercher la connaissance des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes mais de rechercher la connaissance de ce qui se rapporte nécessairement à toute intuition et à l’entendement humain. Pour Kant la certitude a priori en éthique n’est possible qu’en retirant l’éthique de la sphère des choses et en la formalisant comme une maxime universelle n’ayant rien à voir avec des entités non humaines. Mais ce formalisme faisait taire l’appel à la vocation individuelle et collective qui a moins à voir avec le fait de suivre les lois universelles que d’écouter une injonction qui peut très bien venir à soi d’elle-même. GH place ici une digression sur la façon dont on est indulgent envers certaines personnes et pas avec d’autres sur des points qui devraient être sanctionnés. Le formalisme vaut aussi dans l’esthétique. L’objectivité du goût requiert que le bon goût soit issu de structures universelles du jugement que l’on trouve chez chaque être humain. Kant exonère le jugement esthétique de tout contact avec le monde extérieur. Ainsi il protège l’autonomie de l’œuvre d’art…de l’agréable ; tout comme il protège l’autonomie de l’éthique…de la réussite. Ce qu’il perd c’est le rôle esthétique dévolu à l’objet lui-même. Du coup l’approche a priori est critiquée par Greenberg et Fried qui se tournent vers la primauté de l’expérience conduisant à une véritable rencontre avec les œuvres d’art ; mais ce qu’ils perdent à leur tour c’est le rôle nécessairement théâtral de l’observateur sincère dans l’acte intentionnel, un ingrédient lui aussi nécessaire à l’œuvre d’art. 

En en venant à la métaphysique on part de Descartes et son dualisme dans le monde entre la matière et la pensée ; cependant on passe souvent sous silence le recours à Dieu dans les Méditations. Au fil de la période moderne, l’homme en est venu à occuper cette troisième place devenue vacante. Mais ce qui est triste avec Descartes c’est moins son dualisme que sa taxinomie : les êtres humains sont du côté de la « res cogitans » et tout le reste dans la « res extensa ». Quand on en arrive à Heidegger c’est pour constater que à partir de sa distinction de deux modes d’être (l’être a portée de main et l’être de l’outil), son « lecteur-observateur sincère » glisse vers une différence entre deux types d’être en raison d’un Heidegger qui a pris la précaution de mettre le Dasein loin de la distinction entre Zuhanden…et un Vorhanden valant pour les seuls non humains. La facilité taxinomique court-circuite la tâche véritable de l’ontologie en renvoyant tout ce qui est non humain à un regard scientifique. Et il y va depuis de la division intellectuelle du travail où la philosophie n’a plus qu’à s’occuper des seuls humains. C’est ici que Graham Harman entreprend de se démarquer des philosphes contemporains qui font la guerre à la philo ooo, soit Meillassoux, Badiou et Zizek qui s’accrochent encore à la main-courante des mathématiques (ou de la topologie). D’un côté il y a le scientisme qui ne peut rendre compte du caractère très spécial du sujet pensant comme exception au reste de la nature. Et de l’autre côté il y a le vitalisme au cœur de la matière. Mais pour GH l’opposant à ces philosophes contemporains c’est Bruno Latour qui se réfère à tout ce qui existe comme à un acteur. Tout ce qui existe n’est rien de plus que ses actions, ce qui signifie rien de plus que ce qu’il modifie, transforme, perturbe ou crée, avec aucun autre surplus d’aucune sorte. Cela permet de voir que beaucoup d’entités de la civilisation contemporaine sont des hybrides comme les terrils qui deviennent des zones protégeant de toutes nouvelles espèces émergentes dans ces amas dits stériles. Les hybrides ne peuvent être classés clairement comme nature ou comme culture ; et cela permet d’introduire les non humains dans la sphère politique. GH propose ici une digression sur Hegel et Lacan (p. 296).

