L’œuvre de Milner est énorme mais elle revient à un travail d’analyse du langage. Dans le contexte de ce premier résumé, Milner reconnaît sa dette à Michel Foucault et Hannah Arendt. Il y replace l’illusion qui a piégé une partie des juifs européens dans un contexte porté par le protestantisme et l’idée de progrès. Telle que Max Weber en tire le constat d’un désenchantement du monde. Je poursuis avec un autre résumé de livre : « la politique des choses » du même auteur et avec un résumé de « l’œuvre claire ». Respectivement sur la politique et la psychanalyse.
Nous commençons donc par « le juif de savoir ».
Le juif de savoir : introduction
On a cru qu’une solidarité unissait juif et savoir. Les antisémites en ont tiré une méfiance à l’encontre du savoir. Et pourtant le nouage a compté du moins un certain temps. Les deux noms importent séparément. Par méthode, je souhaite analyser ces deux noms à la lumière de l’autre. Je m’intéresse à cette intersection car elle a pris forme au temps où les sociétés européennes réfléchirent en termes d’assimilation. Là où on parlait allemand et que l’on a appelé Mitteleuropa. Sur ces régions on a plusieurs judaïsmes mais leur point commun est de faire de l’allemand la langue du savoir. Et on ne vérifie cela que là ; autrement dit pas ailleurs en Europe. Parmi les juifs assimilés ailleurs, on relève le juif de richesse, le juif d’influence et le juif de talent. En France les juifs sont des français, des français israélites, et ont libre accès à tous les droits d’un citoyen français ; le savoir ne sert pas de repère.
C’est Hannah Arendt qui va nous servir de guide. Elle fit son éducation devant le public : non seulement ce qu’elle dit, mais la séquence et les inflexions de ce qu’elle dit portent avec soi un enseignement. Et elle étudia de près l’assimilation de langue allemande ; mais son analyse n’assigne au savoir aucun rôle spécial. Si le savoir a joué un rôle particulier dans l’espace de langue allemande, cela tient à des circonstances historiques qui ne concernent en rien le nom juif. Ici l’Université a une énorme importance car elle reprit le rôle d’unification que l’Eglise avait opéré avant. Mais Milner précise que sa méthode sera structurale car elle s’attache aux déterminations de la figure de savoir. Parce que ce sont elles qui ont compté pour les juifs. Pour que le savoir autorise l’émergence du juif de savoir, il fallait qu’il devienne savoir moderne.
Michel Foucault est précieux dans deux de ses livres : « les mots et les choses », « l’archéologie du savoir ». Milner le suit et cependant fait un pas d’écart pour forcer le mot savoir du côté de la Wissenschaft. Ces deux livres ont besoin d’une règle d’interprétation : le savoir moderne désigne une configuration où la langue allemande passait pour donner au savoir ses repères. Foucault peut en parler parce que quand il le fait, on est sorti de l’emprise des deux mythes structuraux suivants : à quelles conditions discursives le mythe de l’Allemagne savante fut-il possible ? A quelles conditions discursives de la Wissenschaft fut-il possible ? La Wissenschaft avait été le point fixe qui les maintenait en place, à la fois comme mythe du savoir et comme mythe d’une langue singulière où ce savoir se parle éminemment. Prendre acte de la fin du savoir, c’est prendre acte de la dérive. L’archéologie du savoir expose la méthode dissolutive du mythe de la Wissenschaft. Et Foucault y a cru que la langue française pouvait prendre le relais du savoir moderne. Au prix de ne plus y utiliser le mot savoir mais y parler « des » savoirs, et même des savoirs-pouvoirs. Milner s’en tient aux mots et aux choses. La question du savoir moderne une fois posée, se pose la question des lieux langagiers du savoir.
Le juif de savoir – chapitre 1 : la naissance du juif de savoir
Hannah Arendt fait retour sur l’assimilation de langue allemande. Elle propose une périodisation et une généalogie intellectuelle. Au point focal du judaïsme de langue allemande, elle place l’assimilation dont l’idéal naît en Allemagne. Les origines s’en situent à l’Aufklärung de Lessing et Mendelssohn et la génération suivante en fixe la formulation définitive (1800-1810). C’est une longue période et elle marquera les esprits. De l’assimilation elle a construit un modèle quasi-structural fondé sur la combinaison de trois oppositions binaires : l’exception et la règle, le système politique et la société, l’individuel et le collectif. Par le jeu des oppositions quatre points s’articulent. Dans la Mitteleuropa (apparue au Traité de Vienne en 1815), les juifs sont exclus du pouvoir politique ; la seule voie est donc de se faire accepter par la société. Mais la société aristocratique et bourgeoise exclut collectivement les juifs. Tout en acceptant des exceptions, par définition individuelles. Ceci est une solution moderne dont on voit la différence en se rappelant le juif de cour du temps des princes. Parmi les motifs de l’exception on trouve la fortune et l’influence, mais aussi le talent. L’exclusion « en masse » des juifs de la société et du pouvoir politique, en fait des parias. La perte du monde a une contrepartie : c’est très beau de pouvoir se tenir en dehors de toute relation sociale. Et elle parle ici d’une porte d’accès à l’humanité en elle-même. Éthiquement ceci se traduit par une absence totale de préjugé.
Et si on faisait un détour par l’assimilation de langue française ? Arendt parle ici de la gloire politique. Les propos des adversaires sont révélateurs car ils parlent de la menace d’une république juive. L’exclusion sociale n’a pas du tout le même statut structural que dans le monde de la langue allemande. Là où les juifs allemands sont exclus en masse du pouvoir politique, les juifs français y participent en masse ; il y a appartenance collective. Être exclu de la société quand on est exclu aussi du pouvoir politique, ce n’est pas la même chose que d’être exclu de la société alors qu’on n’est pas exclu du pouvoir politique. Cela change les rapports entre politique et société mais aussi les relations entre règle et exception. Ils votent selon la règle générale (ceci est effectif surtout lors de l’installation de la République et l’accès au suffrage universel (1848)). Maurras distingue donc pays réel et pays légal. Et les juifs vont apporter la preuve d’un tel écart. La société les excluait en masse sauf exception. Il fallait donc que la société fut ignorée par l’Etat car la République en offre une image inversée. On est dans l’entre-deux de ce qui est, par rapport à ce qui devrait être. La mécanique du républicain devait devenir du vivant (Bergson). La transformation eut lieu grâce à l’école publique, grâce à la dépossession de l’Eglise romaine, grâce à la centralisation. Mais cela ne se fit pas sans prébendes si bien que les juifs ont éprouvé les deux faces , voie claire, voie sombre, dans la crainte. Les maurrassiens ont installé la terreur jusqu’à réinstaller le projet d’exclusion du politique … sinon on subirait, nous le vrai peuple français, le démantèlement de la société dans sa capacité d’exclure les juifs, cause désignée du Mal.
Revenons sur l’exception et la règle. L’assimilation française n’entraînerait pas comme l’assimilation d’Europe centrale, une perte du monde, mais l’accomplissement harmonieux d’une présence au monde. Elle participerait de la beauté et de la noblesse classique, qui sont les manifestations visibles de l’universel. La règle est au cœur de l’assimilation française ce qui n’empêche pas que la forme de l’exception y fonctionne. L’exception est au cœur de l’assimilation allemande ce qui n’empêche pas que la forme de la règle y fonctionne. Le modèle arendtien vaut pour l’assimilation dans les deux cas sous réserve que règle et exception y soient affectées de valeurs opposées. Lévi-Strauss les relierait comme deux systèmes de parenté. Or le juif de savoir se déploie dans le monde de langue allemande.
Le silence de Arendt sur le savoir questionne. Elle parle des juifs cultivés mais la culture n’est pas le savoir. Il y a là une décision et des raisons. Des raisons qui touchent au fondement du modèle. L’importance des juifs de savoir s’affirme au milieu du 19ème siècle mais leur carrière universitaire demeure difficile. Ils furent obligés de se convertir. Lorsque la contrainte légale disparut, les obstacles du préjugé demeurèrent. C’est dans la politique de la république de Weimar que s’épuisera ce préjugé. Or l’université importe car elle est le lieu social par excellence. Si les instances académiques s’ouvrent peu aux juifs, alors le savoir n’est pas efficace contre l’exclusion. La seconde raison est plus profonde. Arendt, si elle disjoint assimilation et savoir, c’est parce qu’elle s’est formé une idée précise de l’une et de l’autre. L’assimilation est une entrée en société ; la Wissenschaft n’a rien à faire de la société. L’université allemande a ses songeries car elle se prit pour une société séparée de la société. Le modèle de l’église médiévale subsistait dans l’Allemagne protestante car c’est une Eglise légitimée par le service du savoir et non par le service de Dieu. Arendt est issue de cette tradition. Parce qu’elle croyait au savoir, elle ne voulut pas le mêler à la question de l’assimilation. Voilà sa limite.
Il faut donc repenser l’assimilation. S’il faut que je sois venue de quelque part, c’est de la tradition philosophique allemande et seule demeure la langue maternelle. C’est ce qui reste de l’assimilation après le nazisme. Il convient de soumettre le modèle arendtien à la question de la langue allemande. Arendt évoque ceux qui ont oublié la langue maternelle et elle retient leur capacité à s’exprimer de façon idiomatique dans la langue d’immigration, comme un native speaker. On a alors affaire à une langue dans laquelle un cliché chasse l’autre parce que la productivité dont on fait preuve dans sa propre langue a été coupée net. Capacité de produire dans une langue non pas ce que l’usage a déjà sanctionné, mais ce dont l’usage ne sait pas encore que cela lui est conforme. Penser ce qu’on pense comme si cela n’avait pas encore été pensé : le sujet parlant parle sa langue au futur antérieur. Un sujet n’a accès à une langue que quand il a surmonté les clichés et cet accès n’est possible que pour la langue maternelle. Mais le futur antérieur est la forme même du savoir ; la langue maternelle et le savoir se coappartiennent. Pour Arendt la langue était aussi ce qui l’assimilait au nom allemand Wissenschaft : seul demeure le savoir tel que la langue le nomme … Mais alors l’assimilation n’est pas ce que le modèle arendtien dit. On peut considérer l’assimilation comme une des formes d’arrangement que les juifs élaborent pour se supporter eux-mêmes. Quand il choisit l’assimilation, le porteur du nom juif se détermine par rapport au nom juif. Il décide que ce nom peut cesser de le nommer en première personne, que ce qui le nomme en première personne peut cesser d’être le nom juif.
