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Le marquis de Sade et sa complice


Auteur du livre: Jean Paulhan

Éditeur: Éditions Complexes

Année de publication: 1987

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L’écrivain est un séducteur qui, dans le mouvement de sa séduction, tente de provoquer le retournement qui le fera passer de l’envers à l’endroit. L’écrivain désire vider son livre dans la tête de son lecteur et cette pénétration envahissante s’effectue dans le consentement, mais elle contient toute la violence liée au désir de possession. Le lecteur depuis son bureau sourit de cette prétention. Toutefois les mots sont lachés dans la mentalité du lecteur. Que se passe-t-il ? et comment ? et pourquoi ? avec les mots, la tête est en danger. La notion de danger entraine celle de l’épreuve et souligne la violence en activité entre l’écrivain et le lecteur.

Préface de Bernard Noël

Ici interfère un procès, le 15 décembre 1956, devant le juge de la 17ème chambre correctionnelle de Paris : le livre (« Les œuvres complètes de Sade » publié chez Pauvert) doit-il être considéré comme dangereux ? le juge veut éliminer le danger afin de rendre service à la morale. 

Paulhan affronte ce danger pour en saisir le fonctionnement. Il invente, ce faisant, une autre morale, celle du lecteur. Le lecteur crée sa lecture, il ne la réfère pas à un modèle et n’attend pas un imprimatur. Et comme pour Paulhan la question n’est pas neuve, il y a intérêt à le retrouver 10 ans plus tôt, quand il a rédigé la préface aux « Infortunes de la vertu ». Il y a précisé ce qu’il entend par point de repère par rapport à un mouvement pour une toute autre nécessité que le renforcement de la morale bourgeoise. Il y a lieu de l’éclaircir. (Il n’est pas inutile de se souvenir de Kant selon l’affirmation de Lacan : Sade est l’envers de Kant).     

Dans le bureau de Paulhan qui en connait un bout sur la littérature passée et contemporaine, la difficulté est d’imaginer un bureau du lecteur exemplaire. Celui-ci devrait connaitre l’ensemble des recettes littéraires et surtout la rhétorique car c’est par elle que s’opère le processus d’incorporation qui change le lecteur en écrivain, qui met le lecteur à la place de l’écrivain. Il s’agit de saisir et d’être saisi par Sade, d’être lui en personne. Il est facile de se représenter l’excès sadique car il suffit de lire « Les 100 jours de Sodome ». Par contre, la maîtrise de Paulhan est plus difficile à saisir dans son côté excessif, parce qu’elle passe par son effacement. Le lecteur exemplaire voit clair dans les besoins de son époque, dans la nécessité de son époque : l’époque gagne à se repérer sur Sade en raison même de ce qu’elle vit. Elle a juste besoin de renouer avec sa part la plus vivante, qui attend là dans le passé, chez Sade. (Ici aussi il n’est pas inutile de rapprocher le propos de Georges Bataille quand il parle de la part maudite). Et la distance qui s’y oppose à ce mouvement de retour vers un point de rupture salvateur, c’est un désaccord touchant à la pratique même de l’écriture. 

Toute œuvre littéraire est une machine de langage. Il faut à cette machine une énergie et il y en a de deux sortes : l’émotion ou l’intelligence. Notre époque est en panne une première fois juste après la première guerre mondiale car le discours bourgeois n’a pas pu nous protéger de cette boucherie. Dans les années qui ont suivi, il y a eu des palliatifs pour sortir de la panne, mais ils n’ont été que des solutions temporaires et le mal a fait retour. La raison en est que l’on avait pris l’option de produire un surcroît d’énergie nécessaire à la relance de la littérature, du côté émotionnel. Il faut se tourner donc du côté de l’intelligence. Le mal c’est la maladie chronique de l’expression. Seule la science du langage est le meilleur remède des maladies du langage. Ces maladies affectent la société toute entière. N’être pas au monde, c’est la blessure capitale. Le langage ne cesse de rouvrir la blessure au lieu de la cicatriser. Et le remède sadique ajoute à la violence de la blessure une blessure supplémentaire. 