L’onto-taxinomie pourrait être vue comme une onto-théologie où on a un principe explicatif fondateur de l’histoire de la métaphysique depuis Thalès de Milet, pour en arriver avec Descartes et Kant (l’anti métaphysicien) à trois entités : la matière, l’esprit et Dieu ; je mettrai en annexe une note sur l’histoire de la conscience par Antonio Damasio pour illustrer la façon dont le regard de la science travaille les zones dévolues jusqu’il y a peu aux philosophes. Seuls les êtres humains sont hantés par la différence entre noumène et phénomène. Latour critique tout cela en parlant de formalisme. Mais Graham Harman a besoin de clarifier sa position face au corrélationnisme épinglé par Meillassoux et pour cela valorise la relation de combustion entre le coton et le feu (p.302). Et revisite ensuite les trois qualifications de l’intentionnalité chez Husserl : sélective, instable et composite. Ceci étant fait GH revient à la Divine Comédie pour conclure que l’esthétique est la philosophie première. Là où la beauté et l’amour se marient dans l’objet poétique quand il est ciselé par un véritable artiste, elles mettent dans le vent les querelles philosophiques. Insistons maintenant sur quelque chose de curieux qui résiste dans ce chapitre quatre. La métaphore est centrale de ce qu’elle opère de façon efficiente à partir d’images qu’un poète compose (sélectionne) pour faire sentir « la présence » d’un objet totalement nouveau, à condition qu’un spectateur s’y laisse prendre. Il n’y a pas de livre sans lecteur, en plus de l’auteur. Les puissances de l’image ont été analysées dans le cadre de la représentation depuis la période moderne, mais ici il y a un dégagement pour un autre mécanisme que l’ekphrasis. Cet autre mécanisme, GH en parle en termes d’attachement. Mais il perd de vue l’opération de séparation qu’il avait pourtant si bien analysée dans la lecture de la Divine Comédie par rapport à la fraude, obstacle à décaper pour libérer l’objet dans sa circulation à travers les trois lieux de sa fiction. Ou plutôt c’est in extremis que Graham Harman y revient dans des termes de « comme si » où il associe la fiction (privée, fantasmatique de Dante dans son cabinet d’écriture) au théâtre convoquant le spectateur dans sa fonction publique. En fin de compte c’est bien Bruno Latour qui appelle à ce que l’on imagine aujourd’hui un nouveau grand récit, une nouvelle cosmologie. Alors dans le transfert qui le lie à BL, GH invente un théâtre où il met en scène les non humains au même titre que les humains qui après tout n’ont aucun titre à se prendre pour Dieu. 

Ce faisant il nous ouvre les yeux sur une possiblité nouvelle de prendre au sérieux notre rapport au réel dont décidément on ne cesse de se rendre compte qu’il est à écrire, à penser, à imaginer à plusieurs. L’autonomie de l’objet est-elle au rendez-vous de cet effort pour remettre le sujet transcendantal à sa place ? Car ce n’est pas juste d’identifier l’objet au réel ; aussi cet écart relance la philosophie dans sa quête. Peut-être sera-ce en se mettant à critiquer Bruno Latour sur son insistance en termes d’acteurs montés sur une scène artificielle qui a toutes les caractéristiques des labos des scientifiques. Pour être juste le travail de Graham Harman se fait toujours dans le respect de ses adversaires et en même temps amis. De nouveau c’est Bruno Latour qui dit qu’il n’y a pas de société, juste des associations. 

Note de lecture sur le livre d’Antonio Damasio « Sentir et Savoir, une nouvelle théorie de la CSC » chez Odile Jacob en 2021

«  Par comparaison avec cette négativité folle du sujet (à partir de rien un sujet humain est supposé être une déchirure entièrement inédite dans le tissu du cosmos), tous les autres moments de l’évolution humaine et proto-humaine ne peuvent qu’être aplanis sur la plaine homogène de la nature (l’émergence des cellules eucaryotes, le développement du système nerveux ou de la vision en couleur, la séparation de la Pangée en différents continents) ou sur la plaine tout aussi homogène de la culture (la domestication des chiens, la naissance de l’agriculture et de la métallurgie, la révolution industrielle) ». (Graham Harman p.290)

Attention : ce compte-rendu ne peut rendre compte des chapitres les plus techniques. En raison de mes limites… 

La première question concerne les différents types d’intelligence et d’esprit. Nous savons que les organismes vivants les plus répandus sur terre sont unicellulaires, mais sont ils intelligents ? Qu’en est-il des humains ? Avons-nous l’esprit et seulement l’esprit ? Nous sommes gouvernés par le raisonnement et la créativité et cela dépend de la manipulation des images et schémas. 