Le juif de savoir : chez le juif de savoir au 19ème et 20ème siècle se passe pour Milner quelque chose de singulier. Le juif de savoir substitue le savoir à l’étude. Or la continuation de l’étude constitue la persistance affirmative du nom juif. En droit et en fait, aucun reste ni souvenir est censé subsister du nom juif chez le juif de savoir. Si reste il y a, il n’affecte pas le savoir et donc pas le sujet. Il en va tout autrement chez les écrivains et tout autrement chez les chrétiens de savoir, pour qui on peut parler de mutilation qualifiante. Au 19ème siècle, la perte de la foi religieuse fonctionne chez les chrétiens comme une mutilation. Mais en retour le chrétien en acquiert une puissance d’analyse sur la compréhension des phénomènes religieux, il y a là une formidable qualification. Chez les juifs rien de tel : ils ne vivent pas cette mutilation comme qualifiante car les qualifications qu’ils recherchent doivent lui venir du savoir seul.
Le juif de savoir – chapitre 2 : la structure du savoir moderne
Le juif du savoir dépend du savoir moderne. Non seulement de fait mais il en a intériorisé l’idéal. Il tient pour acquis la mutation moderne et il y accorde une confiance sans limite. Rien ne serait possible s’il ne s’était persuadé que quelque chose était arrivé au savoir.
Sous le nom de savoir, est visée une représentation du savoir comme savoir relationnel ou savoir absolu. Le mot savoir peut être pris en un sens relationnel grâce à un génitif objectif et subjectif : savoir de, savoir d’un sujet sachant. Absolu il l’est au sens des grammairiens pour qui un verbe transitif est employé absolument quand on ne lui donne pas de complément : ce n’est pas une image juste, c’est juste une image. Une image est juste relativement a son objet, moyennant un sujet qui l’a produite avec un souci de justesse et moyennant un autre sujet qui se fait juge de cette justesse. De façon absolue on dira : ce n’est pas un savoir juste, c’est juste un savoir. La langue permet d’opposer d’une part, le savoir-de, juste ou pas, et d’autre part, juste le savoir. Dans le premier cas, quelqu’un sait quelque chose ; le savoir est embrayé sur son sujet et sur son objet. Dans le second cas, il y a savoir sans embrayage. C’est le savoir moderne qui est absolu. Le savoir antique et médiéval était savoir-de et on peut y hiérarchiser les savoirs dans la mesure où l’on peut hiérarchiser les objets plus ou moins élevés en dignité. Parallèlement les savants ont des exigences en proportion de l’objet qu’ils traitent. Le savoir relationnel est doublement embrayé : l’objet su émet des exigences à l’égard du savoir et par conséquence à l’égard du savant (du sujet sachant). La philosophie elle se distingue de tous les savoirs antiques possibles. L’ontologie et la théologie sont sciences des objets les plus élevés en dignité. Le savoir antique a ses maîtres, qui ont été soumis à ces exigences et peuvent les inculquer à des élèves. Le maître est anticipation de l’objet auprès de celui qui va devenir sujet d’un savoir-de. Lorsque l’étude juive s’est saisie du savoir antique et médiéval, elle est passée par la voie des objets auxquels ces savoirs sont relatifs (référence au savoir grec de l’Un). On peut se demander si sujet du savoir relationnel dans la philosophie grecque équivaut au sujet de l’affirmation juive dans l’étude. Y a-t-il un sujet de l’étude juive ou faut-il examiner l’absence de sujet grammatical exprimé dans « être juif » ? On est loin du savoir moderne. Le savoir moderne est absolu tant que l’on dit : « le » savoir ; et qu’on lui prête une langue natale où il se désigne du nom de Wissenschaft.
Weber est le porte-parole du savoir absolu. Dans son texte « la profession et la vocation de savant », prononcé en 1917 et publié en 1919, au moment de la chute des empires, il y a des accents d’apologie. Ceci permet de comprendre sur quel idéal de savoir se réglaient ses contemporains. Le savoir weberien se disjoint de tout objet : l’emploi de Wissenschaft dans son titre est absolu. Pourtant le savoir a des objets et la spécialisation règne. Parce que les objets sont indifférents, ils peuvent se multiplier sans attenter à l’unicité de l’idéal du savoir. Le savoir prend en compte toutes les différences qui font que tel objet n’est pas un autre, mais ces différences n’en introduisent aucune dans le savoir, qui se déploie conformément à sa loi propre. Ce n’est pas l’objet su qui fait que le savoir est savoir, il est l’occasion du savoir. Quant au sujet sachant, il est moyen du savoir. Si passionné qu’il se perçoive, il est structuralement indifférent. Comprenons que le savoir ne suscite aucune différence en lui. On attend de lui qu’il soit le plus indifférent possible. Être indifférent à, cela a deux sens : tout m’est indifférent, je suis indifférent à tout. Entre savoir, objet et sujet, dans la langue, les indifférences se croisent, se renversent ou se redoublent. Le savoir absolu est un savoir sans maître. Dans cet univers il y a de la langue : le savoir est le lieu où personne ne dit rien sur rien et à personne ; c’est un lieu où rien ne dure. Le savoir ne cesse de se modifier. Cela donne-t-il au moins à la longue, une accumulation et un progrès ? Weber dit les choses négativement : le progrès disperse, réduit les puissances mystérieuses. Il participe au désenchantement du monde. À l’étape finale, rien ne se passe qui ait un sens. Le savoir est disjoint de l’objet et du sujet et aux deux points de débrayage surgit le quelconque. Côté objet, l’objet devenu quelconque est réduit à sa matière ; du côté du sujet ainsi affecté par l’objet, on parlera de forclusion, de neutralité. Sauf que le sujet est parlant, et il se dote alors de la logique, de la mathématique, de la dialectique.
Le nom juif est mis à la question. Ce nom a subi deux effets décisifs : le savoir se substitue à l’étude ; mais la porte une fois franchie, celui qui est entré juif cesse de l’être. le nom juif s’est évanoui car ce nom dépend de la continuité de l’étude juive. L’étude ignore la loi du savoir car si elle relève du savoir, c’est en tout cas d’un savoir embrayé. Elle ne peut devenir un savoir débrayé. Le savoir ce n’est pas la prophétie et entre les deux, il faut choisir. Mais qu’est-ce qu’être prophète ? Isaïe n’a rien à faire de la Wissenschaft. Prenons le chant d’exil (Isaïe 21, 11-12) : on entend un appel venir de Séïr, en Edom : gardien, combien de temps encore durera la nuit ? et le gardien dit : le jour viendra, mais il fait encore nuit. Si vous voulez questionner encore, revenez une autre fois. Le peuple auquel cela s’adressait a questionné et attendu pendant plus de deux mille ans et nous savons quel fut son bouleversant destin. La leçon que nous voulons en tirer est bien que le désir et l’attente ne produisent rien, et nous agirons autrement. Il n’y a de vrais prophètes que juifs. Le savoir absolu pour Weber comporte une clause d’exclusion : l’exclu se nomme Isaïe, figure tellement puissante qu’elle dispense de nommer davantage le peuple auquel elle appartient. Et on est toujours en droit de se tenir à distance du savoir absolu. Mais Isaïe est autre chose ; Weber le trouve beau parce qu’il subvertit le lieu du savoir ; là où il se tient, le savoir est impossible. Le savant ne peut atteindre le supplément de sens que le savoir ne saurait donner ; ce qu’il recevra du savoir l’anéantit comme sujet. Le juif qui se pense juif est celui qui persiste à ne pas être sourd à Isaïe. À l’inverse le choix du juif de savoir le voue à n’être jamais juif.
Juif ou savoir, c’est un choix sans retour. Ne pas agir en juif, accepter avec probité le nom juif que l’on porte, mais comme un flatus vocis, dépourvu de sens et de signification. Le juif, du savoir absolu lui venait une convocation qu’aucun autre sujet de savoir n’en recevait. Le savoir au lieu de l’attente et du questionnement ; l’attente était le lieu du nom juif, le questionnement était le lieu de l’étude juive. Choisir le savoir relève de la logique substitutive de la métaphore, sans reste ; là où il y avait deux termes, il n’y en a après coup jamais eu qu’un seul. Hercule se souvenait qu’une autre voie lui était possible mais pour le juif de savoir, quand le choix a été fait, il efface rétroactivement le choix lui-même. On croise ici Lacan et le « ou aliénant ». Le juif a accédé au quelconque, grâce au qelconque il cesse d’être juif pour devenir un homme, grâce à sa position d’homme il peut se dire juif… parce qu’au champ du savoir, dire juif c’est ne rien dire. Dans le silence imposé à quelque parole que ce soit, il peut prendre part au savoir.
Le juif de savoir – chapitre 3 : les textes saisis par le savoir
En tant que représentation, le savoir moderne est souvent rapporté à la science galiléenne. La double indifférence du savoir moderne, à l’égard du sujet et de l’objet, a été observée dans les sciences de la nature mais il est bon de se souvenir que la Wissenschaft a une portée plus étendue. La science galiléenne dissout les qualités sensibles ; or les objets ne sont objets qu’en tant que paquets de qualités. Dissoudre les objets c’est s’inscrire dans la structure du savoir absolu. Une des différences entre l’epistémê antique et la science galiléenne est de dire que la première est savoir-de et la seconde savoir absolu c’est-à-dire science. Et la science est moderne comme le savoir absolu est dit moderne.
