La grosse difficulté de la tâche, c’est qu’elle implique d’aller contre la plus enracinée de nos représentations et de nos pré-compréhensions de l’histoire. Il faut aller contre l’identification du devenir à une croissance, à la marche d’un ordre intégralement subi vers un ordre de plus en plus voulu. Car l’on voit que l’ordre posé comme entièrement subi est, en même temps, celui avec lequel une adéquation volontaire sans réserve est possible, tandis que l’ordre que nous créons est, en fait, celui en lequel, pour commencer, il est difficile de se reconnaitre, et celui ensuite dont les ressorts et les résultats nous débordent et dont nous subissons les effets sans pouvoir les contrôler. Ce paradoxe est la clé de notre histoire.
Présentation : le christianisme est la religion de la sortie de la religion
Il n’est d’intelligence possible du phénomène religieux qu’à condition de commencer par prendre acte de la scission sans appel qui sépare le passé du présent. Aujourd’hui (1985) nous sommes peut-être toujours gouvernés par une majorité de croyants mais notre société est athée. L’hypothèque à lever pour comprendre notre époque est donc double. Il ne suffit pas de s’inscrire en faux contre la reconstruction apologétique dictée par les intérêts de la foi, qui, pour sauver la perpétuité trans-historique de « l’homo religiosis », relativise autant que faire se peut ses attaches et sa dépendance envers le contexte. Mais il faut tout autant se déprendre de l’illusion où l’athéisme nous plonge, en nous donnant spontanément à penser que le vrai de la dynamique collective se joue forcément à part et au-dessous de ces émanations fantasmagoriques, qui en disent long peut-être sur la psychologie ou sur le fonctionnement sauvage de la pensée, mais fort peu sur la nature du lien social et sur le moteur réel de l’histoire. Ainsi par rapport aux sociétés primitives, il se révèle que le religieux qui occupe toute la place voile la fonction de l’Etat, au point de presque proposer une définition du religieux comme empêchant l’émergence de l’Etat. Pourtant ces 2 sociétés, primitive et la nôtre, ont, l’une et l’autre pareilles, une organisation basée sur la distribution des mêmes éléments, tout en nous étant radicalement étrangères en ce que leurs organisations des distributions répondent à des fins opposées aux nôtres. Chez nous, depuis 8000 ans l’émergence de l’Etat autonome, à partir d’une histoire où le religieux était uni étroitement au pouvoir séculier, est l’événement majeur de l’histoire.
Cela n’a rien à voir avec un quelconque progrès car il y a du transcendantal dans l’histoire. Il est de la nature de ce transcendantal de ménager la latitude d’un rapport réfléchi au travers duquel l’espèce humaine choisit de fait entre un certain nombre de manières possibles d’être ce qu’elle est. Ce sont aux conditions de possibilité mêmes d’un espace humain-social, d’une identité personnelle et collective, que l’on touche, avec ces quelques axes invariables que l’on retrouve au fil des grandes mises en forme successives de l’être-ensemble. Nous avons un premier niveau : fondamentalement nous sommes originairement liés aux autres ; nous sommes capables de nous regarder du point de vue de l’autre ; nous avons la capacité d’aller contre nous-mêmes et de nous imposer de respecter des règles contraignantes. Mais il y a un second niveau : celui du rapport des hommes à ce qui leur permet d’ainsi exister, où ces dimensions fondatrices et les combinaisons différentes qu’elles autorisent deviennent la matière d’une option globale commandant l’une ou l’autre des grandes formes sociales que nous présente l’histoire. Les religions sont ainsi le passage obligé car elles sont dominantes à travers le temps et ce n’est qu’à travers elles qu’on accède à la logique qu’a revêtues le rapport collectif aux articulations qui font qu’il y a collectif. Il nous faut donc remonter jusqu’au temps des mythes et même juste avant car ils sont inventés à partir d’une situation sans mythe. Penser pour nous c’est s’approprier, s’identifier. Dans l’univers du mythe, c’est recevoir, c’est poser dans l’acte de pensée la séparation du principe de ce que vous pensez. Et c’est tout le dispositif social qui s’ordonne en fonction de cette articulation centrale : on crée la dépendance religieuse en scindant l’actuel d’un originel réputé en rendre raison. Toutes les religions sortent de cette matrice et ce livre va en analyser le principe et les voies du processus de son déplacement vers l’Etat. Dans un premier moment, l’action de l’Etat nait comme la première révolution religieuse de l’histoire (et ceci porte en ses flancs une seconde révolution, elle spirituelle). On a donc ici une redistribution pratique des termes du dispositif initial dont le point focal est l’incarnation du séparé parmi les hommes : la loi fondatrice a ses interprètes au sein de la société. La clé de voûte de l’organisation collective sera dorénavant cette instance d’un côté en cheville avec l’invisible législateur et de l’autre en opposition avec le commun des mortels. Et ceci est subversif pour la vie religieuse puisque l’idée du divin est désormais soumise à l’effet en retour de l’action politique.
Mais quelle est l’idée de l’histoire sous-jacente à tout ceci ? Elle conjoint 2 perspectives tenues pour inconciliables : l’unité du devenir humain et l’existence en son sein de discontinuités radicales. Ce processus complexe n’est pas mû par l’effet du hasard car il répond à des significations universelles que l’on comprend parce que c’est logique : rien n’obligeait l’histoire à produire le phénomène de l’Etat et rien n’interdit que l’on retourne au passé et à la soumission envers plus haut que soi. Il y a eu donc des ruptures. On verra comment il parait possible de ramener la naissance du monothéisme et la bifurcation occidentale vers la déliaison de l’au-delà et de l’ici-bas a une même logique : il y a en effet une liberté à l’oeuvre qui ne relève pas de l’individuel car c’est inconsciemment que les hommes en usent. L’histoire elle-même s’inscrit comme science dans une tradition philosophique qui l’enrichit des éclairages (qui opèrent des ruptures) de Durckheim, Freud mais aussi Montesquieu, Rousseau, Tocqueville, Marx..
Première partie : les métamorphoses du divin : origine, sens et devenir du religieux
Historicité du religieux. Le religieux c’est le principe de mobilité mis au service de l’immobile, c’est le principe de transformation mobilisé pour garantir l’intangibilité des choses, c’est l’énergie du négatif tout entière retournée au profit de l’acceptation et de la reconduction de la loi établie. Là est tout le mystère de notre histoire que dans son rapport conflictuel avec lui-même l’homme ait commencé par repousser cela précisément, cette vérité discordante de lui-même, cette incertitude de son insertion dans le monde et sa féconde instabilité d’être de mouvement. La religion en ce sens est l’énigme de notre entrée à reculons dans l’histoire.
Chapitre 1. La religion première ou le règne du passé pur
Le trait le plus remarquable de cette entrée à rebours, c’est qu’elle commence par être radicale, pour ensuite se relativiser, s’ouvrir et dans une certaine mesure, se défaire. A l’origine est la dépossession radicale, l’altérité intégrale du fondement. Des religions primitives au christianisme moderne, le trajet est celui d’une ré-appropriation de cela, la source du sens et le foyer de la loi, qui a été initialement rejeté, hors de la prise des acteurs humains. Co-présence à l’origine et disjonction d’avec le moment d’origine, exacte et constante conformité à ce qui a été une fois pour toutes fondé et séparation d’avec le fondement : on a dans l’articulation de ce conservatisme radical à la fois la clé du rapport religion-société et le secret de la nature du religieux.
On se trouve donc devant une organisation a priori du cadre de pensée qui ne se laisse rapporter à aucun déterminisme extérieur. Et ce n’est qu’une fois qu’on la regarde comme la pièce centrale d’un dispositif d’ensemble que sa teneur s’éclaire, en fonction des effets qu’elle induit. Car ce déni méthodique et la reconduction conservatrice des choses existantes qui l’accompagnent s’avèrent riches d’implications cruciales : politiques, par exemple. C’est dans ce domaine que prend tout son sens l’expression de « société sans Etat ». Mais d’où peut provenir semblable parti négatif à l’endroit de quelque chose qui n’est point encore advenu ? C’est par rapport à une donnée interne, à une articulation d’emblée présente et qui se confond avec l’une des conditions d’existence du social. Comme si ce par quoi l’homme est advenu tel, lui avait été aussitôt à ce point insoutenable, qu’il lui aurait fallu le recouvrir. Ainsi la disposition temporelle plaçant l’actuel dans la dépendance de l’originel n’est-elle pas séparable d’une disposition spatiale inscrivant le monde des vivants au sein de l’ordre naturel, sans solution de continuité. La dépossession religieuse vaut inclusion cosmos-biologique. On reconnait au passage la pertinence du point de vue holistique de Louis Dumont. Il en va de même de la règle de réciprocité : elle est toute d’institution et rouage actif dans l’économie générale du refus religieux. Il y a antériorité de la relation sur la volonté des individus, quand il s’agit de réguler le face-à-face radical de la reconnaissance mutuelle. Il y a instauration d’un rapport social excluant a priori la remise en cause de ses propres modalités, à partir de ce qui structurellement confère au rapport entre les êtres sa forme de question.
