Le concept de l’angoisse est un simple éclaircissement psychologique préalable au problème du péché originel. K signe ici : Vigilius Haufniensis. Ce texte est écrit in memoriam du poète Prof. Martin Moeller. K est un philosophe difficile à lire pour plusieurs raisons : un style ironique qui cherche à dérouter le lecteur, afin qu’il accède dans cette situation déséquilibrante à une autre dimension ; un objectif spéculatif (sous l’égide du dogmatique) qui pousse au plus loin la raison sur le chemin de trouver le sens de la vie : ici la dialectique épuise le logos comme médiateur spirituel entre l’âme et le corps, l’histoire et l’origine d’un péché dans le monde ; une mise en perspective focalisée sur la foi dans la personne de Jésus, incarnation de Dieu salvateur parmi les hommes déchus. Il ressort de ceci que la philosophie de K annonce l’existentialisme, lequel a horreur de l’essentialisme qui a caractérisé la période classique ; la psychologie pourtant est ici convoquée loin des préoccupations freudiennes car la sexualité est pointée comme cause d’un désespoir angoissé de ne pouvoir gérer les passions à coups de volonté. L’originalité de K finalement se lit dans sa conception du Temps pivotant autour de ce qu’il appelle « l’instant décisif » ou saut qualitatif. C’est parce que nous pouvons recevoir tous en tant que chacun le don de la foi ( K l’appelle condition) que le désespoir pourrait changer en joie ; et la seule chose que l’homme peut faire ici , eserait de ne pas cultiver une posture d’incroyant…
Préface : l’homme qui veut écrire un livre fait bien de réfléchir par plus d’un biais sur ce dont il veut écrire.
En toute sincérité j’avoue comme auteur n’être qu’un roi sans royaume, mais aussi en suis-je un, en crainte et force tremblement, sans la moindre prétention. Je veille surtout à me tenir à l’écart de la philosophie (l’hélégianisme et son influence sur l’église danoise).
Introduction : en quel sens l’objet de notre étude est un problème intéressant la psychologie, et en quel sens son étude psychologique renvoie justement à la dogmatique.
L’idée que tout problème scientifique a besoin dans le cadre général de la science d’une place déterminée, cette idée-là n’est pas seulement un pium desiderium ennoblissant le chercheur, elle n’est pas seulement un devoir sacré qui l’attache au service de l’ensemble, mais elle profite en outre à toute recherche spécialisée. Car dès ce moment, elle devient autre. À couronner ainsi le fronton de la dernière partie de la logique du nom de Réalité, on se donne l’air d’être arrivé au faîte de la connaissance, sans quitter la logique. Toute réflexion sur le réel en devient difficile. De même en dogmatique en appelant la foi l’Immédiat sans plus la définir, on se donne l’avantage de convaincre n’importe qui de la nécessité de ne pas en rester là car le croyant ne perce pas le malentendu.
Que la pensée en général couvre la réalité, toute la philosophie antique et le moyen-âge n’en ont pas douté. Par Kant le doute est venu. Est-ce qu’alors cette réalité ainsi obtenue consciemment serait une réconciliation, c’est ce que Schelling confessait. Mais on opère ainsi une confusion foncière de deux sortes de connaissance, l’éthique et la dogmatique, surtout parce que, après avoir introduit le mot de réconciliation, on laisse entendre que la logique et le logos vont de pair, et que la logique est la vraie doctrine du logos. Dans l’éthique, le remords et le péché font sortir la réconciliation à force de supplices, tandis que la dogmatique, dans sa réceptivité pour la réconciliation offerte, s’en tient à cet Immédiat concret de l’histoire qui fut sa première donnée. On se sert dans la logique du négatif comme de la force animatrice mettant tout en branle. En logique nul mouvement ne doit devenir ; car la logique, et tout ce qui est logique ne fait qu’être (les Eléates sont auteurs de cette erreur : rien ne se crée, tout est). Cette impuissance du logique est le passage de la logique au devenir, où l’existence et la réalité apparaissent. Le négatif est donc l’immanence du mouvement, il est ce qui est annulé. Si tout se passe ainsi, rien ne se passe. Au contraire Hegel fait du négatif quelque chose de plus, non plus une négation, mais une « contre-position ». Le négatif est alors l’ « Autre indispensable », dont la logique peut avoir grand besoin pour opérer le mouvement. Si de la logique on passe à l’éthique, on y retrouve cet infatigable négatif toujours en action dans la philosophie hégélienne, et on a la surprise d’apprendre qu’ici c’est le Mal. Quand l’éthique manque d’autre transcendance, au fond elle est de la logique.
Ce travail propose de creuser le concept de l’angoisse, psychologiquement tout en ayant le dogme du péché originel devant les yeux. À tirer le péché du côté de l’esthétique (rappel : K distingue trois stades : esthétique, éthique et religieux), on n’a qu’une atmosphère de frivolité ou de mélancolie ; car la catégorie où il se place est la contradiction, et celle-ci ne peut être que comique ou tragique. À traiter le péché dans la métaphysique, on dénature le concept, le péché devant bien être surmonté, mais non comme chose que la pensée ne puisse faire vivre, mais comme ce qui existe et nous touche tous. À le traiter en psychologie, l’atmosphère du péché devient une ténacité d’observateur, mais non pas ce sérieux qui nous le fait craindre par la fuite. Son concept change, le péché devenant un état. Or il n’en est pas un. Comme état il n’est pas, tandis que de actu ou in actu il est et se renouvelle. L’atmosphère du psychologue est l’angoisse qui explore, dans cette angoisse le psychologue dessine les contours du péché tout en s’épouvantant du dessin même qu’il produit. Traité ainsi, le péché prend le dessus, car le psychologue se comporte avec lui au fond fémininement. Et à traiter ainsi le péché, on ne le dégage pas tel qu’il est.
Au fond le péché ne relève d’aucune branche de la connaissance. La branche où le péché devrait trouver sa place, ce serait l’éthique. Mais on soulève ici de grandes difficultés. L’éthique prétend introduire de l’idéal dans le réel mais elle est incapable d’élever le réel à l’idéal. Affirmant que l’homme peut y arriver, elle développe une contradiction. Il en va de l’éthique comme de la loi dont on dit qu’elle est un maître à punir dont les exigences sont répressives mais nullement créatrices. Le péché n’appartient à l’éthique que dans la mesure où, sur le concept même du péché, elle échoue grâce aux remords. Si l’éthique engendre le péché, elle tombe du même coup de son idéalisme. Plus elle s’y cantonne, plus elle tend la difficulté. Dans la lutte pour réaliser le but de l’éthique, le péché s’enfonce toujours plus en lui-même comme une donnée de plus en plus profonde, comme une donnée dépassant cet individu. Il s’est dégagé alors une catégorie nouvelle échappant totalement à sa compétence. Le péché originel supprime la difficulté, par la dogmatique (K recourt au dogme comme un contenu de la foi tel qu’il est validé par l’église danoise). Avec la dogmatique commence la science (théologique) qui part de la réalité. Elle commence par le réel pour le hausser à l’idéal. Mais comme on fait rarement de la dogmatique pure, le péché originel y est souvent si englobé qu’on n’est pas frappé de l’hétérogénéité d’origine. Le péché originel ne doit pas être expliqué par la dogmatique, mais elle l’explique en le présupposant comme un tourbillon qu’aucune science ne peut saisir.
La nouvelle connaissance commence avec la dogmatique, de même que la philosophie immanente commence par la métaphysique. Ici l’éthique retrouve sa place de science morale posant, comme la dogmatique, la conscience du réel pour but à la réalité. Cette éthique consiste en une conscience perçant de part en part la réalité, la réalité du péché, sans frivolité métaphysique bien entendu, ni concupiscence psychologique. La première éthique échouait sur la peccabilité de l’individu. Alors est venue à l’aide de la dogmatique avec le péché originel. La nouvelle éthique la présuppose et avec elle le péché originel, dont elle se sert ensuite pour expliquer le péché de l’individu, tout en posant comme but l’idéal par une montée de l’homme vers lui. Le concept de péché n’a sa place dans aucune connaissance, seule la seconde éthique peut traiter ses manifestations mais non ses origines. Dès qu’un autre veut l’exposer, le concept s’obscurcit. C’est ce qui arrive quand les psychologues s’en mêlent. En s’enfonçant dans le possible du péché, la psychologie sert à son insu une autre science. Cette autre science est la dogmatique et ici reparaît le problème du péché originel. La psychologie travaille sur le possible réel du péché, la dogmatique sur le péché originel qui en est le possible idéal. Par contre l’éthique chrétienne n’a affaire ni au possible du péché ni au péché originel.
Chapitre 1 : l’angoisse, condition préalable du péché originel et moyen rétrograde d’en expliquer l’origine
Paragraphe 1 : indications historiques visant le concept du « péché originel »
Ce concept est-il identique à celui du premier péché, la faute d’Adam, la chute ? Cet état a-t-il vraiment existé ? Le concept de péché originel diffère-t-il de celui du premier péché, de sorte que l’individu ne participe à celui-ci que par son rapport à Adam et non par son rapport primitif au péché ? On tombe à chaque fois dans les marais de l’imaginaire. Schmalkalden nous dit : le péché originel est une corruption si profonde et si hideuse de la nature qu’elle ne peut être comprise par la raison humaine mais doit être reconnue et crue d’après la Révélation de l’Ecriture.
Or faire de ce péché originel l’objet d’une grande pensée philosophique, ce serait faire du péché la substance de l’homme (péché du premier père). Dès que manque l’enthousiasme de la foi, on ne s’en tire plus. L’imaginaire qu’on vient de voir servir réapparaît logiquement à un autre endroit de la dogmatique, à propos de la Rédemption. On enseigne que le Christ a racheté l’humanité du péché originel. Mais alors qu’advient-il d’Adam ? Pour lui le péché originel signifie-t-il la même chose que pour n’importe qui du genre humain ? Mais alors le concept saute. On retombe dans l’imaginaire quand on déporte Adam de l’histoire, comme le seul à rester exclu de la Rédemption. Il n’y a nulle explication ici car c’est chose impossible dont la raison profonde vient de l’essence même de l’existence humaine, du fait que l’homme est individu, et comme tel, est à la fois lui-même et tout le genre humain.