L’autre voie, en dehors de la voie surréaliste, c’est celle du jeu des formes. Être au monde, c’est y être ramené. À condition de ne pas se soucier d’exprimer ceci ou cela mais de rétablir, par un mouvement de conscience, une relation rompue. Et donc de nous remettre en communication. Cela marche-t-il ? il suffit que l’homme soit humain. Dans les Notes qui préfacent aux « Infortunes de la vertu », Paulhan écrit : les vieux poètes parlaient rimes, rythmes, syllabes et mots. Mais les poètes contemporains ont cherché la magie. Or il faut revenir aux règles classiques. La littérature ne peut être la vie… Alors que peut la littérature ? elle ne peut séduire que par un secret. Ce secret est mis à portée du lecteur exemplaire en charge de le déchiffrer. Même le sadisme est soumis à la lecture classique. Et le secret une fois dévoilé montre que notre période doit se refixer sur Sade comme repère : en ce sens que le secret actif dans l’œuvre sadienne, c’est le masochisme de Sade. La machine de langage remise en marche par le lecteur dissout la perversion. Et cela décoince la littérature contemporaine. Et cela décoince la vie dans notre temps. En toute logique. Même si le mot de la fin nous échappe toujours, la morale en tout cas n’a rien à voir là-dedans.

Chapitre 1 : de certains livres dangereux

Le premier point c’est que les criminels sont dangereux. Le deuxième point c’est que les criminels sont en général plus curieux que les honnêtes gens, donnant plus à réfléchir ; à cause précisément de ce contraste entre le fond dangereux et l’apparence inoffensive. Les moralistes disent qu’il suffit d’avoir supprimé une seule existence humaine pour se sentir du tout au tout changé. 

Et les moralistes sont imprudents de le dire car nous avons tous envie de nous sentir changés. Et si la prudence nous retient en général de changer nous-mêmes à ce point, du moins avons-nous le désir très vif de fréquenter ceux qui ont passé par l’expérience. Seul nous retient le sentiment que l’assassin n’est pas un personnage à encourager. Et ici intervient la punition. Elle concilie tout. Dès l’instant que le voleur est à son tour volé, et l’assassin assassiné, nous pouvons sans plus aucun scrupule leur apporter des oranges en prison. Et qui n’éprouverait aujourd’hui de la reconnaissance pour les quelques hommes qui nous enseignent dans leur supplice, le danger et le sens même que nous avions perdu, des trahisons. Donc depuis 150 ans, il est d’usage de fréquenter Sade par auteurs interposés. Et c’est vrai que Sade était un homme dangereux : il aurait vu avec plaisir la race humaine disparaitre. Mais ? Sade a largement payé : il passe trente ans de sa vie dans les diverses bastilles du royaume. Il y a un mystère dans tant d’arrestations et d’internements (Charenton, Bicêtre, Sainte Pélagie). 

Comment se défendre du sentiment que tous les prétextes étaient bons aux gouvernants pour l’enfermer. Et à Sade pour si peu s’y opposer. Nous savons que Sade a accepté ces dangers et qu’il les a multipliés. Nous savons aussi qu’en le lisant nous courons, possible, les nôtres.

Chapitre 2 : le divin marquis

Il est peu de voiles et d’allusions chez Sade. Pas la moindre grivoiserie. Sade brise avec les conventions. Aussi libre des lois et des règles du roman érotique que du roman policier. Il ne cesse d’être direct, tragique d’ailleurs. Il est un autre attrait qu’il se refuse : c’est ce qu’il faut appeler l’attrait littéraire. 

Avec le procès sans fin qu’il mène contre Dieu et contre l’homme, avec son insistance et ses répétitions et ses épouvantables platitudes, avec son esprit de système et ses ratiocinations, avec cette poursuite entêtée d’une action sensationnelle mais dans une analyse exhaustive, avec cette présence à chaque instant de toutes les parties du corps, de toutes les idées de l’esprit, avec cet étrange dédain des artifices littéraires, Sade fait montre de cette exigence à tout moment de la vérité, avec ces grandes dilapidations de forces qui évoquent les fêtes primitives ou ces autres fêtes que sont les grandes guerres, avec toutes ces prises de sang, Sade n’a que faire d’images et de coups de théatre. Il ne distingue ni ne sépare. Il fait songer aux livres sacrés. 