La science des textes est le levier du savoir absolu. Le savoir, en tant qu’il a compté pour le nom juif, ne se résume pas à la science galiléenne. Le juif de savoir en tant que figure autonome ne s’inscrit pas dans les sciences de la nature (Cassirer, Freud). Le juif de savoir substitue le savoir à l’étude. Or l’étude est textuelle : pour que la substitution opère, il faut qu’elle vise la textualité comme telle. Le moment décisif se fonde sur une mutation touchant la méthodologie, car cela importe pour le nom juif et pour la constitution du savoir moderne. Les valeurs d’exactitude et de précision sont nées du côté des textes avant que les sciences de la nature n’en fassent leur règle. Galilée n’avait que des instruments imparfaits pour mesurer la chute des corps, aussi il compara la nature a un livre, car celui-ci relevait de typographes savants et de philologues érudits. Au 16ème siècle on ressentit l’ébranlement qui avait traversé les Lettres sous la forme d’un retour à l’antique. L’humanisme invente l’univers de la précision sous l’invocation de la lettre. Et un moment décisif de cet ébranlement est au 14ème siècle quand la Renaissance rencontre les byzantins, car ces derniers font remonter la critique textuelle à la période hellénistique du 3ème siècle acn. La procédure en est fixée à Alexandrie. Toutefois cette méthodologie n’était pas indifférente à l’objet ; tout y était orienté vers un texte réputé précieux (Homère, Virgile). Et le sujet du savoir critique y est affecté par son savoir sous peine de se montrer indigne de son objet. On est bien dans le dispositif du savoir relationnel et embrayé. Par contraste la critique textuelle de la Renaissance va développer la structure d’indifférence (Erasme). Le savoir critique est indifférent à l’objet, il y a équivalence dans la façon de lire Homère ou les Evangiles. Le savoir critique laisse le sujet indifférent car sa foi en Jésus ne lui vient pas du texte mais du message (Réforme).
Homère et Jésus sont pris maintenant à l’épreuve du langage. Dans le processus il y a une brusque accélération à la fin du 18ème siècle en Allemagne, quand les idées de Reimarus (1694-1768) et de Wolf (1759-1824) font mouche. Pour le premier, protestant, le christianisme officiel n’est pas fondé à se réclamer de l’enseignement historique de Jésus ; il y a à restituer cet enseignement sans se fier aux Eglises. Lessing publie deux fragments des notes de ce penseur qui portent sur la vie de Jésus : Jésus est un juif de son temps, il n’a jamais eu pour dessein de fonder une religion nouvelle. Ses disciples le suivent parce qu’il leur apporte un plus d’énergie pour leurs ambitions patriotiques (leur leader les pousse à affronter les romains envahisseurs de la Palestine). La mise à mort de Jésus est une catastrophe qu’ils surmonteront en inventant l’épisode d’une résurrection, ce qui transforme le projet politique en promesse purement spirituelle. Les évangiles mentent volontairement mais l’essentiel de ces textes est ailleurs : dans ce qu’il ne dit pas. Le savoir philologique moderne ne prend plus le texte pour une fin, mais pour un moyen. Pour le savoir, le texte n’est pas un objet mais une occasion. Quant à Wolf, il parle d’une façon iconoclaste de Homère (Prolegomena ad Homerum). Il n’y a pas d’Iliade comme œuvre unitaire. De celui qui dit je au début des poèmes en s’adressant à la muse, il est aussi fictif que Achille et Ulysse.
La naissance du modèle critique passe par ces deux noms, car ils déterminent comme points d’ancrage ce que l’université allemande se reconnut devoir faire : résoudre la question homérique et écrire une vie de Jésus que le savoir moderne reconnaisse comme sienne. La méthode critique ne tient plus aux textes et prétend remonter aux réalités qui ont donné naissance aux textes, mais en tant que les textes n’en donnent pas un témoignage fidèle. Elle veut donner au savoir une occasion nouvelle là où les textes sont pris en défaut. La textualité n’y perd pas sa pertinence car il faut affirmer contre lui l’hypothèse qui va au-delà du texte ; mais à condition que cet au-delà soit issu de la mise en œuvre du seul savoir philologique. Elle arrive à un point où elle ne peut tirer sa validité que d’elle-même, la voilà absolue. Ce point nodal parce qu’il touche au texte affecte la culture et la religion. Le débrayage s’accomplit pourtant : traiter toute réalité comme un texte à épurer de ses erreurs, et cela fait, la traiter comme un texte destiné à dissimuler les processus réels dont il est l’effet, enfin, expliquer les causes de l’erreur et ce qui fait qu’on ne la perçoit pas. Ici il y a du beau monde : Kant, Freud, Marx, Nietzsche… David Strauss et Weber. Il n’y a plus de sujet ni d’objet ; le texte autorise le savoir à trois conditions : qu’on le traite comme s’il ne parlait de rien, qu’on le traite comme s’il ne disait rien à personne, qu’on le traite comme si personne n’y parlait. Le déplace ment fut perçu par les protestants et par les sectateurs de la culture. Mais peut-on traiter le texte d’Homère comme les Evangiles ? au terme de vives discussions, la culture et le christianisme subsistèrent. La machine à transactions fonctionna. Pour le juif de savoir, au contraire, il y allait de son être juif. En tant qu’absolu, le savoir philologique est aux antipodes de l’étude juive, même s’il se situe au même lieu matériel. Au régime du savoir absolu, l’étude juive ne subsiste pas, et donc le nom juif non plus. La chose va sans dire. Plus exactement ce silence lui est connaturel.
Le juif de savoir – chapitre 4 : les séductions du christianisme
Une fois que le savoir moderne s’est établi, la critique importe par sa possibilité générale. Le combat contre la Révélation a animé les Lumières commençantes. Mais le combat perd de son intensité à mesure que le savoir s’assume en sa modernité. Le savoir moderne ne dit rien de la Révélation et n’a rien à en dire, ni pour ni contre. Comme le nom juif, la Révélation s’est éteinte d’elle-même, elle est caduque. Et ce pour des raisons de structure : la caducité tient au fait qu’elle dise quelque chose et plus précisément Dieu dit quelque chose aux humains. Or le savoir absolu n’apprend rien à personne, parce que en tant que savoir, il ne dit rien sur rien à personne.
De la Révélation au progrès, voici l’heureuse transaction chrétienne. Un être parlant supporte très mal que le savoir moderne n’instruise pas. Il en vient à supposer que, sur tel ou tel point, une proposition de savoir compte par son contenu ; il se réfère aux enseignements de la science. Dès cet instant il s’est détourné du savoir aussi irrémédiablement qu’un fidèle invoquant la Révélation. De fait, il a sans en prendre conscience transformé le savoir en Révélation ; l’entreprise a commencé très tôt et fini très tard. Elle appelait une transaction en réciprocité, l’accommodement de la Révélation au savoir. Le christianisme est porté aux transactions surtout chez les protestants. Les juifs de savoir à cet égard se montrèrent réservés. L’intrinsèque supériorité du Nouveau Testament sur l’ancien, ils ne l’admettaient pas d’avance. La figure du Christ ne faisait pas l’unanimité. Que le nouveau soit en plus meilleur, cela réclamait examen. Que le savoir absolu contribue à l’éducation des hommes, ils n’en étaient pas certains ; ils ne tenaient pas la cause du progrès pour entendue sans le détour d’une réflexion. Or l’instant de réflexion fait toute la différence. Et ils conclurent qu’il n’y a pas progrès sans destruction, il n’y a pas destruction sans deuil. Le juif de savoir a tojours douté que le progrès valait pour un progrès général et continu de l’humanité (Freud). Seul un individu peut progresser. Du point de vue du savoir absolu, le progrès fonctionne comme un happy end non prévu par le scénario. Cela ne se comprend qu’en dégageant le moteur du savoir, qui est fondé sur le « plus-de-savoir », la « pure forme différentielle » : une inflexion incessamment répétée en chaque point et aussi petite qu’on voudra. Cela s’appelle la recherche. Qu’il y ait toujours plus de savoir, cela suit de la structure ; que ce surplus incessant se projette en un « plus de connaissances » ou en un « moins de mystère », autant vaudrait confondre le « plus de valeur » avec un « plus de production » ou un « moins de pauvreté ». Le juif de savoir s’en tint au « plus-de-savoir », tournant le dos au progressisme. Quelle passion lui est donc accessible ?
La passion du quelconque anime le juif de savoir. Le savoir doit se substituer sans reste à l’étude. Mais l’étude soutient matériellement la persistance du nom juif. Tant que le nom résiste, on ne peut s’assurer que la substitution soit allée au bout. Pour qu’on soit certain de la réussite complète, il faut que le nom juif disparaisse sans reste ; or le reste le plus résistant est le nom individuel. Le savoir absolu pourtant y arrive et on ne fixe la théorie newtonienne en mémoire, qu’en fixant cette géométrie au nom Newton comme moyen mnémotechnique. Pour le juif de savoir, l’enjeu est décisif. Effacer le patronyme en changeant de nom, le juif de savoir s’y prête rarement. La conversion au christianisme ne le tente pas. La conclusion s’impose : l’effacement réel du nom propre, le savoir doit l’accomplir : qui parle des lois de Newton retire le nom Newton à son porteur. Nommer le savoir dans l’espace du savoir c’est l’innommer. Cela devient un nom commun. Tous les sujets de savoir oscillent entre exaltation de soi et effacement de soi. Leur nom ne se dit plus en première personne. Ou il est attaché comme un label, c’est du Freud. Pour le juif de savoir un enjeu bien plus lourd était d’avance en cause ; avec l’exténuation de son nom propre d’individu, c’est aussi le nom juif qui cesse de se dire en première personne. Au-delà de la question de l’assimilation, la décision touche au point vif où le choix se noue au sujet.
