Le livre est fait de 3 parties. Il s’appuie sur l’image du soliton, vague monstrueuse constituée de plusieurs vagues successives se superposant : la crise des crédits dans la bulle immobilière de 2008 aux USA, la crise environnementale qui aboutirait à la disparition de l’espèce humaine remplacée par les robots intelligents, la crise de la complexité qui oblige à un nouveau travail des soubassements philosophiques ancrés en logique sur la non contradiction, chose qu’il est temps de mettre en question.
Première vague : la crise des crédits
La première partie part de ce qui est le plus actuel pour prendre distance et regarder avec de nouveaux yeux les moments premiers de l’invention de la science économique.
Le lien entre épargne et investissement via le taux d’intérêt est rendu aujourd’hui plus aléatoire dans la mesure où paradoxalement on cherche à limiter les risques. Dans le taux d’intérêt il y a la prime de liquidité et la prime de crédit. La première c’est le rapport de force entre prêteurs et emprunteurs sur le marché, la seconde c’est le rapport de force spécifique entre le prêteur individuel et l’emprunteur individuel en présence ici localement et maintenant dans ma réalité. Le niveau global ne suffit pas, le niveau local devient déterminant car le risque est pensé de façon locale. Le profit du vendeur est le vrai moteur des échanges et il n’en passe pas par un marché libre et non faussé. L’invention du CDO (collateral debt obligation) couronne une évolution du droit en faveur du détenteur de capital.
Marx oublie l’enseignement qui le précède amorçant la dérive du droit économique à la base de la création des contrats ; Marx oublie les mécanismes de formation des prix et du niveau des salaires quand il proclame sa loi de baisse tendancielle du taux de profit. Le progrès technique incessant et l’exploitation sans frein des réserves de matières énergétiques sont négligés dans son analyse des rapports de force. Car il les considère comme illimités. Mais surtout il s’en tient à un niveau global.
Le moment de bascule du droit est le moment où on invente la personne morale : l’entreprise n’est plus sujette à disparition quand la personne physique présidant à sa création disparaissait ; l’entreprise survit à la mort de la figure du patron que Marx avait face à lui. Il n’a pas connu les délocalisations. Aujourd’hui, Il y a changement de définition du droit à la propriété du capital et le rapport de force au moment de l’embauche est désormais rendu intouchable ; le travailleur même appuyé à un syndicat et au droit de grève ne fait plus le poids.
Keynes n’est pas seulement le père de la politique de la demande pour répondre aux excès de la politique de l’offre dans les crises conjoncturelles. Il contribue au plan structurel à l’affaiblissement du cadre juridique qui régit les échanges sur les marchés monétaires et financiers : il donne son aval aux accords de Bretton Woods fixant le taux de change à un étalon or immuable (contre la proposition du BANCOR plus soucieuse des caractéristiques locales).
Jorion rappelle ici ce qui est oublié par Marx et Keynes et qu’on trouve chez Ricardo. Cet auteur ancien a fait un énorme travail sur la valeur qui pour lui est bien du côté du travail. Il montre tout ce qui y garantit la permanence d’un niveau de salaire décent : qu’on ne touche pas aux formes de propriété, ni à la modalité de création et redistribution des richesses. La formation des prix dépendant du pouvoir d’achat (salaire réel).
On en est loin. La spéculation uniquement soucieuse de la valeur des stock-options mine et domine la formation des prix. Et les politiques d’austérité basées sur une politique de l’offre reviennent à faire tomber le plus loin possible le niveau des salaires (seul régulateur des crises du capital). Il ne faut pas non plus négliger l’évolution des méthodes comptables dans la comptabilité nationale puisqu’elles calculent le PIB, la croissance dont dépendent les politiques budgétaires. Jorion met en évidence le travail de Alain Supiot qui dénonce la gouvernance par les nombres nuisant à toute politique soucieuse du bien commun.
Deuxième vague : la crise environnementale
La deuxième partie est centrée sur une idée forte : nous avons de moins en moins de prise sur ce que nous faisons, sur ce que nous nous imaginons faire. L’intention est une illusion, le corps est au contraire le lieu d’une dynamique d’affects qui se traduit en projets dont la caractéristique principale est que cela nous occasionne des soucis dont il faut se débarrasser en les sortant du puits potentiel où ils naissent et en les conduisant coûte que coûte à leur actualisation. Ce qui fait problème c’est notre façon de nous aveugler face au réel. Comme Marx, nous exploitons les matières premières sans en gérer la rareté. La limite à l’exploitation des réserves de la Nature, le changement dans le climat vu la montée du taux de CO2, la surpopulation dans les villes sont systématiquement négligées. Le troisième problème se complique de l’arrivée massive de migrants.
