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Le destin des images


Auteur du livre: Jacques Rancière

Éditeur: La Fabrique

Année de publication: 2003

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On a présenté la philosophie de Rancière comme une philosophie déplacée. Lui, il se présente comme historien.  En effet, il ouvre le temps qui est le nôtre aux expérimentations à la frontière de l’esthétique, de l’éthique et du politique.

Chapitre 1 : image ostensive

Le titre de cette partie parcourt successivement  ce qu’il en est de l’altérité des images. 

Image, ressemblance ; d’un régime d’imagéité à un autre ; la fin des images est derrière nous ; image nue, image ostensive, image métaphorique.

Quelle est la revendication actuelle ? 

On est à la recherche d’une transcendance immanente, une essence glorieuse de l’image garantie par le mode même de sa production matérielle. 

Il y a à distinguer studium et punctum, le sémiologue et son autre. Tous 2 jouent sur la convertibilité entre 2 puissances de l’image : l’image comme présence sensible brute, l’image comme discours chiffrant une histoire. Il faut effacer la généalogie qui rend nos images sensibles et pensables. Le régime représentatif des arts, c’est le régime d’un certain système de rapports entre le dicible et le visible, entre le visible et l’invisible. Il y a à effacer pour garder la photographie pure de tout art. Les traits qui font qu’une chose en notre temps est ressentie par nous comme art, c’est le prix assez lourd dont se paie la volonté de libérer la jouissance des images de l’emprise sémiologique. 

Moments de Balzac et de Marx ; moments du dadaïsme et du surréalisme…quelque chose s’est joué entre 1880 et 1920, entre le temps du symbolisme et du constructivisme (Delaunay). Mais le jeu à 3 de la production sociale des ressemblances, des opérations artistiques de dissemblance et de la discursivité des symptômes ne se laisse pas ramener à ce battement  simple du principe de plaisir et de la pulsion de mort. Serge Daney va plus loin : il faut organiser une rencontre selon la logique du face à face ostensif : re-présenter les images publicitaires, sons disco, séries télévisuelles dans l’espace du musée, isolées derrière un voile dans de petites chambres obscures qui leur donnent l’aura de l’œuvre arrêtant les flux de la communication. La production visuelle de la pure présence iconique, revendiquée par le discours du cinéaste, n’est elle même possible que par le travail de son contraire : cela suppose l’existence d’un magasin, bibliothèque, musée infini où tous les films, tous les textes, toutes les photographies et les tableaux coexistent et où tous sont décomposables en éléments dotés d’une triple puissance : la puissance de singularité de l’image obtuse, la valeur d’enseignement du document portant la trace de l’histoire et la capacité combinatoire du signe susceptible de s’associer avec n’importe quel élément d’une autre série pour composer à l’infini de nouvelles phrases-images. Godard

Chapitre 2 : la phrase, l’image, l’histoire

Histoires de cinéma. 2 principes : contre la vie autonome de l’image qui va de paire avec la convention commerciale et la lettre morte du texte ; et pour la combinaison des éléments­ signes visibles d’un « langage littérature cinéma » pour prédire le destin de notre temps. L’image est singularité incommensurable et elle est une opération de mise en continuité.

Godard. Extrait d’Alexandre Nevsky, surimpression d’autres images, cela se répond 2 à 2 et cela donne une unité que corrobore la continuité de 2 textes empruntés à un discours de Michel Foucault et à un poème. L’indice nous laisse dans l’indécision. Comment l’accent outre tombe mis sur ce morceau de bravoure lié à une situation institutionnelle d’investiture comme l’est une leçon inaugurale, peut-il bien lier…la jeune fille à la bougie et l’enfant du ghetto, les ombres du cinéma et l’extermination des juifs ? Le montage de Godard présuppose un acquis de ce que certains appellent modernité et que je préfère appeler régime esthétique des arts. 

Cet acgµis, c’est la distance prise à l ‘égard d’une certaine forme de  commune  mesure, celle qu’exprimait le concept d’histoire. L’absence de commune mesure s’appelle catastrophe. Cette incommensurabilité est pensée comme marque de la puissance de  l’autre dont la dénégation dans la raison occidentale a produit la folie exterminatrice. Ainsi  la perte de la commune mesure entre les moyens des arts ne veut pas dire que chacun reste chez soi en se donnant sa mesure propre. La commune mesure sera le fruit de l’affrontement. Le commun est bordé par 2 frontières ; il y a sur un bord la grande explosion schizophrénique où la phrase s’abîme dans le cri et le sens dans le rythme des états du corps ; sur l’autre bord, il y a la grande communauté identifiée à la juxtaposition des marchandises et de leurs doubles ou bien en ressassement des phrases vides ou encore à l’ivresse des intensités manipulées, des corps marchant en cadences. Cette mesure, c’est la phrase-image.