Ainsi nous sommes ramenés de toute part au parti central de permanence coutumière et de dépendance sacrale en quoi réside l’essence primordiale du religieux. Ensemble d’attitudes et système de pensée à ce point cohérents et enracinés qu’ils ont pu traverser le temps quasiment jusqu’à nous, malgré la ruine du type d’organisation sociale leur correspondant pleinement, en dépit des bouleversements politiques, des révolutions matérielles, des transformations spirituelles et culturelles. En tout cas le fond de dépossession coutumière s’est retrouvé dans nos sociétés paysannes. C’est bien d’un choix qu’il faut parler pour nommer la teneur de cette opération instituante qui a désamorcé les facteurs d’instabilité au profit de l’unité du groupe, de l’intangibilité de sa règle et de l’extériorité de son fondement. Acte inconscient renvoyant à un mystère de la forme-sujet sans sujet du collectif. Acte libre ce qui ne veut pas dire arbitraire, en faveur d’une posture de dépendance envers l’autre car elle rapporte les bénéfices de la dépossession. En économie psychique, le déni aussi apporte des avantages. La leçon des sociétés sauvages est claire : c’est en fonction de leur point d’application qu’il faut juger des idées religieuses. En effet, elles sont systématiquement déterminées dans leur contenu comme dans leurs modalités, par l’impératif d’altérité de la loi instituante qui commande l’économie de l’indivision sociale. Avec cette contrepartie, que la distance se retourne en proximité, l’absence en présence, la division en fusion, et que l’autre temps, le moment sacré des origines, revient régulièrement dans le rite restaurer et comme faire advenir à nouveau le monde pourtant une fois pour toutes advenu des présents-vivants.C’est le paradoxe de l’histoire des religions : la montée en puissance des dieux ne s’est pas faite au détriment des hommes mais à leur profit. Une pensée qui vise à produire une intelligibilité du monde non pas en vue de son contrôle global mais à l’inverse afin d’établir l’absence au présent d’une unité rectrice présidant à la marche d’ensemble des choses.
Chapitre 2. L’Etat, transformateur sacral
Il y a 3 métamorphoses de l’Autre religieux ; 3 déplacements d’ampleur fondamentale du point d’application de l’invisible au sein du visible ; 3 re-formulations de la dette des hommes envers ce qui les dépasse, où chaque fois s’est jouée une avancée déterminante en direction du recouvrement d’eux-mêmes. Il est extrêmement difficile de dater les étapes de la lecture ; ainsi ici on se retrouverait entre 800 et 200 ACN. Dans ce chapitre on analyse le premier déplacement. Là où jouaient les mécanismes de neutralisation tendant à mettre le cadre social à l’abri de la dynamique des relations entre individus et groupes, l’avènement de la domination politique installe objectivement au contraire la confrontation sur le sens et la légitimité de l’ensemble au coeur du processus collectif. Elle remodèle les rapports intra et inter-sociaux de telle sorte qu’ils tendent à ébranler l’inquestionnable institué tenant les êtres ensemble. Et voici le trait capital : il y a réfraction de l’altérité divine à l’intérieur de l’espace social.
L’avènement de la scission politique c’est aussi l’introduction de la nécessité du devenir, l’installation d’un principe de changement au coeur de la pratique collective, en fonction de l’impératif de structure qui détermine tout pouvoir séparé à se comporter effectivement en agent de transformation sociale. Imposer un ordre c’est le faire passer du registre de l’ordre reçu à un ordre voulu. Le pouvoir de quelques-uns au nom des dieux, c’est le commencement irréversible d’un pouvoir de tous sur les décrets des dieux.
HIERARCHIE. Par la médiation de l’autre sacré ainsi incarné, la puissance instauratrice perfuse dans sa sphère d’application et l’irrigue jusqu’au dernier rang des êtres. La hiérarchie fonctionne comme moyen d’assurer cette même conjonction du corps social avec sa raison d’être dont la production, dans le monde d’avant l’Etat, revenait à l’action rituelle dans le marquage de l’identité (par initiation). Sauf que le passage de l’un à l’autre n’est pas indifférent : il implique un changement dans la disposition mutuelle des termes qu’il s’agit d’unir. L’effort d’identité avec l’autre instaurateur au travers de la chaîne des supériorités fait ressortir l’excès où il se trouve par rapport à ce qui se matérialise de lui. La matérialisation de l’autre dans un pouvoir séparé ne va pas sans sa métamorphose : elle porte de quoi rendre pensable sa transcendance. Et ça ce n’est pas rien socialement, car c’est dans des rapports d’homme à homme que maintenant se réfracte ce noeud primordial de l’ailleurs et de l’ici.
DOMINATION. C’est au travers d’une tension coercitive avec le reste de la société qu’il la garde fidèle à sa loi et en harmonie avec les forces de l’univers. Relation dont le jeu interne, à 2 titres complémentaires, est par nature susceptible de déboucher sur une dynamique subjective remettant fondamentalement en cause l’immuable établi, soit du point de vue de l’instance de pouvoir, soit du point de vue de son garant surnaturel. Que les circonstances en viennent à donner au rapport de pouvoir une franche tournure d’opposition, et l’acteur souverain sera naturellement conduit à mobiliser au-dessus de lui la volonté supposée des puissances invisibles et à présenter sa propre action sous le signe d’une volonté rectrice, sans l’étreinte consciente de laquelle l’édifice cosmique et humain s’écroulerait immanquablement. L’ordre social tend à être suspendu à l’efficience immédiate d’une emprise intentionnelle, aussi bien dans sa substance concrète que dans son support sacré. Les rapports intra et extra-social se subjectivent. Ceci permet de sentir la distance par rapport au passé mais aussi pressentir l’avenir : les puissances surnaturelles embrassent cet univers-ci, dont elles contrôlent toujours un secteur pour lequel elles sont force instituante : de sorte qu’on a en elles un répondant immédiat de l’origine et du fondement des choses, sur les intentions ou raisons duquel il y a matière à spéculer. Le bouleversement religieux est inscrit dans l’action de l’Etat : le religieux est histoire.
CONQUÊTE. L’identité de chaque communauté vit de cette confrontation potentielle qui l’oppose à toutes les autres, la dynamique belliqueuse allant toujours à creuser l’écart, et jamais à l’effacer par englobement d’un groupe dans un autre. Pour l’appareil de domination, les dominés sont toujours les mêmes. Au regard de la suprême grandeur du despote, les appartenances cessent de compter. Il y a et il ne peut y avoir semblablement et sans limite que des dépendants et des obéissants. Avec l’Etat et son impératif d’extension, et quelles que soient les bornes dans lesquelles demeurent sa réalisation, la dimension et l’horizon de l’universel font irruption dans le champ de l’expérience humaine. On a là le levier d’un décentrement irrésistible par rapport au domaine de l’existence coutumière, par rapport à l’évidence de son bien-fondé, par rapport à sa complétude ou à sa suffisance, s’agissant de définir « la bonne vie ». On entre dans une duplication des registres d’expérience : d’un côté la norme héritée mais de l’autre, l’ultime loi du cosmos ou de l’être universel, indistinctement requérante pour tous ceux qui vivent sous le soleil maître du monde. Brisure entre les 2 registres et apparition d’une vie spirituelle à part. L’effectuation de la puissance est ouverture du possible mental. Mais cependant engendrement obscur, loin donc d’une prise de conscience.LA PERIODE AXIALE. Écart de l’ici-bas et de l’au-delà, subjectivation du principe divin, universalisation de la perspective de vie : ce sont les résultantes de la subversion religieuse logée dans l’intimité de l’articulation collective. Tout ce qui s’établit là de rapport à la réalité était de longue date dessiné dans le lien de société : les réformateurs spirituels ont des succès de foule comme si les diffusions de croyances nouvelles répondaient à une attente. Pour comprendre il faut remonter à la racine commune du travail de conception et celui de réception et adhésion : la logique cachée de l’Etat en tant qu’entreprise de production de la religion. Mais le germe de la contestation ne va pas jusqu’à la rupture, juste de la dissidence par rapport à la conviction régnante. Il faut voir que c’est avec les réformateurs religieux plus qu’avec les souverains séculiers que le principe d’individualité fait irruption dans l’histoire. La forme neuve de penser est indissociable du contenu à penser : on sort du mythe en faveur d’une religion qui parle à la raison. Les 2 formes d’ordre, immanence et transcendance, pluralité contre-subjective et unification subjectiviste entrent en composition et coexistent. Cela se donne à réfléchir sur des points comme la ré-interprétation de l’originel, l’articulation de l’un et du multiple… et c’est à travers ce noyau vécu qu’on parvient à saisir la métamorphose de l’altérité.
Chapitre 3. Dynamique de la transcendance
Le point d’application est déporté à l’intérieur des hommes. C’est l’expérience d’une rupture intime ouvrant sur une fracture dans l’être. Là réside le point crucial du changement, dans ce dédoublement et dans cette symétrie qui font coïncider la translation de la division religieuse à l’intérieur des individus et son installation au coeur de l’être universel. Le surgissement de l’Etat à cet égard, malgré ses incidences révolutionnaires quant à la position de l’Autre fondateur, n’avait pas modifié l’organisation d’origine. Par le biais de l’assujettissement hiérarchique, le résultat obtenu reste le même que celui qu’assurait l’égalité primitive : chacun coïncidant avec la place qui lui est assignée, chaque chose à sa juste place, l’ordre s’ajustant par tous les points comme une seule et même réalité. L’événement ici c’est le réaménagement de cette articulation du visible et de l’invisible, la conjonction se retournant en disjonction, la complémentarité en différence.
Plusieurs possibles, à partir de ce décalage organisateur : ou bien la nouvelle expérience spirituelle se coule dans la structure ancienne ce qui implique l’impersonnalité radicale de l’autre ; ou bien elle tend à se traduire dans une structure inédite, à base de dualité, où l’autre devient l’absolument autre à ce monde en tant que personnification de l’infini. Alors advient la possibilité d’une pensée de la totalité comme telle ; alors advient la possibilité de fonctionnement d’une pensée spéculative. La refonte de la norme d’existence répond au même schéma que la réforme de l’entendement. D’un côté la loi de l’appartenance et des impératifs du groupe mais de l’autre côté un appel de l’Autre pour l’exigence de l’essentiel, pour la règle indifférente aux circonstances. Si stabilisée en apparence que soit l’articulation de la contrainte collective et des obligations envers l’invisible, elle demeure en son centre problématique, potentiellement ouverte à la remise en cause. Dévaluation et valorisation de l’ici-bas coexistent, individualisme ascétique et holisme intégrateur. Quelque chose là échappe au pouvoir, ce qui le soutient pourra être retourné contre lui. À la limite, l’ordre de la foi contre l’ordre de la loi. Effet pratique majeur de la transcendance comme doctrine.