À tout instant l’individu est lui-même et le genre humain. C’est la perfection de l’homme considéré comme état. En même temps c’est une contradiction et l’expression d’un problème ; or un problème est un mouvement ; mais un mouvement vers du semblable, c’est un mouvement historique. Donc l’individu a de l’histoire, mais s’il en a, le genre humain en a aussi. La perfection personnelle consiste à participer sans réserve à la totalité. Nul individu n’est indifférent à l’histoire du genre humain pas plus que celui-ci ne l’est à celle de l’individu. Adam est le premier homme, il est à la fois lui-même et le genre humain. C’est la pensée qui nous attache à lui. Chaque fois qu’on tente d’expliquer la signification d’Adam pour le genre humain comme caput generis humani naturale, seminale, foederale, on embrouille tout. Ce qui explique Adam explique aussi le genre humain.
Paragraphe 2 : le concept du premier péché
Selon les concepts traditionnels la différence entre le premier péché d’Adam et le premier péché de n’importe quel homme, c’est que le péché d’Adam a eu la peccabilité pour conséquence, tandis que l’autre la présuppose comme condition. S’il en était ainsi, Adam serait réellement hors du genre humain. Que le premier péché signifie autre chose qu’un péché, c’est facile à voir. Le premier péché définit la qualité, il est le péché. C’en est là le mystère et le scandale pour la raison abstraite qui veut qu’une fois ne fasse rien mais que plusieurs fois fassent quelque chose. Aussi est-ce une superstition de prétendre en logique qu’une détermination quantitative continue parvienne à produire une nouvelle qualité (le malheur de Hegel est de vouloir faire valoir la nouvelle qualité sans pourtant le vouloir, puisqu’il prétend le faire dans la logique ; la nouvelle qualité se produit au début avec le saut, avec la soudaineté du mystérieux).
Par le premier péché, le péché est entré dans le monde. Tout pareillement on peut dire qu’au premier péché de tout homme depuis Adam, le péché entre dans le monde. Si le premier péché de tous les hommes depuis Adam naissaît ainsi de la peccabilité, il n’aurait de sa priorité qu’une détermination inessentielle et n’en recevrait d’essentielle, que de son numéro d’ordre. Mais il en va autrement, et il est aussi mal, illogique, a-éthique, achrétien d’aspirer à l’honneur d’être le premier inventeur que de vouloir se dérober, par un refus de penser, en disant qu’on n’a fait que ce que tout le monde faisait. Le récit de la chute est dans la Genèse : le péché est entré dans le monde par un péché. La difficulté pour la raison est le triomphe explicatif de la Genèse, c’est sa logique profonde qui veut que le péché se superpose lui-même, qu’il entre dans le monde de telle sorte que, tout en étant, il est présupposé. Le péché entre comme le subit, c’est-à-dire par le saut ; mais ce saut pose en même temps la qualité, or dès la qualité posée, le saut est déjà impliqué en elle et présupposé d’elle comme elle-même l’est du saut. C’est là un scandale, ergo ce doit être un mythe. Entendre par là que la peccabilité est entrée dans le monde autrement que par le péché, c’est détruire le concept. Mais si elle est entrée par le péché, le péché l’a précédée. Cette contradiction est la seule dialectique logique que maîtrise le saut de l’immanence.
Au premier péché d’Adam le péché est entré dans le monde. Cette propositiion courante contient cependant une réflexion porteuse d’erreurs. Que le péché soit entré dans le monde, c’est une vérité ; mais sous cette forme, cela ne concerne pas Adam. On doit dire ici que par le premier péché la peccabilité est entrée dans Adam. La peccabilité n’est dans le monde que quand le péché l’y introduit. Si l’on s’est exprimé autrement sur Adam, il n’y a qu’une raison : il faut que la conséquence du rapport d’Adam au genre humain inventé par la raison s’étale partout. Son péché est le péché originel. Hors de cela on ne sait rien sur lui. Mais le péché originel considéré dans Adam se borne à ce premier péché. Adam est-il alors l’unique individu à être sans histoire ? On peut pourtant dire que la peccabilité a une histoire. Elle procède par déterminations quantitatives, tandis que c’est par le saut qualitatif que l’individu y prend part. Voilà pourquoi ce n’est pas le genre humain qui recommence à chaque individu, mais au contraire chaque individu qui recommence le genre humain. Une espèce animale, après s’être maintenue à travers des milliers et des milliers de générations, ne produit jamais un individu. Le second homme, s’il n’était descendu d’Adam, n’eut pas été le second, mais une répétition vide, d’où ne serait sorti ni individu ni genre humain.
Paragraphe 3 : le concept d’innocence
Le bon moyen ici est de commencer par faire table rase de ce qu’a découvert Hegel pour secourir la dogmatique. Hegel dit : l’immédiat a pour destin d’être aboli. Avec sa logique, Hegel a volatilisé tout concept dogmatique, juste assez pour lui faire mener une existence réduite comme trait d’esprit de la logique. Que l’immédiat doive être aboli, point n’est besoin d’Hegel pour le dire ; en effet pour la pensée logique ce n’est même pas exact : l’immédiat ne devant pas être annulé, vu qu’il n’existe jamais ; le concept d’immédiateté a sa place en logique, mais celui d’innocence a sa place en éthique, si de tout concept il faut parler conformément à la science dont il relève. Or il est a-éthique de dire que l’innocence doive être annulée ; l’éthique vous défend d’oublier qu’elle ne peut l’être que par une faute. Comme Adam par la faute, chacun d’entre nous perd de même l’innocence. Sans avoir été innocent avant d’être coupable, serait-on jamais coupable ? Sur l’innocence d’Adam, on n’a jamais été à court d’idées. Quant à l’innocence des hommes depuis Adam, on s’en faisait une idée moins haute. Or ce n’est que par une faute que l’innocence se perd ; chacun la perd essentiellement de la même façon qu’Adam. L’innocence n’est pas comme l’immédiat une chose qu’il faut détruire, mais quelque chose qui, alors même qu’on la détruit, n’apparaît que par là et seulement alors comme ayant existé avant d’être détruite et l’étant maintenant. L’immédiat n’est pas détruit par le médiat, mais celui-ci en apparaissant, élimine au même instant l’immédiat ; l’abolition de l’immédiat est donc un mouvement immanent à l’immédiat.
L’innocence est quelque chose qui s’abolit par une transcendance, justement parce qu’elle est quelque chose et c’est encore pourquoi de l’innocence abolie par la transcendance sort tout autre chose. L’innocence est une qualité, elle est un état qui peut fort bien durer, et c’est pourquoi la précipitation logique pour l’annuler ici ne sert à rien. L’innocence n’est pas une perfection dont on doive souhaiter le retour ; car la souhaiter est déjà l’avoir perdue. L’innocence n’est pas non plus une imperfection qu’il faille vaincre en la dépassant ; et quand on l’a perdue, par une faute, comment songerait-on à chanter sa propre perfection aux dépens de l’innocence ? L’innocence est l’ignorance.
Paragraphe 4 : le concept de la chute
Si l’innocence est ignorance, ne semble-t-il pas alors naître une différence entre l’innocence d’Adam et celle de tout autre homme ? A quoi nous avons répondu qu’un plus ne constitue pas une qualité. Quelle contradiction que de vouloir s’attrister en esthète de la peccabilité ! Le seul dont l’innocence s’en attrista fut le Christ. ce qui n’est point parler en esthète, le Christ étant plus qu’individu. L’innocence est donc ignorance ; mais comment la perd-on ? Une explication psychologique de la chute, on en trouve une chez Usteri commentant les épîtres de St Paul. Le bilan de l’exposé d’Usteri est que la défense même de goûter à l’arbre de la science a fait naître le péché chez Adam. La lacune de cette explication, c’est de ne pas se placer franchement sur le terrain psychologique.
Si l’on explique la chute par la défense de Dieu, on fait de cette défense l’aiguillon d’une concupiscentia. La concupiscence est une détermination de faute et de péché avant la faute et le péché, sans être pourtant ni l’un ni l’autre. Le saut qualitatif est ainsi énervé et la chute devient une sorte de progression. On ne discerne pas non plus comment la défense peut éveiller une concupiscence…
Paragraphe 5 : le concept d’angoisse
Dans l’innocence l’homme n’est pas encore déterminé comme esprit, mais l’âme l’est dans une unité immédiate avec son être naturel. Dans cet état il y a calme et repos ; mais en même temps il y a autre chose qui n’est ni trouble ni lutte ; car il n’y a rien contre quoi lutter. Mais qu’est-ce alors ? Rien, un rien dont l’effet est d’engendrer l’angoisse. L’angoisse est une détermination de l’esprit rêveur, et à ce titre, a sa place dans la psychologie. La veille pose la différence entre moi-même et cet autre en moi, le sommeil la suspend, le rêve la suggére comme un vague néant. L’angoisse est la réalité de la liberté parce qu’elle en est le possible. L’angoisse est une antipathie sympatisante et une sympathie anti- pathisante.
L’angoisse posée dans l’innocence n’est donc pas une faute ; il suffit de voir l’enfant comme il l’entretient pour jouir d’avoir peur tout en sachant qu’il n’y a rien à avoir peur. L’angoisse n’est pas une désorganisation ; l’angoisse a la même portée que la mélancolie dans un stade ultérieur, quand la liberté, après avoir parcouru les formes imparfaites de son histoire, doit se ressaisir en son tréfonds (cf Enten-Eller où la mélancolie dans son égoïsme s’accompagne d’une sympathie riche d’anxiété). Entre l’angoisse et son objet, il y a le même écart (dialectique) de l’innocence à la faute. Le saut qualitatif reste exempt de toute duplicité mais l’homme, que son angoisse rend coupable, est bien innocent ; mais d’autre part il est bien coupable aussi, ayant sombré dans l’angoisse, qu’incontestablement il aimait tout en la craignant. L’explication psychologique manque totalement le saut qualitatif.