Le chapitre rend compte d’abord et comme premier apport à la réflexion, des expériences de Benjamin Libet re-visitant les définitions de conscience, intention, volonté. La portée de ceci c’est que la mémoire, la remémoration jouent dans un temps retard qui accumule des apprentissages rationnels et affectifs. Tant qu’on n’est pas dans des situations inédites, la prévision nécessaire est possible pour survivre et se reproduire. Mais si on se trouve face à du neuf, notre sensibilité exacerbée à l’anomalie débouche … sur la production d’un moi paranoïaque délirant dans des sur- interprétations. Il suffit de voir le traitement des données critiques sur nos politiques de l’environnement qui créent des protocoles de Kyoto mais s’en désengagent quand l’élu de la Maison Blanche change. On ne peut pas dire qu’il y a une tendance à long terme qui dessine une raison d’espérer.
Il faut introduire un deuxième puis un troisième auteur pour fixer le propos.
Lévy-Brühl analyse les sociétés archaïques et explique que l’image de soi s’y complète dans des appartenances (ce qui évoque une personne aux yeux des autres). L’extension du moi au groupe le fragilise mais en même temps la solidarité pallie à cette fragilité car elle s’étend de la même façon que le moi. Ceci implique à contrario que dans notre société l’extension de la propriété privée entraine un pouvoir d’emprise croissant sur le moi tout en détruisant les mécanismes de solidarité. Le pouvoir des objets finit à terme par dissoudre le moi.
Durkheim rajoute un poids d’aliénation avec ses règles implicites et explicites façonnant ce qu’il appelle le social intériorisé. Il n’y a pas que l’emprise du monde extérieur car le moi est une résultante surmoïque du conflit pulsions de vie/pulsions de mort. Et ceci soulève l’enjeu conflictuel entre les exigences de survie de l’individu et de l’espèce. En faveur de la dernière ? Et ce parce qu’on l’a trop négligée ? Bien sûr que non. Notre époque a le droit qu’elle mérite ; l’éthique y est cadenassée par Rawls et Habermas. On en vient à une morale statistique qui hésite entre médiane, mode et moyenne. Le souci de l’autre se négocie. La financiarisation de la société a accouché d’une morale illustrant à merveille la fable des abeilles de Mandeville. Nos égoïsmes nous servent de guide. Au plan collectif nous devons bien constater que la dimension de notre habitat urbain est d’une complexité beaucoup trop grande pour que notre système capitaliste économico-financier ne finisse par y produire violence et guerre civile. La responsabilité ici convoquée pour sauver l’avenir oscille donc entre des satisfactions individuelles et ce qu’une société ne peut pas tolérer. Jorion appelle logiquement à une renaissance du Droit sur de nouvelles bases.
Troisième vague : la crise du paradigme
La troisième partie du livre martèle que nous sommes mal outillés pour affronter la catastrophe annoncée et ce en raison de la représentation que nous nous faisons du vivre ensemble politique mais aussi du fonctionnement de notre psychisme. La résultante en est que nous sommes volontairement asservis à un prince qui s’inspire de l’utilitarisme de Bentham.
Jorion reprend alors la question de nos fondements philosophico-culturels. Nous sommes pris dans les pièges de la pensée gréco-latine.
Le point de départ donne le ton. La vérité et la réalité furent inventées chez les grecs, ensemble. Et ce fut la mise au point d’un cadre logique de pensée basé sur les principes d’identité et de non contradiction. Ceci crée un certain mode de penser.
Mais il est plus qu’intéressant de comparer notre culture à la mentalité primitive, laquelle associe des paires de concepts à des valeurs d’affects stockés dans une mémoire ou plutôt dans un réseau sans orientation puisque toutes les relations potentielles entre ces notions y sont symétriques. Les limites d’identité et de non contradiction sautent. Dans la pensée primitive on serait à l’aise avec des engagements politiques testant le pour et le contre avant de se fixer un choix plus définitif. Par exemple, on accepterait que des pays tentent de développer une politique énergétique hors nucléaire sans être handicapés par une évaluation néolibérale entièrement basée sur les retours sur investissements. On accepterait aussi des alliances politiques passagères pour tester localement une nouvelle agriculture, une nouvelle industrie bénéficiant des ressources de la mer. Bref là où dans la pensée grecque on cherche à innover en cherchant des niches ou des espaces de liberté ou en attendant des guerres qu’elles recréent des conditions nouvelles, on penserait selon la pensée primitive qu’il n’ y a pas d’obstacles infranchissables puisque on avancerait sur des voies parallèles. Sans être arrêtés par des impossibilités a priori.