LA DISTANCE DE DIEU ET L’INTELLIGENCE DU MONDE. Du point de vue maintenant de l’acteur religieux, la transformation peut être décrite comme un double processus de réduction de l’altérité et de promotion de l’intériorité. Le paradoxe étant en l’occurence que le plus d’altérité figurée ou vécue correspond à un moins d’altérité effectivement pratiquée, que l’appesantissement de l’image de l’Autre recouvre en réalité un desserrement de la dépendance en acte envers lui. Ceci s’explique par la relation inverse entre l’ordre explicite de l’expérience et l’ordre silencieusement agi de la structure. Pour comprendre c’est la dimension temporelle qu’il faut considérer. Lors du passage de l’immanence à la transcendance, il y a changement de temps : il y a saut du passé au présent. On pourrait aussi dire qu’il y a changement d’élément : passage d’une extériorité temporelle absolue à une extériorité spatiale relative.
Ici il y a consommation de la rupture avec l’âge mythical-magique en en reprenant l’élément central, l’origine, pour en retourner la signification. Transformation révolutionnaire parce qu’elle introduit une accessibilité au fondement. L’ordre des choses tient à l’action d’une volonté unique qui reste aujourd’hui ce qu’elle était hier, mais avec laquelle on peut communiquer, ce qui veut aussi dire qu’on peut la déchiffrer et l’interpréter. On se trouve devant une divinité problématique car les desseins de Dieu sont et connaissables et insondables. À terme cette logique d’un équilibre entre raison et foi amènera à la division du sujet et de l’objet. Remarquons que cette logique ne se joue pas à 2 termes mais à 3 : la scission accomplie entre l’agent de connaissance et l’objectivité des phénomènes ne va pas sans la sécession achevée du divin par rapport au monde, elle la suppose et l’accompagne : on passera de la logique de l’Un (à 2 termes : un /pas un) à une logique de la dualité (à 3 termes : S-O et l’écart énigmatique).
Le renversement de la transcendance fait que toute cette multitude d’esprits dont les influences et voeux animaient la nature, reflue hors d’elle pour se dissoudre et se ramasser dans la toute-présence à soi d’un sujet du monde. Il existe un point de vue englobant d’où l’ensemble de ce qui a sens à être se tient rassemblé, présent à soi. Dieu ne saurait faire n’importe quoi. Le thème de la Révélation c’est le même phénomène de retournement que dans le thème de la Création. Comme la Création reprend la dimension mythique de l’origine, la Révélation reconduit la dimension du donné devant lequel il faut se plier en toute humilité mais…. Avec ceci que la Révélation implique la rupture historiquement située entre passé et maintenant : nous ne sommes séparés de l’origine que dans l’histoire (en ce temps-là) et le Dieu de la Révélation est ici, dans et par un accompagnement de ceux qui l’écoutent : la vérité véhicule dans le cadre de la représentation les prémisses d’une position contraire, à savoir que le suprême fondement est accessible à l’entendement humain. Ce sera finalement par son absence que Dieu s’atteste au travers de la rencontre entre l’ordre des raisons et l’ordre des choses, du sein de l’énigmatique accord entre le libre exercice de la pensée rationnelle et l’organisation contraignante de la réalité qui y résiste comme répondant d’une nécessité toujours plus profonde, d’où l’idée que nous ne saisissons que des fragments de la nécessité la plus parfaite. On n’aura plus qu’un pas à faire pour sortir de l’aventure religieuse, autonomes.
GRANDEUR DIVINE, LIBERTE HUMAINE. Désasujettissement intellectuel mais aussi politique. Le souverain cesse d’être la vivante incarnation du lien entre ciel et terre, son rôle s’est renversé. Il ne rend plus charnellement présent l’invisible, il en figure l’absence ; il ne soude plus ce monde à l’autre, il témoigne de leur séparation ; la différence de Dieu laisse la communauté humaine rigoureusement à elle-même. Le pouvoir qui impose d’en haut travaille contre lui-même à la constitution en pouvoir légitime du pouvoir émané d’en-bas, expression de la liberté métaphysique des individus. Le colosse étatique ne s’affermit dans un premier temps que pour mieux s’ouvrir ensuite à ses assujettis ; en creusant sa séparation, c’est en fin de compte l’identification qu’il suscite : qui subit ce pouvoir-là trouve le droit de le produire. C’est de l’intérieur du religieux qu’on est passé hors de la détermination religieuse, la grandeur de dieu engendrant la liberté de l’homme. C’est aussi en ce temps du passage d’engendrement qu’on consigne comme reste ineffaçable (et donc susceptible de relancer un mouvement à rebours de l’histoire) la permanence du religieux jusqu’à nos jours ! On n’en a jamais fini avec lui.
Le mouvement religieux occidental développe un versant conservateur au travers de ses expressions officielles de la foi (catholique surtout), soit un long effort pour contenir l’extériorité divine dans des limites précises. Le propre de la religion de la transcendance est cependant sur un autre versant, du côté de l’effort novateur pour fournir des versions développant la différence de Dieu jusque dans ses conséquences. La scission structurale en germe dans la notion d’un dieu unique et créateur a conduit au temps de la Réforme à rompre avec son refoulement institutionnel, cristallisé dans l’Eglise, ce qui à terme conduira à la laïcité où traînent des traces de reproduction des symboles propres à l’institution ecclésiale, comme si on ne pouvait effacer complètement ce qui dort en consigne. Il y a donc une histoire religieuse qui déborde une histoire de la religion. La logique du religieux dès qu’elle ancre la figure du dieu unique ne se contente pas de produire des idées nouvelles, elle change la forme de l’activité humaine.
DU MYTHE A LA RAISON. C’est l’approfondissement de la plénitude subjective de Dieu qui dissout les vestiges de la vision antique d’un cosmos hiérarchisé, qui le purge des références occultes pour arriver à un enchaînement de causes en raison suffisante.
Il y a 2 grandes organisations du cadre de pensée dont les règles relèvent de l’institution du lien entre la société et son fondement ; et qui correspondent aux 2 formes extrêmes que peut logiquement revêtir l’extériorité du fondement collectif. Mais passer de l’une à l’autre (du pur passé vers la présence pure) équivaut à un renversement du concevable et des instruments pour concevoir. Ce faisant on a reporté l’exigence qui s’exprimait auparavant sous forme d’insertion des choses singulières au sein du tout par analogie ou par affinité à l’intérieur même du lien des choses entre elles (sympathie), à une autre expression sous forme de nécessité totale à faire ressortir de la consécution ou de la connexion. L’esprit n’est pas libre de ses contenus ou du moins il ne l’est qu’à l’intérieur d’un cercle secrètement délimité par une thématique organisatrice.
DE LA DEPENDANCE A L’AUTONOMIE. Le rapport avec la suprême puissance devient à la fois direct et tout intérieur. Inutile de s’étendre sur les potentialités déstabilisantes de cette légitimité du for intérieur à part de la norme collective. Plus Dieu s’éloigne en son infini, plus le rapport avec lui tend à devenir purement personnel, jusqu’à exclure pour finir toute médiation institutionnelle. On en reste toutefois très loin avec la Ville Eglise selon Calvin, de la société des égaux selon les modernes. C’est en effet par une autre voie, indirecte elle, et religieuse, que s’est opérée l’ultime émancipation des acteurs individuels vis-à-vis de la totalité collective. Au-delà du rapport singulier de chaque croyant à Dieu, c’est le rapport du pouvoir à la suprême volonté du créateur – tel que commandant la forme du rapport des membres du corps social entre eux – qui a compté. Le lien n’est pas premier par rapport aux éléments liés, il est second, il procède de la composition de leurs libres volontés ; d’autorité légitime il n’est que provenant d’une délégation expresse des individus souverains : le renversement démocratique est au bout de la croissance du pouvoir qu’implique la sécession du divin, avec la charge entière de la cohésion collective qu’elle remet entre les mains de l’instance politique. Tout absolu et de droit divin qu’il soit, le souverain devenu tenant-lieu sur terre d’un dieu absent est condamné à oeuvrer administrativement au transfert en-bas de la souveraineté. S’il y a continuité entre le croyant et le citoyen, c’est moyennant le pas de plus, au plan collectif, qu’a enclenché le déploiement complet de la transcendance, et la révolution suscitée dans l’économie du lien social par cela même qui a rendu le chrétien pleinement libre devant Dieu. Il y a 2 erreurs à éviter : celle consistant à présenter une genèse purement religieuse de l’individu (toujours soumis au contrôle social, il n’est pas autonome) ; celle consistant à se suffire d’une genèse purement sociale du primat de l’individualité, par transformation du rapport de pouvoir, sans voir la source religieuse d’où procède cette mutation du principe souverain.
Chapitre 4. De l’immersion dans la nature à la transformation de la nature
L’effort majeur en vue de l’autre vie qui passait par le contrôle rigoureux de soi et la distance intérieure aux sollicitations du monde (les vanités) mais en se soumettant en même temps aux nécessités de l’ordre mondain (on est incarnés), se trouve pour finir intégralement reporté sur la matérialité des choses et le travail destiné à le transformer. On ne peut pas comprendre l’extraordinaire transformation du régime de l’activité humaine intervenue avec l’émergence des sociétés modernes si on ne la saisit dans la suite des grandes réorientations du refus religieux dont elle constitue l’avatar ultime, celui qui clôture le cycle, par réinvestissement sur le visible de ce qui allait vers l’invisible (d’un principe immobile à un principe de mouvement). L’homme maître de la nature ce n’est pas seulement un phénomène de représentation lié à un certain état des sciences et techniques. C’est un phénomène d’organisation symbolique de l’expérience en décalage avec les modes religieux qui l’ont précédé.