Du quelconque à l’universel, voici l’embuscade chrétienne. La structure du quelconque est intrinsèquement négative. Mais le juif s’anime d’une passion positive ; il faut donc supposer qu’une métamorphose s’est accomplie et là un nom nouveau est apparu : le juif de savoir découvre en lui la marque de l’universel au point où le quelconque avait fait disparaître le nom propre comme nom juif. Passer à l’universel a un prix mais ce prix n’est pas le même pour tout le monde. Pour mesurer le droit d’entrée payé par le juif de savoir, il faut mieux comprendre la magie qui transforme le quelconque en universel. S’il y a un universel moderne, il a partie liée au savoir moderne. L’universel est une notion confuse qui a donné du fil à retordre à quelqu’un comme Kant. Il faut une procédure rigoureuse pour rendre les choses claires (Lacan). Il faut aller contre un silence depuis longtemps accepté.
L’invention de Paul de Tarse est celle de l’universel facile. L’auréole d’évidence doit être prise au sérieux. L’argumentaire que l’Europe a construit à l’égard des juifs, et cela depuis les Lumières, repose sur l’évidence et l’immédiateté de l’universel. La décision de l’assimilation y trouve son fondement mais l’argumentaire tire sa force du fait qu’il n’a pas été formulé ad hoc ; il s’inscrit dans un paradigme général. Si l’universel est réellement obscur et confus, d’où vient que son avènement soit tenu pour un progrès dans la clarté ? D’où vient la croyance en l’universel facile ? La source se trouve chez Paul de Tarse. Il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car tous vous êtes un en Jésus-Christ (Gal. 3,28). D’une série de négations « ni A ni B » on passe à une affirmation « tous vous êtes un » ; le premier temps énonce la règle indéfinie du quelconque, le second la règle circonscrite de l’universel, et le premier prépare les voies de l’accès facile au second. La seule difficulté vient de ce que Paul ne soit pas mentionné par ceux qui dépendent de lui. On comprend qu’ils se taisent : s’ils se reconnaissaient dans ce texte, il faudrait qu’ils se confessent publiquement chrétiens. Ils n’y tiennent pas. La logique de Paul n’est pas triviale : dans la chaîne d’anneaux qui permet de nouer le tous à l’un, le nom de Jésus-Christ joue le rôle de l’anneau décisif ; avec ce nom la chaîne tient, sans ce nom elle se défait. L’universel facile dépend d’une christologie. Paul ne voulait pas ouvrir une voie facile car les négations ne valent que par ce qu’elles ont d’impossible. Pour résoudre ces impossibles il faut passer par la résurrection parce que c’est encore plus impossible. Et ne pas en passer par le Christ, c’est se placer sous l’autorité du prêtre. Ceux qui se croient plus malins, ou plus retors, dépendent de la lecture que l’Eglise a imposée de Paul. C’est de l’Eglise qu’est née la doctrine de l’universel facile : la conversion de tous à une église universelle. Paul a été transformé en cheval de Troie de l’Eglise. Là où l’universel est admis, rien ne prévaudra contre l’Eglise. La rature du nom juif comme condition sine qua non de la conversion générale. L’athée véritable est un apostat et un infidèle. Il a renoncé à l’universel facile, il s’est détourné de la christologie, il a rejeté les parures du spirituel. Il a rejeté les versions du rassemblement ecclésiastique : humanité, peuple, bien public, égalité, universalité.
Le triomphe du christianisme, c’est sur le dos des juifs,mais à leur insu. Quiconque atteint l’universel par la négation des noms est chrétien. La science moderne émerge dans l’espace historique du christianisme et c’est paradoxal. Car la science galiléenne annonce le savoir absolu. Le savoir absolu repose sur le quelconque, le quelconque est au fondement de l’universel facile, l’universel facile est la forme logique de la conversion chrétienne. Le juif de savoir s’y trouve pris car il s’est plongé dans l’élément du christianisme logique. À l’issue du 19ème siècle le juif se sentait accordé à la société chrétienne, le quelconque lui ouvrait l’accès du tous dans l’un. Il lui ouvrait un accès aux langues et aux cultures européennes, et à la langue allemande. Si en plus l’exclusion politique commençait à s’atténuer, le juif de savoir pouvait se mettre à espérer plus. Même s’il ne cherchait pas l’assimilation, il la trouvait à portée de mains.
Le juif de savoir – chapitre 5 : la fin du juif de savoir : avant l’extermination
Le juif de savoir est une figure tardive et une figure menacée. La fin de l’Allemagne comme lieu pour le savoir et comme lieu pour les juifs ébranla les représentations. Le juif de savoir disparut pour deux ordres de raisons : en tant qu’il est juif (persécution), en tant qu’il est sujet de savoir (bouleversement dans la position du savoir).
La crise du savoir absolu se perçoit avant l’hitlérisme car la guerre de 14 avait déjà semé des doutes quand elle fut suivie au Traité de Versailles par le démantèlement des empires. Rosenzweig cessa de devenir juif de savoir car il avait cru en Hegel et dans l’empire de Bismarck comme forme de l’Etat absolument rationnel. Il écrivit dans Hegel et l’Etat : un champ de ruines signale le lieu où se tenait autrefois l’empire. De la Wissenschaft, l’empire devait être le répondant historique et politique. L’empire et le savoir s’absentant, Rozensweig se tourna vers le nom juif (l’étoile de la Rédemption). Mais le processus s’était enclenché de manière strictement interne à la Wissenschaft, avant la guerre et indépendamment d’elle. Dans la constitution du juif de savoir, on se souvient de la prise du savoir absolu sur la textualité (Reimarus). Or une véritable révolution se produisit : un constat de carence fut dressé à l’encontre de la critique biblique, au nom du savoir, et ce sur un point essentiel : la vie de Jésus. Albert Scweitzer publia en 1906 « de Reimarus à Wrede, une histoire des vies de Jésus » : tout ce qui a été écrit à ce sujet depuis un siècle et demi relève du domaine du roman. Il faut voir où frappe le coup : le travail de Reimarus ne relève pas du « plus de savoir » mais du « moins de savoir ». Au point de départ de la Wissenschaft se trouvait une illusion ; l’Aufklärung avait suivi un feu follet et en dénonçant l’essentielle falsification des textes, elle avait bien pire : car cette dérive frappa les assises de l’Université. Wolf pouvait-il en sortir indemne ? et l’entreprise philologique elle-même ? Ce désarroi mine le temps de la république de Weimar.
La crise du quelconque mine l’entreprise depuis le début et Schweitzer en est juste l’indice. La multiplication des objets (jusqu’au pullulement) objectait à l’indifférence à l’objet jusqu’à manifester une contradiction. L’idéal a pris des formes diverses pour donner le change : progrès, désenchantement, homme, dieu. Le plus puissant idéal étant le savoir lui-même. Au bout du compte le savoir absolu a accouché d’un « moins de savoir ». La crise ne porte pas sur le savoir comme tel, elle porte sur sa structure absolue. Elle porte sur l’opérateur décisif de cette structure, le moment du quelconque. À travers lui, elle porte sur la figure de l’universel. On souhaitât que désormais le savoir parlât en termes non-quelconques, à des sujets non-quelconques, d’objets non-quelconques. On commença de soumettre l’universel à examen. La philosophie était la plus à l’aise pour faire valoir les droits du savoir embrayé contre le savoir absolu. Issus de la tradition de l’idéalisme allemand, les philosophes majeurs y répondirent par la récusation du quelconque et par un discours faisant retour aux grecs (Heidegger). Lénine frappa dans l’affirmation de Paul de Tarse : il n’y a plus ni esclave ni libre. Freud dans : il n’y a plus ni homme ni femme. Heidegger : il n’y a plus ni juifs ni grecs.
La persécution porta un coup de plus au savoir. Heidegger impose le « ou » exclusif : il n’y a que les grecs. Là où il y a des grecs, il ne doit pas y avoir de juifs ; comme le savoir doit revenir aux grecs, les juifs doivent en être écartés ; c’est ce que dit le discours du Rectorat. Dans ce texte Heidegger répond point par point à Max Weber. Car Weber avait servi à fonder l’université dans la république de Weimar. Weber enjoignait aux sujets de savoir de se tenir à l’écart du questionnement, il alléguait Isaïe et le douloureux destin du peuple juif. Heidegger enjoint l’université de se tenir dans le questionnement car il n’y a pas à attendre : la jeunesse, la plus jeune force de notre peuple, a déjà décidé. Heidegger allègue les grecs comme peuple annonçant un destin glorieux. La langue allemande est mise en position de revivifier la grandeur du questionnement sans attente. Les grecs signent le retour au savoir embrayé et leur nom doit en effacer un autre. L’accession au rectorat touche au cœur du dispositif heideggerien. Pour les juifs, ils étaient mis au pied du mur. Au nom de la fin du savoir absolu, le questionnement faisait retour, mais justement il n’était pas juif ; grec voulant dire anti-juif. Le juif n’était pas libre d’obtempérer, la décision appartenait à la force brute (dans la société, la politique, l’université). La fuite vers l’intériorité n’offrait plus le refuge que la philosophie avait permis depuis l’Antiquité. Le juif n’était plus libre de ne plus être juif, il était juif irrémédiablement. En tant que juifs, la montée en violence de la persécution leur apprenaient qu’ils étaient persécutés parce qu’ils n’étaient pas quelconques. Il y a des juifs, il y a des juifs pour qu’on les chasse, il y a des juifs pour qu’on les tue et même leur mort ne serait pas quelconque. Le juif de savoir sommé de répondre de son nom perdit le savoir absolu et perdit la langue allemande car celle-ci ne servait à leur égard qu’à forger des insultes.
