« OOO » consiste en une boîte à outils permettant de prendre l’intentionnalité par le bout de l’objet (ici l’objet d’amour). En remontant de Husserl à Kant et en descendant de Husserl à Heidegger, ce dont il faut se débarrasser c’est du doublet sujet-objet qui fait une place centrale (transcendantale) au sujet. La chose en soi, on en fait l’expérience, même si c’est de façon partielle. En tout cas de façon suffisante pour en donner le goût. L’amour a la vie dure bien après que la foi et l’espérance ont abandonné. L’amour affermit un changement d’espace de plongement, comme le fait Dante en passant par le purgatoire, le paradis et l’enfer.
Graham Harman contribue à disqualifier le corrélationnisme car on peut se passer de sujet et du principe de causalité. Il y a un registre de l’épreuve affrontant l’objet qui ne concerne plus la sensibilité empirique ; dans les relations humaines, l’expérimentation de l’amour affecte dans la mesure même où l’objet s’y autonomise de tout sujet. GH a rédigé une préface de trois pages que j’invite à lire, cela ne se résume pas.
Introduction par Quentin Meillassoux
Il y a un raisonnement qui situe d’abord le débat entre les tenants de la phénoménologie et les tenants du positivisme logique (réfractaire aux logiques hétéronomes, para-consistantes, imprédicatives). Entre les deux s’ouvre un espace pour le réalisme spéculatif. L’enjeu c’est le corrélationnisme car ce principe impose que nous n’ayions accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à l’un de ses termes pris isolément. Critiquer le corrélationnisme, c’est critiquer l’idéalisme transcendantal. Contrairement à l’affirmation d’un doublet sujet-objet, le « co » ne peut laisser les deux termes à égalité ; au contraire la phénoménologie intentionnelle privilégie la conscience prioritaire sur le corrélat (on est ici dans les logiques prédicatives). Pour penser, il faut un sujet pensant ; pour penser l’objet, il faut un sujet. Or la thèse de Graham Harman est de se passer du sujet et donc de tout corrélationnisme. Berkeley et Hume font valoir l’objet à partir de la perception, laquelle saisit l’objet par les sens. En faisant des propositions prédicatives, on lie des objets sensuels à des qualités sensuelles, à des attributs sensuels. Mais il peut y avoir un saut spéculatif du côté des objets réels.
Pour cela Quentin Meillassoux dans son livre « après la finitude » (voir l’insert) rappelle ici l’argument de l’ancestralité : en effet, la vie, la Terre, l’univers ont été là bien avant l’homme. Or si on ne parle dans l’idéalisme kantien que des conditions de possibilité de l’entendement, alors l’univers d’avant l’homme n’est pas un monde à explorer par la science kantienne. De nouvelles clés de lecture au sein d’une ontologie orientée objet (OOO) vont ici remettre en question le principe de raison : « tout ce qui existe doit avoir une raison, croit-on. Il ne peut être déduit logiquement à partir d’un autre principe plus fondamental, croit-on ». Eh bien non. L’abandon d’un tel principe n’a pas d’impact sur la cohérence de la théorie. La réalité est composée de faits bruts qui peuvent se passer de toute explication et de tout lien de causalité. Les faits sont contingents et les lois de la nature sont tout aussi contingentes.
Graham Harman utilise lui la métaphore du marteau brisé en s’appuyant sur Heidegger critiquant l’outil étayé sur une fonction d’usage. On ne saisit l’objet que détaché de toute utilité, comme un marteau …brisé. L’objet ne se révèle qu’en dehors de toute fonction de causalité (là où il sert à un sujet, là où ses qualités sont rapportées à un Da-sein qui est une manière d’être au monde selon un certain caractère d’attachement). Pour rappel Heidegger décrit notre temps comme aliéné à la technique. Graham Harman privilégie l’esthétique pour faire un pas en avant. Les artistes, et rien qu’eux, sont détachés, c’est-à-dire à même de libérer une capacité objective de l’objet, capacité à dire quelque chose de sa part de mystère. Son livre va se déployer pour la moitié au moins de son propos comme la lente et minutieuse lecture de « La divine comédie » de Dante.
Insert : Note de lecture de « Après la finitude » de Quentin Meillassoux (Seuil 2006)
Préface d’Alain Badiou : dans ce livre un nœud entièrement nouveau entre les modalités (nécessaire par rapport à contingent) installe la pensée dans un tout autre rapport à l’expérience du monde, un rapport qui défait simultanément les prétentions « nécessitantes » de la métaphysique classique, et le partage « critique » entre l’empirique et le transcendantal.
Dos de couverture : tout différemment de Kant, Meillassoux établit qu’une seule chose est absolument nécessaire : que les lois de la Nature soient contingentes.
1 : L’ancestralité
Ce point introductif va ferrailler avec le corrélationisme, en posant comme un problème les « réductions » propres à la phénoménologie de Kant à Husserl.
Il s’agit de poser comme un problème l’ambition de la science dès lors qu’elle se doit de répondre à la philosophie, quant aux singularités propres à l’ « archi-fossile ». Il y a un univers qui non seulement ne connaissait pas la vie mais a fortiori ne connaissait pas l’homme en place de témoin (le point de vue du sujet sur l’objet). Ceci repose les termes du problème : les mathématiques ont-elles lieu d’être dans un tel « monde » ? (p. 26, 46)
En partant de la théorie des qualités premières et secondes (p. 13), on montre que Descartes est le père du doublet Sujet – Objet alors qu’il avait hérité du doublet Pensée – Être. Et c’est le passage du doublet 2 au doublet 1 qui fait problème. Mais surtout ce qui fait problème c’est son retour en pertinence aujourd’hui, avec Kant.