Que si l’on m’oppose qu’il s’agit moins d’un livre sacré qu’il n’a pas eu sa religion, je n’en suis pas sûr : que la religion dont il s’agit se trouvait par sa nature même condamné au secret, quitte à pousser parfois de ce secret vers nous quelque plainte : dans Baudelaire, Joseph de Maistre, Swinburne, Lautréamont, Pouchkine. Ce n’est pas sans raisons que Sade s’est vu couramment appeler divin, en tout cas il n’a pas été marquis. 

Un certain nombre de personnes respectables l’ont tenu pour divin ou diabolique ce qui est pareil

Chapitre 3 : les surprises de l’amour

Justine a toutes les vertus. Justine ne sait opposer aux scélératesses de tous genres qu’une âme droite, un esprit sensible. Voilà un roman qui ressemble aux romans moraux où le vice se voit à tout coup puni et la vertu récompensée, sauf que c’est le contraire. En tout cas comme dans tout roman on sait comment cela finit. Cette fin n’offre même pas la banalité qui fait à la langue, d’une conclusion trop vertueuse, une des conventions du roman. Sade prend diablement au sérieux ses tristes dénouements et s’en montre à chaque fois surpris. Cette surprise pose un problème singulier. Sade ne veut avoir affaire qu’à l’homme, à l’homme naturel

Or l’énigme ainsi posée a deux ou trois mots, dont le premier est la pudeur. Le 18ème siècle a donné deux grands peintres de la pudeur. Sade (et on refuse de le voir) et Marivaux que tout le monde voit tel. Marivaux avec Sade partage le privilège d’avoir laissé son nom à une certaine conduite amoureuse. Quoiqu’il arrive, Justine s’étonne. L’expérience ne lui apprend rien. Elle forme l’image de la vertu la plus déchirante et la plus déchirée. La pudeur est une qualité qui s’attache avec des épingles. Mais sur Justine les épingles sont piquées dans la chair. Il faut au lecteur pas mal de bonne volonté pour se laisser blesser avec elle. Libre au lecteur d’entendre en déchirements moraux ce qu’on lui propose en déchirements très physiques. 

Justine va toujours du même train que les contes de fée. Nous vivons au bord de l’étrange. Il existe un domaine où l’étrangeté n’est point hasardeuse, où elle fait loi. Manger ne nous surprend pas même si les aliments tombés sous nos dents subissent des déchirements très certains. Pourtant l’amour est toujours un nouvel amour. C’est la même surprise que marque, sur un autre plan, la langue commune dans ses locutions touchant les organes secrets. Que nous ont-ils fait ces organes pour qu’on ne puisse en parler simplement. En tout cas ainsi ils se refusent à l’accoutumance. Reste au prosateur de renouveler à chaque fois les raisons de cette surprise en sorte qu’elle ne puisse jamais devenir au lecteur, banale : l’amour pousse les amants à meurtrir le corps de leurs aimées. 

L’énigme garde un dernier mot.

Chapitre 4 : Justine ou le nouvel Œdipe

Le 18ème siècle venait juste de découvrir qu’un mystère n’est pas une explication. Non, un mythe non plus. Et bien au contraire voit-on qu’il faut au mythe, sitôt forgé, quelque autre mythe qui le vienne étayer. C’est une tortue, disent les Indiens, qui porte la terre sur son dos. Soit, mais qui porte la tortue ? c’est Dieu qui a créé le monde, mais qui a créé Dieu ? on ne parlera plus que pour mémoire d’un Dieu, à qui Voltaire, et Sade plus tard, opposent l’homme seul, l’homme qui n’est pas noble. L’homme naturel, sans la Fable. 