L’apparition de l’angoisse est le centre du problème. L’homme est une synthèse d’âme et de corps. Mais cette synthèse est inimaginable, si les deux éléments ne s’unissent dans un tiers. Ce tiers est l’esprit. L’esprit est présent à l’homme en l’état de rêve. Il est en quelque sorte un pouvoir ennemi. D’autre part l’esprit est une puissance amie, désireuse de constituer le rapport. Entre ces deux modes de l’esprit, le rapport est l’angoisse. Il n’y a pas ici de bien ou de mal ; mais la réalité du savoir se projette dans l’angoisse. Tu ne mangeras pas des fruits de l’arbre du bien et du mal. La défense inquiète Adam parce qu’elle éveille en lui la possibilité de la liberté. À la défense succède le jugement : tu mourras certainement ! Le jugement engendre la terreur, tout comme la défense éveille le désir. Quant à ce qu’il peut, il n’en a nulle idée. Il n’y a dans Adam que la possibilité de pouvoir, comme une forme supérieure d’ignorance. L’innocence est poussée aux abois. L’angoisse l’a mise en rapport avec la défense et le châtiment. Ici s’arrête la psychologie.
Paragraphe 6 : l’angoisse, condition préalable du péché originel et moyen rétrograde d’en expliquer l’origine
Examinons le texte de la Genèse. Adam était créé, il avait donné des noms à tous les animaux, mais n’avait pas trouvé de compagnie pour lui-même. Ève était créée, formée d’une de ses côtes. Son rapport à Adam n’était qu’un rapport extérieur (Adam et Eve n’étaient qu’une répétition numérique l’un de l’autre). La nature n’aime pas un superflu qui ne signifie rien. Nous voici à la défense et au châtiment. Le serpent était le plus rusé des animaux et il séduisit la femme (un mythe extériorise une action intérieure). Ensuite la femme séduit l’homme. L’irruption du péché dans le monde est un saut qualitatif de l’individu. Mais on a ici un symptôme de la progression quantitative du péché par la génération (Eve est un être dérivé). Ève est innocente comme Adam, mais il y a en elle comme l’ombre d’une disposition n’existant pas encore, mais pouvant sembler un signe de la peccabilité posée par la procréation. La difficulté avec le serpent est autre. La tentation vient du dehors (ceci, si on se fie non à la Genèse mais à une épître de St Jacques qui dit : Dieu ne tente personne et ne l’est pas non plus par personne ; et qu’au contraire chacun l’est par soi-même (épître I, 13). L’attentat du serpent est une tentation indirecte contre Dieu. Maintenant on arrive à la chute.
Cette conséquence fut double : le péché est entré dans le monde, la sexualité a été posée, ces deux choses étant inséparables. Dualité importante pour montrer l’état originel de l’homme. S’il n’était pas une synthèse de l’âme et du corps réunie par un tiers, comment une unité pourrait-elle avoir deux conséquences ? Dans l’innocence (avant la découverte qu’il était nu) Adam, en tant qu’esprit, était un esprit en état de rêve. La synthèse n’était pas réelle car le lien avec l’esprit n’était pas encore posé comme tel. Au moment où l’esprit se pose lui-même, il pose la synthèse, mais pour la poser, il doit d’abord, en agent diviseur, la pénétrer. Le sexuel au bout du sensuel comme en étant sa pointe extrême, l’homme ne peut l’atteindre qu’au moment où l’esprit se réalise. La peccabilité n’est pas la sensualité ; mais sans le péché point de sexualité, et sans sexualité point d’histoire. Ce n’est que dans le sexuel que la synthèse est posée comme contradiction, mais en même temps comme un problème, dont l’histoire au même instant commence. Cette dernière est la réalité que précède la possibilité de la liberté. Le possible de la liberté n’est pas dans le choix entre le bien et le mal, le possible est de « pouvoir ». En logique on passe du possible au réel ; mais dans la réalité, on a besoin d’un intermédiaire : cet intermédiaire c’est l’angoisse. L’angoisse n’explique pas le saut qualitatif et elle ne le justifie pas éthiquement. L’angoisse n’est pas une catégorie de la nécessité mais pas davantage de la liberté : l’angoisse est la liberté entravée. La science jamais ne pourra saisir ce saut car sa logique est immanente. Le péché est une transcendance. Le péché est entré dans le monde, chacun ne le comprend jamais que par soi-même. La science psychologique ici n’explique rien.
Chapitre 2 : l’angoisse, considérée dans la progression du péché originel
Dès l’instant où avec la peccabilité, la sexualité a été posée, commence l’histoire du genre humain. Or comme dans ce dernier la peccabilité progresse par déterminations quantitatives, ainsi fait l’angoisse. La conséquence du péché originel ou sa présence dans l’individu est de l’angoisse n’ayant qu’une différence quantitative avec celle d’Adam. Dans l’état d’innocence, le péché originel doit garder cette ambiguïté première d’où sort la faute dans le saut qualitatif. Quant à l’angoisse, elle pourra par contre être plus réfléchie dans chacun de nous que chez Adam, parce que la croissance quantitative du genre humain à mesure qu’il avance se fait alors sentir en nous tous. Le péché est bien entré dans l’angoisse, mais lui aussi en retour a amené de l’angoisse avec lui. Car la réalité du péché est une réalité sans subsistance. D’une part la continuité du péché est le possible qui nous angoisse ; de l’autre la possibilité du salut est encore un néant que chacun de nous aime et redoute à la fois ; tel est toujours le rapport du possible à l’individualité. Ce n’est qu’à l’instant où le salut est posé comme une réalité, que cette angoisse est surmontée. Et à partir d’ici, l’angoisse joue un autre rôle.
L’emploi de l’expression : angoisse objective, porterait plutôt à penser à cette angoisse de l’innocence qui n’est que la réflexion intérieure de la liberté dans son possible. Il faut se souvenir qu’en parlant d’angoisse objective on fait une distinction inadmissible dans l’état d’innocence d’Adam. L’angoisse subjective serait celle posée dans l’individu comme suite de son péché. Aussi la distinction objective-subjective doit-elle se faire en considérant le monde en général et l’état d’innocence de l’individu depuis Adam. On en arrive alors à ceci : l’angoisse subjective signifie celle qui existe dans l’innocence de l’individu, angoisse correspondant à celle d’Adam, mais qui, par la détermination quantitative de la génération, diffère cependant quantitativement de l’autre. Par angoisse objective au contraire nous entendons le reflet de cette peccabilité de la génération sur le monde entier. Dès qu’Adam a posé le péché, on le quitte pour considérer le commencement du péché de chaque individu après lui ; car désormais la génération entre en compte comme facteur. Le premier terme pose la qualité : Adam pose le péché en lui-même et pour le genre humain. Mais le concept de genre humain est trop abstrait pour pouvoir poser une catégorie aussi concrète que le péché, qui se pose justement du fait que l’individu lui-même le pose, à titre d’individu. La peccabilité du genre humain se réduit à une approximation quantitative, mais qui prend son commencement avec Adam. C’est là qu’est l’importance majeure d’Adam. C’est l’effet du péché dans l’existence non humaine que j’appelle angoisse objective.
Dans l’épître de Paul aux romains (VIII, 19), il est parlé de l’ardent désir de la création. Dans les expressions désir, attente, nostalgie, est impliqué un état antérieur, par conséquent présent et se faisant sentir en même temps que le désir s’épanouit. Cet état où il est, celui qui désire n’y est pas tombé par hasard, mais il le produit lui-même en même temps. L’expression d’un tel désir est l’angoisse et elle proclame que le désir ne suffit pas à l’en délivrer. Tout ceci n’a pas à prendre place dans une méditation psychologique mais dans la dogmatique, dans la rédemption dont l’explication explique la donnée préalable de la peccabilité. Cette angoisse dans la créature a bien le droit d’être appelée angoisse objective. Elle n’est pas le produit de la créature mais du changement d’éclairage que celui-ci a subi, quand le péché d’Adam a dégradé la sensualité en peccabilité, dégradation qui continue de se produire. Dans la progression quantitative du genre humain (donc qui ne touche pas à sa nature), la sensualité est peccabilité ; ainsi elle ne l’est pas, en ce qui regarde l’individu, avant que lui-même ne fasse à son tour, en posant le péché, de la sensualité la peccabilité.
Plus réfléchie on ose poser l’angoisse, plus on croirait facile de la faire tourner en faute. Aller nier que tout individu depuis Adam a un état d’innocence analogue à celui d’Adam, ce serait supprimer toute pensée, parce qu’il en sortirait un individu qui n’en est pas un et ne serait qu’un exemplaire de son espèce. On peut comparer l’angoisse au vertige. L’angoisse est le vertige de la liberté. Dans ce vertige la liberté s’affaisse. Au même moment tout est changé, et quand la liberté se relève, elle se voit coupable. C’est entre ces deux instants, qu’est le saut. L’homme qui devient coupable dans l’angoisse, sa culpabilité est ambiguë ; l’angoisse est une défaillance féminine où la liberté s’évanouit, et psychologiquement la chute n’a lieu qu’en état de défaillance ; mais en même temps l’angoisse est la chose la plus personnelle, et nulle manifestation concrète de la liberté n’est aussi jalouse du moi que l’est le possible de n’importe quelle concrétion. Dans l’angoisse cet infini égotiste du possible ne nous tente pas, comme lorsqu’on est en face d’un choix, mais nous ensorcelle. Dans l’homme depuis Adam l’angoisse est plus réfléchie. Autrement dit le néant qui était l’objet de l’angoisse devient de plus en plus quelque chose. Le néant de l’angoisse est ici comme un complexe de pressentiments reflétés en eux-mêmes et se rapprochant de plus en plus de l’homme, quoiqu’au fond dans l’angoisse ils ne signifient rien encore, un néant en communication vivante avec l’ignorance de l’innocence. Ce réfléchissement est une prédisposition, qui avant qu’on commette la faute, ne signifie essentiellement rien ; tandis que dès que par le saut qualitatif l’homme est devenu coupable, il apparaît comme la condition préalable où l’homme est entraîné au-delà de lui-même, car le péché se présuppose lui-même, non avant d’être posé mais dès qu’il l’est.