2 : Métaphysique, fidéisme, spéculation
Ce point est encore introductif car il déblaie le terrain entre corrélationisme faible et fort. La thèse du livre est cependant reprécisée : il s’agit de renouer avec l’exigence d’une connaissance de l’absolu et rompre avec le transcendantal. Meillassoux se met à rapporter pour le critiquer le principe de raison : « toute chose, tout fait, tout événement doit avoir une raison nécessaire d’être ainsi plutôt qu’autrement, dit-on ». Aussi en passant d’une position faible à une position forte, le corrélationisme a pris comme 1ère décision de délier contenu de pensée et acte de penser. Et comme 2ème décision de supprimer toute idée de (la chose) en soi. L’en – soi n’a aucune vérité, il doit être supprimé au bénéfice du rapport S – O, où reste alors seulement le pour – soi.
Le pas suivant est, après Kant, de s’en prendre à Hegel, qui lui ne renonce pas à penser l’absolu. Pour le corrélationisme, la seule chose qui nous soit donnée, c’est le fait que nous ne pouvons rien penser de contradictoire. Mais c’est un peu court quand la facticité conteste les invariants supposés structurels du monde. Pour le corrélationiste, cela ne va pas plus loin : l’en – soi devient opaque au point qu’on ne peut même pas soutenir qu’ « il y a » un monde.
Le point s’achève sur une critique de Wittgenstein, père de la philosophie analytique (tout est logique), et d’Heidegger, car ils ont ouvert la porte à un Tout – Autre. Cela a donné l’occasion de favoriser l’émergence du religieux d’aujourd’hui. Scepticisme et nihilisme se retrouvent dans le fidéisme fanatique. (p. 59, 65, 67, 73)
3 : Le principe de factualité
Ce point met en place enfin un argumentaire de la thèse. Il commence par régler les comptes des approches dogmatique et idéaliste versus spéculative. Et ce toujours sur fond de corrélationisme fort qui est le plus résistant contre la thèse.
Pour que les oppositions savoir/ignorance glissent vers les oppositions corrélation/facticité, elles réclament deux décisions (vues plus haut) qui, en fait, font cercle vicieux entre elles. La victoire contre le corrélationisme qui en résulte est une victoire à la Pyrrhus : l’absolu est un hyper-chaos. La suite du point 3 affine la définition de facticité car en elle, il y a un principe qui arme mieux la notion d’absolu : la contingence est nécessaire et donc éternelle ; la contingence est seule à être nécessaire. Le chaos ne peut plus dès lors produire un étant nécessaire ; seul l’absolu le peut. Le corrélat en est qu’aucun énoncé métaphysique ne peut du coup être vrai. Dire que seul est nécessaire la non nécessité ET dire que rien ne peut exister qui ne peut qu’exister, cela instruit un principe d’autolimitation du chaos. Maintenant le chaos a une limite, une norme : ce qui est, est toujours contingent. Le principe d’irraison impose des contraintes à l’étant pour pouvoir ne pas être ET pour pouvoir être autre.
La fin du point 3 concerne le passage de Kant à Hegel et plus. Seule la nécessité de la contingence permet à Hegel de montrer qu’on gagne en savoir sur la chose-en-soi de Kant. Travailler en s’appuyant sur la non non contradiction ET sur le « il y a », et revoilà le doublet Pensée – Être. La philosophie est l’invention de raisonnements atypiques : il y a des mondes dont on ne peut rendre compte qu’avec un nouveau vocabulaire (factualité) et avec des procédures de dérivation établissant les conditions de cette factualité. Il en résulte alors des nouvelles figures du « il y a ». En lien avec le mathématique (à la place du métaphysique) ? (p. 81, 84, 92, 109, 115, 118, 120, 121)
4 : Le problème de Hume
Ce point est au cœur du sujet. Il commence par en refixer la problématique, en dessiner la représentation, en y projetant les lois de la perspective. On doit donner à l’approche spéculative les moyens du factual car il y a grande illusion à vouloir fixer le devenir sensible. Pour avancer comme chaque fois on doit « pas à pas » entendre les objections et y répondre (B Latour). Il semble absurde de soutenir non seulement que les choses mais les lois physiques sont réellement contingentes car il faudrait admettre que ces lois peuvent changer sans raison et se modifier à tout moment. Hume cherche en vain (il est sceptique) à démontrer que des mêmes causes s’en suivront à l’avenir les mêmes effets, « ceteris paribus ». Il y a un problème de la causalité car peut-on vraiment savoir ce qui nous garantit que la physique elle-même et non la théorie physique, sera encore possible demain.
De Leibniz à Kant, QM présente donc trois pistes de solutions. Leibniz cherche avec la métaphysique, Kant évidemment s’y oppose avec la déduction transcendantale. Par l’absurde, il montre qu’à se passer de nécessité causale, on n’a plus représentation, objectivité, ni conscience. Hume va, lui, exploiter la probabilité, le jeu du lancement des boules de billard ; la raison ne connaît d’autre a priori que celui de la non contradiction ; mais cela permet à tout possible consistant d’émerger sans qu’il existe de principe préférentiel en faveur de tel événement plutôt que tel autre. Ce qui est ici montré, c’est que c’est moins la nécessité que l’instabilité des choses et des lois qui inquiète. Comment garder la stabilité dans un contexte contingent ?
QM parle alors de croyance dans ces réponses (et cela ira jusqu’à Nietzsche) par rapport à une peur irraisonnée. Si bien que la Tradition s’est fixée à la nécessité pour s’assurer la stabilité. QM parie quant à lui qu’on ne perdra pas la stabilité en quittant la nécessité. In fine la question du temps vient interférer en plus, quand on souligne l’implication fréquentielle dans la problématique. On confond un changement possible avec un changement fréquent. Cela objecte alors à la contingence en la rabattant sur la notion de hasard empêchant la stabilité.