LA DETTE ENVERS LES DIEUX, LE LIEN DES HOMMES ET LE RAPPORT AUX CHOSES. Le rapport à la nature est entièrement conditionné par le rapport au lien social. Il n’a pas d’existence comme secteur autonome d’activité : il est de part en part déterminé de l’intérieur du rapport entre les hommes. Sur sa longue durée le mode central d’institution des sociétés exclut cet affrontement nu avec l’environnement naturel. S’ouvrir à ce face-à-face c’est inévitablement vouloir le changer mais c’est seulement au 19ème siècle qu’on s’émancipe de la logique Nature/Sur-nature. Ce n’est quasi que maintenant qu’on est parti de la notion de travail pour rendre compte de ce changement de logique. Le rapport à la nature est dépendant du lien intra-social, le contact avec les choses étant toujours indirect, toujours médié par l’attache entre les êtres (aliénation).
La machine politique. Le passage du « rapport à la nature » au rapport social passe par le « rapport de force » politique : l’humaine méga-machine du despotisme. Le nouveau rapport au milieu découle de la transformation du rapport entre les hommes. C’est la réorientation politique de la logique économique vers l’accumulation et le dégagement de surplus qui a cristallisé l’énergie latente au sein des techniques. La refonte du paysage et du caractère humain d’où jaillit ce procès d’élargissement indéfini de l’univers matériel, nous l’appelons histoire (elle nait comme science avec Hegel). La contrainte politique (dans la structure de l’entreprise industrielle, l’usine, l’atelier) trouve un relais interactif déterminant dans la démographie (Malthus). L’avènement de l’Etat c’est l’inexorable révolution du nombre (Marx).
Mais le rapport à la nature ancien reste prégnant : il faut insister sur les limites foncières qui limitent les capacités de croissance des vieilles économies agraires. Il faudra pour accéder à l’âge de l’efficacité que le rapport à la nature se dégage de son incorporation-subordination d’origine au rapport social : mais alors on parlera de production.
L’énergie du changement. En matière de réorientation de l’agir, il faut parler d’un retournement des énergies sur l’appropriation du monde. La différence de l’au-delà appelle l’investissement radical de l’ici-bas ; pas seulement la valorisation de l’activité en son sein, mais la pulsion à le pénétrer. Il a fallu la synergie de bien des facteurs pour que prenne ce schème (Kant) d’accroissement qui assure en dernier ressort l’unité de notre civilisation, la com-possibilité de ses normes éclatées dans la tête des acteurs, depuis la quête privée des plaisirs à l’organisation de la vie politique, du système des techniques à la trajectoire des existences. Mais à la base, le facteur déterminant, c’est l’aboutissement singulier qui a retourné la dette religieuse envers le créé en devoir de création. L’assurance d’une prise sur le monde passait avant par l’inscription dévote au sein d’un ordre voulu d’ailleurs, c’est le pouvoir de changer ce qui vous échoit en partage qui désormais la procure. La passion pour l’immobile a duré jusqu’à quasi aujourd’hui. Maintenant on est pris par le mouvement et son accélération est devenue vertigineuse.
L’AUTRE MONDE ET L’APPROPRIATION DU MONDE. Ce n’est en fait qu’à partir du moment où il y a investissement sur l’autre monde contre celui-ci que le credo monothéiste acquiert force de rupture. Soit avec ce qui se donne, au plan de la doctrine, comme impératif de salut. L’homme est la seule créature à entendre l’appel de l’au-delà. Ainsi radicalement excepté du sort commun, il acquiert une liberté à l’égard de la totalité de ce qui l’entoure qui préfigure celle de « maître et possesseur de la nature ». C’est loin de pouvoir s’expliquer simplement.
Ciel et terre : la spécificité chrétienne. On a affaire à une combinaison de 2 composantes. D’une part l’idée d’un dieu personnel et créateur n’est pas compatible avec la réduction du créé à une in-substantielle phénoménalité (le rien du bouddhisme), d’autre part l’appel de la vraie vie se prête mal à l’établissement de la communauté des croyants (le rapport au Coran figé dans son interprétation). Il y a un jeu entre l’obligation de reconnaitre une certaine consistance à ce monde et le refus légitime de s’en accommoder qui fait la tension active du christianisme. Il faut ici parler de la notion d’incarnation dans une logique du salut : dieu prenant forme humaine c’est dieu se découvrant tout autre au point de devoir en passer par une révélation ; et du coup la sphère terrestre acquiert consistance autonome et ontologiquement complète par elle-même. La réalisation interne de la sphère terrestre en sa complétude autonome constitue le seul moyen de se porter à la hauteur de l’absolu séparé (AUFHEBUNG). C’est toujours un refus qui est à l’oeuvre, le même refus du donné immédiat qui au lieu de s’abstraire du monde pousse à agir sur lui. Dans la Réforme il y a eu sanctification de l’efficacité séculière. Il y a contestation radicale de la présence divine dans l’eucharistie et affirmation des ressources de l’individualité dans la position de l’homme par rapport à dieu mais aussi asservissement à la doctrine de la prédestination et de la grâce : tout ceci signe un compromis et surtout un déplacement qui à terme – sur la logique de l’altérité – rendra le compromis intenable : on parle ici du protestantisme ascétique dans ses retombées économiques et sociales (le soutien au capitalisme), même si M Weber, lui, veut tenir dans l’écart intenable. Et ce n’est qu’en cela qu’historiquement la Réforme imprime un tournant décisif.
L’orthodoxie et l’hérésie. On ne fait ici que brosser à grandes lignes le programme de la tâche à accomplir depuis la construction dogmatique des premiers siècles jusqu’à l’infiltration de valeurs clés à travers la période féodale et la mise en place de l’appareil ecclésial sans oublier la formation de la discipline monastique: comment prend corps l’Eglise dans sa spécificité articulant le rapport entre au-delà et ici-bas. Par corps il faut entendre la matérialisation d’un sens infiniment en avance sur la conscience des acteurs et agissant comme source, au besoin, contre leur volonté. Contre l’incertitude essentielle à laquelle conduit la relation à un dieu énigmatique dans son message évangélique, les interprètes patentés fignolent des dogmes qui participent à la vérité, et ce sous l’action du Pape que guide le St Esprit à l’écart de toute erreur. Il y a corps de ce qu’il y a institutionnalisation de médiateurs tenant la fonction de chasser l’hérésie et de ce qu’il y a institutionnalisation de pasteurs dans leur fonction soutenante de l’intériorisation de la foi. La tension entre orthodoxie et hérésie traduit la dynamique constitutive du renforcement du corps ecclésial.
Il y a une ambiguïté dans le discours de l’Eglise qui a besoin de l’hérésie pour se renforcer dans son pouvoir sur les consciences. Et bien sûr cela relance une volonté de libre-arbitre des consciences dans le domaine très intime quand il s’agit de foi. Le langage dominant est celui de la médiation, sa perspective centrale est celle de la conjonction mystique entre la communauté des vivants et le règne de l’esprit, mais son existence même signifie le contraire. C’est l’impossibilité de la médiation qu’on voit dans la fracture irrémédiable entre la cité des hommes et le royaume de l’absolu. Toutefois les chrétiens se distinguent en ceci que la médiation a eu lieu, elle a été événement et ceci est contradictoire avec la notion de structure : tout au plus l’homme pourra tendre à correspondre à l’image du christ mais sans plus pouvoir s’installer effectivement en cette intersection axiale où l’humain et le divin se conjoignent en un seul être. La place est occupée pour toujours.
Incarnation et interprétation. Le dogme de l’incarnation se fixe au 4ème et 5ème siècle contre les 2 polarisations en ses opposés. Tout le statut de la révélation, soit la position de l’homme en regard de son sens, et la façon de l’accueillir, se trouvent déterminés par la manière de comprendre la nature du christ. La religion de l’incarnation est la religion de l’interprétation. Les positions extrêmes livrent la vérité des positions intermédiaires en ce qu’elles font ressortir que seule l’exacte position médiane fournit les conditions de l’ouverture herméneutique où l’autre divin devient interrogeable au travers de son mandant. On voit ce qu’il y a derrière, c’est le souci d’un dieu grand incompatible avec l’idée de mariage à une moitié de condition inférieure. Mais le Dieu chrétien c’est un dieu autre qui mine toute prétention à être grand.
Et le dieu autre ne peut être que le dieu de la médiation en la figure d’un fils, ce qui est un fameux mouvement de retrait par rapport au dieu tel qu’imaginé jusque là. Médiation personnelle, médiation institutionnelle : l’Eglise répète l’acte divin du Père en l’installant dans le présent vivant de sa permanence à travers les siècles. Et elle alimente, de ce qu’elle est faite des 2 fonctions exégétique et pastorale, l’exigence d’une réception et d’une quête toutes personnelles de la sagesse divine, par-dessus la transmission qu’elle prétend opérer. C’est là l’ambiguïté de son statut et de son rôle : source de sa permanence et source de sa remise en cause. Une deuxième vague suit donc : après la captation par l’église du monopole, la médiation spirituelle, la contestation de l’église dans sa légitimité médiatrice. Mais une contestation au nom même de cette transcendance de la vérité divine de l’ouverture interprétative qui justifie son existence. Ce qui n’est pas sans éclairer le fond de ses paradoxales facultés de résistance et d’adaptation devant la montée irrépressible de l’esprit de liberté.
La prière et le travail. L’incarnation ne transforme pas seulement les conditions de réception de la parole de dieu par rapport à la stricte soumission monothéiste : elle implique une refonte des attitudes de salut : et ici c’est l’histoire monastique qu’il faut suivre. En tout cas du 6ème au 10ème siècle.
L’ECONOMIE DE LA COMPLETUDE TERRESTRE. Quelque parti que l’on retienne, le point qui demeure, c’est que toute une part de cet univers toujours si profondément marqué par la vieille logique religieuse de la dépendance apparait comme la concrétisation embryonnaire d’une logique de la suffisance. Ainsi la pratique sociale devance-t-elle la conscience religieuse explicite, en actualisant quelque chose des virtualités de structure qu’elle porte enfouies en elle. Miroir matériel, donnant la vérité du ciel à déchiffrer dans le réel, qui a contribué à révéler l’esprit de foi à lui-même.