La seconde question c’est comment pouvons-nous ressentir du plaisir et de la douleur, être content ou malade, bien ou triste ? Il est important de situer l’activité du système nerveux mais pas seulement le cerveau. De plus ce système semble user des collaborations de signaux corporels. À la différence des perceptions du corps conventionnelles, les sentiments sont beaucoup plus des hybrides, corps et esprit.

  1. De l’être

Sentir n’est pas percevoir, sentir ne revient pas à construire un pattern sur la base de quelque réalité pour en produire une représentation. Sentir est la forme la plus élémentaire de la cognition. Les organismes vivants ont répondu de façon intelligente à ce qu’ils sentaient et qui garantissait leur survie. On parle d’intelligence non explicite mais orientée sur l’homéostasie.

L’homéostasie a reçu l’aide d’un outil de coordination d’un nouveau genre et fruit de l’évolution : le système nerveux gérant les actions, représentant les modèles, engendrant des cartes de repérage. L’esprit allait naître, ce qui lui manquait c’est la mémoire qui permet le raisonnement créatif et les sentiments, porte vers la CSC. 

Dans le mariage avec le corps, le système nerveux rend possible les connaissances explicites ouvrant aux schémas et images dont la manipulation permet la réflexion, la préparation, le raisonnement jusqu’à engendrer des symboles et ensuite créer de nouvelles réponses. 

Les systèmes nerveux sont des créations après coup de la nature. Car ils sont nés d’une nature dépourvue d’esprit et de pensée, mais dotée de prescience. Ces nouveautés neuro-autorisées ont étendu les réalisations des intelligences biologiques non explicites et des capacités cognitives non explicites existant dans le vivant. 

Être, ressentir et connaître, tel est l’ordre dans lequel s’approfondit l’évolution. Pour satisfaire à de telles attentes, il y a des systèmes anatomiques et fonctionnels distincts mais associés. Ces systèmes élémentaires sont influencés par des processus chimiques eux-mêmes guidés par une compétence bien réglée mais cachée détectant le quorum (étape décisive au niveau bactérien qui se compte dans un milieu). La surprise au niveau des bactéries c’est qu’elles ont des activités métaboliques sans système digestif, qu’elles peuvent être membres d’un groupe social au sein d’autres organismes vivants et autres que nous. L’étape de l’être est mystérieuse mais nécessaire pour ressentir. Pour ce faire un organisme doit ajouter quelques cordes à son arc s’il veut sentir : il doit être multicellulaire, posséder des organes différenciés et plein d’autres choses. Les sentiments comptent parmi les premiers phénomènes mentaux. Ils permettent à une créature de représenter dans l’esprit son propre corps : pour se nourrir, boire, excréter, se défendre, adopter des comportements de coordination sociale, afficher l’épanouissement et finalement créer un « soi ». Le « soi » est un processus mental animé par l’état de l’organisme. On est au bord de l’accès à la sapience. Mais ce faisant on saute trop vite sur les sentiments qui font la connaissance consciente appuyée sur des informations sensorielles, au milieu du fracas des informations transitant par les sens. Il est curieux que chaque système sensoriel comme la vue est dépourvu d’expérience consciente. Seule la mise en œuvre coordonnée des trois types de traitement permet aux images d’être connectées à notre organisme ; et c’est ainsi qu’elles sont attribuées. C’est alors que l’expérience peut émerger.

  • De l’esprit et de l’art nouveau de la représentation

Entre l’intelligence, l’esprit et la CSC, les bactéries ont un comportement intelligent sur la base de calculs bioélectriques bien articulés et cela s’opère au niveau cellulaire. Par contre les processus explicites nécessitent la construction et le stockage de patterns imagés par l’organisme et à l’intérieur de celui-ci. L’homme a les deux types d’intelligence. 