La fin du point 4 va chercher Jean-René Vernes (à rebours) et surtout Alain Badiou qui ramène les mathématiques via Cantor et le transfini : le tout et le non tout en viennent à cohabiter. ( 123, 124, 135, 137, 139, 143, 149, 153-4-5-6)
5 : La revanche de Ptolémée
Ce point sert de conclusion : il s’appuie sur trois moments : Galilée et l’invention des sciences modernes, Descartes et ses méditations en dette de la métaphysique, Badiou et la généralisation de la découverte mathématique des transfinis. Ce dernier appui pose question. (Ndlr : pour Beat Michel, là où QM perd ses lecteurs c’est quand il va s’appuyer sur la physique quantique avec de mauvais arguments – revue de métaphysique et de morale 2018, 97)
QM pointe la schize catastrophique produite par Kant responsable d’une dérive plus que nocive à la philosophie ; surtout qu’il fut relayé par Husserl et Heidegger.
On retiendra, tout en recommandant de lire ce point in extenso, la thèse de Descartes, en deux temps. Ce qui est mathématiquement pensable est absolument possible ; ce qui est mathématisable n’est pas réductible à un corrélat de pensée. QM s’y réfère pour démontrer la pertinence de son développement autour des notions d’absolu et de factual. Dans sa dette reconnue à Badiou, je (Ndlr) décèle la dette non reconnue de Badiou envers Lacan quand celui-ci reformule la question du savoir à travers les figures masculine et féminine de la sexuation. C’est ce pas Tout qui fait obstacle au discours de la philosophie d’aujourd’hui. Et il s’agit d’un déni caractérisé quoique largement insu. (p. 168, 171, 174, 179, 181, 184). Et c’est là que vient la proposition de Graham Harman.
Le principe de non-contradiction ici est bousculé puisqu’il y a des faits contradictoires : le pensable ne constitue pas un tout et le tout du pensable est logiquement inconcevable.
(fin de l’insert)
Chapitre un : la divine comédie
Dante Allighieri (1265-1321) a écrit un chef d’œuvre d’organisation. La divine comédie est composée de 100 chants et pour la lire, Graham Harman part du milieu de l’œuvre, soit du Purgatoire chant XVII. L’ensemble des 100 chants se divise au mieux en attribuant 34 chants à l’enfer et 33 chants au Purgatoire et pareil au Paradis. En partant du 51ème chant, Dante et Virgile nous parlent de l’objet d’amour. « Ni le Créateur ni aucune créature n’ont manqué d’amour. Que ce soit tel dans la nature cela va de soi ; mais pour ce qui en est dans la raison, là, on verra que le libre arbitre peut prendre un objet d’amour de façon perverse (telle est la fraude qui parce qu’elle est le contraire de l’amour, est un péché passible de l’enfer). Mais de raison on peut aussi manquer d’ardeur dans la conquête d’un objet d’amour « adéquat », ou au contraire on peut l’étouffer par excès d’appétit ». S’il faut définir l’amour, Dante unit le Créateur et les créatures dans une même catégorie. Après la mort nous serons jugés moins par nos actions que par les amours qui les ont déclenchées.
Graham Harman fait ici renvoi à Husserl dans les « Recherches logiques »(1900-01). La phénoménologie depuis Kant propose une étude approfondie de la façon dont tout objet existant ou non existant apparaît à l’esprit plutôt que de s’interroger sur leurs mécanismes physiques cachés, à la manière des sciences naturelles. La signification de l’intentionnalité est que chaque acte mental vise un certain sujet, que ce soit un acte de perception, de jugement, d’amour ou de haine. Pour Brentano, la forme la plus basique de l’intentionnalité est la présentation puisque rien ne peut être jugé, aimé ou haï sans être d’abord présenté à l’esprit. Cependant Husserl affirme que l’intentionnalité est moins une affaire de présentation que d’orientation de l’objet ( : il parle de l’intention de …, il parle de conscience de …). La présentation contient toujours un superflu ou un détail accidentel. Or ce qui est visé c’est « quelque chose de plus profond » chez la personne que l’ensemble momentané ou particulier de leurs qualités superficielles.
Mais Dante critique Husserl car lui il s’appuie non sur des objets mais sur des contenus d’expériences, chose qu’Husserl admet, mais en insistant sur le fait que la vie consciente se fonde sur l’amour plutôt que sur la réflexion théorique. Il n’y a pas que la raison. Chaque rencontre d’un objet intentionnel a un poids éthique et même amoureux. On retiendra avec lui les objets définis éthiquement c’est-à-dire étant tels parce que nous les prenons au sérieux. Mais ajoutons avec Dante, et là bien au-delà de la phénoménologie, que l’objet dont l’amour se saisit n’est pas l’objet du désir (insatisfaisant toujours) parce que l’objet d’amour renvoie à la jouissance. Nous pouvons le posséder jusqu’à un certain point. Nous ne faisons pas simplement que désirer une justice idéale (parfaite et inaccessible) mais nous faisons chaque jour l’expérience d’exemples de justice, par petites touches. L’objet de cet amour ne se tient pas à une distance infranchissable ; il est déjà là parmi nous.
Entrons au purgatoire. Cette réalité relève d’une doctrine de l’église catholique où sont valorisées les prières des défunts, prières qui intercèdent pour obtenir le pardon des fautes de ses défunts. Ce point de doctrine est créé par Origène et sera avalisé au Concile de Trente en 1565. Le purgatoire est localement situé au milieu du Pacifique sud, aux antipodes de la ville de Jérusalem. C’est le seul lieu où les âmes des défunts progressent en purification. Quels sont les péchés susceptibles d’être absous ? Il s’agit des sept péchés capitaux établis par Grégoire le Grand dans les années 600. Ce lieu est une haute montagne ; elle est à gravir depuis sa base qui proche de la porte de l’enfer est en fait l’ante-purgatoire. On retrouve aux différents étages (il y en a 7) ou corniches des pécheurs dont la gravité des fautes s’allège en gravissant la montagne. Il n’y a qu’au purgatoire que le corps et l’effort physique est sollicité. Le plus lourd des péchés est l’orgueil ; à mi-hauteur on a les paresseux et plus haut les péchés d’excès (avarice, gourmandise, luxure). L’étagement des péchés va illustrer 1) au plus bas un choix pervers de l’objet d’amour en jouissant de l’orgueil, l’envie ou la colère plutôt que de l’objet lui-même, 2) au milieu de l’étagement on a uniquement la paresse qui est un manque de vigueur dans le rapport à l’objet d’amour, ici adéquat, 3) et on en vient aux excessifs, de nouveau à trois. Comme on le constate il y a là-dedans une asymétrie. Mais il y a aussi asymétrie dans les efforts demandés aux pénitents. Ainsi Dante et Virgile vont mettre neuf chants (par parenthèse il y a à épingler le chiffre neuf comme porteur de sens). Et cela leur prendra toute une journée.