Le monde plein. C’est à ça qu’aboutit l’appropriation intensive de l’espace naturel au cours du 10 au 13ème siècle, initié par les communautés monastiques. On est en plein dans l’indécidable car le monde plein c’est le poids du nombre, une densité de peuplement, avec le niveau de production agricole qui le permet, et c’est un faisceau de raisons géo-politiques, climatiques et techniques. La marge de manoeuvre de la paysannerie croît et change tout en modifiant la forme de la contrainte au travail ainsi que le rapport à la nature.
La perpétuité collective. C’est l’assujettissement de la communauté humaine en sa totalité à son principe d’ordre extérieur par la médiation de l’empereur qui fournissait sa perspective à l’entreprise conquérante ; c’est l’adéquation interne d’un corps politique doté de sa raison d’être en lui-même qui se met à légitimer l’action administrative du souverain. L’ambition médiatrice de l’Eglise – unir définitivement ciel et terre en réunissant pouvoir spirituel et pouvoir temporel dans les mains d’un seul souverain – révèle et libère cette potentialité inouïe ouverte par la venue d’un médiateur à nul autre pareil : le Verbe incarné. Ainsi prend forme un autre mode – politique – d’investissement de l’ici-bas sous le signe de la complétude. Ceci conduit alors à la modernité (accumulation capitaliste, religion de l’Etat et culte de la Nation). Comme si une fois l’expansion du défrichage de l’espace rural conquis sur les forêts, on ouvrait un autre champ de quête : celle de la permanence invisible de la communauté humaine et des instances qui lui prêtent forme. Le supplément de sacralisation va consister à élever, par la perpétuité, des institutions de la terre au rang des entités du ciel : si les hommes meurent, les associations sont beaucoup plus libérées de la limite de la mort. L’infusion d’une durée sans terme dans les institutions fait apparaitre des fantômes collectifs auxquels nous nous soumettons moyennant le mécanisme de la représentation : on a réintroduit dans le champ de l’immanence un principe de transcendance, remis aux mains du peuple via ses représentants. La permanence s’attestait par la répétition, maintenant elle s’éprouve au travers du mouvement (utilisation nouvelle des ressources du temps). L’esprit de la Réforme sera juste venu ajouter un zeste d’ardeur à un processus déjà enclenché.
La paix. Le devoir de violence constituait la trame de l’obligation sociale (la conquête et la vengeance). En regard, le devoir de paix introduit un double registre des conduites : il y a la loi du monde et la voix du sang, mais il y a le rapport au tout-autre qui vous en délie en faisant obligation de pardonner les offenses. La paix chrétienne ce n’est pas le retrait bienveillant ou désespéré vis-à-vis des êtres et des choses, mais la confluence de l’indépendance conciliante à l’égard des autres et de la possession du monde. (Les guerres de religion sont signe d’un embarras et l’édit de Nantes puis sa révocation sont signe de la fragilité des postures).Homo oeconomicus. C’est de glissement de terrain de lutte qu’il s’agit. Mais aussi d’opérateur : on quitte l’action collective pour l’initiative individuelle. On voit bien que dans ce mouvement de balancier on ne gagne pas grand chose : la paix est tout sauf gagnée dans le monde ultra libéral qui sied au capitalisme. On a voulu passer de l’hétéronomie à l’autonomie mais la liberté n’est pas non plus là au bout des efforts. Quant à l’égalité, à chacun d’en juger.
Deuxième partie : apogée et mort de Dieu : le christianisme et le développement occidental
Chapitre 5. Puissances du sujet divin. La religion de la sortie de la religion
Il est vain de vouloir ressouder les 2 pôles, personnel et institutionnel. Il n’y a pas d’incorporelle essence du religieux. Il s’agit d’aller au bout de la séparation et pour comprendre les 2 termes, de partir de leur disjonction. Nous ne sommes pas simplement passés au dehors de la religion, nous en procédons, nous nous expliquons toujours par elle ; c’est en interrogeant la métamorphose qui nous a tirés d’elle que nous avons quelque chance d’apprendre à cerner les impératifs qui conditionnent et règlent nos mouvements. Ils ne sont pas devenus plus clairs que du temps où ils tenaient au surnaturel.
Quelle est la singularité du parcours chrétien ? Et d’abord qu’est ce que l’émergence du monothéisme ? Il y va de la logique de transformation d’une structure : basculement du passé vers le présent et concentration corrélative d’un divin éclaté dans le monde, en un sujet unique à part du monde. Ceci étant dit, il y a ici aussi de l’indécidable : pourquoi cela s’est-il passé là et alors ? Tout ce qu’on constate c’est que cet événement se produit au terme et dans la zone d’une série d’ébranlements impériaux d’extension quasi jamais vue (Rome, Alexandre, l’unification perse…
ISRAEL : L’INVENTION DU DIEU-UN. Le remarquable de l’affaire c’est que l’événement surgit à la périphérie de cette série de séismes. Le propre de ce mouvement c’est sa logique négative, dans une dynamique exclusiviste.
Moïse : dominer la domination. Il ne s’agit plus de réaménagement d’un système, il s’agit de la réponse au système religieux garant d’une puissance oppressive. Mais réponse aussi qui emprunte les éléments dont elle est faite à l’adversaire auquel elle est opposée. La racine spécifique de la rupture monothéiste procède de la confrontation créatrice du faible et du fort. Dieu n’est pas grand, il est seul et il se comprend en termes d’opposition. L’absent qui était le passé fondateur se change en présence sous forme d’une capacité constitutive de l’ordonnateur suprême intervenant à tout moment dans les affaires des hommes. Et le présent qu’était le principe d’ordre soudant les êtres à leur loi d’origine, devient absence dans la figure de l’infigurable séparé. Là où continuait de régner l’actualité de l’originel, on passe dans la présence du transcendant, bifurcation vers la dualité ontologique.
L’alliance et l’épreuve. L’acquis déterminant ce n’est pas le contenu précis de la nouvelle loi, c’est le mécanisme politique qui en permet la formulation. La logique matricielle est ainsi faite que les pires épreuves subies par les adeptes du dieu seul (je suis celui qui suis) renforcent la toute puissance divine. Avec ce facteur supplémentaire qui est l’obligation du retour sur soi : qu’avons-nous fait pour appeler le châtiment.
Les prophètes. Un dieu disjoint du plan des hommes c’est un dieu auquel un quelconque parmi les hommes peut en appeler par dessus toutes espèces d’apparence et de puissances terrestres, contre la totalité du comportement de ses pareils, contre la méconnaissance de Sa loi, contre leur inobservance idolâtre du vrai culte. Le prophète parle du dehors de sa communauté. Il y a une double distance de dieu aux hommes et d’un parmi les hommes à tous les autres, et l’une renforçant l’autre. Mais le coeur du phénomène consiste dans la relation d’opposition qui se noue avec l’état actuel des choses qu’on dénonce ou qu’on tente d’amender suite à une exhortation à la réforme spirituelle. Le ferment novateur est dans la manière dont la référence monothéiste conduit le prophétisme à s’appliquer dans sa société. Les prophètes disparaitront quand la codification de la loi de l’alliance sera coulée dans le béton ; mais ils ont éveillé la promesse de tout autre chose. Ils ont mis à jour la ressource de structure que deviennent l’insurrection solitaire de la foi, la revendication personnelle de l’au-delà contre l’ici-bas, lorsque dieu se détache de toute matérialisation terrestre. Le prophète est un modèle : resserrement de l’obligation extérieure et élargissement de la marge de manoeuvre intime, appesantissement du devoir de soumission et surgissement du droit de révolte.
JESUS, LE DIEU-HOMME. Son surgissement ne se comprend que dans la continuité de l’histoire du peuple élu. Sa prédication poursuit l’approfondissement de l’idée de dieu selon les 2 axes dégagés : répétition et méditation sur l’épreuve matricielle mais aussi l’exemplarité de la sécession prophétique. Elle est résolution en acte de la contradiction entre l’universalité de dieu et le particularisme de l’alliance (élection, temple, ville). Contradiction qui cèle un enjeu : elle est le prix à payer pour le maintien d’une religion de l’Un où apparait la perspective d’une religion de la dualité.
Le messianisme. Comment concilier la vocation universelle de ce dieu s’adressant potentiellement à toute l’humanité et son choix exclusif d’Israël ? Autrement dit quel est le rapport de ce peuple avec les autres peuples ? Le messianisme en est la réponse religieuse. Mais au plan politique, il eut pu aussi conduire vers un impérialisme mystique, si les circonstances eussent été autres.
Le second Moïse. Avec Jésus, la rupture n’a plus lieu dans l’extérieur visible (quitter l’Egypte) mais dans l’invisible du dedans des âmes (rien à voir avec le prophétisme). Jésus soustrait ses fidèles à l’emprise de César mais en les sortant du monde : un rapport purement individuel est ouvert en droit à n’importe lequel des hommes.
Un messie à l’envers . Le point fondamental de l’impact de la prédication du christ, c’est qu’elle est autant en actes qu’en paroles, soit en portée symbolique de ce qu’il dit ce qu’il dit en se positionnant comme il le fait. Il est l’exact contraire du médiateur impérial (le consul de Judée) : en assumant les provocations d’un ordre de la réalité depuis une posture personnelle sans prétention de distinction, il change le sens de cette réalité. L’incarnation de l’invisible (l’empereur se fait représenter) renforçait la hiérarchie (César est dieu), l’incarnation de dieu en Jésus devient ici le signifiant de la mutuelle extériorité entre royaume terrestre et royaume des cieux. On bascule dans une logique de l’altérité où la communication exceptionnelle d’une révélation (votre père fait de vous, par moi son fils, les enfants qu’il aime) ne peut se réitérer que dans une intériorité méditative : Jésus convoque ses fidèles à être des personnes libres par rapport à la loi de l’ancien testament (encore trop semblable à la loi des hommes dans leur vie en société).