Sentir n’est pas la même chose qu’être conscient et ne requiert pas l’esprit. Les plantes et les bactéries se comportent comme elles le doivent mais aveuglément. Ces mécanismes ne sont jamais figurés ailleurs au sein de l’organisation. Par contre il n’y a pas de CSC sans esprit. Une fois capable de CSC on devient conscient du contenu de notre esprit. Cela vaut pour les animaux. 

Les contenus de l’esprit sont un flux continu d’images sans cesse combinées et pour cela il faut les cinq sens. Mais elles sont aussi le fruit de la relation cerveau-corps interne produisant des hybrides appelés sentiments. Il y a enfin les souvenirs.

L’intelligence sans esprit se manifeste dans les réflexes, les habitudes, les comportements émotionnels, dans la compétition et la coopération entre les organismes. 

La fabrication des images mentales démarre par la perception que les cortex cérébraux organisent. Ils devront s’activer selon certains patterns sous l’effet de signaux entrants. Le goût et l’odorat suivent des circuits différents de la vue, l’ouïe et le toucher. 

Il y a à transformer l’activité neurologique en mouvement et en esprit. L’arc réflexe s’adopte aussi dans les états mentaux.

La fabrique de l’esprit condense toute la complexité engendrée au départ par les spirales ADN-ARN échangeant leurs acides aminés aux protéines.

Abordons la fabrique de l’esprit. Où peut-on trouver les schémas d’images explicites ? Ces schémas reposent dans des cartes dynamiques produites à haute vitesse dans les cortex cérébraux des différents systèmes sensoriels dont les cortex d’association. Les schémas qui s’organisent dans toutes ces structures correspondent aux objets, aux actions et aux relations présentes et actives à l’extérieur du système nerveux. Pour expliquer l’origine des schémas on peut considérer que nos sondes sensorielles analysent les objets et les relations et en donnent une imitation au sein des réseaux de neurones qu’elles ont tracées dans un espace coordonné. Il n’y a pas d’explication de la trame profonde de l’esprit.

Les plantes sont capables de nombreux mouvements non flagrants discrets à l’aide de leur réseau de racines creusant vers les zones les plus riches du sol. L’eau remonte jusqu’aux feuilles par un système de circulation hydraulique. Ces racines contribuent à l’homéostasie collective de la forêt.

Les algorithmes sont des recettes. C’est utile mais cela ne se confond pas avec ce qu’on peut supposer comme résultat à les suivre.

  • Les sentiments

Les sentiments sont nés au sein d’un organisme sous la forme d’une timide conversation entre la chimie du vivant et une version primitive de système nerveux. En se perfectionnant on en arrive à un bien-être ou à un inconfort. Il s’agit de l’équivalent mental de l’organisme physique.

L’affect naît à l’intérieur des organismes vivants. Ils naissent vagues et diffus. Ce sont les sentiments primordiaux. Les sentiments développés font naître des images claires et sans équivoque des objets évolués qui meublent notre intérieur. Ce sont des informations. Mais d’où cela naît -il ? En quoi est-ce différent des perceptions ? Les perceptions concernent l’extérieur. Les sentiments relèvent de l’interoception ( tonalité, intensité). Ils dialoguent entre la chimie du corps et l’activité bio électrique des neurones. Il faut nuancer quand on parle de peur car c’est une émotion qui engendre de nouveaux états viscéraux. 

Il n’y a a pas de souvenir sans affect.

L’efficacité est régie par l’homéostasie et perfectionnée par la sélection naturelle. L’expansion et la promotion d’un choix se sont produites grâce aux sentiments.

Des sentiments accompagnent les différents degrés de réussite de la régulation vitale.

Les sentiments proviennent des tréfonds de notre chimie organique. Comment ? En faisant jouer des récepteurs dans les molécules. Des molécules spécifiques agissent sur des récepteurs spécifiques et produisent des actions comme la détente ou le relâchement. 

Suit un développement plus complexe impliquant la myéline.