C’était refuser, dès l’abord, tout le charme courant, toutes les facilités, de la littérature. C’était aussi s’exposer à une autre difficulté. Car enfin cet homme seul, il a pourtant fallu qu’il inventât Dieu. Il faut progresser dans la connaissance pour parvenir à rendre compte, par les seuls traits de la nature humaine, je ne dis pas seulement connaissance de nos sociétés réelles et des passions qui s’y agitent, mais de ces vastes sociétés fantastiques, qui les accompagnent comme leur ombre. Tel est le poids dont pèse soudain, sur les Lettres, la mort de Dieu. Voltaire est un bon type d’homme commun. Pourtant, on ne se défend pas du sentiment qu’il y a eu les guerres et les grandes religions, les migrations et les empires, l’Inquisition et les sacrifices humains, et que les hommes enfin n’ont pas très souvent ressemblé à Voltaire. 

Qu’à cela ne tienne, répond l’Encyclopédiste, nous sommes modestes, nous aurons la patience qu’il faut. L’homme du moins nous est donné. Il ne reste qu’à l’observer sans parti pris. Il finira bien par avouer tout. Pour le moment, dressons nos fiches, et formons nos collections. Sade est de son temps, lui aussi commence par l’analyse, et les patientes collections. On a cru longtemps que « Les 120 journées » formaient le couronnement de son œuvre. Pas du tout. C’en est l’assise, la première démarche. Encore s’impose-t-il une rigueur que les Encyclopédistes n’ont pas connue ; tous réduits à tricher, tous prêts à fuir l’homme tel qu’ils le voient. Les ogres et les inquisitions et les guerres ? eh, répond Voltaire, ces gens sont fous ! voilà ce que j’appelle tricher, dit Sade.

Cette rigueur eût fort bien pu égarer Sade. Or il n’en est rien. Un Krafft-Ebing, un Freud plus tard consacrent les catégories et les distinctions que trace le divin marquis, en reprennent la méthode et le principe même. Voilà des romans qui auront devancé de cinquante ans l’apparition, l’émergence d’une nouvelle science humaine. Sade a su observer ou bien un certain feu de sa nature lui fit éprouver, deviner les passions les plus diverses. Ceci dit, une rigueur trop scientifique garde son danger : elle donne une trop grande place à la physique de l’amour. L’existence de l’âme peut se nier, pas l’accouplement. Or Sade se refuse cette facilité. La littérature autour de lui s’arrêtait, et presque le langage, devant un événement bestial où l’esprit semble n’avoir rien à faire. C’est cet écart que Sade refuse. L’homme est un, et lucide, il ne fait rien qu’il ne raisonne. Les personnages sadiens se piquent de franchise et d’exactitude dans leurs principes.Justine eut pu s’en tirer en raisonnant car ses protagonistes avant de sévir se seraient rendus à des raisons, si elles sont bonnes. Justine a de l’esprit. Or le problème qui lui est présenté, est si détaillé, si explicite, que nous attendons qu’elle en découvre le fin mot.

Chapitre 5 : trois énigmes

De ces énigmes la plupart ont fait fortune depuis Sade. Le danger est qu’aujourd’hui nous les considérions à part, quand Sade les pose toutes ensemble. 

D’abord, dit Sade, précisons. Qui es-tu et que cherches-tu dans le monde ? tu cherches le bonheur, qui décuple conscience et raison. Quel bonheur ? on le place d’ordinaire dans le plaisir et l’amour. Soit. Évite seulement de confondre l’un et l’autre, aimer n’est pas jouir. Or si la jouissance emporte un plaisir évident, l’amour s’accompagne de toutes sortes de tracas. Mais les plaisirs moraux ? certes. En connais-tu un seul qui ne vienne de l’imagination ? quelle règle lui fixerait-on d’avance et faut-il même en parler ? ne serait-ce pas imprudent ?