Le gardien du purgatoire c’est quelqu’un qu’on verrait en enfer ou plutôt dans les limbes parce qu’il est païen tout comme Virgile : Caton d’Utique. De plus il se suicide ce qui est un péché clairement passible de l’enfer. Enfin il est l’ennemi de César lequel a toute l’amitié de Dante le républicain. En fait c’est par rapport à l’amour que tout se joue : sa femme Marcia lui a assuré le culte des morts par lequel elle a réussi à émouvoir le Juge de nos destinées à faire preuve d’indulgence par rapport à ce grand pécheur, de surcroît même pas reconnaissant !! Il y va donc ici d’une indication sur le rapport féminin à l’objet d’amour, jugé supérieur au rapport masculin à cet objet (on comprendra mieux ces arcanes avec la lecture du détour, la Vita nuova). Graham Harman montre dans son trajet que Dante émaille ses propos par des rappels de noms chargés de figurer les enjeux amoureux ici objets de la réflexion. Toutefois souvent ces figures manifestent mal la thèse qu’ils devraient illustrer ; nombre d’entre elles sont plutôt là pour brouiller les distinctions, par exemple entre orgueil et envie. De plus les historiens sont souvent perplexes devant les noms masculins épinglés : Manfred de Sicile, Casella, Belacqua, Buonconte sont là priant pour que d’autres prient pour eux… Henry II d’Angleterre rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de témoins privés, des amis de Dante, mais des représentants du pouvoir politique. Toujours est-il qu’à leur insu ces êtres creusent la place pour une rencontre décisive de Dante, méditant, avec un ange qui lui tatoue sept « P » sur le front. Ce n’est qu’au travers des passages éprouvants entre les corniches à gravir, que Dante se verra lavé de la série de P. Ayons bien à l’esprit que Dante est la seule créature vivante qui bénéficie de ce voyage initiatique : il n’a pas connu l’épreuve de tous les autres soit le passage par la mort. À la corniche des orgueilleux, voici Omberto Aldobrandeschi et Oderisi da Gubbio qui se sont crus plus forts que la mort. Alors que le deuxième jour de marche touchait à sa fin, les poètes Dante et Virgile passent entre la deuxième et la troisième corniche dans une zone infestée par des fumées aveuglantes. Leurs propos se cherchent autour de la question du libre arbitre et en même temps de la fonction d’un régime politique sur l’orientation culturelle des mentalités. Quel est le régime qui fait la meilleure place à l’objet d’amour si exigeant puisque cet objet sous le nom de Béatrice oriente la quête poétique ? Et là ils arguent de la nécessité de séparer la religion du politique, comme si dans une impasse il fallait sauter dans un registre autre, métaphysique. (Pour rappel, sachons que le livre de GH se poursuivra dans des chapitres sur l’éthique, l’esthétique et la métaphysique). Personne n’est capable d’haïr Dieu ou de se haïr soi-même ? Eh bien non puisque les trois catégories les plus viles des péchés à expier au purgatoire se frottent à la jouissance perverse et choisissent donc la haine plutôt que l’amour. Virgile conclut la méditation en insistant que chaque créature cherche le bien mais que certains y sont empêchés de reconnaître la nature de ce bien. Et voici sur la quatrième corniche l’abbé de San Zeno.
Arrêtons-nous à la structure qui organise le poème entre des chants liés à la corniche parcourue et des passages entre corniches où errent des figures de pécheurs. Le tout est réfléchi par des temps de débats philosophiques tournant sur le libre arbitre, la métaphysique et les formes substantielles. « Tout amour en soi est louable chose car si la nature de l’amour est bonne, il peut se tromper et se tourner vers des objets pervers ou dont le degré d’intensité dans l’investissement peut faire faillir d’un côté comme de l’autre ». On pourrait croire que nous naviguons dans une analyse frappée au coin de la logique aristotélicienne. Mais Graham Harman veut ici faire sentir une approche toute autre (en fait OOO) à propos de la théorie de la relation du réel et de l’image. Les images auxquelles est confrontée l’expérience humaine ne sont pas les mêmes que les objets réels sous-jacents dont elles sont tirées ; et que cette beauté implique d’une manière ou d’une autre un retour de l’image vers l’objet. Quant aux objets réels eux-mêmes, nous ne les connaissons que par leurs effets (que par leurs qualités réelles au-delà de qualités sensibles). Et pourtant ces effets ne doivent jamais être confondus avec l’objet lui-même. L’orientation est esthétique mais la fin de la visée est métaphysique. (Patience, par un prochain détour par la « Vita nuova » on saisira les effets et la dérobade de l’objet Béatrice). La forme visible ou accidentelle se distingue de la forme invisible ou substantielle, celle qui ne se manifeste que par ses actions. La beauté ne consiste pas à observer ses effets mais à se tourner depuis ses effets vers les formes substantielles elles-mêmes… même si on ne peut le faire directement. Quant au libre arbitre, « notre volonté première est parfaite mais nous avons une voix intérieure qui soit acquiesce soit n’acquiesce pas à une forme particulière d’amour et là est le principe (où) de là se prend en vous la raison du mérite selon que des amours bons ou mauvais elle accueille ou écarte ». Et voilà la porte de l’éthique. L’éthique ne se rapporte pas simplement aux actions accomplies conformément au libre arbitre mais que le bien et le mal puissent se retrouver à l’intérieur de chaque âme, on en est arrivé au soir du deuxième jour.