Le retour du nom juif oblige à repenser en juif. Freud écrivit « l’homme Moïse et la religion monothéiste » pour rendre raison de la persistance de la haine contre les juifs et d’en rendre raison en termes de savoir. Ce livre témoigne de l’entrechoc qui se produisit entre le nom juif et l’idéal du savoir absolu. Dans ce livre, Freud pousse le savoir absolu à la limite puis opère un rebroussement. De ce savoir il se réclame en laissant espérer un gain pour notre connaissance. Il s’en réclame jusquà la dernière page, une contribution c’est là tout ce que je peux offrir. Il se réclame d’un plus de savoir. Le Moïse reprend le Jésus de Reimarus pour qui l’homme Jésus est un juif et ne prétend pas fonder une religion nouvelle mais un royaume terrestre ; Moïse prétend fonder une religion nouvelle, un peuple nouveau et il est égyptien. S’opposant à Reimarus, Freud en dépend moyennant un renversement iconoclaste : il aligne Jésus sur Moïse plutôt que l’inverse : si Moïse a été assassiné, alors Jésus est un substitut, un successeur et bien loin que sa crucifixion casse l’histoire des hommes en deux, elle en atteste la continuité ; le genre humain est un serial killer. Quant au savoir, il faut lire le livre entre les lignes. Freud se déprend de Reimarus, et il est insolent. Insolent contre le christianisme, contre les allemands, contre les exégètes de la bible, contre le freudisme (c’est-à-dire sa récupération par les non-juifs). Et là la doctrine qu’il énonce n’est indifférente ni à son objet ni au sujet énonciateur. « Enlever à un peuple l’homme qu’il honore comme le plus grand de ses fils n’est pas une chose qu’on entreprend d’un cœur léger, surtout quand on appartient soi-même à ce peuple. Mais on ne s’autorisera d’aucun exemple pour repousser la vérité au profit d’un hypothétique intérêt national». C’est ce que les allemands font sous nos yeux en ce moment ; c’est ce qu’ils font aux juifs ; c’est ce qu’ils m’ont fait en m’exilant, moi Freud, non parce que je me suis trompé, mais parce que j’ai dit vrai ; cet exemple, j’aurais tous les droits de le suivre, je ne le suivrai pas. Nous agirons autrement. Freud est contraint de penser en juif et affirme qu’il s’y oblige au nom du savoir absolu. Mais à ce même moment, il s’en excepte : au moment d’en prendre deuil, il retourne ce sentiment en affirmation d’appartenance. On sent bien la fêlure qui traverse ce livre, laquelle tient à son oscillation quant à la relation du savoir absolu au nom juif. La persécution a fait résonner le nom de première personne.
Le juif de savoir – chapitre 6 : la fin du juif de savoir : l’extermination
Hannah Arendt témoigne du savoir confronté à l’extermination. Juive de savoir, elle voulut maintenir au-delà du possible, l’espace de la Wissenschaft mais c’est face aux chambres à gaz qu’elle rencontra son épreuve de vérité. Au départ, il y a un refus : son mari, Heinrich Blücher, lui ayant dit de ne pas prêter foi à ces racontars. Nous avons bien dû y croire, six mois plus tard (1943) : « (Auschwitz) n’aurait pas dû se produire ».
C’est l’irruption de l’évidence. Tout juif, apprenant l’existence des chambres à gaz, a dû en être bouleversé ; tout être parlant, si l’humanité existait, aurait dû en être bouleversé. Est-il permis de supposer que le juif de savoir ait pu ressentir un tel bouleversement ? Y avait-il dans la découverte un élément qui le touchait autrement qu’un autre juif ? La phrase est tellement pathétique qu’elle suscite le rire. Le rire accueille la subjectivité prise au dépourvu (Lacan). Pour Arendt est-ce de cela qu’il s’agit ? Le savoir absolu comptait pour les juifs de savoir dans la mesure où il se substituait sans reste à l’étude. Alors seulement le sort du nom juif pouvait être tenu pour définitivement réglé. Mais le savoir absolu ne parvient à ce terme extrême que s’il est tout-puissant et est le seul à l’être. Le savoir absolu est tout puissant parce qu’il ne reconnait aucune réalité qui puisse contrôler le plus de savoir. Non seulement il est tout-puissant mais il l’est nécessairement, puisqu’au regard du savoir, il n’y a rien en dehors de lui, ni du côté de l’objet ni du côté du sujet. On croise ici chez Anselme de Cantorbery l’expression (qu’il applique à Dieu) : id quo nihil majus cogitari potest. En ce « rien ne peut être pensé de plus grand » (appliqué au savoir moderne) réside son caractère absolu. Tous les sujets de savoir y consentent mais le juif de savoir se définit par une croyance plus rigoureuse : il n’existe en ce monde tel qu’il a été, est et sera, qu’un seul être dont on puisse dire qu’il n’est rien de plus grand ; cet être est le savoir. Et une telle croyance est exactement ce que la chambre à gaz réfute. La chambre à gaz ne ressortit nullement au savoir mais à la technique. Blücher avait douté : cela allait à l’encontre de toute nécessité, de tout besoin militaire. C’est que selon son système d’interprétation de la réalité, la technique n’était pas toute-puissante ; elle obéissait. Une information qui allait contre cet axiome ne pouvait être retenue. Par contraste on comprend la violence du coup quand l’évidence s’imposa. Si la chambre à gaz existe, la technique n’obéit à aucune nécessité, et si elle n’obéit à rien, alors la technique est toute-puissante. Si c’est bien le cas, alors le savoir n’est pas le seul à l’être. Conclusion : le savoir n’est pas tout-puissant.
Voilà Hannah Arendt en suspens. Elle était pleinement juive de savoir mais quand son refus céda devant l’évidence factuelle, alors le renversement fut total ; il concerna le savoir, il concerna le nom juif. Mais il faut un temps pour comprendre. Dans « les Origines du totalitarisme », elle affronte la question des camps de concentration et d’extermination. Elle en fait le dernier anneau à quoi se sustend la chaîne entière des raisons. Tout à la fin du livre. On pourrait soutenir que l’ensemble représente une tentative désespérée pour préserver l’éminente dignité du savoir. Que celui-ci au moins cède la première place à un adversaire de qualité : le pouvoir. Car à être défait par lui, le savoir absolu manifeste encore une grandeur. Mais la dignité a un prix. Le totalitarisme se définit par la mise en équation, sans reste, du pouvoir soviétique et du pouvoir nazi. Le prix est de manquer ce qui fait la Kolyma et ce qui fait Auschwitz, et soyons plus précis : c’est manquer les chambres à gaz. Finalement Arendt fit le pas et dû reconnaitre que le savoir absolu fut renversé par le plus vil des adversaires, la technique. Le « Eichmann à Jérusalem » marqua la scansion. Dans ce livre, Auschwitz est le mal absolu. L’expression la met en opposition avec Scholem qui parle, lui, de mal radical. Entre les deux, Arendt sort radicalement de la façon dont la métaphysique parle du mal ; elle force à regarder le caractère de ce qui ici est en jeu. « Elle parle de banalité ». La banalité du mal ramène à la gestion bureaucratique soviétique et nazie ; la gestion ramène à la technique ; la technique invente la chambre à gaz. Est-ce tout ce qui a à dire du pas de Arendt, juste un demi-pas ? Elle ne dit pas que sous le mot banalité (à la place de radicalité) il y a deux déplacements : l’abandon du totalitarisme comme forme suprême de la toute-puissance et la restitution à la chambre à gaz de son unicité. Elle ne le dit pas parce qu’elle ne le pense pas tout à fait.
Hannah Arendt est face à la toute-puissance de la technique. On la suit dans son chemin de croix. Aucun juif de savoir ne s’est approché plus près d’une conclusion. Le dernier moment logique ne s’accomplit pas en clarté, la défaillance ne tient pas aux insuffisances de la personne mais à la constitution du juif de savoir. Entre les deux livres (sur le Totalitarisme – et sur Eichmann), il y a eu plusieurs médiateurs mais surtout Heidegger. Si elle le lisait, lui ne la lisait pas. Par contre tous deux ont lu de René Char « Marteau sans maître ». Le sans maître de notre temps c’est le « quo nihil maius cogitari potest ». Il n’est pas un instrument dont l’homme se sert pour dominer ; c’est lui qui fait de tout un instrument. Était-ce le pouvoir ou le savoir ? Avant 14 les juifs de savoir avaient choisi le savoir ; en 45, Arendt choisit le pouvoir quand il se fait totalitaire. Après 63 elle conclut que c’est ni l’un ni l’autre, mais la technique. Et en vérité la seule manifestation absolument pure de la toute-puissance de la technique, c’est la chambre à gaz. En 64 elle écrit donc « Seule demeure » : en parlant d’Auschwitz mais sans le nommer, elle parle de la « fabrication » de la solution finale. « Fabrication » en allemand n’est employé que dans le champ de la technique. Arendt a donc conclu, mais c’est en son for intérieur car sa conclusion est seulement mi-dite.
Il lui faut sauver la langue du savoir. La Wissenschaft a disparu mais le mot subsiste et aussi la langue. Car l’allemand a survécu. Elle ne croit plus qu’à la langue allemande. Elle est sienne car elle est chez elle en philosophie et que sa philosophie est allemande. Même si elle, sa personne, ne s’est jamais considérée allemande. Si la langue doit subsister, alors Auschwitz n’aurait pas dû se produire. Mais il s’est produit. D’où un dilemme dont on ne peut sortir qu’en renonçant à la langue. Arendt n’y consent pas. La langue a un drôle de pouvoir : parler de ce qui a eu lieu comme si cela n’avait pas eu lieu (l’irréel du passé). Et on peut donc renouer avec Heidegger. Il fallait que la philosophie continue. S’il était prouvé qu’un philosophe de langue allemande pouvait, sur la technique, aller au-delà du cliché, alors elle obtenait un cadeau. Et si Heidegger, malgré son indignité personnelle, parvient à la force du concept, alors la langue allemande n’était ni morte ni folle. Hitler n’avait pas triomphé sur tout.
Au-delà d’Arendt, nombreux sont les juifs de savoir qui se sont tournés vers Heidegger ou Wolf. Il y allait d’un vœu adressé à la langue : puisse-t-elle prouver qu’elle subsiste. Car alors en elle-même si le savoir n’est plus, le corps du savoir survit. On sait pourtant que la langue allemande si elle a survécu, ce n’est pas grâce aux philosophes, mais à ses écrivains et ses révoltés. Et ce qui a subsisté c’est le nom juif, dans la forme d’une interrogation indéfiniment suspendue qui les laisse égarés et sans guide.