Nous en étions restés au plaisir. Encore faut-il ici distinguer de la jouissance que tu éprouves celle que tu penses donner. Or la nature nous renseigne fort bien sur nous-mêmes, fort mal sur autrui. Tenons-nous à la simple évidence : la délicatesse, le souci d’autrui nuisent en tout cas à notre propre plaisir. Cependant, répond Justine, la morale … La morale, poursuit Sade, parlons-en ! ces mots de vice et de vertu, dont on fait si grand cas, ne te donnent jamais que des idées locales ; tout au plus t’enseignent-ils le pays où tu aurais dû naître. Mais nous sommes nés en France ! J’allais y venir. Ce sont les chrétiens, tu le sais, qui ont imaginé d’inventer ces vertus. Sais-tu pourquoi ? c’est qu’étant esclaves eux-mêmes et démunis de tout, ils ne pouvaient tirer leurs plaisirs que de la charité de leurs maîtres. Ils avaient tout intérêt à convaincre ces maîtres. Ils y employaient tout leur art de séduire. Ces maîtres se sont laissé faire, les grands sots ! mais nous autres philosophes, nous ferons, en cherchant le plaisir à notre guise et de tout notre effort, cela même que faisaient les esclaves que tu admires, Justine, non ce qu’ils disaient. Et le remords, qu’en faites-vous ? ne l’as-tu pas observé toi-même ? L’homme ne se repent guère que de ce qu’il n’a pas coutume de faire. Si un seul crime nous peut laisser du trouble, dix crimes n’en laissent pas. Je n’ai pas essayé. Et qu’attends-tu ? comme l’abêtissement dispose à la foi, le crime répété rend impassible. Voilà bien la meilleure preuve que la vertu n’est dans l’homme qu’un principe superficiel. Pourtant, insinue Justine, s’il y avait eu jadis quelque engagement, à quoi l’honneur nous commandât de rester fidèles ? Ah ah, c’est toute la question du contrat social que tu soulèves. J’ai peur que tu ne l’entendes de travers. Tu supposes que les hommes, aux débuts de leurs sociétés, ont conclu ce pacte : je ne te ferai pas de mal, si tu ne m’en fais pas. Ç’a pu être un pacte tacite, remarque Justine. Et je ne vois point sans lui quelle société se pourrait fonder. D’accord. Il s’agit d’un pacte qu’il nous faut à tout instant recommencer. Et pourquoi pas ? Remarque ceci : c’est qu’un pacte de ce genre suppose l’égalité des contractants. J’ai renoncé à te faire du mal, c’est que j’étais auparavant libre de t’en faire. Et puis ? imagine cependant que tu me sois livrée comme une esclave l’est à son maître. Comment me viendrait-il à l’esprit de faire avec toi un accord qui te reconnaisse des droits chimériques en me privant de mes droits réels ? mais poussons plus loin. Tu m’accorderas que chacun tire sa jouissance de l’exercice de ses facultés ; ainsi le violent de sa violence même. Si tu m’es entièrement soumise, c’est ton oppression qui va me donner mes plus grandes joies. Est-ce possible ? demande Justine. Est-ce humain ? Que l’homme soit humain, je n’en mettrais pas ma main au feu. 

Pourtant observe encore ceci : comme le fort prend plaisir à exercer sa force, ainsi le tendre ou le faible profite de sa compassion. Il se livre de son côté à la jouissance. C’est son affaire. Pourquoi diable me faudrait-il encore le récompenser de plaisir qu’il se donne ? Vous voyez donc, dit Justine, qu’il est mille variétés de faiblesses et de forces. Sans doute. Il est bien vrai que la civilisation est venue changer l’aspect de la nature ; du moins en respecte-t-elle les lois. Les riches ne sont pas moins acharnés de nos jours dans l’exploitation des pauvres.

C’est affreux, mais il faut avouer que j’en ai vu plus d’un exemple.