Il y a toutefois compromis (rendez à César ce qui est à César) car il ne faut pas empêcher à terme la possible réconciliation des ordres de la terre et du ciel. Inutile de dire qu’il faut compter avec le temps (l’apocalypse viendra, au futur, comme une seconde venue du christ) pour intégrer la profondeur du message nouveau. Le second christ sera glorieux car il entérinera le fait que son annonce du Royaume est accomplie. Et c’est dans cette attente active qu’il y a déploiement de l’histoire des hommes.
Comme quoi on peut voir ici la prégnance de la logique de l’Un : la séparation entre nature et sur-nature est effacée dans la personne du christ, à la fois homme et dieu. L’histoire c’est le temps où le règne de l’autre (dieu) contre l’homme s’est retourné en règne de l’homme contre l’autre (les choses). Et il y a ici à faire place à du contingent qui est à l’oeuvre dans l’histoire pour pouvoir opérer ce croisement de facteurs. Il a fallu ici les efforts conjoints de l’exemple et des actes symboliques plus que des réflexions pour toucher la logique profonde de l’englobant social. Les actes sont symboliques quand ils touchent à la structure du religieux telle qu’elle est là depuis qu’il y a de la religion.
Saint-Paul : le dieu universel. La prise en compte du dispositif symbolique permet de dépasser les difficultés de se retrouver dans les tout premiers temps de « l’Eglise », au temps de sa seconde fondation. Faute de repères sûrs, il est aussi difficile de suivre historiquement les voyages de Paul : on dira donc au plus court, qu’il exploite, selon la contingence, des virtualités qui s’enchaînent, elles, selon la nécessité.
Christologie. Le 4ème et 5ème siècle discutent deux natures du christ, ce qui n’est pas absurde si on prend en compte le foyer organisateur auquel elle se rapporte. Ceci est essentiel dans la mise en place d’un premier pas vers la dé-construction occidentale du principe hiérarchique. Ainsi l’idée de l’union hypostatique trouve son sens dans son cadre matriciel où elle correspond à une place et un rôle précis : d’être point pour point le retournement terme à terme de la figure du souverain médiateur. Cette idée règle en logique la contradiction de la rencontre de l’ici-bas et de l’au-delà dans un corps quelconque et anonyme (né dans une petite bourgade de Galilée) : soit au pôle opposé du pôle du pouvoir.
La conquête des conquérants. La vie historique des idées religieuses n’aboutit que comme nervures du tissu collectif. C’est là que s’articulent les conditions de formulation et de réception. Entre ces 2 conditions de possibilité et l’actualisation effective, le pas est immense et c’est à l’historien d’en élucider le franchissement. Il n’y a pas d’entreprise impériale sans délégitimation et dévitalisation de toute articulation de l’être-au-monde en termes de religion du passé : particularisme auto-centrique et économie plurielle du divin : c’est ce qui, dans le monde gréco-romain depuis la période d’Alexandre le Grand jusqu’au règne de Marc-Aurèle, a pris forme du stoïcisme. Voilà le vrai tombeau du polythéisme : voilà la réussite de la cité conquérante.
D’où la question de pourquoi les Romains se sont-ils rendus aux idées du christianisme naissant ? Parce que cela confirmait un effort déjà entamé au plan religieux ? qui arrangeait le pouvoir ?
LA REVOLUTION CHRETIENNE : LA FOI, L’EGLISE, LE ROI. Qu’est ce qui résulte pour la définition de l’être-au-monde de la figure de l’autre monde portée par le devenir homme de dieu ? Une disposition centrale et deux autres qui en sont les applications directes : la disposition centrale gouverne le rapport à la réalité visible, à quoi s’ajoutent une disposition relative aux conditions de la légitimité terrestre (vivre en ce monde) et l’autre relative aux conditions de la vie religieuse (se préparer à la vraie vie éternelle).
Foi. Le dieu séparé exige un acte de foi : ce qui le délie de toute appartenance mondaine par son secret commerce avec le dieu extra-mondain. La liberté d’individu du croyant est au prix d’un partage personnel : c’est en lui que se joue la division religieuse. Et comment s’opposer à cette exigence quand on sait que dieu a demandé d’abord la même chose à son fils. La mort du christ en croix est le point d’arrêt qui ferme la route au refus absolu du monde et à la néantisation du sensible (incarnation) quelle que soit d’autre part, l’impossibilité de s’en accommoder et de s’en satisfaire. Un compromis est nécessaire entre acceptation et rejet, source d’instabilité. La relation au monde est réfraction directe de la conjonction des 2 natures du christ. Ceci pourra un jour prendre forme de pacte où seront satisfaites les exigences des 2 mondes.
Le nouvel être-au-monde donne aussi des formes nouvelles à l’être-ensemble : apparition des premières communautés jusqu’à aboutir aux équilibres entre les pouvoirs séculier et religieux. Les communautés se fédèrent par leur préoccupation de créer une société du salut centrée sur 2 marquages : notre dieu est autre, la priorité pour nos fins dernières. En se faisant collective, la sécession religieuse sort du secret et devient alors problématique. Quid des exigences de l’appartenance ? Il y a 2 sphères et 2 légitimités qui ne peuvent que demeurer disjointes en leur principe. Historiquement c’est par le heurt de 2 prétentions hégémoniques rivales que commencera de se manifester la déhiérarchisation (notion centrale au projet) : chacune des puissances s’estimant significativement pouvoir suffire à tout et absorber l’autre. Mais leur antagonisme fait voir une ambition totalisante qui n’est plus dans la tradition de la pensée hiérarchique parce qu’il n’y a plus place pour une accommodation avec la différence qui fait lien. Un dieu autre n’a rien à voir avec un dieu garant du commun édifice des supériorités.
Eglise. À la racine du fait Eglise, il y a une prétention médiatrice immédiatement greffée sur la médiation christique qui vise à faire passer l’événementiel dans la permanence. L’incarnation a ouvert une béance que l’Eglise va investir jusqu’à la combler par la première des bureaucraties, celle de l’administration des significations dernières. S’il est besoin d’un appareil centralisé pour fixer la doctrine et pour assurer de sa pénétration, c’est parce qu’il y a ultime béance interrogative quant à la règle et quant au sens qu’il s’agit d’administrer. Le paradoxe du dessein d’assujettissement spirituel légitime donc un appel direct des croyants à la source suprême de toute justice et de toute lumière, par dessus la tête de son appareil et de ses agents. Dans les discours de Jésus, il n’y a pas de demande pour bâtir un tel appareil. Pour la justifier il faut en plus faire intervenir une composante qui correspond à l’effort désespéré pour sauver la dimension de l’unité ontologique, contre l’incarnation vraie menace pour une religion de la transcendance. Cet effort prendra figures dans le visible par la célébration de l’eucharistie (là où vous serez réunis en mon nom) dans une église. Il y a ici alliance et équilibre précaire entre répétition et commémoration. Cela est apparu légitime de produire ces signes devant l’énorme difficulté de croire sans voir. Et on voit alors aussi l’imposture de cette prétention car si le mystère est à ce point encadré c’est qu’en toute logique il n’y a qu’un lieu où ce mystère trouve écho, c’est dans le for intérieur que sera actif le bouleversant effet de sens. Mais s’il y a une place pour une médiation (dans la Trinité ils sont 3 à assurer structurellement la médiation dans la personne du fils) c’est aussi parce qu’il n’y a pas de médiation possible, parce qu’il n’y a plus lieu et place, après le moment unique de la révélation, pour une conjonction vivante entre dieu et les hommes (le rêve de Luther et Calvin n’est qu’un rêve). Aussi il n’est pas faux de vouloir bâtir une institution-Eglise où sera confié aux interprètes du message divin le soin d’en dire ce qu’il en est en toute vérité. Et cette nécessité très humaine ne pouvait que convaincre.
Roi. Elle transformera aussi la notion de règne et de roi. Un prince chrétien ne sera jamais plus ce qu’avait été idéalement un prince avant Jésus.
Parce que la place du médiateur est prise. (D’où la position de la doctrine du pape Gélase 1er qui sépare les fonctions de prêtre et roi tout en en confiant les charges entièrement à l’Eglise). Le pouvoir politique est donc révolutionné dans ses assises symboliques. S’en suit que le roi sera comme le christ… sans savoir ce qu’était l’enseignement et le fonctionnement du christ sur ce point : dans cette légitimation de surface, il y a un ferment déstabilisateur. Le problème c’est le système de la représentation dans un contexte où puissance temporelle et pouvoir spirituel sont imbriqués au service d’un même but. Il est historiquement établi que chaque pouvoir aura prétention à unifier en ses seules mains les 2 pouvoirs (la reine d’Angleterre est chef de l’église anglicane). Mais à partir du moment où la royauté est amenée à revendiquer l’indépendance de son institution divine, elle devient tout autre chose que l’ancienne personne mixte, qui présentifiait le divin dans l’humain. Le tournant se fait au 13 et 14ème siècle quand on voit se constituer des monarchies nationales. Le pouvoir régalien commence par le domaine de la justice, domaine qui échappe désormais totalement des mains de l’Eglise. Le roi s’érige alors comme médiateur dans l’élément collectif. Le roi se métamorphose alors en représentant légal et agent coercitif de l’adéquation de la communauté politique de la nation avec sa raison d’être autonome et son propre principe en dehors de la médiation sacrale.
LES GRECS : LA RELIGION DE LA RAISON. La philosophie a fourni à l’exégèse un instrument puissant dans la réduction des antinomies liées à la dualité des règnes, par leur intégration au sein d’une représentation hiérarchiquement ordonnée du tout cosmique. Cette transcendance n’a rien à voir avec la transcendance contenue dans l’idée du dieu chrétien qui expulse l’âme du monde hors de son monde. Mais l’émergence de la pensée rationnelle et le développement de la foi monothéiste sont 2 expressions d’un même procès de transformation de l’univers magique.