Le juif de savoir – chapitre 7 : la fin du savoir
Certains juifs sont partis aux USA. Les grands noms de l’immigration intellectuelle donnèrent à croire que le juif de savoir continuait. Certaines universités américaines se pensèrent alors comme les seules héritières légitimes des majestueuses universités allemandes.
Ces sujets, entre gloire et tribulation, étaient pris dans un malentendu. Ils ne pourraient s’imposer aux dispositifs du savoir institutionnel anglo-américain que par la force. La force de leur supériorité intellectuelle en lien avec le plus-de-savoir de la Wissenschaft ; et les magnats du pragmatisme, du behaviorisme et de l’empirisme tremblèrent. Une guerre académique éclata où le maccartysme joua son rôle. Les juifs de savoir l’emportèrent mais par la ruse, c’est-à-dire dans l’imposture. Certains se mirent à rêver de pouvoir restaurer, non seulement la Wissenschaft, mais l’empire. Ils retrouvaient la problématique de Rosenzweig, pour en renverser la conclusion : là où il y avait eu l’empire, il n’y avait plus que ruines, mais on pouvait le reconstruire ailleurs, fût-ce en carton-pâte. Léo Strauss a eu de tels desseins. (Kojève va plus loin que de chercher une protection politico-militaire, il trahit l’ouest en travaillant pour le KGB). Si ce qui est vrai de Léo Strauss est vrai, c’est vrai de tous les juifs de savoir : ils ont tous rusé avec le savoir, avec leur langue natale, avec l’Europe, avec les USA, avec le nom juif. Ces chemins n’ont mené nulle part. Dans les universités américaines, ils n’ont laissé aucune trace en ce qui concerne le devenir du nom juif. Quant au savoir universitaire, il a toujours été régi par une loi d’airain : déformation quand on n’oublie pas, oubli quand on ne déforme pas. Les pragmatistes et behavioristes prirent leur revanche ; la même que celle des sociaux-chrétiens et progressistes en Europe : on dénoncera l’imposture, la méfiance deviendra générale : on ne sera jamais assez indifférent au nom juif, jamais assez indifférent au savoir. Et le juif de savoir quitta la scène du monde.
Le savoir, entre gloire et tribulation, ne produisit plus que des déplacements sans orientation ni stabilité. En Europe on assista dans les années 60 à une tentative de « translatio scientiae » : la langue allemande s’étant tue, le rêve naquît de faire de la langue française la langue du savoir. Les mots-clé devinrent Théorie (pour Wissenschaft) et Structure et analyse (pour kritik). L’entreprise ne dura pas mais on se rappelle des recherches structuralistes en ethnologie (Lévi-Strauss), linguistique(Jakobson) et psychanalyse (Lacan). Ces disciplines n’ont rien de semblable ou analogue à l’autre, elles ne sont indifférentes ni au sujet ni à l’objet. Certains objets contraignent le savoir à admettre un mode d’être inédit : être négatif, oppositif, relatif ; autrement dit, l’objet introduit une différence dans le savoir. Pour Lacan, ce mode d’être de l’objet engage un mode d’être du sujet ; autrement dit, le sujet et le savoir ne subsistent pas en indifférence mutuelle. Le structuralisme enclenche les disciplines qui le prennent pour paradigme, à être des savoirs embrayés. Et au bout de l’épisode, la cause fut entendue : il n’y aurait plus de nouvelle langue du savoir absolu. En 68, on entre dans le temps où l’objet sera non-quelconque, le savoir sera embrayé sur un sujet, le savoir ne serait plus tout-puissant (Bourdieu, Foucault).
Le savoir absolu passa donc du Purgatoire à l’Enfer ; il est intéressant de regarder ce qui est arrivé à la philologie critique. Elle a continué avec quelques noms comme Dumézil, mais elle n’est plus l’horizon de ce qui se présente aujourd’hui comme savoir. Ce n’est plus le lieu de l’exactitude et de la précision indiscutable. De tels travaux séduisent par les objets dont ils parlent (puissance de rêve des antiquités romaines et celtiques) mais plus pour leurs procédures. On est au temps du négationnisme et on y retrouve la présence constante du paradigme philologique (corrections des textes, rectifications des traductions, classification des sources, technique du témoignage). Chomsky préfaca Faurisson. Le savoir absolu ne méritait pas ça. Les « plus-de-savoir » ne concentrent pas leurs éclats en une lumière cohérente, sauf au miroir sphérique de l’imaginaire. Mais le réel n’a rien à en faire et le nom juif est réel.
Le juif de savoir – chapitre 8 : après le juif de savoir
Ce qui ne devrait logiquement plus exister, ce sont des figures juives nouvelles, issues de l’après-guerre 45 ; pourtant les choses ont pris un autre tour dans les jardins à la française. Le nom juif continue à encombrer mais autrement. Nulle part en Europe, les Etats-nations ont survécu, mais bien les sociétés et tout spécialement la société française. Elle a pris le dessus sur l’Etat. Le suffrage bientôt disparaîtra. La conquête des droits politiques se révèle ne plus valoir grand-chose. Le modèle de l’assimilation française a cessé de fonctionner. L’intégration par la voie de l’exception l’emporte désormais sur l’assimilation par la règle. Le changement de logique dominante s’impose à tous les immigrés. Conséquence, en France, les juifs d’exception sont de retour. Ils souhaitent entrer dans la société française. Le talent revient donc en force. La société a pris les commandes mais avec des remaniements. Elle était inégalitaire au 19ème siècle, elle se réclame égalitaire aujourd’hui. Elle l’est fort peu ; le talent en particulier est devenu suspect.
La solution à cette situation qui bloque le juif d’exception, c’est le juif de négation. La volonté d’acceptation sociale sait surmonter tous les obstacles. Le juif socialisé n’use du nom juif qu’en présentant une excuse et faire de cette excuse la matière de l’exception dont il entend se prévaloir. Ce n’est pas un juif qui se demande ce qu’est être juif. Le juif de négation affirme, il dit non à l’Etat d’Israël et oui à la cause palestinene et aux attentats suicide. Ce oui n’en est pas un, parce que le juif de négation est indifférent au sort des palestiniens. Et les Palestiniens seront remplacés par d’autres porteurs de cause (les mouvements des noirs). Le oui en fait est un non au nom juif.
De la négation à la dénonciation, il n’y a qu’un pas. Il va dire que le nom juif n’a pas de sens pour lui, car on n’en est plus au temps où les juifs se retrouvaient dans l’étude, faute d’être assimilés. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Le juif de savoir veut affirmer son nom d’individu. À l’inverse, tout ce qui dans le nom juif ne ramène pas à lui, est un néant. Moi, nommé comme je me nomme, je suis le juif qui peut se dire juif, et je suis le seul qui le puisse. Il ne nie pas l’extermination mais il dénie à quiconque d’autre le droit d’en parler. Des camps il a fait son affaire personnelle. Seules les larmes à lui sont nobles parce que désintéressées. Le juif de négation considère qu’à répéter indéfiniment son nom propre, il a rendu suffisamment de devoirs à l’affirmation juive ; il est donc dispensé de tout autre devoir et libre de pouvoir proférer toutes les négations possibles. En dehors de lui, le nom juif doit disparaître car on ne peut être juif innocemment.
Et on passe à l’exaltation de soi : tous sont coupables, sauf lui. Coupables des forfaits de l’Etat d’Israël, coupables de sionisme, coupables de rabbinisme, d’inhumanité, d’universalisme béat et de particularisme entêté, de cosmopolitisme et de nationalisme, coupables de tout et son contraire. Les juifs sont coupables des attentats parce qu’ils en sont la cible ; ils sont coupables des crimes européens parce qu’ils en sont les victimes. On ne peut réveiler dans le genre humain sa propension au pire, sans avoir à en répondre devant le tribunal de l’histoire. La machine du retournement marche à plein régime. Le juif n’est pas objet de haine comme le bouc émissaire mais comme le seul innocent : le juif de négation dénonce les fautes des autres juifs. Il proclame qu’il est le seul juif innocent. Il est le mêtre-étalon à quoi se mesure la faute irrémédiable de quiconque, à part lui, se dira juif. Son ego se soutient de la négation. La négation devient l’expression d’une fidélité à soi. Elle tend au sujet le miroir où il s’aime. Mais en l’occurrence, le soi reste juif. Moi, untel, je suis le juif innocent qui confirme que tous les autres juifs sont forcément coupables. Je suis fidèle au nom juif, aussi longtemps que je dénonce ceux qui le portent, en tant qu’ils ne sont pas moi. Ainsi parlerait le juif de négation, si la véracité était son fort.
Et on en revient à l’exception : à la société française, le juif de négation donne ce qu’elle demande. La société depuis 1815 est persuadée que le monde serait plus innocent si les juifs n’y existaient pas. Accepter un juif qui ne s’affirme juif que pour assurer qu’il n’y en a pas d’autres qui soient innocents, le prix n’est pas trop élevé à condition qu’au moment où on l’accepte, on fasse que comme s’il n’y en avait qu’un seul. Être né juif l’avait mutilé au regard des ensouchés, à se vouloir juif de négation le mutile une deuxième fois. Il s’imagine qualifié pour jouir d’une raison et d’une humanité aussi intense que celles des ensouchés. Au regard des ensouchés qui ne paient aucun prix pour bénéficier de leur santé, le juif de négation se sent très mutilé et dont très intéressant : il s’estime en tant qu’il est juif.
La supériorité n’est qu’une solitude située sur les limites actuelles d’une espèce : Valéry dans « Monsieur Teste » pointe la bassesse généralisée. Le juif de négation s’isole en fréquentant les ensouchés et il recherche leur amitié. Et il la reçoit car les ensouchés se voient, en le fréquentant, dispensé de se défendre de racisme. Le juif de négation offre un alibi à tous les racismes bêtes qui s’en sortent renforcés.