Ce quelque chose que signifie donc le péché originel, c’est :
- La conséquence de la génération
L’important ici c’est la vérité de l’atmosphère. Ainsi dans le concept de « foi », faire jouer l’histoire si exclusivement qu’on en oublie l’essence primitive dans l’individu, c’est ravaler la foi à une finitude mesquine au lieu d’un infini de liberté. Par le péché la sensualité est devenue peccabilité. Formule qui signifie deux choses : d’abord que le péché a fait de la sensualité la peccabilité, ensuite que par Adam il est entré dans le monde. Ces deux définitions doivent s’équilibrer. Le fait que la sensualité est jadis devenue peccabilité est en effet l’histoire de la génération, mais le fait qu’elle continue de le devenir, c’est le saut qualitatif de l’individu. On a rappelé que la création d’Eve préfigurait déjà symboliquement la conséquence de la génération. En quelque sorte Eve signifie le fait d’être dérivé. Mais ici la différence n’est que quantitative. Cette dérivation de la femme explique en outre en quel sens elle est plus faible que l’homme. Mais cette différence n’altère pas l’égalité essentielle entre l’homme et la femme en dépit de leur diversité. L’expression de leur différence, c’est que l’angoisse est plus réfléchie chez Eve que chez Adam. Parce que la femme est plus sensuelle que l’homme. Dans le récit de la Genèse, c’est Eve qui séduit. Il ne s’ensuit pas que son péché dépasse celui d’Adam. La conséquence de la génération signifie un plus, de sorte qu’aucun individu n’échappe au plus qui distingue Adam de toute sa postérité, sans cependant arriver à un plus qui le rende essentiellement différent d’Adam.
La femme est plus sensuelle que l’homme. La sensualité n’est pas peccabilité, mais une énigme inexpliquée et inquiétante : c’est pourquoi la naïveté s’accompagne d’un inexplicable néant qui est celui de l’angoisse. Sans doute la beauté grecque a de l’homme et de la femme une conception essentiellement pareille, donc où n’entre point l’esprit, mais elle n’en fait pas moins une différence à l’intérieur de cette ressemblance. Le spirituel trouve son expression dans le visage. Mais dans la beauté virile, visage et physionomie ont plus d’importance que dans la beauté féminine, quoique l’éternelle jeunesse de la plastique empêche toujours le spirituel caché de se dégager. Quand la beauté changea au romantisme, on vit reparaître la diversité à l’intérieur de la ressemblance ; l’effet esthétique de la femme dépend toujours de tout l’ensemble, quoiqu’ici le visage ait plus d’importance que dans l’antiquité. L’expression doit être une totalité sans histoire. Aussi son silence, n’est-il pas seulement la plus haute sagesse de la femme, mais sa suprême beauté.
Pour l’éthique la femme atteint son apogée dans la procréation. La femme a plus d’angoisse que l’homme. Quand le récit de la Genèse contre toute analogie fait séduire l’homme par la femme, rien n’est plus régulier cependant à y regarder de plus près ; car cette séduction est une séduction féminine puisqu’au fond ce n’est que par l’entremise d’Eve qu’Adam est séduit par le serpent. Ailleurs quand on parle de séduction, l’usage du langage donne à l’homme la supériorité. Par le péché d’Adam la peccabilité est entrée dans le monde et la sexualité avec, et celle-ci est arrivée à signifier pour lui la peccabilité. Le sexuel fut ainsi posé. Le monde a vu commettre en paroles beaucoup de bavardages sur la naïveté. Cependant n’est naïve que l’innocence, mais elle est aussi ignorante. Dès que la sexualité atteint à la conscience, c’est de l’étourderie, de l’affectation et un désir qui se cache que de parler de naïveté. Toute la question de l’importance de la sexualité a été insuffisamment traîtée : le sexuel comme tel n’est pas le péché. La vraie ignorance à son égard n’est l’apanage que de l’animal. Toutefois K s’arrête sur l’ignorance de l’enfant : l’innocence est un savoir qui signifie ignorance. Sa différence avec l’ignorance morale apparaît quand elle est orientée par le savoir. C’est là le concept de la pudeur. Le vrai sens de la pudeur est que l’esprit ne peut pas faire sienne la pointe de la synthèse. Sans le moindre désir sensuel, il y a un effarouchement …de rien. Dans la pudeur la différence du sexe est posée mais sans orientation de l’un à l’autre, ce qui n’arrive que dans le mouvement sexuel. Mais puisque ce mouvement n’est pas instinct, il a ipso facto un telos, qui est la propagation, tandis que l’état de repos de l’amour, est érotisme pur. Encore à ce moment l’esprit n’est pas encore posé. Dès qu’il se pose, non seulement comme constituant de la synthèse, mais comme esprit, l’érotisme a cessé. C’est au contraire la force, la prédominance de l’intelligence qui neutralise à la fois l’érotisme et le rapport moral à l’érotisme dans l’indifférence de l’esprit. Il y a à cela une raison : l’angoisse de la pudeur provenait de ce que l’esprit se sentait étranger, mais maintenant l’esprit, complètement vainqueur, regarde le sexuel comme chose étrangère et comique. Le sexuel exprime la contradiction qu’est l’esprit immortel déterminé comme genus.
Dans le christianisme on a suspendu l’érotisme, non seulement par un malentendu éthique comme étant du péché, mais comme une catégorie indifférente, puisque l’esprit ne fait pas la différence entre l’homme et la femme. Du fait que dans la pudeur l’esprit s’effraie de revêtir la différence sexuelle, l’individualité s’échappe, et au lieu de la pénétrer par l’éthique, elle se raccroche à une explication tirée des hautes sphères de l’esprit. C’est là un de côtés de l’attitude monastique. Or comme l’angoisse est posée dans la pudeur, elle est présente dans tout plaisir érotique, non pas que celui-ci soit du péché ; l’angoisse n’en est pas moins présente comme partie intégrante. Mais pourquoi cette angoisse ? Parce qu’au paroxysme de l’érotisme l’esprit ne peut prendre part. A l’érotisme, l’esprit se sent étranger : mon cher, je ne peux être le trait d’union, je vais me cacher en attendant. Mais c’est cela même qui est l’angoisse et en même temps la pudeur.
Revenons à la répercussion de la génération dans l’individu, ce plus que chaque descendant d’Adam a par rapport à lui. C’est dans l’instant conceptionnel que l’esprit est au plus loin et par suite l’angoisse au plus fort. Dans cette angoisse même se crée l’individu nouveau. À l’instant de la naissance l’angoisse culmine une seconde fois chez la femme. À l’accouchement la femme est à la pointe d’un des deux extrêmes de la synthèse, c’est pourquoi l’esprit tremble. Mais plus il y a d’angoisse, plus il y a de sensualité. L’individu procréé est plus sensuel que le premier de tous et ce plus, est le plus de la génération, commun à tout individu depuis Adam par rapport à Adam. Mais ce plus d’angoisse et de sensualité de tout individu postérieur peut naturellement à son tour signifier un plus et un moins. Ce qu’enseigne l’Ecriture, que Dieu fait retomber l’iniquité des pères sur les enfants de la 3ème génération, la vie le proclame à voix haute. Tout individu commence dans un embrouillamini historique. La différence est que le christianisme apprend à s’élever au-dessus de ce plus et condamne celui qui ne le fait pas comme ne le voulant pas. Justement parce que la sensualité est ici définie comme un plus, l’angoisse de l’esprit devient en l’assumant une angoisse majeure. Le maximum ici, c’est cette chose terrible que l’angoisse du péché produit le péché.
- La conséquence des données historiques
Que la sensualité peut signifier peccabilité, c’est-à-dire l’obscur savoir qu’on en a, avec en outre un obscur savoir de ce que le péché d’ailleurs peut signifier, avec en outre une fausse assimilation historique des données de notre propre existence, c’est par quoi tombe la pointe, la libre originalité de l’individu, ce qui le confond sans plus avec le genre humain et son histoire. Nous ne disons pas que la sensualité est peccabilité mais que le péché fait d’elle de la peccabilité. Si l’on s’imagine alors l’individu depuis Adam, chacun a un milieu historique capable de faire voir que la sensualité peut signifier la peccabilité. Pour l’individu lui-même elle n’a point ce sens, mais ce savoir du milieu donne à l’angoisse un plus. L’esprit n’est donc pas seulement posé par rapport au contraire de la sensualité mais à celui de la peccabilité. Il va de soi que l’individu innocent ne comprend pas encore ce savoir ; car on ne le comprend que qualitativement, mais ce savoir cependant est à son tour un nouveau possible, en sorte que la liberté, pour avoir touché le sensuel, devient dans son possible une angoisse majeure. Depuis que le christianisme est entré dans le monde et avec lui la chance de la rédemption, n’a-t-on pas vu, jetée sur la sensualité, une lumière contradictoire qui n’existait pas chez les païens et qui sert à renforcer cette thèse que la sensualité est peccabilité ? A l’intérieur de la différence chrétienne ce plus peut à son tour signifier un plus ou un moins résidant dans le rapport de chaque individu innocent à son milieu historique. L’individu, dans son angoisse non pas d’être coupable mais de passer pour l’être, devient coupable. Le cas extrême c’est qu’un individu dès son plus jeune âge ait été par son milieu et par les influences subies, amené à identifier la sensualité à la peccabilité ; et ce cas prendra la forme d’un conflit. La sagacité psychologique s’attache exclusivement à chaque phénomène isolé sans avoir en même temps sous la main ses catégories éternelles, et elle ne veille pas assez à sauver l’humanité en sauvant coûte que coûte chaque individu dans le genre humain.