Philosophie . Derrière les apparences du multiple, il y a à chercher la vérité du Un. Cela est un programme dont la réalisation a réclamé un immense travail de confrontation à la pensée des autres… à la recherche du Même ultime qui réconcilierait les esprits. La philosophie se structure autour d’une différence interne jusqu’à son idéal régulateur en passant par son usage social. Ce n’est pas sur ce terrain que se joue l’instauration chrétienne, n’empêche que par les prémisses qu’elle mobilise, elle participe de cette métamorphose des contenus et des formes de l’intellection du réel qui a reçu en Grèce son expression positive. Mais aussi bien, la Grèce en sa raison était vouée à rencontrer dans son développement le problème religieux. L’ontologie de l’Un débouche sur une théologie. En effet l’Un absolu au-delà du multiple conduit à l’assimiler à l’absolument identique à soi et donc à lui prêter une forme subjective. Mais ne peut en venir à un statut personnel. La philosophie grecque est une cosmologie : elle est solidaire avec le divers sensible auquel elle s’oppose à l’intérieur d’un seul et même englobant dont il constitue seulement la région supérieure (le moteur immobile).
Religion. La spéculation chrétienne de par la séparation du dieu personnel qu’elle postule, autorise le déploiement d’une extériorité de l’absolu sujet permettant d’appréhender le monde comme objet et permettant à l’acteur humain de se poser lui-même comme sujet de connaissance radicalement dépris de l’objet-monde. Dans la cité grecque, le principe hiérarchique est refondu dans ses manifestations sans être le moins du monde ébranlé dans son essence. Rien à voir avec l’indépendance première et l’antériorité des individus par rapport au lien politique, sans parler de l’extériorité privée conservée vis-à-vis de lui, posées par les modernes à la base du processus de formation de l’autorité souveraine. En Grèce on est dans une société des égaux grâce à sa capacité d’exclusion hiérarchique : elle ne se comprend que comme la meilleure part d’un ordre global qui implique en dehors et au-dessous de la fonction politique exercée par des pairs, des fonctions subordonnées de reproduction et de production ; il faut des assujettis. Seule la contemplation de l’absolument intangible est à même de fournir un fondement solide à la maîtrise réfléchie de son propre destin. La philosophie ramène, à partir d’une ferme opposition entre ce qui est vrai ou faux, à une forte réaffirmation de l’adhésion et de la conformation à l’Un comme principe de vie. Que ce soit dans l’acte intellectuel ou la gestion de la cité, l’horizon de l’appartenance et de la dépendance participative à l’englobant auquel on appartient, demeure indépassable. C’est à la pensée chrétienne qu’il reviendra de briser ce cercle. Les 2 facteurs d’affinité qui rendaient leur croisement probable furent les nécessités rationnelles de la foi et un aspect de conjoncture lié à la façon dont le christianisme s’établit dans le siècle sur un pied qui tranche ses hésitations internes en le ramenant du côté du Un – via les médiations de l’Eglise et du souverain. Jusqu’à ce que l’inconciliable de la différence signifiée par le christ se réveille (paradoxalement au moment où s’achève la Somme théologique de Thomas d’Aquin).
LE TOURNANT DE L’EGALITE. Ce n’est pas d’un développement interne qu’est venue la mise en branle des tensions motrices contenues dans le noyau de l’instauration chrétienne ; c’est de circonstances extérieures : la décomposition de l’autorité politique et sa durable vacuité, consécutives de l’effondrement de l’Empire. La systématique de l’union des contraires (le sacerdoce et le règne) ne commande plus la réalité de leur action. L’écroulement de la puissance impériale va aspirer la puissance ecclésiale en en modifiant l’orientation de l’action, en l’engageant à occuper la place vacante. (Et les tentatives de restauration des mérovingiens et carolingiens n’y ont rien changé).
Est vrai pouvoir celui qui donne chair à l’unité de l’espèce humaine, seule forme de collectif à conférer la plénitude de son sens à l’existence. Et il y a une ouverture originelle du dispositif chrétien qui permet de le vivre dans l’Eglise : l’impossibilité de faire la part sûre entre les réquisits de l’au-delà et les obligations d’ici-bas c’est ça l’ouverture, la béance créée par Jésus. Ce qui va donner un basculement du côté des valeurs de salut ; une vision impériale et une préoccupation pastorale se croisent dans l’augustinisme politique. Mais attention dès que l’une des 2 prétentions hégémoniques possibles s’affirme au grand jour, elle libère l’expression antagoniste soucieuse de l’autonomie du temporel. C’est pourquoi l’on voit se dresser l’affirmation de la prérogative princière. Et cela durera jusqu’au temps de l’accumulation primitive de la suffisance terrestre, quand alors, la fiction craquera et rendra possible (et pensable surtout) un monde sans prégnance structurante, sans dépendance à l’égard de son Autre instituant. Et alors ce sera l’Eglise médiatrice qui sera la grande perdante… comme le montrera la Réforme. Celle-ci signera le passage de l’alternative hiérarchique (l’un plutôt que l’autre) à la coexistence égalitaire (l’un en même temps que l’autre) .
Grégoire VII fait prendre un tournant au gouvernement de l’Eglise de 1073 à 1085 qui ne trouvera toute son efficacité que de s’être inséré sur un fond de révolution féodale (source de croissance, sans discontinuer jusqu’à la fin du 13ème siècle). L’individualisation du lien de dépendance politique déplace la solidarité du groupe vers un rapport d’homme à homme. Le servage produit l’individualisation de l’acte de travail (entre la commande verticale et les contraintes communautaires). La personnalisation du lien patrimonial, la naissance des villes et des corporations contribuent du même mouvement et ce mouvement est porté par un nouvel idéal de la communauté politique, l’Etat, qui opère la cristallisation de l’être-au-monde selon la scission de l’humain et du divin. C’est au travers des confrontations entre autorités que la divergence des partis (du ciel ou de la terre) se fait complicité. Et la résultante des confrontations est chaque fois particulière donnant aux nations des accents différents dans les façons de faire sens.
Ainsi émerge un gouvernement centralisé, procédant par édition de règles de droit et par délégation de fonction à des individus dans un univers d’appropriation lignagère et patrimoniale de la puissance publique. Ce projet global de sens réclame une nouvelle constitution légitimant le droit de régner sur des circonscriptions territoriales limitées. En prenant le contre-pied total des visées universalisantes papales, il y a donc maintenant 2 ambitions sociales totales dans un jeu qui se veut d’égal à égal (avec succès et défaites dans les 2 camps : grand schisme, guerre de 100 ans …). Reste qu’il y a une efficacité propre à l’ordre symbolique où l’impact des idées porteuses de chacun des 2 desseins est signifiant au-delà des ébauches tentées pour les concrétiser. Le rôle de la Réforme ne fut que de donner le coup de pouce qui va accélérer le mouvement déjà enclenché selon une logique de fuite en avant. La Réforme introduit à un univers de l’égalité qui déstabilise le principe ontologique à la base de l’univers hiérarchique : de l’intérieur de la religion on sort de la logique religieuse de la dépendance. Ceci dit on a parlé plus tôt de complicité (le balancier joue dans les 2 sens) et le rôle de Citeaux dans sa réforme de l’univers monastique sera à la base de l’expérience janséniste à Chevreuse du temps de l’absolutisme monarchique français. Et puis il y a eu une Contre-Réforme et l’ordre des jésuites, comme quoi l’un profite à l’autre.
Chapitre 6. Figures du sujet humain
C’est autour de 1700 que s’arrête l’histoire proprement chrétienne. À cette date se joue la fracture : l’établissement du devenir des hommes aux antipodes de sa logique d’origine et de son mode de toujours. La société moderne ce n’est pas une société sans religion, c’est une société qui s’est constituée dans ses articulations principales par métabolisation de la fonction religieuse. L’âge de la religion comme structure est terminé mais nous n’en avons pas fini avec la religion comme culture. Comment expliquer que la disparition de l’infrastructure n’a pas eu d’effet sur la superstructure (culture) ?
C’est qu’ici il y a un deuxième problème : celui de la fonction subjective que l’expérience religieuse conserve, quand sa fonction sociale s’efface. La séparation est toujours là mais dans le for intérieur et dans le rapport entre les individus au coeur de leur être-ensemble…sans garantie extrinsèque (la vie spirituelle est une affaire privée). C’est en sortant de la religion que nous nous sommes constitués (dans la révolution française). Mais maintenant c’est de cette sortie que nous sortons ! On prend assez de recul par rapport au 18ème siècle pour comprendre les nécessités qui l’ont façonné ; mais maintenant que nous savons les limites de la philosophie politique qui a imposé l’idéologie des droits de l’homme, qu’est ce que nous y pouvons ?
L’ÊTRE-SOI : CONSCIENCE, INCONSCIENT. C’est l’autre en nous-mêmes qui désormais s’avère organisateur du rapport social, des rapports intra et inter-subjectifs, du rapport à la réalité. Ce qui rend maintenant l’humain-social possible, c’est une capacité énigmatique de division d’avec soi et d’avec le non-soi, qu’il s’agisse de pouvoir, de conscience ou de travail.
Au 16ème et 17ème siècle on a montré comment pratiquement un nouveau rapport à la nature s’était fait contre l’injection de l’autre (pas de nature sans sur-nature au départ, puis création d’un esprit scientifique fondé sur l’observation par nos sens). Mais au-delà du rapport de pensée, c’est la formation du soi moderne en totalité qui est à replacer à l’intérieur du procès général de réduction de l’altérité. Une phase de culpabilisation avait assimilé l’autre au mal tentateur détournant de l’ascèse salvatrice. Mais c’est ça aussi, ce qui a amené à investir notre vie, notre monde par un effort de sortie de notre misère d’être mortel. La faute est dans l’ordre des choses humaines. Mais les croyants commencent à comprendre que leur responsabilité (leur volonté) a bon dos là où ils prennent la mesure de leur finitude, là où ils sont simplement agents porteurs (comme on dit de quelqu’un d’infecté qu’il est source de propagation de ce virus qu’il n’a pas voulu ni inventé). Le mal par contre devient une affaire de liberté : un sujet est libre de ses choix et bien sûr il peut voler ou pas : vouloir le mal c’est le propre du pervers. Sade fait bien voir le mécanisme en son fond : il s’agit d’une révolte de la condition humaine contre son sort et il s’agit d’une révolte contre l’ordre voulu par dieu. La déculpabilisation de l’homme est en germe, on entre dans le champ de la pathologie. Par le travail des libertins, l’autre est réduit dans l’ordre de la moralité. Le sujet devient sujet cause de lui-même par sa volonté et sa liberté.