Le juif de négation est une figure périmée dans le monde qui se prépare. Il n’aura plus d’utilité sociale quand on sera revenu au temps de l’impudence française, increvable, comme elle était réapparue du temps de Vichy. Il faut rétablir l’ordre.
Comme à chaque fois, je laisse au lectur de ce résumé le soin de lire dans le livre la conclusion de l’auteur et je préfère donner à lire ce qui suit.
La politique des choses , paru chez Verdier en 2011
La politique des choses – partie I : une nouveauté dans le contrôle
Il y a peu le mot d’évaluation ne retenait pas l’attention. Au regard d’autres mots employés par les pouvoirs, il ne paraissait ni le plus barbare ni le plus dangereux. En fait il était anodin. Puis il arriva qu’il fallait s’opposer à des décisions iniques. Des parlementaires français de droite et de gauche avaient, le 8 octobre 2003, voté un texte dont suivait immédiatement la mise sous tutelle d’un certain ensemble de professions, dites « professions psy ». L’amendement Accoyer est une mesure législative inique. Il faut ne rien connaître de l’histoire ancienne et moderne pour s’en étonner. Qu’elle fasse consensus parce qu’elle est inique, cela est plutôt rare. Mais que ce consensus soit obtenu par la force du préjugé, c’est inquiétant. Le phénomène décisif est l’entrelacement de l’inique et du consensus ; l’opérateur de l’entrelacement porte un nom : évaluation.
À la fin de l’année 2003, pour la première fois depuis bien longtemps, la petite bourgeoisie intellectuelle eut le sentiment d’un conflit qui la concernait. Pour défendre la liberté de pensée dans le domaine psy, on s’adressait à elle ; on lui demandait de se mobiliser pour elle-même. On était à plus d’un an du 21 avril 2002. La péripétie faisait encore sentir ses effets, la petite bourgeoisie avait cru à la gauche. Au soir d’une défaite et d’une défection, elle se découvrit sans parti. La gauche apparemment n’avait rien à faire d’elle. Les gouvernements de gauche lui avaient rendu la vie impossible, laissant aller à vau-l’eau tout ce qui compte pour elle. Mais voilà qu’à l’heure de la défaite, elle était mise en accusation : tout était de la faute des intellectuels, qui croient tout savoir mieux que personne. La petite bourgeoisie en France a une histoire ; elle qui avait lancé tous les mouvements entre 1789 et 1968, elle mesurait son abaissement. Elle était devenue un réservoir passif d’électeurs. Quant aux combats commencés à l’occasion de l’amendement Accoyer, ils ne sont pas terminés. Combattre une injustice c’est bien, combattre ce qui la rend possible c’est mieux. On apprit à cette occasion que l’étourderie des uns et la duplicité des autres avaient laissé dans l’ombre le fait que l’évaluation est un mot d’ordre. La compétence de l’évaluateur consiste idéalement à ne rien connaître de ce qu’il évalue. Sous l’évocation du mot d’ordre, se rassemblent des forces multiples. Les agences de notation sociale évaluent les églises, les écoles. Comme autrefois dans l’agriculture soviétique, les objectifs sont si confus que personne ne pourra jamais les définir. L’important c’est qu’ils soient impératifs, contradictoires et humiliants : il n’y a qu’un seul objectif, la domestication généralisée. Des descriptions semblables vaudraient de bien d’autres lieux sociaux. En vérité, l’idéologie de l’évaluation sert à tout, à condition de n’en pas sortir. Elle sert les tenants du libéralisme économique tout autant que les âmes humanistes rêvant d’éthique. À l’échelle du monde, elle rassemble sous sa bannière les modes de gestion européens et américains ; elle annonce la réconciliation des hommes de bonne volonté. Par delà les appareils elle projette d’intervenir au plus secret de la vie des individus. À travers les psy, on cherche à faire sauter la barrière fragile qui protège le secret des individus. Il s’agit d’évaluer tout un chacun. Il s’agit d’un contrôle.
Quand le même contrôle prétend à la fois régner sur les institutions externes et au cœur du for intérieur, on doit s’agiter. Si du moins on se soucie des libertés. Pour les libertés effectives, il n’est en dernière instance qu’un seul garant matériel, le droit au secret. L’évaluation ne sera satisfaite que si ce droit est aboli. Tout peut basculer alors. L’individu est le lieu géométrique de la faiblesse ; il est faible par rapport à toute espèce de regroupement ou d’institution. Tout ce qui tend à lui retirer un appui matériel doit mettre en alerte. Le recours croissant à la statistique doit mettre en alerte. Tout ce qui touche aux discours du cas doit mettre en alerte. Que l’intimité de l’individu soit branchée sur la normalité de groupe, de tels raccordements doivent mettre en alerte. Le mot d’évaluation, les techniques qui s’en réclament, l’idéologie qui s’en articule, poursuivent un seul dessein : que du plus grand au plus petit, du plus public au plus secret, la même logique soit mise en œuvre et que cette logique s’accomplisse, directement ou indirectement, comme une obéissance, cela doit mettre en alerte. Cela doit inspirer la terreur. L’évaluation généralisée met la main sur tout l’existant, pour le transformer en un vaste magasin de choses évaluables. Et la doctrine qui la soutient ne mobilise aucune pensée, sauf la raison du plus fort.
La politique des choses – partie 2 : politique des choses et politique des hommes
Il y va de la politique. L’expansion de l’évaluation ne se comprend qu’au regard de la promesse dont elle est porteuse : grâce à elle, les choses pourront enfin gouverner. Se gouverner elles-mêmes et gouverner les hommes. Dans sa version de gauche et sa version de droite, au point de bifurcation entre utopie sociale et technocratie, le gouvernement des choses a connu bien des variantes depuis le 19ème siècle. Tantôt les sciences de la nature, tantôt l’idéologie du progrès technique, tantôt la planification, tantôt la simple mise en ordre administrative ou comptable : les choses décident à la place des hommes. On pourrait argumenter que la politique devrait être le contraire. Si les choses ne gouvernent pas, peut-on gouverner les choses ? Peut-on gouverner ? A qui souhaite imposer le silence, le gouvernement des choses offre de grands avantages ; il dispense de toute politique. Il en dispense d’abord les hommes politiques. S’ils veulent continuer d’exister, ils doivent se recentrer sur un résidu de mission : traduire en langage humain les contraintes non-humaines. On attend des hommes politiques qu’ils soient pédagogues. Quand la réalité des votes ne se plie pas aux plans les mieux préparés, c’est faute de pédagogie. La pédagogie se ramène à la simple leçon de choses : il s’agit de faire accepter à tous la conviction que personne ne peut jamais rien changer à rien. Tel est l’ordre des choses.
Le marxisme est exemplaire. Il prétendait unir en un point deux entités étrangères l’une à l’autre : l’acte politique le plus indépendant des choses (le soulèvement pour la liberté) et le discours venu des choses mêmes (le matérialisme historique). La dialectique étant censée opérer le nouage. Mais dès qu’on sortit des programmes, les choses s’imposèrent à leur mise en œuvre et la politique devint oppression. Mais direz-vous, Staline appartient au passé. Et qu’a-t-il à voir avec l’évaluation ? Politiquement elle vient de la démocratie ; historiquement elle vient du monde anglo-saxon et de l’économie de marché. Comme le marxisme en son temps, l’évaluation est un épisode de la longue histoire du gouvernement des choses. C’est même cela qui la rend si utile à ceux qui se veulent ardents défenseurs de la démocratie moderne. Car la démocratie moderne ne remet pas le gouvernement aux hommes, elle le remet aux choses. Elle rompt absolument avec tout ce qui s’est présenté comme démocratie avant la révolution française. Seule la conservation du mot a masqué un tel renversement. Tocqueville marque le moment : l’émergence d’une société humaine qui ne soit, prise dans son ensemble, que la chose sociale, composée d’une myriade d’associations, de regroupements, de solidarités qui sont autant de choses, animées par la force d’inertie de leur mouvement interne.
La démocratie, dit-on, c’est l’égalité ; mais quoi, les êtres parlants sont incommensurables et insubstituables ; cette incommensurabilité fait la substance de leurs libertés. La question se pose alors : quelle égalité peut-on instituer entre incommensurables ? La réponse est trouvée en 1789 : si les êtres parlants doivent rester réellement libres, leur égalité sera formelle. Les libertés et égalités formelles sont les seules qui touchent au réel. Libres et égaux en droits, le mot « droits » est nécessaire et suffisant à empêcher que « libres et égaux » ne soit contradictoire. Mais la démocratie verbale veut l’égalité substantielle parce que tel est le type d’égalité qui convient aux choses. Et c’est là que l’évaluation lui est précieuse. Grâce aux étalonnages qu’elle permet, les maîtres de la démocratie verbale peuvent se flatter d’avoir établi l’égalité sur des bases solides. Puisque les individus sont requis de ne plus opposer de secret à l’évaluation, on aura étendu le règne de l’égalité à des confins où l’incommensurable paraissait irréductible : l’intime se résorbe en profils et types. Et les libertés passent aux profits et pertes. Quant à l’égalité, elle n’est plus une égalité d’êtres parlants, c’est une égalité de grains de sable, transformation des hommes en choses. Et il ne faut surtout pas que cela se sache ! Le nom de démocratie n’y survivrait pas. On parlera de démocratie verbale. La transparence absolue requiert la dissimulation absolue. Les ressources de la spiritualité peuvent servir car toute spiritualité est dissimulatrice. D’où en France le recours humaniste car c’est là que l’évaluation abat sa carte maîtresse : on y déchiffre une nouvelle définition de l’homme : être pleinement un homme c’est savoir obéir pleinement aux choses. Quand un être parlant accepte l’évaluation qu’on lui appose, il accomplit deux gestes. L’homme évalué est plus homme que les autres parce qu’il est plus assimilable aux choses et par là le plus disposé à ne pas dévier d’un pas hors du chemin de l’obéissance aux choses. Mais étant plus homme que les autres, il se pose comme un exemple pour tous ; il donne à comprendre que l’égalité commence avec lui. Entendons l’égalité moderne, celle qui abolit passivement les libertés. En devenant semblables à des choses, les hommes se fondent dans la masse indistincte où s’abolit la distinction entre choses qui gouvernent et choses gouvernées.