Donc la sensualité n’est pas la peccabilité, mais le péché, quand on l’a posé, quand on le pose, change toujours celle-là en celle-ci. Qu’en même temps la peccabilité signifie autre chose, c’est évident. Pour avoir mangé du fruit de l’arbre de la science, la différence entre le bien et le mal est entrée dans le monde, mais en outre la différence sexuelle comme appétit. Quant à expliquer le comment de ces faits, pas une science ne le peut. L’individu depuis Adam a beau avoir un plus par rapport à Adam, et encore un plus ou moins par rapport aux autres hommes, l’essentielle vérité n’en est pas moins que l’objet de l’angoisse est toujours un néant. La définition du péché comme égoïsme peut donc être très juste, mais à la condition de ne pas oublier en même temps qu’elle est si vide de contenu qu’elle n’a plus aucun sens. Enfin cette définition de l’égoïsme ne tient nul compte de la distinction du péché et du péché originel ni de leur explication réciproque, comment le péché explique le péché originel et le péché originel le péché. Si l’on ne commence par se préciser ce que signifie le moi, il ne sert à rien de dire du péché qu’il est égoïsme. Mais le « moi » exprime justement la contradiction qu’il y a de poser le général comme l’individuel. C’est seulement après être arrivé au concept de l’individuel qu’on peut parler de l’égoïsme. Le vrai moi n’est posé que dans le saut qualitatif. La sensualité n’est pas peccabilité. La sensualité dans l’innocence n’est pas peccabilité et cependant elle y est, car Adam a ressenti la faim, la soif.. La différence de sexe est posée dans l’innocence, mais ne l’est pas à ce titre. Ce n’est qu’au moment où le péché se pose, que la différence de sexe se pose aussi comme appétit. Une fois le sexuel posé comme la pointe de la synthèse, toute tentative d’abstraire ne sert à rien. La tâche est naturellement de le faire entrer dans la destination de l’esprit (c’est ici que se placent tous les problèmes moraux de l’érotisme). Veut-on maintenant comparer cette conception, qu’on l’appelle chrétienne ou ce qu’on voudra, avec celle de l’hellénisme, on y verra plus de profit que de perte. On y a perdu un peu de cette mélancolique insouciance de l’érotisme, mais on y a gagné une détermination spirituelle que les grecs n’ont pas connu.
Chapitre 3 : L’angoisse, conséquence du péché de ne pas atteindre à la conscience du péché
Arrêtons nous une seconde. Le chapitre précédent n’a cessé de distinguer puis d’identifier Adam et l’homme postérieur quant à la question de la responsabilité de faire entrer le péché dans le monde. Ce n’est que par une faute que l’innocence se perd et chacun la perd essentiellement de la même façon qu’Adam. Ce n’est l’intérêt ni de l’éthique ni de la dogmatique que de faire de nous de simples spectateurs face à un Adam à la source du péché. L’innocent n’aurait jamais l’idée de se poser ces questions mais le coupable pèche quand il en pose ; car il veut dans sa curiosité esthétique ignorer qu’il a lui-même introduit la culpabilité dans le monde et lui-même perdu l’innocence par la faute. Comme le dit Agnès Pigler, tout part de l’idée d’une possibilité séduisant le vouloir. Adam découvre sa liberté et un certain pouvoir. Bien sûr innocent, Adam ne comprend pas l’interdiction divine de toucher à l’arbre et à ses fruits, mais il suffit d’un mot pour que s’éveille l’angoisse autour de rien, soit un mot énigmatique. L’angoisse se fait possibilité de pouvoir mais c’est Adam seul qui pèche dans un saut qualitatif, notion à expliquer par la psychologie. Quant à la notion de synthèse de l’âme et du corps en faisant jouer l’esprit en tiers, elle demande que l’on précise ce que c’est cet esprit : il est discernement du bien et du mal ; l’esprit a besoin de devenir effectif et cela s’opère dans le saut qualitatif qui est ancrage du mal dans l’esprit.
On a constamment affirmé que l’homme est une synthèse constituée par l’esprit. L’angoisse était l’instant dans la vie de l’individu. D’où l’importance de la notion de passage. Sa vraie place est dans le domaine de la liberté historique, car il est un état, une réalité. Dans le domaine de la liberté historique, on doit se souvenir qu’il n’y a de nouveau que par le saut. L’homme est une synthèse de temporel et d’éternel. Dans cette autre synthèse, on voit qu’elle est formée différemment que la première. Dans cette nouvelle synthèse, où est passé le tiers ? Qu’est-ce que le temporel ? Quand on définit le temps comme une succession infinie, il semble naturel de le définir comme passé, présent et futur. Cette définition est pourtant fausse, d’être située dans le temps. Si dans la succession infinie du temps on savait où poser le pied ? Serait-ce dans un présent départageant ? Mais du fait que tout moment, comme la somme des moments, est un avancement, aucun d’eux n’est un présent et en ce sens il n’y a dans le temps ni présent, ni passé, ni futur. Si l’on croit pouvoir maintenir cete division, c’est parce qu’on spatialise le moment, ce qui s’opère par la faculté de l’imagination : on imagine le temps au lieu de le penser.
Le présent n’est pas un concept de temps sauf comme un sans-contenu infini. Et si on le fait disparaître, il ressurgit dans le passé et l’avenir. L’éternel au contraire est le présent. Nous nous le représentons comme une progression, mais qui n’avance pas, parce que pour l’imagination l’éternel est du présent d’une plénitude infinie. Dans l’éternel de nouveau on ne retrouve donc pas la séparation du passé et de l’avenir, parce que le présent est posé comme la succession abolie. Le temps est donc la succession infinie ; la vie qui est dans le temps et qui n’est que du temps, n’a pas de présent. L’instant signifie le présent comme chose qui n’a ni passé ni avenir ; car c’est là l’imperfection de la vie sensuelle. L’éternel signifie aussi le présent qui n’a ni passé ni avenir, mais cela même est sa perfection. Si maintenant l’on veut se servir de l’instant pour définir le temps, alors l’instant n’est précisément pas le présent, car l’intermédiaire pensé dans l’abstrait pur entre le passé et le futur n’existe pas. Cela montre bien que l’instant n’est pas une pure catégorie du temps. Si par contre le temps et l’éternité doivent se toucher, ce ne peut être que dans le temps, et nous voilà devant l’instant. Rien n’a la vitesse du regard, et pourtant il est commensurable au contenu de l’éternité. Un regard est une catégorie du temps, mais bien du temps dans ce conflit fatal où il est en intersection avec l’éternité. L’instant est toujours en rapport avec la catégorie de l’invisible parce que le temps et l’éternité sont conçus de façon extrêmement abstraite, du fait qu’on manquait de concept du temporel, par manque de concept de l’esprit. Ainsi entendu l’instant est un atome d’éternité.
Il en va du temporel comme du sensuel ; car le temporel apparaît encore plus imparfait, l’instant encore plus exigu que la persistance de la nature dans le temps, et que sa sécurité apparente. Et pourtant c’est le contraire, cette sécurité de la nature venant de ce que le temps n’existe pas pour elle. L’histoire naît toujours dans l’instant. La sensualité humaine devient par le péché, peccabilité et se pose donc plus bas que celle de l’animal, mais c’est justement parce qu’ici commence la supériorité de l’homme, parce qu’ici commence l’esprit. Dans tout ce classement, l’avenir signifie plus que le présent et le passé, car n’est-il pas le tout dont le passé n’est qu’une partie ? Qu’il puisse le signifier vient de ce que l’éternel signifie d’abord l’avenir, ou encore que l’avenir est cet incognito où l’éternel, comme incommensurable au temps, veut sauvegarder son commerce avec le temps. L’instant et l’avenir posent à leur tour le passé. Ici le souvenir platonicien trouve son sens. L’éternité grecque est en arrière comme le passé dans lequel on n’entre qu’à reculons. Si l’instant n’existe pas, l’éternel surgit en arrière comme le passé. Le concept autour tout gravite dans le christianisme, celui qui a tout renouvelé est la plénitude des temps, mais cette plénitude est l’instant comme éternité, cette éternité étant en même temps l’avenir et le passé. Pour Adam donc, aussi bien que pour l’homme après lui, l’instant existe. La synthèse de l’âme et du corps doit être posée par l’esprit, mais l’esprit est éternel et n’existe donc que quand l’esprit pose aussi la première synthèse, celle du temporel et de l’éternel. De même donc que devant se poser dans la synthèse ou la poser, l’esprit comme possible de lui-même (c’est-à-dire de la liberté) dans l’individualité s’exprimait comme angoisse, de même ici le futur, possible de l’éternité (c’est-à-dire de la liberté) apparaît à son tour dans l’individu comme angoisse. Au moment où alors son propre possible lui apparaît, la liberté blémit et le temporel se produit alors de la même façon que la sensualité au sens de la peccabilité, ceci n’est que la dernière expression psychologique de l’ultime acheminement psychologique au saut qualitatif. La plus haute différence par rapport à Adam, c’est que l’avenir semble anticipé par le passé , autrement dit, c’est l’angoisse que le possible soit perdu avant d’avoir été.