Mais il y a une deuxième phase à l’oeuvre, à partir de 1800. Et qui va déconstituer cette pure identité à soi et faire ressurgir l’autre au coeur du fonctionnement personnel. Que ce soit dans une vie conforme à la règle ou dans la transgression, la spontanéité de l’engagement n’est qu’apparemment affaire de volonté et liberté, il s’agit plutôt d’une force pulsionnelle duelle où la vie ne vaut guère plus que la mort. Le tournant est parfaitement situé : la deuxième vague coïncide avec l’avènement de l’individu politique. Le phénomène d’une volonté historique à l’oeuvre dans la sphère personnelle, c’est l’idée de Hegel et de Fichte. Et quand il y a découverte de l’inconscient autour de 1900, la place de la conscience comme emblème du rapport de vérité à soi est rappelée par la phénoménologie (Husserl, Heidegger) car pour eux la division subjective ne doit rien à une fonction inconsciente freudienne.
L’ÊTRE-ENSEMBLE : LE GOUVERNEMENT DE L’AVENIR. De la société assujettie au social-sujet. Hobbes relaie Descartes pour imposer le nouveau visage du pouvoir dans l’Etat moderne. Le pacte fondateur est l’oeuvre d’une instance spécialisée au travers de laquelle la collectivité accède à la subjectivité : l’opération unifiante où la société se correspond à elle-même dans toutes ses parties est le fait d’un souverain chargé de rendre visible le principe instituant. Le souverain répond d’une nécessité immanente au corps politique de tenir-ensemble. Les fins et raisons du corps social sont de droit, par une logique d’équivalence, les fins du politique. C’est Rousseau qui formule dans sa théorie de la volonté générale ce soi social en acte sans séparation (le roi c’est le peuple et logiquement ça conduit à la mise à mort du roi comme figure de l’ancien régime).
Ceci dit il ne faut pas nier que la fin de cet ancien régime est pour beaucoup dans la préparation du nouveau courant qui le renversera : la philosophie du contrat percole déjà comme savoir de soi du social, dans le cadre du volontarisme absolutiste car il y faut qu’une société veuille être pour être (avec la conséquence d’une union nécessaire du gouvernant et du gouverné). On est insensiblement passé d’une antériorité de la loi et d’un attachement organique à une adhésion au présent et à une participation consciente. Ceci a un prix : la fin de l’appréhension du politique en termes de plénitude subjective. L’effectuation subjective est aux antipodes de la représentation d’un soi collectif immédiatement présent à lui-même, elle passe par ce qu’elle impliquait d’exclure : c’est la séparation d’une instance gestionnaire spécialisée qui produit la société en pleine possession d’elle-même. La subjectivité d’arrivée présente une différence remarquable avec la subjectivité recherchée au départ : elle n’a pas besoin de se savoir pour fonctionner. Ce qui est opérateur actif c’est la différence, c’est la division d’avec soi.
L’âge de l’idéologie. S’il y a soi social, c’est un soi pratique. L’avenir est l’orientation temporelle obligatoire ; la légitimité est celle du temps qu’il faut pour effectuer l’idée que la société a d’elle-même ou qu’elle est supposée détenir comme son principe d’ordre en elle-même. C’est toujours il est vrai d’obligation structurante envers l’ailleurs invisible, l’avenir présenté comme plein de promesses entraînant à son service fanatisme et superstition dans un grand soir.
Mais de nouveau ce qui s’enseigne passe par dessous : le temps comme différence d’avec le hic et nunc devient l’élément dans lequel une reconnaissance se fait du caractère générateur de l’activité humaine : il fixe l’axe d’une permanente ressaisie identificatoire du collectif en son changement même. Et ça c’est l’opposé exact de ce que fut l’entente du monde divin et du lien entre les êtres des religions constituées. L’idéologie est une formation historique située dans l’ouverture sur un futur radicalement indéterminé…accepté comme tel.
L’enfant et le futur. Ceci entraîne par exemple que l’éducation devienne un secteur séparé et spécialisé (famille et école) : incidemment on voit ici que l’idéologie n’a pas besoin de donner forme à cet avenir, il suffit qu’on croie dans son potentiel. L’idéologie impose en fait l’idée que l’avenir est non figurable.
Bureaucratie démocratie. Via sa temporisation, le principe de souveraineté du peuple dont on craignait les inconséquences despotiques, entre toujours plus dans les faits de la façon la plus libérale. Mais sans oublier, et ce contre les théories libérales, un Etat aux vues bureaucratiques tentaculaires…dans un pur souci pragmatique d’efficacité gestionnaire. Car pour le reste, l’Etat ne s’est jamais affublé d’un costume d’autorité volontariste (le totalitarisme n’est pas lié à la croissance de l’Etat).
En laissant faire, l’Etat a de plus en plus à faire. La demande d’Etat croît et il se voit alors assigné à un rôle inédit. La représentation ne cherche plus à faire sens, elle installe des rapports de correspondance fonctionnelle, de réflexion en acte, concrétisant sous forme de prise pratique la saisie du corps social par lui-même (un formatage aveugle, machinique). L’homme atteint ses limites dans une épreuve de l’altérité inattendue au bout des efforts de contrôle des processus institutionnalisés : la matrice éternelle de la dépendance ne se figure-t-elle pas dans Matrix comme le repère contraignant de la liberté.
Le pouvoir de l’identique et une société du nouveau. Résultante directe du processus chrétien de la transcendance, c’est l’autonomie ontologique de la sphère terrestre qui s’atteste au travers de sa continuité sans terme. Les individus naissent et meurent, les communautés qu’ils forment, les institutions qu’ils servent, elles, indéfiniment demeurent. Les vivants visibles représentent des identités immatérielles que le temps définit comme personnes morales. Les agents visibles innovent, ajoutent, apportent, brisent avec les formes établies ; et pourtant ils ne font que confirmer l’inaltérable identité à soi que conserve, à distance, l’englobant immortel censé les réunir (fiction du transcendant, virtualité ultra-réelle).
Il y a bien de la foi dans l’immuable. Elle a pour intérêt de permettre de comprendre la séparation de la société civile et de l’Etat. L’autonomisation de la société civile libère un pôle pratique de mouvement. L’autre pôle, celui de la stabilité, n’existe qu’une fois le pouvoir impersonnifié, désincorporé, représentativisé. L’ensemble des activités concrètes des individus autonomes délivre de tout rapport d’obligation et de responsabilité, de souci envers la cohésion sociale puisque celle-ci est assurée par ailleurs. D’où une autorisation libérale des marchés qui…sont régulés par une main invisible !
Mais plus l’Etat croît, plus il est au service d’autre chose que lui-même : la société civile se prend des airs de liberté dans un esprit d’encouragement des initiatives (ce n’est pas à l’Etat de tout faire). L’Etat leur sert de garant.
L’ENTRE-SOI : L’ABSORPTION DE L’AUTRE. Le conflit politique. La totalité de l’organisation sociale rentre dans le débat public. Tout ce qui tient ensemble est soumis à la dictature des opinions conflictuelles mais chargées de trouver un accord par concertation. Les médias le fait passer par une logique de marché (accord à vendre). Le passage s’est produit entre les luttes de 1848 et l’instauration d’un social-sujet libéral en 1880, soit dans la rencontre entre le parti ouvrier et la logique du suffrage universel. La seule exigence c’est que le contenu des débats (les journaux les instrumentalisant) concerne l’ensemble du fait collectif et que sa forme soit celle d’un distord irréconciliable : le sujet a trouvé sa forme collective dans la durée de guerres idéologiques parfois contre-productives. Et cette forme est assurément libérale.
La séparation de l’Etat. Il y a lieu de parler d’une loi de développement de l’Etat en démocratie : ses attributions et son empire s’élargissent d’autant plus qu’il impose moins ; il gagne en différence pratique ce qu’il perd en extériorité symbolique. Ses prérogatives de régulation et de contrôle ne s’approfondissent que de concert avec son souci de service et son effort de coller adéquatement aux aspirations des gouvernés. Cela va de pair avec une neutralité intellectuelle et une impersonnalité de ses expressions.
Le pouvoir moderne fonctionne à l’accumulation du savoir (statistique, prospectif) et à l’édiction universelle de la norme ; il dit en même temps qu’il reconnait l’autonomie du savoir (des experts) et l’indépendance de la loi (séparation des pouvoirs). Ces 2 expressions (par le faire et le dire) sont à penser ensemble : l’Etat est le plus formidable agent de connaissance… dans la mesure où ce n’est pas sa science ni sa règle qu’il entend imposer ; la dépossession est l’instrument de l’appropriation et cela a pour nécessité d’assurer au corps collectif sa souveraine détermination de lui-même. Quelque retour du religieux qui puisse demain se produire, il aura été démontré qu’une société hors religion est vivable.
Du défaut de réconciliation, on ne saurait conclure à la perpétuité de l’aliénation. Le contraire de l’altérité à soi, ce n’aura pas été en pratique l’identité à soi mais un rapport à soi mêlant la coïncidence et la différence, faisant passer la conjonction de l’ensemble par la division des parties ou assurant l’autonomie subjective du tout par la dépossession des acteurs particuliers.
LE RELIGIEUX APRES LA RELIGION. En guise de programme pour l’ère post-moderne, Marcel Gauchet pointe 3 développements en mode « hors religion » : en philosophie, en art et en psychologie. Soit une pensée du vide (réel), soit une création esthétique hors cadre ( imaginaire), soit une pratique de retour réflexif sur soi guidé par la psychanalyse (symbolique).