Le nom Europe a lui aussi été frappé d’équivoque. L’Europe passée n’a pas les mains pures mais l’Europe promise n’a pas de mains. Serait-il possible que certains constructeurs de l’Europe n’aient rien à faire de l’Europe des œuvres et des libertés ; serait-il possible qu’ils projettent de construire une Europe qui ne soit nullement un lieu pour les êtres parlants ? Pour certains, l’Europe doit installer le gouvernement des choses. Dans ce monde promis, l’évaluateur ne sera pas un instrument de pouvoir, il sera le pouvoir même.
La politique des choses – partie 3 : mensonges de l’expertise
Le mensonge, commun à Staline, aux démocrates verbaux et aux doctrinaires de l’Euroland, c’est de prétendre que les choses parlent. En vérité les choses ne disent rien. Elles se montrent en silence. Si parole il y a, c’est que quelques-uns parlent à leur place. En sorte que le gouvernement des choses n’est rien de plus que le gouvernement des porte-parole des choses. Porte-parole d’un silence, il leur appartient de le combler. Les porte-parole des choses ne sont porte-parole que d’eux-mêmes et la parole qu’ils portent, ils la tirent de leur enflure personnelle. On connaît l’homme des dossiers qui parle au nom d’une objectivité réglementaire, relais en France de la fameuse administration européenne. On connaît le fournisseur de sondages. Quant à la langue qu’on attribue aux choses, elle mêle les jargons entre administration et technostructure. Les dossiers alimentent les calculs statistiques, qui confortent les dossiers. Et maintenant les choses parlent anglais… sans en être arrivées au stade de faire des phrases : il faut alléger la tâche des gouvernés en leur faisant cocher des cases. Tout cet attirail compose la figure de l’expert.
Entre experts, la compétition est de règle. La nouveauté de l’heure est que l’évaluation a remporté la mise. Elle s’inscrit comme expertise suprême. Elle dit ce qui administrativement est souhaitable ou pas, ce qui est socialement conforme ou pas, ce qui est politiquement opportun ou pas. Elle va jusqu’à décider ce qui est scientifique ou pas. Or il n’y a pas de science de l’évaluation. En cela réside sa force : n’ayant aucun contenu propre, l’évaluation est inévaluable. Celui qui évalue tous les autres ne saurait être évalué. Reste qu’il y a un paradoxe de l’expertise scientifique. Une science qui mérite son nom se structure sur le mode de l’après-demain ; toute proposition qui y est avancée ne vaut que par la proposition, encore inconnue, qui sera formulée non pas demain, comme une conséquence, mais après demain, comme ce qui troublera les conséquences. La recherche est faite pour infirmer. L’expertise, elle, fonctionne sur le mode de l’avant-hier. Elle répond à une demande venue des décideurs : dites-moi ce que je dois savoir. La réponse pour être utilisable, doit être certaine. Or il n’y a de certain que le passé ; toute expertise soi-disant scientifique est dépassée. Au sein des sciences reconnues, l’expertise se pratique à des fins exclusivement institutionnelles. Mais ce qui ne se fait pas, c’est de s’en remettre à des commissions quand il s’agit de comparer deux théories. Ce travail proprement scientifique s’en remet à la communauté scientifique : articles de revues, des livres, des tables rondes, des colloques, des congrès. On apprend aujourd’hui que l’expression « expertise scientifique » est une contradiction dans les termes. Et pourtant de plus en plus des expertises sont produites par des institutions de recherche, comme l’INSERM.
Au paradoxe constitutif de toute expertise, l’évaluation apporte son paradoxe propre. Elle doit évaluer ; pour évaluer, elle a besoin de critères ; mais elle ne saurait en avoir. Par bonheur l’évaluation est rusée. N’ayant aucun critère, elle s’en fabrique au gré des besoins de ses commanditaires ; solution grossière. Une solution plus raffinée consiste en une sorte d’autogénération des critères. La fameuse EBM, evidence based medicine. Cette version du discours médical constitue la règle d’or des agences d’évaluation. Sa supériorité n’est pas du côté de l’efficacité thérapeutique, mais dans le fait que l’EBM permet au médecin de fonctionner comme expert, auprès des compagnies d’assurances, comptables, police. L’EBM propose un nouvel idéal à la médecine : la médecine légale car l’acte suprême est l’autopsie.
On sait que la Direction générale de la Santé en France se préoccupe de la prévention du suicide. L’INSERM propose ici « l’autopsie psychologique » où la procédure consiste à collecter dans l’entourage du disparu le plus grand nombre d’informations, comme si, à l’horizon de la statistique et des choses, l’individu n’était admissible qu’à l’état de cadavre. Quant au fond, rien de nouveau : Durckheim avait franchi le pas et l’INSERM se borne à en développer les conséquences dans un vocabulaire inédit. Pourquoi l’émergence ici du mot autopsie ? L’autopsie engage la vue directe d’un objet, le cadavre. Quel rapport avec l’investigation de l’entourage du suicidé, ce qui dépend de discours indirects excluant la vue directe ? On n’emploie un mot impropre que parce que cela donne un avantage : le mot autopsie fonctionne comme un label d’expertise. Le spécialiste qui parle d’autopsie psychologique fait d’une pierre deux coups : il se présente comme expert et il se présente comme relevant de la médecine. Les experts en suicide sont de fins observateurs de la langue. Mais les producteurs de la télévision américaine l’emportent sur eux ; pour pouvoir intituler une série « Experts », il fallait se centrer autour de l’autopsie et remplacer les policiers par une équipe de médecins-légistes. Le mot evidence dans EBM se situe au point de jonction entre raisonnement scientifique et preuve policière. Et il s’inscrit entièrement du côté des choses, désignant le moment mythique où les choses parlent toutes seules. Il y a là une certaine idée du pouvoir. Mais attention ! La réalité impose sa rudesse. Quel coup cela porte-t-il au discours médical proprement dit ?
La politique des choses – partie 4 : obéissance ou libertés ?
La conclusion, je la laisse lire mais elle coule naturellement de ce qui précède. Comme dès l’entrée de ce petit livre il est question de l’amendement Accoyer, le mouvement d’opposition des psys et particulièrement des psychanalystes trouvera ici un appui dans sa lutte.
Qui dit psychanalyse dit Freud et Lacan. J’ai déjà fait écho de l’œuvre de Freud dans le blog ( I, 8). J’en viens à Lacan. Pour Jean-Claude Milner il m’apparaît que sa position d’épistémologue l’amène à formuler des réserves quant à la scientificité de la psychanalyse recherchée par Lacan, en se servant des mathématiques. Le lecteur trouvera de quoi satisfaire sa curiosité en lisant « L’œuvre claire » , ed.Seuil, 1995. De nombreux excellents résumés existent sur le net. Voici ma contribution :
L’enjeu : y a t il possibilité de fonder un pas d’écart par rapport au sujet de la science, pour un sujet de la psychanalyse ?
Le développement commence donc par préciser l’outil critique quant à l’œuvre de Lacan. On part de propositions : il y a un sujet de la science ; on sort les propositions de leur contexte : il y a un sujet de la psychanalyse. Est-ce que cela tient ?
La difficulté passe par l’emploi de la mathématique pour à la fois se distancier de la science et ne pas dire n’importe quoi. La mathématique étaye ses démonstrations sur un principe d’unicité de l’objet et homogénéité du domaine, sur un principe de maximum et de minimum ( peu d’axiomes, riches de beaucoup de propositions), un principe d’évidence des points de départ d’une épistémé.
Lacan se débat avec Koyré, lequel emploie l’histoire ( le tournant galiléen, copernicien). Et doit faire place à l’écart autrement : en s’appuyant sur les lettres. Cela entraîne des nouvelles propositions relatives à une théorie des discours, pour saisir le contingent. Ce qui tient au hasard, importe. Et au cœur du contingent, il y a tout ce qui fuit, tout ce qui échappe : la mort et la sexualité. Pour asseoir ce qui devient un doctrinal de la science psychanalytique, Lacan quitte Descartes pour Foucault et Marx. Et ici vient la notion de coupure épistémologique. De nouveau Lacan rue dans les brancards : pour Foucault il n’y a pas de coupure majeure, or Lacan en a besoin pour rencontrer son enjeu. Pour y satisfaire, il faut un repère absolu : le sujet. Le sujet va être pensé dans une théorie des discours où il apparaît comme y occupant une place. Celle de l’interprétant tel que le permet le cadre du structuralisme. Le cadre fixe les choses à partir de la notion de différence qui donc est première. Le cadre est centré sur le zéro, marqueur de cette différence. Lacan introduit l’Autre comme garant du cadre, vu qu’il n’a aucun opposant. Le système signifiant se ferme sur lui-même. Lacan suit son fil. Et sa méthode du pas d’écart : il introduit la notion de conjecture hyperstructurale : le sujet est rapporté au signifiant. Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Telle est la proposition qui aura pour corollaire la rotation de quatre discours. Telle est la proposition qui accouchera du tableau de la sexuation.Au terme de ce parcours Milner conclut à l’échec de la démonstration lacanienne. Lacan en tirera les conclusions ; il faut repartir à zéro. Et commence alors l’aventure des mathèmes et de la topologie des noeuds. Milner lui aussi tire sa conclusion : la suite du trajet de Lacan n’est pas une théorie. C’est une pratique qui n’a pas de prétention à démontrer quoi que ce soit. Ses mains manipulent des objets impossibles et le réel est convoqué pour convaincre, au détour d’un travail inconscient.