Le possible correspond tout à fait à l’avenir. Pour la liberté il est l’avenir, et pour le temps l’avenir c’est le possible. Et à l’un comme à l’autre, dans la vie individuelle, correspond l’angoisse. Ainsi nous voilà retombés où nous en étions au premier chapitre. L’angoisse est l’étape psychologique qui précède le péché, qui s’en rapproche autant que possible, aussi anxieusement qu’elle peut, sans pourtant expliquer le péché qui n’éclate que dans le saut qualitatif. Dès le péché posé, le temporel est peccabilité. Nous ne disons pas que le temporel est peccabilité, pas plus que ne l’est le sensuel, mais il la signifie dès le péché. C’est pourquoi c’est pécher de ne vivre que dans l’instant en faisant abstraction de l’éternité. Dès le péché posé, il ne sert de rien de vouloir faire abstraction du temporel, pas plus que de la sensualité.
- L’angoisse dans l’a-spiritualité
À regarder la vie on se persuadera vite que tout le paganisme et sa persistance même dans le christianisme demeurent dans une simple catégorie quantitative d’où le saut qualitatif du péché ne se dégage pas. Sans être celui de l’innocence, cet état, vu sous l’angle spirituel, est précisément celui de la peccabilité. Il est assez curieux que le paganisme était dans le péché, alors que la conscience du péché n’a été posée que par le christianisme. Par les catégories quantitatives, le paganisme semble étirer le temps sans arriver jamais jusqu’au péché dans son tréfonds, mais c’est cela le péché. Pour le paganisme la démonstration est aisée, mais bien moins pour sa persistance dans le christianisme. La raison en est que, plus haut on place l’esprit, plus bas s’en révèle le manque, et que plus haut est ce qui est perdu, plus misérables sont ceux qui ont perdu tout sentiment. Le malheur de l’aspiritualité c’est, avec l’esprit, de manquer de rapport, le sien n’étant rien. Elle peut donc jusqu’à un certain point posséder tout le contenu de l’esprit, comme histoires de revenants. Elle peut bien posséder la vérité comme bruits et commérages. Sous l’angle esthétique, c’est là le comique profond de l’a-spiritualité. L’homme a-spirituel peut dire tout à fait la même chose que l’esprit le plus riche, la différence c’est qu’il ne la dit pas en vertu de l’esprit. Il n’y a qu’une preuve du spirituel, c’est celle de l’esprit en chaque moi. Pour l’homme a-spirituel, il n’y a pas d’autorité, car il sait bien que l’esprit n’en connaît pas, mais comme pour son malheur lui-même n’est pas esprit, en dépit de son savoir il devient un parfait idolâtre. Quoique dans l’a-spirituel il n’y ait pas d’angoisse, puisqu’elle en est exclue comme l’esprit, elle y est cependant mais en attente.
- L’angoisse et son attitude dialectique face au destin
On dit d’habitude que le paganisme habite le péché, ce serait mieux de dire qu’il habite l’angoisse. Il est d’une façon générale la sensualité, mais une sensualité ayant un rapport à l’esprit, sans pourtant que l’esprit au fond soit posé comme esprit. Mais ce possible c’est de l’angoisse. L’angoisse et le néant ne cessent de se correspondre. Dès que la réalité de la liberté et de l’esprit est posée, l’angoisse s’élimine. Mais que signifie alors dans le paganisme ce néant de l’angoisse ? C’est le destin. Le destin est un rapport à l’esprit mais extérieur, c’est un rapport entre l’esprit et autre chose qui n’en est pas et avec qui l’esprit doit pourtant avoir un rapport spirituel. Le destin peut signifier juste le contraire parce qu’en lui la nécessité s’unit au hasard. Un résidu de cette nécessité a passé dans la conception chrétienne où il a pris le sens de destin : l’incommensurable à la Providence. Cependant il n’en est pas ainsi, le destin étant précisément l’union de la nécessité et du hasard. Une nécessité sans conscience d’elle-même est par là même fortuite par rapport à l’instant qui suit. Aussi le destin est-il le néant de l’angoisse. Néant, car dès qu’on pose l’esprit, l’angoisse disparaît, mais également lui-même, puisque du coup on pose la Providence. Et cependant le païen avec le destin a un rapport, c’est l’angoisse. S’approcher davantage, il ne le peut. Le concept de coulpe et de péché fait de l’individu L’Isolé. Il n’est question que d’un point : sa culpabilité, et il sera coupable pourtant par le destin, tout ce qui n’entre pas en compte, et sa culpabilité même abolira dans le concept de destin, du destin qui l’aura produite.
La fausse interprétation de cette contradiction donne le faux concept du péché originel, et la correcte en donne le vrai, celui en effet où chacun de nous est soi-même et le genre humain, et où l’individu depuis Adam ne diffère pas essentiellement du premier homme. L’angoisse à sa pointe extrême, où il semblait à l’individu qu’il était coupable, n’est pas encore la faute. Le péché ne survient donc ni comme nécessité ni comme hasard, et c’est pourquoi au concept du péché répond la Providence. Dans le christianisme on trouve l’angoisse païenne du destin partout où l’esprit, quoique présent sans doute, ne se pose pas essentiellement comme esprit. C’est en observant un génie qu’on voit le mieux le phénomène. Le génie découvre toujours le destin, et plus il est profond, plus il le découvre profondément (on voit ici K se débattre avec le secret mais tous les bruits circulent : le père a fécondé une servante qui enfantera K ; dans les relations sexuelles K est impuissant …). Ici naturellement les a-spirituels crieront à la folie, quand en réalité c’est là qu’est la grandeur. Seul le péché pose la Providence. Aussi le génie a-t-il une lutte énorme à livrer pour l’atteindre. S’il a échoué, il offre un bon sujet d’étude du destin. Le génie est anxieux à d’autres heures que le commun des hommes. C’est à l’heure du danger que le génie est le plus fort, son angoisse au contraire tient dans l’instant d’avant ou dans celui d’après, à cette minute tremblante où il doit s’entretenir avec cet inconnu majeur qu’est le destin. Le génie comme génie est incapable de se comprendre religieusement, aussi n’arrive-t-il ni au péché, ni à la Providence ; et pour cette raison également il reste, avec le destin, dans un rapport d’angoisse. Le génie ne prend pas d’importance pour lui-même, ni sa portée ne peut se définir au-dessus de celle du destin quant à ses catégories qui sont toutes temporelles : bonheur, malheur, honneurs, respect, pouvoir, immortalité de la gloire. Toute catégorie plus profondément dialectique de l’angoisse est exclue. L’extrême serait d’être tenu pour coupable, et que l’angoisse alors se tourne non vers la faute, mais sa simple apparence qui n’est qu’une catégorie de l’honneur. Qu’une telle vie de génie, nonobstant son éclat, sa splendeur, sa portée, soit du péché, faut-il pas du courage pour le comprendre ? mais ce n’est que par un retour religieux sur soi-même que le génie et le talent vraiment se justifient.
- L’angoisse et son attitude dialectique en face de la faute
On a coutume de dire que le judaïsme est le point de vue de la loi. Ce qu’on peut rendre aussi en disant qu’il est dans l’angoisse. Mais le néant de l’angoisse ici ne signifie plus le destin. C’est dans ce domaine que la correspondance : angoisse-néant apparaît surtout paradoxale ; car la faute est bien quelque chose d’existant. Et pourtant il est vrai que tant qu’elle est l’objet de l’angoisse, elle est néant. L’équivoque est dans le comportement de l’angoisse à ce néant ; car dès la faute l’angoisse a disparu, et le remords est là. L’angoisse incluse dans le judaïsme est celle de la faute. La faute est une puissance qui se répand partout, et que personne cependant ne peut au fond comprendre, alors qu’elle couve sur l’existence. Aussi n’est-elle explicable que par une chose de même nature, de même que l’oracle répondait au destin. À l’oracle des païens correspond chez les juifs le sacrifice. Mais le sacrifice non plus n’était compréhensible à tous. Là gît le tragique profond du judaïsme : le juif recourt au sacrifice, mais en vain, car le vrai secours serait que le rapport équivoque de l’angoisse à la faute fût aboli et fît place à un rapport réel, posé par le repentir. Ce n’est qu’avec le péché que la Rédemption se pose et c’est un sacrifice qui ne se répète pas. La perfection n’est atteinte que si la condition réelle du péché est posée. Dès qu’elle manque, il faut répéter le sacrifice. Dans le ressort de l’histoire du christianisme, le génie ne diffère du commun des hommes que par la conscience qu’il a, dans le cadre de ses données historiques, de commencer aussi primitivement qu’Adam. À chaque génie qui naît, l’existence est comme remise à l’essai, car il refait et revit tout le parcours de l’humanité, jusqu’à ce qu’il se rejoigne lui-même. La vie de l’homme en effet est toujours disposée religieusement. A vouloir le contester, on brouille tout et l’on abolit les concepts d’individu, de genre humain et d’immortalité.
L’erreur du Moyen-Âge n’était pas de manquer de réflexion religieuse mais de s’arrêter trop tôt. Ici réapparaît le problème de la répétition ; le moi, peut-il, après avoir commencé son retour religieux sur lui-même, se ressaisir tout entier ? Au Moyen-Âge on coupait court. Cependant le Moyen-Âge offre aussi des exemples de réflexion religieuse poussée un peu plus en avant. Cependant sur ce chapitre il faut attendre l’arrivée des caractères qui, en dépit de leurs dons extérieurs, ne choisissent pas la grande porte, mais la douleur, la détresse, et l’angoisse où ils font retour religieux sur eux-mêmes. Comme le génie immédiat avait le destin, il aura , lui le génie religieux, la faute. En se tournant vers lui-même, il se tourne vers Dieu, et c’est la foi. Cette foi est une habitude du cérémonial que, lorsque l’esprit terrestre veut voir Dieu, il faut qu’il commence comme coupable. En se tournant alors vers lui-même, il découvre la faute. En se tournant au-dedans de lui-même, il découvre la liberté, et la liberté pour lui est la béatitude, celle de savoir en son for intérieur qu’il est lui-même liberté. Cependant plus s’élève la personnalité, plus cher tout doit se payer. C’est ce qu’était le destin, la seule chose qu’il redoute : sa crainte non pas de paraître coupable, mais la crainte de l’être. De la même force qu’il découvre la liberté, l’angoisse du péché le saisit dans l’état du possible. Il ne craint que la faute, la seule chose qui puisse lui ôter la liberté. L’opposé de la liberté c’est la faute, et c’est sa suprême grandeur de n’avoir jamais affaire qu’à elle-même, projetant dans son possible la faute, la posant donc ainsi d’elle-même, et également encore quand la faute se pose réellement. Ne pas tenir compte de ceci, c’est confondre par légèreté d’esprit avec une chose toute autre, la force.