Sur la cinquième corniche on tombe sur les péchés de l’avarice et de la gourmandise. En cherchant à avancer vers l’issue du purgatoire on croise les avares et les dépensiers. La première âme avare est le pape Adrien V ; la seconde est celle de Hugues Capet et puis arrive un étrange passeur qui s’appelle Stace et qui finira par remplacer quelque temps Virgile qui est au bout de ses possibilités. En arrivant sur la sixième corniche, les trois poètes croisent Forese qui est la figure absolument opposable à la figure de Caton d’Utique. De nouveau l’épouse veuve a assuré le culte de ses morts mais ici Forese ne cesse de l’en remercier. Et maintenant voilà encore un poète, Buonagunta de Lucques. C’est un gourmand et sa punition est de devoir stationner à proximité d’un arbre sans le voir (ses yeux étant cousus) ; cet arbre est le symbole opposable au fameux « arbre de la tentation » où le serpent a séduit Eve (il n’est pas pensable que cet « arbre » puisse être resté intouché par la faute dont il a été l’indice porteur ; et en effet on croisera dans un instant sa silhouette déssèchée). Stace a la théorie qu’il y a des différences entre l’homme, les animaux et les plantes par rapport à l’amour. Virgile s’y oppose et c’est sa dernière manifestation… La luxure nous amène à croiser les luxurieux Guido Guinicelli et Arnaux Danielo. Il reste une épreuve avant de franchir la porte du paradis, il faut traverser un mur de feu et Dante hésite mais les poètes l’y incitent fortement jusqu’à ce qu’il s’y résolve. Immédiatement et toujours dans un no’man’sland voici Mathilde qui désaltère le passant déssèché par les épreuves. L’eau offerte provient du fleuve Léthé et du fleuve Eunoé ; le fleuve de l’oubli de ses mauvais penchants, le fleuve nourricier de la vie bonne et des souvenirs bons qui en témoignent quand on était vivant. Encore et encore affluent ici des images symboliques éblouissantes, ainsi ces sept candélabres à la tête d’une procession des bienheureux où l’on retrouve St Luc et St Paul. De la procession il y a à parler car elle se clôt par un char enchâssant l’objet de la quête de Dante, Béatrice. Et d’emblée voilà les reproches car Dante ne lui est pas resté fidèle après sa mort. « Une vie humaine comprend des douzaines voire des centaines d’engouements mais peut-être seulement un ou deux sont investis comme des objets irremplaçables, objets de l’amour authentique et par là dévorant dans des exigences surhumaines ». Tout amour est à moitié tourné vers un fruit interdit : c’est la part inaccessible que vise le désir de l’homme. On peut lire la scène de l’arbre qui porte le fruit interdit aux gourmands comme un hymne à l’amour en tant que désir plutôt que comme jouissance immédiate. Scénario auquel Béatrice, (d’abord mariée à Simon de Bardi puis décèdée), correspond et c’est à ce moment que Dante s’endort sous l’effet de l’eau de l’oubli et de la réminiscence. Il se réveille en voyant Béatrice mais au-delà des reproches (ce qui à rebours montre le côté projectif dans les souvenirs de Dante), elle oblige le poète à écrire ce qui deviendra « La divine comédie », comme une mission en charge de porter et de se laisser porter par un objet d’amour qui est le guide d’un homme quand celui-ci reçoit des talents artistiques aussi exceptionnels. On reste obligé de rester fidèle à une telle muse même si elle est mariée et même si elle décède. Le dernier chant du purgatoire ce sont les reproches d’une aimée qui en a marre des séances d’autoflagellation de son amant. Dante pourtant alors est déjà délivré de ce mauvais penchant …le temps a son dernier hoquet par quoi un accroc dans l’accord parfait initie le trajet qui va suivre. Parfois la beauté incite notre amour à aller au-delà des images vers ces formes cachées, qui s’appellent les qualités réelles de l’objet réel.
Détour : la « Vita nuova »
Béatrice di Folco Portinari est fille de riches banquiers. Elle meurt à 24 ans en 1290 quand Dante a 25 ans. Dans ce texte il dit qu’il la connaît depuis qu’il a 9 ans… fille de 16 ans donc. Dante se mariera lui avec Gemma Donati. Il est dit que le poète a vu l’objet de l’amour de toute sa vie uniquement deux fois. On peut sérieusement en douter. Dans la sucession des rencontres l’objet s’autonomise par rapport au désir du poète. Quand elle finit par le remarquer, le saluer vu les efforts qu’il fait à la croiser, et par lui dire un mot, le poète part dans tous ses états. Mais faisons attention aux chicanes de l’amour. Une fois que Dante vise à distance Béatrice il se fait que son regard à mi-chemin croise un regard d’une femme qui s’en émeut. C’est l’autre femme. Et cet émoi n’est pas seulement chez elle parce que l’entourage fait gonfler le qui pro quo. La rumeur qui jusque là savait qu’il y avait chez Dante un seul objet à sa quête obsessionnelle tombe sur « une autre femme », objet d’une fraude quant à l’amour vrai. Et quand Dante par ses comportements donne crédit à cette autre femme, c’est Béatrice qui s’en saisit. Dans un rêve Dante qui est coincé entre désir et jouissance se voit désigné par un ange une troisième femme qui relance la dérive dans une série engendrée par l’autre femme initiale. Il n’y a pas de raison qu’un mensonge n’engendre pas une suite d’autres mensonges mais ce filet est étouffant. Surtout quand la rumeur colporte les rebondissements. La vraie Béatrice réagit et Dante s’en sent méprisé (projection) alors que Béatrice qui ne doute pas être le véritable objet d’amour parle d’impolitesse dans l’attention qu’elle porte aux effets sur « la série des autres femmes ». Et voilà un évènement mondain : Dante est entraîné à une fête de mariage et là le poète recroise Béatrice et …défaille en pâmoison. Ce faisant il se donne en ridicule pour un groupe de jeunes filles dont une, plus hardie, lui fait part de sa curieuse façon de faire la cour aux femmes qu’il aime. C’est là que Dante formule une étrange réponse. C’est aux bouts de ces arcanes que l’objet s’est autonomisé en prenant l’initiative d’un décapage des sentiments. C’est l’objet qui enseigne un sujet rendu passif, féminisé en quelque sorte. L’amour a mûté, son objet se met à parler dans des sonnets poétiques : « ô femmes qui comprenez l’amour »… la suite c’est la mort de Béatrice et les séances publiques des condoléances où Dante se mêle de loin. C’est alors que lui vient l’ordre de mission poétique qui va orienter toute sa vie désormais. Et le grand œuvre finit par prendre corps. Comme joyau de notre culture occidentale ?