Chapitre 6 : trois nouvelles énigmes

Que la religion, la morale établie, la société même soient de ces inventions malignes qui permettent à certains hommes, aux plus forts, de tourmenter les peuples, il n’est pas un écrivain d’idées au 18ème siècle pour s’inscrire en faux là contre. Voltaire s’en prend à la religion, Rousseau à la société, Diderot à la morale. Et Sade tout à la fois. Oui les lois sont dures, la répression implacable, l’autorité despotique. Bien. Que reste-t-il à faire à l’homme qui a saisi cette vérité et ne peut cependant d’un coup secouer tant d’oppressions ? il reste qu’il peut du moins s’en défaire vis-à-vis de soi, et dans son secret. C’est qu’il faut en tout cas déceler, et puis suivre, le premier penchant du cœur, restaurer en soi l’homme primitif, la bonté naturelle. 

La sociologie moderne n’a rien laissé subsister des divers « voyages de Bougainville ». On eut pu le prévoir. Car je vois bien que les sauvages de Tahiti ne connaissent pas nos lois. Mais s’ils en connaissaient d’autres ? qui sait, plus cruelles encore ? Les Tahitiens que vous voyez sont peut-être les derniers restes d’une société glorieuse et prospère, et puis ont connu la vanité des fastes. Ainsi n’existe-t-il pas un seul peuple que l’on puisse tout à fait honnêtement appeler primitif. Quoi, répond Rousseau, cet homme primitif, il me suffit de l’éprouver en moi. Et je sais qu’il est bon. Je n’en suis pas sûr, dit Sade. 

Tout le monde l’a dit, et je dois l’avouer, il y a trop de tortures dans « Justine ». Il existe dans notre littérature européenne, un autre ouvrage qui contient encore plus de tortures. Il s’agit du reportage du père Bartholomé de Las Casas, dans « Très brève relation » rapportant les comportements des soldats espagnols conquérant le Nouveau Monde. Ces soldats étaient comme vous et moi, mais des peuples leur étaient livrés. Je ne vois rien là qui doive le moins du monde gêner la foi chrétienne. Et l’incroyant, de quel droit refuserait-il d’observer cet homme sans parti pris ? On voit pourtant qu’il le refuse, sitôt qu’il se trouve pressé de bâtir une philosophie naturelle, une morale laïque. Et la tricherie dès lors ne lui importe plus guère. Eh bien ! que Sade nous soit donc précieux, pour refuser le mensonge. Il fallait à tant de niaiserie un contrepoison. 

Drôle de contrepoison, dit Justine. Et quelle vie sera la mienne ? une vie absurde, répond Sade. Voyez plutôt. 

La scène a pour théâtre un monastère perdu au cœur d’une forêt. Justine y est prisonnière et trois filles avec elle (dont Omphale). Mais il y en a beaucoup d’autres. Parfois, l’une ou l’autre esclave disparaît. Pourquoi la fait-on disparaître ? parce qu’elle est trop vieille ou trop grosse ou trop bête ? non et ce n’est pas ici une excuse de dire : ne me punissez pas, j’ignorais la loi. Tu reçus hier le fouet sans commettre de fautes. Tu le recevras bientôt pour en avoir commis. Surtout ne va jamais imaginer que tu sois innocente. Quels remèdes à tant de maux ? il n’en est qu’un. Les malheureux se consolent en voyant près d’eux d’autres malheureux, victimes de la même absurdité.

Chapitre 7 : la déception de Sade

C’est en 1791 que Sade eut son heure. Car la Révolution l’a fait libre et honoré. L’éclat de sa conversation, l’étendue de sa science, la force de sa haine, tout promet à Sade une belle carrière. À peine s’écarte-t-il, sur deux ou trois points. Il veut un Etat communiste mais, il voudrait aussi garder un prince qui veillât à l’application des nouvelles lois. De plus ces lois seront douces et modérées. La peine de mort en est bannie. Que si les passions de l’homme dans leurs chaleurs justifient parfois le crime, rien ne le saurait excuser en effet dans les codes. Mais voilà de ces distinctions délicates qui échappent à beaucoup de monde. 