De même il y a des présentations impliquant les voies qui véhiculent la dopamine, la sérotonine…

  • Conscience et connaissance 

C’est ici qu’il y a place pour la philosophie. Jusqu’ici le philosophe a eu intérêt à se taire et apprendre. Mais maintenant on est armé avec Bruno Latour et Graham Harman pour participer au débat. En effet Antonio Damasio connaît les philosophies qui revendiquent un pan-psychisme et dont GH s’est défendu à la fin de son livre.

La différence entre humain et non humain à propos de la conscience tient à l’ampleur et au degré de complexité et d’efficacité mise en œuvre dans l’élaboration des réponses. La conscience est une expérience mentale. C’est un état d’esprit où les contenus mentaux sont ressentis. Ces contenus mentaux adoptent une perspective singulière. Et AD reprend la distinction entre esprit, perspective et sentiment. Il repasse par les images, les liens entre le corps et ces images, pour préciser ce qu’il appelle « point de vue du propriétaire ».

Le non-conscient renvoie aux mécanismes implicites des organismes vivants non humains orientés sur l’homéostasie.

La CSC est un état d’esprit distinctif. Car elle opère une modification du processus originel de l’esprit. L’esprit conscient n’est pas la CSC qui elle est un état d’esprit enrichi. Cet enrichissement consiste à inclure dans les processus continus de l’esprit, des fragments d’esprit supplémentaires. Ces fragments sont des images mais grâce à leur contenu ils annoncent clairement que tous les contenus mentaux auxquels j’ai actuellement accès m’appartiennent. Nous voici au plan des sentiments qui affectent des ressentis comme des appropriations légitimes par un moi.

La clé de la CSC réside dans les contenus des images qui l’éveillent. Elle réside dans les connaissances que ces contenus procurent naturellement. Seule condition nécessaire : il faut que les images soient informatives pour pouvoir contribuer à l’identification de leur propriétaire. 

En allant chercher un poème de Emily Dickinson, AD revient sur des textes antérieurs où il attribuait l’effet esthétique de l’œuvre d’art dans des termes d’état de conscience étendu. Il faut en fait parler d’état d’esprit étendu. 

Et c’est là que Damasio fait un ode à la vie, dans un certain accord avec Bergson et Whitehead. Ce vitalisme que Meillassoux et Zizek rejettent. 

Une précision sur les sentiments explique le lien au plan informatif des signaux corporels sur des cartes représentatives, c’est-à-dire renvoyant à un propriétaire singulier. La perspective de toute approche du dehors c’est qu’il y a à la rapporter à un pôle subjectif, à un point de vue distinct.

Il y a trois mondes à intégrer dont celui des viscères (le monde ancien) et l’intérieur musculo-squelettique qui nous situe dans l’espace. 

La CSC intègre mais pas seulement. Comment savons-nous que nous sommes propriétaires ? Qu’est-ce que le moi ? D’où le rôle de l’attention. 

À chaque fois que Antonio Damasio rajoute des briques à sa thèse, on n’est pas loin de penser qu’il a identifié une objection qu’il n’aborde que négativement. Il ne nous dit pas ce qu’est cette objection (là où son lecteur objecte) mais rajoute un pare-feu sous la forme d’une complication. Tant que son schéma était simple (l’importance du substrat) il convainc mais quand il est distrait par la musique alors son raisonnement me semble du registre de la « réduction chère à Husserl » telle que Graham Harman l’a si bien analysée. Damasio « élargit » son horizon aux seuls objets nécessaires à la poursuite de l’écriture de son chapitre (son intention) : la table, le stylo… et ce faisant il ouvre sa porte à des perturbateurs dans le fil clair de son propos. Et il se met à parler des anesthésiants et des comportements addictifs sur la CSC… localisée au niveau du tronc cérébral. À voir le diagramme de la p.201, j’ai eu la même impression qu’à la lecture de Mille plateaux de Gilles Deleuze. 

  • Il y a une cinquième partie appelée épilogue

Elle est à lire. N’ayez pas peur, elle fait huit pages…