Petites remarques : au bout de ce trajet, il y a à insister sur la fonction de l’objet d’amour pour limiter les pouvoirs de la raison. Rappelons que la série des critiques kantiennes (CRP, CPR, CJF) manifeste cette jouissance de la Raison face à la résistance objectale de la « chose en soi ». Jouissance que l’œuvre poétique de Dante (et derrière de GH) se doit de suivre …à distance de la Raison. Quentin Meillassoux dans sa tentative pour contrer le corrélationnisme parle bien d’un principe d’irraison mais se laisse rattraper par un besoin de garde-fou quand il recourt à Badiou, aux mathématiques et aux probabilités (porte vers le domaine quantique). Graham Harman fait un pas d’écart par rapport à ce registre formel, in fine toujours très kantien. Entrons donc au paradis. Si le purgatoire a été au départ de la lecture, c’est parce qu’il offre à la raison l’appui formel (mathématique) d’une structure. Mais deux surprises nous attendent. Dans le paradis le poème va perdre de son attrait vu que les péripéties sont bien minces quand il n’y a dans ce nouveau lieu rien qui perturbe de la louange à la sainte trinité. Il n’y a pas pour tout le monde distribution des meilleures places mais personne ne s’en plaint. Tout le monde est content d’occuper la place que Dieu lui a dévolu. Béatrice s’en explique à Dante d’entrée de jeu : ne cherche pas à comprendre avec tes critères rationnels. Si il y a des différences à tes yeux, regarde mieux et t’apparaîtra un espace de plongement non euclidien renvoyant à une topologie a-sphérique. Pour Dante et son besoin de garde-fou mathématique, dans le ciel on retrouve une cosmologie astrale où un emboîtement des sphères assigne aux planètes leur champ d’influence. Et par rapport à notre point de vue de terrien, l’alignement concerne successivement la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne. « La gloire de Celui qui meût tout dans l’univers pénètre et resplendit plus en partie et moins ailleurs ». Dans ce ciel platonicien, le bien est suprême et le mal n’est que l’absence de bien. Au-delà des planètes, ce ciel pré-copernicien ajoute la sphère des étoiles fixes, puis la sphère du primum mobile et l’Empyrée.
De nouveau notre tâche est de chercher à rencontrer les habitants de ces différentes sphères. Les visages ont perdu leurs traits distinctifs et Béatrice d’expliquer qu’ici, ce sont des vraies substances que tu vois. Et pour les premières que nous croisons, si elles sont à tes yeux reléguées si loin de Dieu c’est parce qu’elles ont manqué à leurs vœux. Piccarda a beau expliquer qu’elle a été ravie par des brigands qui l’ont sortie du couvent et l’ont violée, cela n’enlève pas que les vœux ont été rompus. Mais ce n’est pas juste, dit Dante ; c’est inhumain comme jugement. Béatrice lui dit alors que du point de vue de Dieu et donc du point de vue des substances qui peuplent le paradis, tous les bienheureux sont auprès de Dieu, aussi près que Moïse, les deux Jean, Samuel et la Vierge Marie. C’est du point de vue des hommes qu’étant donné notre sensibilité de terrestre apparaissent des étagements. Et en effet dans la sphère de Mercure on croise Justinien, qui est impur dans ses intentions en raison de son appétit pour les honneurs ; sur la sphère de Vénus, un certain Charles Martel. À chaque fois il faut éduquer Dante à une éthique céleste vu que Dante a tort de focaliser sur les fautes, les châtiments et les pénitences. Dans la sphère céleste c’est Dieu qui assigne à chacun sa place et la justice divine n’est pas la justice humaine ; on croise des prostituées qui sont sauvées comme Rahab, concubine de Josué, car elle a participé au plan de Yahvé. Remarquons que la luxure (et peut-être l’orgueil) se retrouve au ciel, au paradis et en enfer. Nous croisons ceux qui ont résisté aux tentations de la chair comme Cunizzo et Folquet. C’est à partir de Mars que cesse les renvois à des raisons afin de comprendre l’assignation des places. Dans le soleil on croise une armée philosophique de grands penseurs surtout médiévaux. On épinglera Siger de Brabant et le roi Salomon. Siger de Brabant est un averroiste et Averroès est le connaisseur d’Aristote ; aussi ici Dante est courageux en allant par cette indication contre l’excommunication du Concile de Ratisbonne (1277) à l’encontre d’Aristote. Voici un acte politique de résistance. Quant à Salomon convoqué par Béatrice, il explique que les yeux terrestres seraient éblouis s’ils contemplaient la pleine luminescence paradisiaque ; Dante de toute façon il n’a d’yeux que pour Béatrice. C’est sur Mars qu’il avait croisé un de ses aïeux mais évidemment des Croisés qui par contre font montre de très peu de charité à l’encontre des