Dans le schéma représentatif, la part du texte était celle de l’enchaînement idéel des actions, et la part des images, celle du supplément de présences qui lui donne chair et consistance. la phrase-image bouleverse cette logique. La phrase enchaîne désormais pour autant qu’elle est ce qui donne chair . Et cette chair est la consistance de la grande passivité des choses sans raisons. La phrase-image retient la puissance de la grande parataxe (style coupé) et s’oppose à ce qu’elle se perde dans la schizophrénie ou le consensus.

Importance du montage. Exemple du boudin chez Zola. Histoire incroyable racontée par un revenant d’un autre âge. Attaque en règle contre le règne des gras ! Exemple chez Balzac du chat qui exalte le Florent dans un discours sur la marchandise et qui redouble Lisa comme une divinité égyptienne.

Quel rapport entre le petit enfant du ghetto et le discours d’intronisation du professeur ? le discours parle de la captation des foules allemandes et des foules qui vont voir les films d’Hollywood. L’intéressant c’est la puissance de la phrase-image, la capacité du plan de l’escalier d’entrer directement en contact avec la photo de l’enfant et les phrases du professeur. Puissance de contact. Il s’agit d’établir que le cinéma fait monde. Cette puissance de l’enchaînement n’est pas celle de l’homogène (histoire du nazisme, cinéma expressionniste allemand) mais le choc de l’hétérogène, du choc immédiat entre 3 solitudes. La solitude du plan, celle de la photo et celle des mots qui parlent de tout autre chose dans un tout autre contexte. La rencontre des incompatibles met en évidence le pouvoir d’une autre communauté imposant la réalité absolue du désir et du rêve. Symbolisme.Quel rapport entre l’hommage à l’absent de la leçon inaugurale, les ombres d’un plan de film noir et l’image des condamnés du ghetto ? Organiser un choc et manifester un continuum, cela renvoie à l’Histoire. Allusion de la poussière suggérant l’espace dans les Ménines. Les procédures de liaison du délié, qui assuraient le choc dialectique, maintenant produisent le contraire : la grande nappe homogène du mystère où tous les chocs d’hier deviennent des manifestations de co-présence fusionnelle. Il y a à glisser vers un  intérêt tout autre pour  les frontières indécises du familier et de l’étranger, du réel et du symbolique. À l’art la tâche de recréer des liens sociaux ou un sens du monde.  Et pourtant si les images de Godard signifiaient tout autre chose que son point d’entrée dans quelque crépuscule de l’humain ? Cette tendance néo-symboliste et néo-humaniste de l’art contemporain !

Chapitre 3 : la peinture dans le texte

Idée simple de la modernité artistique comme émancipation du propre de l’art par rapport à la contrainte de l’imitation. La disjonction  des siècles précédents était double : d’un côté, elle séparait les beaux arts des autres arts, de simples techniques, au regard de la fin qui était l’imitation ; elle soustrayait, d’un autre côté, les imitations des arts aux critères religieux, éthiques ou sociaux qui réglaient normalement les usages légitimes des ressemblances. Ce qui a lieu sur la toile, c’est désormais une  épiphanie du visible, une autonomie de la présence picturale . Mais cette autonomie n’est pas l’installation de la peinture dans la solitude de sa technique propre, elle est elle-même l’expression d’une autre autonomie…celle que le peuple hollandais a su conquérir dans sa triple lutte contre la nature hostile, la monarchie espagnole et l’autorité papale. Le medium de la peinture c’est le théâtre d’une défiguration et d’une dénomination . Opposition de 2 modes d’identification : le texte critique à l’âge esthétique ne dit plus ce que le tableau doit ou aurait dû être. Il dit ce qu’il est ou ce que le peintre fait. Mais dire cela, c’est agencer autrement le rapport du dicible au visible.

Les frères Goncourt, en 1864, permettent de comprendre ce que Deleuze n’a pas compris pour préserver l’idée de la peinture comme travail de la sensation sur la sensation. Susciter la présence sous la représentation ne met pas la chose à nu car c’est encore la médiation des mots qui configure le régime de visibilité des immédiatetés de la présence.Gauguin, dans la lutte avec l’ange, ne montre aucunement une scène paysanne mais une surface pure idéale où des idées s’expriment par des signes en faisant des formes figuratives, sorte de mots d’un alphabet propre à la peinture. Dans les commentaires d’Aurier, ces formes se prêtent à être refigurées de diverses manières, dans la pure planéité du langage des formes abstraites mais aussi dans toutes les combinaisons du visuel et du langage que présenteront les collages du cubisme, les détournements du pop art et les écritures nues de l’art conceptuel. L’art est vivant aussi longtemps qu’il est en dehors de lui-même, qu’il fait autre chose que lui­ même, aussi longtemps qu’il se déplace sur une scène de visibilité qui est toujours une scène de défiguration, qui va contre cette modernité au rêve de pureté, en prétendant donner à chaque art son autonomie et à la peinture sa surface propre.