Maintenant quand la liberté craint la faute, sa crainte alors n’est pas de se reconnaître coupable si elle l’est mais de le devenir, et c’est pourquoi la liberté, dès la faute, réapparaît comme repentir. Mais son rapport à la faute reste provisoirement un possible. La liberté ne sait jamais que par elle-même, si elle est liberté ou si la faute est posée. Le rapport de la liberté à la faute est l’angoisse, parce que la liberté et la faute restent encore des possibles. Mais au moment où la liberté se fixe elle-même et veut tenir si loin d’elle la faute qu’il n’en reste pas en elle la moindre parcelle, elle ne peut cependant s’empêcher alors de fixer la faute, et c’est cette fixité qui fait l’ambigu de l’angoisse, tout comme en son renoncement même devant un possible il y a une appétence. La faute est une idée plus concrète qui, dans le rapport du possible à la liberté, se charge de plus en plus de possibilité. À la fin c’est comme si la faute du monde entier se réunissait pour le rendre coupable il le devenait de la faute du monde entier.
Chapitre 4 : l’angoisse du péché ou l’angoisse conséquence du péché dans l’individu
Par le saut qualitatif le péché est entré dans le monde, et c’est par cette voie qu’il ne cesse d’y entrer. Le saut qualitatif étant bien la réalité, le possible et l’angoisse devraient donc disparaître. Or il n’en est pas ainsi. D’une part la réalité ne se réduit pas à un unique moment, de l’autre cette réalité posée est une réalité abusive. L’angoisse reparaît donc par rapport au réel déjà posé et à l’avenir. Pourtant l’objet de l’angoisse est maintenant une chose déterminée, son néant est réellement quelque chose, puisque la différence entre le Bien et le Mal est posée concrètement, ce qui enlève à l’angoisse son ambiguïté dialectique. Ceci est vrai d’Adam comme de tout homme après lui, le saut qualitatif achève leur ressemblance. Avec le péché, le saut qualitatif pose dans l’individu la différence du Bien et du Mal. Faire du Bien et du Mal l’objet de la liberté, c’est réduire au fini, et la liberté et les concepts du Bien et du Mal. Pour comprendre ce chapitre, il faut cerner la question de l’angoisse du Mal en la distinguant de l’angoisse du Bien ; l’angoisse du Mal est liée à la chute par quoi, par ma faute, mon moi libre fait entrer le Mal dans le monde. Mais bien pire est l’angoisse du Bien. Intellectuellement on peut comprendre où se trouve le Bien, il n’en reste pas moins que l’on ne le fait pas. Comme le dit Benjamin Guérin, il y a un fond démoniaque chez K : le démoniaque est la servitude où l’on veut s’enfermer. L’angoisse apparaît au premier contact. Le démoniaque c’est l’esprit qui s’enferme en lui-même. Ce n’est plus l’angoisse de craindre le péché, l’angoisse du Bien c’est de craindre la délivrance !!!
- L’angoisse du Mal
Le péché posé est bien un possible aboli, mais il est en même temps une réalité abusive. Puisqu’il est une réalité abusive, il doit à son tour être nié, et c’est de ce travail que l’angoisse va se charger. Le péché est en même temps conséquence, bien qu’il en soit une étrangère à la liberté. Cette conséquence s’annonce, et c’est à son entrée en scène, possible d’un nouvel état, que s’applique l’angoisse. Si bas qu’un individu tombe, il peut encore tomber plus bas, et ce « peut » est l’objet de son angoisse. Le péché a un sens concret car on ne pèche pas abstraitement ni en général. Même le péché de vouloir revenir en-deçà de l’acte du péché n’en est pas un abstrait, et un tel péché n’a jamais eu lieu. La conscience du péché, quand elle se traduit avec profondeur et sérieux dans l’expression du repentir, est une grande rareté. Il faut que chacun de nous participe essentiellement à l’absolu sinon c’est la fin de tout. Pour l’éthique le péché n’est pas un état. L’état au contraire est toujours la dernière approximation psychologique vers l’état suivant. L’angoisse est désormais présente comme le « possible » du nouvel état. Le péché commis est une réalité abusive, il est réalité, et posé à ce titre par l’individu dans le repentir, mais le repentir ne devient pas la liberté de l’individu. Il est ravalé à un possible par rapport au péché ; autrement dit le repentir, incapable d’abolir le péché, ne peut que s’en attrister. Le remords a perdu la raison, et l’angoisse s’est condensée en remords. L’angoisse est en tête et découvre la conséquence avant qu’elle ne soit là, comme on peut pressentir un orage qui se forme. Mais l’individu s’arrête là où la peur le saisit. Le péché a le dessus, l’angoisse se rabat dans le repentir. Ce repentir est devenu fou. Le repentir ne peut rendre libre. La seule chose qui peut désarmer le sophisme du repentir, c’est la foi, le courage de croire que notre état est un nouveau péché. Seule la dogmatique abolit dans la Rédemption, où la détermination du péché originel devient intelligible. Le repentir retarde l’action et c’est l’action qu’exige l’éthique. Le repentir finit par se prendre lui-même pour objet.
- L’angoisse du Bien (le démoniaque)
Le démoniaque n’apparaît qu’au contact du Bien. Le Bien signifie la réintégration de la liberté, la Rédemption, le salut. On peut considérer le démoniaque sous l’angle esthético-métaphysique. Le phénomène tombe sous la rubrique du malheur. L’attitude qu’on prend à son égard est la pitié. Si la vraie pitié humaine prétend cautionner et endosser les souffrances d’autrui, il lui faut d’abord y démêler la part du destin et la part du péché. Et cette distinction doit être poursuivie, avec l’inquiète mais non moins énergique passion de la liberté. En se couvrant de l’éthique, on a ensuite considéré le démoniaque pour le juger. S’identifiant elle-même en esprit avec le phénomène, elle ne pouvait l’expliquer que comme péché. On a finalement considéré le démoniaque d’un point de vue thérapeutique. Cette possibilité de trois façons diverses de l’envisager prouve l’ambiguïté du phénomène et montre qu’en un sens il relève de tous les domaines, somatique-psychique-pneumatique. Le démoniaque est l’angoisse du Bien. Dans l’innocence la liberté n’était pas posée comme telle, son « possible » était, chez l’individu, de l’angoisse. Dans le démoniaque le rapport est renversé. La liberté est posée comme non-liberté, étant en effet perdue, et son possible ici est de nouveau l’angoisse. La différence est absolue ; car le possible de la liberté se révèle par rapport à la non-liberté, laquelle est l’opposé de l’innocence qui est, elle, une détermination vers la liberté. Le démoniaque est la non-liberté qui veut se circonscrire. Le démoniaque est l’hermétisme et l’ouverture involontaire ; le démoniaque est le subit ; le démoniaque est le vide, l’ennui.
La liberté est justement ce qui élargit. On use d’un terme métaphysique pour le Mal en l’appelant le négatif ; la traduction éthique, quand on considère l’effet du Mal dans l’individu, en est l’hermétisme. Le démoniaque ne s’enferme pas dans quelque chose, mais s’enferme seul, et c’est là le profond de l’existence que la non-liberté se fasse elle-même prisonnière. Si maintenant la liberté le touche, l’hermétisme est pris d’angoisse. Le démoniaque est l’hermétisme, il est l’angoisse du Bien. Les conflits de l’hermétisme pour s’ouvrir peuvent à leur tour être d’une infinie diversité et de nuances innombrables ; car la fécondité végétative de la vie spirituelle ne le cède en rien à celle de la nature, et la diversité sans nombre des états spirituels dépasse celle des fleurs. Ce que cache l’hermétique sous son hermétisme est parfois si affreux qu’il n’ose l’énoncer, pas même pour lui-même, parce qu’il lui semblerait en l’énonçant commettre un nouveau péché. Pour que le cas se produise, il faut qu’il y ait dans l’individu un mélange de pureté et d’impureté assez rare. L’hermétisme est de s’ouvrir malgré soi.
Le subit est une nouvelle expression d’un autre côté de l’hermétisme. Le démoniaque se définit comme l’hermétisme quand on regarde au Temps. L’hermétisme était l’effet d’un comportement négatif du moi dans la personnalité. Il ne cessait de retrancher de plus en plus contre la communication. Mais communiquer, c’est exprimer la continuité. Et nier le contenu, c’est le subit. La fausse continuité de l’hermétisme s’avère comme le subit : un instant il est là, un autre il n’y est plus, et tout comme il vient de disparaître, il est de nouveau là, tout entier et intact. Le subit ne connaît pas de loi, il ne relève pas de phénomènes physiques, c’en est un psychique, qui manifeste la non-liberté. Le subit comme le démoniaque est l’angoisse du Bien. Le Bien signifie la continuité, car c’est par elle que le salut d’abord se manifeste. Tandis que la personnalité déroule sa vie en une certaine continuité avec le reste de la vie, l’hermétisme se conserve dans l’individu démoniaque, ne cessant d’y apparaître comme le subit.