musulmans. Cocciaguido un de ceux qui ne manquent pas de préjugé est réputé pour ses dons de voyance dans l’avenir, on voit le rapprochement et il ne manque pas d’humour : Dante sera immortel en raison de son chef d’œuvre poétique. Dans la sphère de Jupiter, on s’attend à voir des êtres joyeux. Mais voilà un aigle qui argumente de nouveau contre les préjugés de Dante sur l’injustice divine : plonge ton regard dans mon œil et tu verras le nombre de païens qui jouissent de la béatitude céleste, comme Trajan et Riphée de Troie. L’apparence de cet aigle est double. Sur le versant du multiple il est comme Léviathan constitué d’une infinité d’âmes et sur le versant de l’Un, il n’en émane qu’une seule voix témoignant du mystère de la trinité. Et puis voilà la sphère de Saturne. C’est là que Béatrice cesse de sourire (or c’est ce sourire qui est à la racine de l’éclat objectal de l’amour attaché à Béatrice par Dante). Il y a donc à ce stade l’enjeu d’une séparation dans le lien fantasmatique amoureux. L’objet a son autonomie dès lors qu’il n’opère plus le lien transférentiel amoureux tel que le vivent les hommes. Autonome, l’objet convoque à la poursuite au paradis dans un silence où surgit St Pierre. Béatrice fait de sa fonction de socle à l’édification d’une église au service de Dieu un agent d’un examen de passage pour Dante quant aux trois vertus théologales. St Benoît bien sûr est là comme témoin des différents ordres monastiques (sans oublier les dominicains et les franciscains) c’est parce que ce sont ces ordres qui au temps de Dante vont frayer une voie à la sortie du Moyen-Âge. Au pied de l’échelle de Jacob, Dante est prié de rapporter sur terre le message de la sagesse divine, en éthique. On ne dira rien de la sphère des étoiles fixes qui épingle la constellation des Gémeaux ni rien de l’Empyrée sinon que c’est là que reviennent la musique et le sourire aux lèvres de Béatrice. Un sourire de mère, parfait écho de la Ste Mère de Dieu. Substance, accident et leurs propriétés, tous ensemble unis. Les œuvres poétiques de Dante interprètent l’amour comme la force motrice de l’univers. Tel qu’inspiré par sa muse décédée, Béatrice, l’amour constitue la forme ultime de l’attachement à l’objet lui-même, entr-aperçu objectivement dans un écart qui le sépare de ses propres qualités.
Parlons maintenant de l’enfer. C’est ici que l’on entre véritablement dans la démonstration de Graham Harman. En effet si le paradis ne présente pas d’autre intérêt que de nous déboussoler par une proposition hors structure voire hors logique (prédicative), avec l’enfer, ce qui est au travail c’est l’écart entre la conception kantienne de la chose en soi et une proposition ontologique OOO. En effet la structure, la forme, nous l’avons dégagée au purgatoire mais l’enfer va montrer un écart essentiel d’avec la présentation formelle d’une structure. Le travail de mesurer l’écart a fonction de sortir des logiques prédicatives. L’objectivité d’un objet autonome se démontre. Il s’agit dans l’œuvre poétique de manifester la supériorité générale d’une orientation objectale face à l’orientation désignée de formaliste. Nous avonc commencé par le purgatoire parce qu’il nous offre la présentation la plus claire de la théorie des différents degrés de l’amour. Dans le paradis, il y a trop de choses qui sont attribuées à la volonté et la grâce divine, impénétrables pour l’intellect humain. En attendant, la « structure » de l’enfer est plus compliquée que celle du purgatoire. En écart donc mais en quoi ? Les péchés sont-ils les sept péchés capitaux mais alors sont-ils d’une plus grande gravité (par exemple l’absence de remords ou de repentance) ? Ou alors sont-ils autres ? Eh bien, un peu des deux. Le premier niveau de l’enfer avant de s’y enfoncer c’est l’ante-enfer, il y a les limbes, pas très loin du purgatoire et c’est là que sont parquées les âmes non baptisées. Ensuite dès le second cercle de l’enfer on croise la luxure (ici nommée incontinence pour faire écho à une âme dominée par ses contradictions pulsionnelles) qui comme au purgatoire est la moins grave des fautes, et la gourmandise et l’avarice. En fait la première anomalie concerne la paresse, absente en enfer et remplacée par la colère et la morosité. De même l’orgueil et l’envie n’ont pas de cercle particulier. En fait la vraie différence de l’enfer c’est la place faite à la fraude. C’est central parce que inverse exact de l’amour. La fraude invente l’apparence d’un amour mais n’en est pas un. Il n’y a pas d’amour là-dedans. Et la pire des fraudes sera de trahir ceux qui vous ont aimé. Le résumé ne va pas s’attacher à reprendre tous les détails imaginés car ici Dante se surpasse.