Chapitre 4 : la surface du design

On ne définit pas simplement des formes de l’art mais certaines configurations du visible et du pensable, certaines formes d’habitation du monde sensible. Behrens cherche à simplifier par rapport à des formes tarabiscotées proches des lettrages gothiques allemands ; il veut en revenir à quelques types. 

Mallarmé aussi use de la notion de type. L’objet de sa poétique n’est pas l’assemblage de mots précieux et de perles rares, c’est un dessin ; tout poème est pour lui un tracé qui abstrait un schéma fondamental des spectacles de la nature ou des accessoires de la vie ; il les transforme en quelques formes essentielles. La danse le rapproche de l’ingénieur en mobilier où la forme épouse le corps tout en remplissant sa fonction. Mallarmé, dans la danse, suggère par l’élan, avec une écriture corporelle. Poème dégagé de tout appareil de scribe. Comme les ingénieurs, il rêve d’un alphabet des formes essentielles, prélevées sur les formes ordinaires de la nature et du monde social. Il s’agit de retrouver une texture nouvelle de la vie commune. 

Cette équivalence  est trouvée par Loïe Fuller dans une troisième voie. Elle est graphiste et utilise le caractère quasi géométrique des lettres de la marque pour les traiter en éléments plastiques. Cette équivalence du graphisme et du plastique peut faire le trait d’union entre les types du poète et les types de l’ingénieur. Elle (LF) visualise l’idée qui hante l’un et l’autre, celle d’une surface sensible, commune, où les signes, les formes et les actes s’égalisent.

Rancière retrace l’origine du courant du WERKBUND dans lequel s’inscrit Behrens : l’idéologie passéiste, néogothique et spiritualiste nourrit W Morris qui n’est pas seulement esthète mais aussi militant socialiste impliqué sur le terrain de la lutte, et en passant d’Angleterre en Allemagne, se reprend dans l’idée de donner à la société, à travers la forme rationnelle du processus de travail, des produits fabriqués et du design, son unité spirituelle. Entre néogothique et productivisme, l’élément commun c’est l’idée de la reconfiguration d’un monde sensible commun à partir d’un travail sur les éléments de base dans les formes des objets de la vie quotidienne. Tous dénoncent le rapport institué entre la production sans âme du monde marchand et l’âme de pacotille mise dans les objets par leur enjolivement pseudo-artistique. Un symbole est d’abord un signe abréviateur : une même idée de type unit la forme idéale et l’icône publicitaire.

Arrive pourtant un perturbateur, le pop art.  L’autonomie gagnée sur la contrainte mimétique aurait été dévoyée par l’activisme révolutionnaire, enrôlant l’art au service de la politique. C’est là ce que Rancière appelle la perversion diabolique de l’idéologie moderniste. Il y a lieu de prendre les choses autrement.La rupture esthétique moderne, antimimétique, n’est pas la rupture avec un art asservi à la ressemblance. C’est la rupture avec un régime de l’art où les imitations étaient à la fois plus autonomes et hétéronomes. La surface du graphisme c’est alors 3 choses : le plan d’égalité sur lequel toutes choses se prêtent à l’art ; la surface de conversion où les mots, les formes et les choses échangent leurs rôles ; la surface d’équivalence où l’écriture symbolique des formes se prête aux manifestations de l’art pur comme aux schématisations de l’art utilitaire. Cette ambivalence ne marque pas une captation de l’artistique par le politique. Les formes abrégées sont dans leur principe même un découpage esthétique et politique du monde commun : elles dessinent la figure d’un monde sans hiérarchie où les fonctions glissent les unes sur les autres.

Chapitre 5 : s’il y a de l’irreprésentable

A quelles conditions peut-on déclarer irreprésentables certains événements ? On ne peut le mettre sous les yeux ni lui trouver de représentant qui soit à sa mesure. 2 logiques : la 1ère concerne la distinction entre différents régimes de pensée de l’art, c’est à dire différentes formes d’entre présence-absence. La 2de ne connaît pas l’art comme tel. Elle ne connaît que des types différents d’imitation.