Cette continuité de l’ennui en pendant au subit, est ce qu’on pourrait appeler le tarissement. Car l’ennui, le tarissement sont la continuité dans le néant. Le vide, l’ennui signifient l’hermétisme (tout tourne autour de la révélation d’un secret ; mais comme le moi se renforce dans une posture de défense de ce noyau à cacher, il ne faudrait pas oublier que ce secret n’en est finalement pas un car l’enjeu n’est pas au plan de son contenu, insignifiant, mais dans une attitude revendiquant le rejet des autres et de toute communication avec eux). Le démoniaque est le négatif, le néant. Le négatif devrait signifier la forme du néant, de même que le vide correspond à l’hermétisme. Cependant le négatif a le défaut d’être défini du dehors par le rapport à autre chose qu’il nie, tandis que l’hermétisme définit précisément l’état. Entendu ainsi le négatif peut servir à désigner le démoniaque. Socrate a introduit l’ironie dans le monde c’est bien pour dans ce retranchement du commerce avec les hommes, commencer à parler dans le silence avec Dieu. Si d’une part la non-liberté était à même de se retrancher et de s’hypostasier complètement, si d’autre part elle n’en avait pas la volonté constante, le démoniaque ne serait pas l’angoisse du Bien. La non-liberté, le démoniaque, est un état. C’est ainsi que la psychologie le considère. L’éthique au contraire regarde comment le nouveau péché sort de lui (car seul le Bien est ensemble état et mouvement). La liberté cependant peut se perdre diversement : perte somatico-psychique de la liberté ; perte pneumatique de la liberté.
En analysant ces façons de perdre, on découvre que la liberté pose elle-même son corps par un acte de corporisation (Schelling). Dès que le corps se révolte, la liberté se conjure contre elle-même. Et ce mouvement révèle à coup sûr la présence du démoniaque, sauf que l’angoisse récoltée est l’angoisse du Mal…. Mais on découvre surtout que la liberté n’a rien à voir avec un contenu intellectuel mais avec l’existant. On n’oriente plus la pensée sur l’axe de la vérité. La liberté n’est que pour l’Isolé qui lui-même la produit en agissant. La vérité, la question est de savoir si l’homme veut la connaître. La certitude qui ne s’obtient que par l’action et qu’en elle, tranche si l’individu est démoniaque ou non. L’idée d’immortalité a en soi une force, une énergie dans ses effets, une responsabilité dès qu’on l’accepte, qui changeraient peut-être toute la vie d’une façon qu’on redoute. (K fait de nouveau un détour sur les preuves de l’existence de Dieu pour faire valoir que le démoniaque redoute par-dessus tout d’être sauvé). Le détour par l’intellectualisation montre que ce qui fait défaut à l’homme c’est un noyau de certitude, une intériorité. Certitude et intériorité c’est la subjectivité. Pas une subjectivité abstraite mais concrète. Mais qu’est-ce que la certitude et l’intériorité ? Une question de sérieux. Car il faut éliminer les aléas qui fascinent en chemin : incrédulité-superstition, hypocrisie-scandale, fierté-lâcheté… Le sérieux tient un cap qui évite surtout les pièges des définitions. Une idée d’une personnalité concrète, pour un auteur comme Rozenkrantz, c’est le « Gemüth », une synthèse du sentiment et de la conscience de soi. L’homme sérieux l’est par l’originalité avec laquelle il se répète dans la répétition (L’enjeu est de pouvoir être saisi par la Reprise, soit un mouvement des répétitions qui débouche sur du neuf). Aussi n’est-il pas de critère plus sûr de ce que vaut en son fond un caractère que d’apprendre de sa propre indiscrétion ou de lui tirer du nez son « secret », ce qui l’a rendu sérieux dans la vie ; car on peut bien naître avec du « Gemüth » mais non avec du sérieux. L’objet qui ancre ce sérieux dans le réel d’un sujet c’est « nous-mêmes » ! Mais attention sur le chemin du sérieux d’aller jusqu’au bout ; car on nie trop facilement l’éternel dans l’homme. Si l’on pose l’éternel, le présent devient autre chose qu’on ne veut. C’est ce qu’on craint, et l’on est ainsi, dans l’angoisse du Bien. Et c’est cela le démoniaque.
Chapitre 5 : l’angoisse comme salut par la foi
L’apprentissage véritable de l’angoisse est le suprême savoir. Comme une angoisse produite par nous-mêmes, ce n’est que dans ce sens là qu’il faut entendre ce qu’on rapporte du Christ qu’il ressentait l’angoisse jusqu’à la mort. L’angoisse est le « possible » de la liberté, seule cette angoisse-là forme par la foi l’homme absolument, en dévorant toutes les finitudes, en dénudant toutes leurs déceptions. L’homme formé par l’angoisse l’est par le possible, et seul celui que forme le possible l’est par son infinité. C’est pourquoi le possible est la plus lourde des catégories. Le possible dont on vante la facilité s’entend d’habitude comme un possible du bonheur, de chance. Ce qui n’est pas du tout le possible ! Telle est la seule façon dont le possible nous forme : car la finitude et les choses du fini, où tout individu a sa place assignée, mesquines et quotidiennes, ou faisant époque dans l’histoire, ne forment jamais qu’au fini, nous empêchant d’apprendre l’absolu. Mais on ne reçoit cette formation absolue et infinie du possible qu’à condition d’être probe envers lui et d’avoir la foi. Par la foi j’entends ici ce qu’à sa façon Hegel avec beaucoup de justesse nomme la « certitude intérieure », qui anticipe l’infinité. Ce n’est qu’après avoir passé par l’angoisse du possible qu’on est formé à ne pas être sa proie : quand on fraude le possible qui doit vous former, on n’arrive jamais à la foi, et l’on ne fait de sa foi qu’une sagesse de la finité, de même qu’on n’était qu’à l’école du fini. Et le pas suivant, pour échapper à ce piège, est de s’en remettre à la foi.
Mais celui qu’a englouti le possible, le vertige l’a pris. Seulement je ne nie pas pour l’élève du possible le risque du suicide ! Socrate allègre levait la coupe de ciguë ; lors l’angoisse lui rentre dans l’âme, y scrute partout, en chasse par ses tourments les finités et petitesses pour le mener où il (le vertige) veut. Mais il est un mode autrement aisé de formation bien plus profonde. Prenez l’élève du possible, mettez le au milieu des landes du Jutland où rien ne se passe, où le plus grand événement est l’envol d’un coq de bruyère ; sa vie y sera plus pleine, plus exacte, plus profonde d’expérience que celle de l’homme applaudi sur la scène de l’histoire. En nous formant donc par la foi, l’angoisse détruira justement ce qu’elle produit elle-même. Quand l’individualité ne se transforme pas ainsi d’elle-même par rapport au « destin », elle garde toujours un résidu dialectique qu’aucune finité ne peut détruire, pas plus qu’on ne perd sa foi dans la loterie à force de perdre en jouant, si on ne la perd pas par un acte intérieur. Socrate dit qu’il est épouvantable d’être trompé par soi-même, parce qu’on a toujours chez soi un trompeur. Par la foi l’angoisse nous élève à nous en reposer sur la Providence. De même aussi avec la faute, l’autre grande découverte de l’angoisse. Qui ne connaît sa coulpe que par la finité est perdu dans le fini et ce n’est pas dans le fini qu’on résout la question de la culpabilité de quelqu’un. On ne comprendra jamais à fond qu’on est coupable ; quand on l’est en affet, on l’est infiniment. Par rapport à la faute, l’élève de l’angoisse ne trouve de repos final que dans la Rédemption….
ENVOI
Nous voici à la fin du deuxième résumé. Occasion de rassembler nos idées.
K est un penseur qui aspire à ancrer son être, sa vie, sur l’Absolu. Cet Absolu est l’absolu divin. La question d’orienter sa vie en fonction de l’axe de la transcendance divine inscrit ce penseur dans la famille des métaphysiciens classiques comme Spinoza. Cependant la transmission familiale d’un contexte religieux extrêmement exigeant, renvoie à une problématique psychologique au carrefour du normal et du pathologique. Un fond mélancolique, dans un contexte croyant dans la Rédemption par la grâce, rédemption d’une faute qui accentue le Mal dans le monde, interdit l’individu K d’être sauvé. Un destin familial l’en empêche et l’handicape radicalement au point que tout engagement amoureux, sensuel et à fortiori sexuel, lui est impossible avec une femme. K est doté d’une intelligence supérieure et il a également un véritable talent de plume, dans un style qui plonge dans l’atmosphère romantique et esthétique pour aiguiser un rapport avec les autres sur fond d’ironie mordante.
K est un penseur qui se veut être le premier à innover avec une philosophie qui, construite contre un Hegel fabulé en maître du système selon les lois de la nécessité, va articuler une analyse de l’existence totalement privée de son essence, quand elle cherche à ne dépendre de personne pour agir selon la loi du Bien. Et c’est ici que la pensée perd tout effet de conviction car chaque fois qu’elle loupe par la logique une étape de la réflexion, il y a usage du saut. Ainsi entre les stades esthétique et éthique et puis entre le stade éthique et religieux : soit respectivement le saut qualitatif d’introduire par le péché le Mal dans le monde ; et le saut de la foi par lequel l’individu s’abandonne complètement dans une Providence dont on n’a pas idée des intentions. K passe toute sa vie à attendre la paix sans jamais la trouver. La solution serait du côté de l’action, de l’engagement, bref dans le risque de la liberté qui peut toujours se tromper. Mais si on cherche à se protéger de l’erreur en développant toute une pensée du « préalable » à l’action juste, on n’agit jamais. La place nulle qu’il laisse aux autres témoigne d’un caractère orgueilleux (démoniaque plus exactement) qui a en plus la lucidité de savoir qu’il s’égare, tout en continuant de s’égarer. Le registre du pardon à soi-même est douloureusement absent. Il a beau s’appuyer sur des hétéronymes chaque fois qu’il veut avancer des idées originales, il a beau s’appuyer sur des personnages conceptuels (comme Abraham ou Job) pour contourner l’obstacle…
K est un penseur qui est en dette de la dialectique hégélienne mais également du passé plus large puisque remontant à la Grèce Antique. Il se dote d’une boîte à outils où il dépose les concepts de possible, devenir, existence, individu, paradoxe, liberté, destin, secret… et bien d’autres