Il n’est pas simple d’entreprendre la descente aux enfers car d’entrée de jeu il y a là dressés trois obstacles : une panthère, un lion et un loup, et ces figures allégoriques renvoient à une prophétie de Jérémie (V,6). La première personne rencontrée dans les limbes c’est Enée et dans sa foulée Virgile de qui Dante a tout appris. Virgile va obtenir un laisser-passer pour accompagner Dante au fond de l’enfer puis au purgatoire jusqu’aux portes du paradis qui lui est interdit mais où il passe le relais à Béatrice. Ce passe-droit lui a été apporté par Ste Lucie et la Vierge Marie qui sont sensibles à la demande de Béatrice de sauver son amoureux. Car Dante a bien besoin d’aide. Et nous voilà à la porte : « vous qui entrez ici, perdez toute espérance ! » Ce n’est pas tout à fait vrai parce que ce sera le jour du jugement dernier que les âmes connaîtront leur sort définitivement ; il y a donc toujours une chance de voir son destin changer et donc on peut toujours espérer. Quoiqu’il en soit la première chose qui frappe le visiteur c’est le bruit : il y a les pleurs, les cris des bébés, les plaintes dans les souffrances. Mais il y a aussi les tapages météorologiques accompagnant la tempête, au propre et au figuré. Dans le cercle de la luxure on croise les anges qui n’ont pas choisi leur camp le jour de la révolte de Lucifer, car ce sont des tièdes. « Malheur à vous, âmes perverses ! » Le premier pas décisif consiste à embarquer sur la barque de Charon qui traverse l’Achéron. Devant l’horreur des étapes nouvelles, Dante perd souvent connaissance. Si on mesure la longueur des chants consacrés aux différents cercles de l’enfer, il y en a 9, le plus long est consacré sans surprise à la fraude au 8ème cercle. Mais le nautonier Charon en allé, c’est Minos qui est en charge de répartir les âmes damnées en leur attribuant tel ou tel cercle infernal (il suffit de compter ses tours de queue pour être fixé sur son sort). Chez les incontinents Dante se révolte de croiser Paul Malatesta et Francesca de Bibino, couple bien jeune et dont la seule faute a consisté d’avoir pris du plaisir à lire des histoires de Lancelot, héros du cycle d’Arthur dans les chansons de geste. Le troisième cercle confronte au chien Cerbère, les gourmands. Dante passe beaucoup de temps à la recherche de ceux qui l’ont excommunié de la ville de Florence en espérant reconnaître des têtes connues. Cet appétit de voir condamnés tous ceux qui lui ont nui confirme qu’il aura bien besoin d’un passage au purgatoire pour y apprendre la séparation d’avec ses jouissances. Dans l’enfer il y a trois fleuves. On arrive sur les bords du Styx avec une barque conduite par Phlégias après avoir dépassé les cercles des avares et des prodigues. Dante fascine devant la diversité des souffrances infligées et Virgile intervient souvent pour le faire avancer ; en effet il y a une certaine hâte et un rythme à garder comme s’il fallait ménager ses forces de plus en plus sollicitées. À la porte de la ville de Dis (ou Dité), on est à une certaine frontière parce que l’on retrouvera intra muros ceux qui ont volontairement cherché à faire le mal. Dante doit faire attention de ne pas croiser le regard de la Méduse et un ange l’aide à passer le cap. Nous sommes au cinquième cercle, à moins que ce soit le sixième où on tombe sur les hérésiarques parmi lesquels on pointera les épicuriens, qui disent que l’âme est mortelle, les cathares et les musulmans. On croisera les suicidés qui sont transformés en arbres déssèchés mais qui ont leur dépouille mortelle accrochée à leurs branches. Au huitième cercle on arrive à Malebolge où dix puits s’enchâssent les uns les autres pour contenir les différentes catégories de fraudeurs : les séducteurs, les flatteurs, les simoniaques, les enchanteurs, les colporteurs de fausses nouvelles, les hypocrites, les fourbes, les voleurs, les schismatiques et les menteurs. Dans cette chute dans des odeurs pestilencielles, on croise Tyrésias qui cumule le fait d’être maître en devination de l’avenir et surtout d’être un transgenre (d’ailleurs Dante n’est pas tendre avec les invertis car Dieu n’a pas l’air d’aimer les pratiques contre-nature). C’est dans cette chute de puits en puits que Dante se réjouit ( !) de croiser Nicolas III et Boniface VIII qui sont pour beaucoup dans son exil. Et tout au fond voilà le dernier fleuve, le Cocyte, à la frontière du 9ème cercle qui a la caractéristique d’être plutôt un lac gelé où on croise les traîtres comme Judas, Caïus et Brutus. Le style de Dante est fleuri. Il se délecte dans la description de ces puits plus pires les uns que les autres. Cela en devient comique comme dans la 5ème fosse où les horreurs sont distrayantes permettant à Virgile et Dante un temps de digression sur les pouvoirs de l’esthétique poétique. Cet écart suprême évoque les festivals d’art contemporain de la biennale de Venise qui sont justement organisés dans des arsenaux (et cales sèches, en fait plutôt des réservoirs de boue, des lacs de sang, des bouillonnements de poix) qui ont inspiré Dante lui-même. On reste loin des directives académiques. Et voici les démons noirs juste avant de tomber au fond sur Lucifer entouré de géants comme Nemrod. Dans la description des tourments on passe par une cour des miracles où nous accompagnent les images des tableaux de Jérôme Bosch, là où les êtres humains sont de plus en plus difformes et où leurs attributs sexuels sont voués à contre-usage au service d’un concert de sons incongrus pour des processions indécentes. L’imaginaire se débride et l’image se tord perdant tout rapport avec la quotidienneté sensible.
De nouveau tirons un résumé temporaire. L’amour est une forme de sincérité à laquelle l’agent amoureux consacre de l’énergie en se consacrant à l’objet. Il y a un groupe que Dante croise en enfer, ce sont les critiques, les penseurs qui affirment que le but de l’intelligence est de réduire la naïveté dans le monde. On discrédite ainsi la majorité des objets de l’univers en les remplaçant par des jeux de langage. Bien sûr il y a aussi une critique moins grave, c’est le travail des critiques d’art. Le monde de Dante est un monde dans lequel la relation à l’objet est essentielle. Nous percevons les images des choses plutôt que les choses elles-mêmes. Ces choses ne se montrent que par leurs effets et non directement (purgatoire chant XVIII). L’amour ne semble pouvoir jouir que des images sans pouvoir arriver à désirer les formes substantielles réelles qui se trouvent derrière l’effet que produit chaque chose. Mais Dante dit aussi que l’amour est une voie pour aller au-delà des images et de leurs effets. Éveillée à la vue de l’image, l’âme peut se tourner résolument vers l’objet avec amour et ensuite la nature de cet objet s’unit à l’âme à travers la beauté (p 195). L’amour et la beauté offrent un passage vers le réel qui ne se trouve pas en-deçà, à l’instar de la perception et de la connaissance, des formes substantielles des choses.
(…)Un deuxième résumé va suivre où seront résumés les trois chapitres suivants : à propos de l’éthique, l’esthétique et la métaphysique. Ici on partira de Kant …