Ainsi parle, à la section des Piques, non sans insolence le citoyen Brutus Sade. Il sourit comme tous les gens déçus. Ce n’est pas tout d’être libre dans la vie. De tous les côtés, il commence à lui tomber des tuiles. De son notaire, de ses enfants, pour ses châteaux, il voit bien que les citoyens le tiennent à l’œil. Ils attendaient autre chose du féroce Sade. Secrétaire des Piques, ça n’est pas une situation. Il demande la direction d’une bibliothèque, on ne lui répond pas. Les théâtres refusent de jouer ses pièces qui manquent de civisme. C’est alors que rentre dans le local un drôle de vieux bonhomme, le président de Montreuil. L’ennemi qui l’a embastillé pendant 13 ans. Eh bien ! Sade vient lui serrer la main. Trois jours plus tard comparaît devant Sade un officier de l’armée de la Somme, le commandant Ramand. Vous avez fait évader des émigrés ? oui. C’est la mort, vous le savez ? je le sais. Tenez, dit Sade, voici 300 livres et des papiers, foutez le camp. Quelques jours plus tard Ramand est en province et Sade aux Madelonnettes. S’il échappe à la mort (Robespierre a été décapité), il va en prison. Et il y retournera quand il rédige un pamphlet contre Joséphine. Pourquoi ? pour les raisons qui lui font serrer la main de Montreuil et libérer Ramand. 

On songe d’abord à l’explication la plus simple : la prison l’a fait écrivain. Il y a eu en prison une révélation. Toute son œuvre a été persécutée. On n’en connait presque rien. Où sont passées les différentes versions du livre de Justine, « Les infortunes de la vertu » ? il s’attelle à refaire sans cesse son travail par une sorte de passion et de devoir. À peine sorti de prison, que tout conspire, la politique, les enfants, les affaires. Comment vivre en écrivant ? il ne sera pas parasite, maquereau, journaliste, fonctionnaire, assureur. Il reste une solution : il plaide coupable d’être solidaire des indulgents, des conspirateurs, des impies, des libertins. Quand le reste échoue, il reste la folie. 

Et celui-là, d’où sort-il ? à ce qui paraît qu’il a conspiré contre Dieu !Poussons plus loin. Il arrive qu’un homme poursuive la renommée, l’amour, l’indépendance, d’un tel élan qu’il dépasse le but. D’une passion si vive et si jalouse qu’elle en arrive assez vite à mépriser son premier objet. C’est alors que les forces de l’âme mystérieusement changent de sens, et le conquérant se sent vaincu par sa conquête, l’amant de la liberté retourne en prison.

Chapitre 8 : Sade lui-même, ou le mot de l’énigme

On parle volontiers sadisme de nos jours. Je ne sais si Sade était sadique, mais dans ses procès il se montre masochiste. Nous avons pris l’habitude de parler de masochisme. Mais si c’est un caractère naturel, il faut avouer qu’il est baroque.

Que la douleur d’autrui me donne du plaisir, évidemment. Mais que ma propre douleur me soit du plaisir, c’est obscur. Et pourtant personne n’en doute, il existe quelque chose que l’on peut à bon droit appeler masochisme. Philippe de Neri, le cheik Abou Yazid al Bisthâmi.  Faites-moi subir plus de maux. Justine court au-devant des vexations et des tortures, Sade aussi. Mon analyse ici se casse les dents. Je reconnais que c’est un événement véridique mais à moi incompréhensible. Je laisse au mystère sa part. Le sadisme n’est sans doute que l’approche et comme la mise à l’essai d’une vérité si difficile et mystérieuse qu’une fois admise, tout aussitôt merveilleusement, les énigmes se dissipent, d’avoir une fois pour toutes fait sa part à l’obscurité.

Conclusion : la complice

J’entends enfin en quel sens Sade, comme Pascal, Nietzsche ou Rimbaud, a payé, en quel sens il a pu être appelé divin. Que peut bien éprouver Justine ? Sade le sait, il le sait même trop, parce que Justine, c’est lui. 

Ici se termine le livre. Il est complété d’annexes. 

Une note de lecture de « Les infortunes de la vertu »

Déposition de Jean Paulhan le 15 décembre 1956

Le bonheur dans l’esclavage