Notre culture pense trop avec la logique d’Aristote qui dans le syllogisme appuie les conclusions sur la moyenne raison. Freud, Jean Jacques Rousseau ont du coup une pensée handicapée de ce qu’elle s’auto-limite par une hypothèse oedipienne ou une définition de la nature de l’homme.
Reprenant alors les idées de Durkheim et Lévy-Brühl , sur les appartenances et sur les solidarités, Jorion par une parade cultivant le grand écart réactive même une pertinence de la religion comme horizon pour une valeur de fraternité. Son credo pourtant se veut athée car l’idéal qu’il prône n’est rien moins que de chercher à sauver le genre humain, ce qui réclame le don de toutes nos énergies. La conclusion s’impose alors dans un ton plutôt pessimiste. Car la solidarité ne semble plus une valeur prioritaire.
Mais il reste malgré tout un style qui fictionne sur l’évolution du Devenir avec des points de repère qui malmènent les définitions de l’espace et du temps (devenu quantique). Qui les intègrent aussi car il y a à rapprocher les avancées de cette nouvelle physique de la pensée primitive laquelle avait déjà admis la possibilité de mondes parallèles. Il est faux de croire qu’il y a un Créateur qui supervise notre destinée de même qu’il est faux de suivre les scientifiques créationnistes prônant le Dessein Intelligent. Par contre il n’est pas faux d’orienter l’Histoire sur sa cause finale. L’Esprit de Hegel reprend des couleurs. À propos de la finalité de l’Histoire. La troisième partie du livre rend hommage à Hegel dans des pages formidables car elles font place à l’Esprit. L’Esprit n’est pas autre chose qu’une source d’énergie qui anime l’Univers et questionne les chercheurs confrontés aux mystères de la matière noire ou d’ une super force avant le Big Bang. Autrement dit, l’Esprit est un aimant qui oriente tout ce qui existe pas seulement les humains mais aussi les animaux, les roches, les planètes, étoiles, galaxies… Véritable idée force pour combattre les découragements et les pessimismes envahissants.
Soliton
Et puis dans un effort de résumer les 3 parties Jorion propose explicitement une première conclusion. L’espèce humaine ne sera plus là pour lire la fin de l’histoire. Qui pourrait être reprise par l’intelligence artificielle de robots insensibles à la dégradation de notre atmosphère saturée en CO2. Les moyens de l’homme pour penser et agir sont beaucoup trop limités. Fameux deuil à faire….
Première conclusion ?
Mais…. Non. Pas tout à fait. Encore faut-il la lire entre les lignes.
En tout cas, le fil conducteur est clair. C’est parce que nous sommes enfermés dans une logique de pensée héritée d’Aristote (le syllogisme) que nous sommes démunis face à des problèmes inédits. La conscience de ce que nous pensons pour l’action part d’un déclencheur : on ne prend en considération qu’un raisonnement correct aux yeux de la logique. Sur ce premier tri s’enclenche une chaine causale d’affects conduisant à la conscience d’une pertinence de la pensée ainsi cadrée. L’action qui s’en suit est pourtant limitée face à la tâche à affronter, beaucoup trop limitée face à la liberté propre à la mentalité primitive.
Cette pensée primitive suit une logique qui saute au dessus des limites de notre logique grecque. À savoir le principe de non contradiction et le principe d’identité. La physique quantique nous oblige aujourd’hui à bouger dans ce sens. Car les états superposés y trouvent une pertinence rendant possible de vivre deux destins contradictoires. Le chat de Schrodinger est sorti de nos cadres de pensée newtoniens. Ne plus devoir renoncer lors d’un choix à une des branches de l’alternative semble être le vécu des personnes qui ont traversé la mort une seconde ou deux mais en sont revenus in extremis parmi nous. La conscience ne s’éteint qu’une fois mort, et comme nous ne sommes pas morts, on peut donc admettre que notre adaptation étant arrivée à sa limite, seule la découverte d’un relais nouveau (celui dégagé par la physique quantique) serait donc en passe d’être découvert offrant une ouverture dans un monde sans issue. C’est ça l’Histoire. Comme l’envisage Hegel. Une offre de solutions par le haut au moment où l’on désespère.
Il n’y a qu’à changer l’algorithme présidant à notre ordinateur central.
Il y a à revenir à la pensée primitive. On pourrait alors expérimenter des solutions alternatives et les pousser à fond pour choisir enfin en connaissance de cause. On pourrait visiter les utopies, on pourrait développer des politiques économiques et environnementales différentes et juger sur pièce !!! Ces pages sont denses mais méritent l’effort. Sommes nous devant une deuxième conclusion ?