Ce que représentation veut dire : a contrainte représentative, c’est 3 choses : une dépendance du visible par rapport à la parole, une opération de substitution et une opération de manifestation. Burke. La figuration graphique des monstres ou l’exhibition des yeux crevés de l’aveugle rompt le compromis tacite entre le faire voir et le ne pas faire voir de la parole. Il y a tout un pathos du savoir qui caractérise l’univers éthique de la tragédie. Platon, Sophocle. Il s’agit de savoir quelle est pour les mortels l’utilité de connaître les choses qui relèvent des immortels. 

Aristote cherche à se dégager d’un tel souci et crée les conditions de la représentation. Corneille s’attache donc à rendre l’histoire et le personnage représentables. Par 2 mesures négatives et une mesure positive. Contre trop de visible dans les yeux crevés : contre trop de savoir chez Tirésias qui est femme et homme : Corneille invente Dircé, une sœur à Œdipe ! La représentation fait frontière et passage entre la jouissance suspensive de la fiction et le plaisir actuel de la reconnaissance dans le double jeu de la distance et de l’identification entre la scène et la salle. Ce système règle les rapports entre le dicible et le visible. On peut donc en déduire que s’il y a de l’irreprésentable, c’est précisément dans ce régime. Si la pièce de Corneille « Œdipe » n’est plus jouée, c’est parce que notre perception de l’art repose depuis le romantisme sur des présupposés inverses.

Ce qu’anti-représentation veut dire : il y a des histoires que l’on ne peut modifier, ce sont les mythes fondateurs. La séparation entre la raison des fictions et la raison des faits empiriques est l’un des éléments essentiels du régime représentatif. Le réalisme romanesque fait première place à la description du visible qui ne fait pas voir, qui destitue l’action de ses pouvoirs d’intelligibilité.

Le régime esthétique des arts pose la radicale autonomie de l’art, son indépendance à l’égard de toute règle externe. Il la pose dans le même geste qui abolit la clôture mimétique séparant la raison des fictions et la raison des faits. Ici il y a une défaillance du réglage stable entre sensible et intelligible et cela rend possible que monstration et signification puissent s’accorder à l’infini, que leur point de concordance est partout et nulle part.

La représentation de l’inhumain : Antelme.,Flaubert. Même recours au même langage. Le langage qu’il choisit pour sa convenance avec cette expérience, est ce langage commun de la littérature dans lequel depuis un siècle, il y a absolue liberté de l’art identifiée à l’absolue passivité de la matière sensible. Lanzmann. La scène d’aujourd’hui ressemble à l’extermination d’hier par le même silence, le même calme des lieux. Cette ressemblance cependant met à nu la dissemblance radicale, l’impossibilité d’ajuster le calme d’aujourd’hui et le calme d’hier. Cela avère l’incroyable, l’hallucination. Mais attention : c’est le ici et maintenant qui est frappé d’incrédulité : je ne crois pas être ici.

L’hyperbole spéculative : pour poser certains événements comme irreprésentables, il faut opérer une double subreption : l’une qui porte sur le concept de l’événement, l’autre sur le concept de l’art.Lyotard : l’extermination des juifs est inscrite dans le projet de maîtrise de soi de la pensée occidentale, dans sa volonté d’en finir avec le témoin de l’Autre, le témoin de l’impensable au cœur de la pensée. Cette condition serait alors parallèle avec le devoir de l’art moderne. Comment l’idée de cet art sublime est-elle construite ? Kant a pointé l’impuissance de l’imagination. Pour résoudre le problème, il faut identifier la sublimité du commandement interdisant les images avec le principe d’un art non représentatif. Il faut identifier le sublime extra artistique de Kant avec un sublime défini à l’intérieur de l’art. Burke. L’art sublime est ce qui résiste à l’impérialisme de la pensée oublieuse de l’Autre, de même que le peuple juif est celui qui se souvient de l’oubli, qui met au fondement de sa pensée et de sa vie ce rapport fondateur à l’Autre. L’extermination est le terme du processus d’une raison dialectique soucieuse de supprimer de son sein toute altérité, de l’exclure et quand c’est un peuple, de l’exterminer. L’art sublime est alors le témoin contemporain de cette mort proclamée et exécutée. Mais le schéma lyotardien fait tout le contraire de ce qu’il prétend faire. Il permet en effet d’identifier la vie d’un peuple à une détermination originelle de la pensée et d’identifier l’impensable déclaré de l’extermination à une tendance constitutive de la pensée occidentale. L’impossibilité de l’art après Auschwitz est devenu l’art de l’irreprésentable. L’événement a eu lieu et c’est cet avoir eu lieu qui autorise le discours de l’impensable irreprésentable.