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Le baroque et l’ingénieur, essai sur l’écriture de C E Gadda


Auteur du livre: Jean-Paul Manganaro

Éditeur: Seuil

Année de publication: 1994

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Le baroque permet de valoriser les pas d’écart. L’écriture rassemble son effort à sauver le rationalisme et le positivisme à l’heure du chaos. Le vitalisme de Bergson lutte avec la mort qui a frappé le frère haï mais intouchable d’être mort à la guerre auréolé en héros central de la famille. Le travail de Bergson sur la substance et la matière picturale trouve dans l’analyse du tableau de Caravaggio un rythme, une durée, une répétition vidant pulsionnellement le centre fixé par la mort. Et « La connaissance de la douleur » se mue en rire dans un mouvement en spirale se remplissant d’humour. Fameux pastis.

Chapitre 1 : une langue entre l’obtus et l’obvie

Il y a une tension spastique des dissymétries. Par une écriture qui ne cesse de se plisser, la progression du récit se fige dans une structure statique où règne l’art d’écrire autour, au-dessus, au-delà du fait contingent de la narration. Le problème de la langue n’est pas dans ses écueils mais dans ce qu’elle renie ; il y a un au-delà expressif, une autre réalité que la chose pauvre qu’attrape le récit – crime, amour, des faire, des défaire – , une autre réalité se muant en réel. Ni poésie, ni essai, ni nouvelle, ni roman et chaque fois l’écriture cherche à effacer les catégories de l’espace et du temps et tenir la mort à distance. Gadda privilégie la période 1860-1870 comme la grande époque italienne ; l’Italie va suivre alors le positivisme et le rationalisme. Mais la guerre 14-18 répondra mal aux problèmes posés par son époque 60 ans plus tard quand le capitalisme devenu de plus en plus sauvage, met à mal les valeurs du positivisme et du rationalisme.

Le travail d’écriture est précédé par un « atelier » où s’élabore la conception théorique du travail d’écrivain chargé de rendre compte d’une traversée des impasses tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Dans sa vie privée, la mort du frère pousse Gadda à renoncer à toute possibilité d’unification dans le cadre du roman. La construction symétrique par des anti-strophes, qui se succèdent entre imprécation et élégie, se fait éternelle digression où opère le vitalisme propre à Bergson. C’est là que Gadda met au point ses « tratti » (schémas) dont la revue « Solaria » rendra compte en publiant des travaux de cette période : journal, Racconto – La madone des philosophes, Le château d’Udine, Apologie manzonienne, La mécanique… L’effort s’apparente au projet du 18ème siècle où on pouvait « dominer » l’ensemble des connaissances. Mais maintenant c’est devenu impossible même si Leibniz et le calcul infinitésimal resteront un repère. Gadda est un scientifique.

Chapitre 2 : la nouvelle impossible

Et ce n’est même pas voulu car Gadda a pour but de tirer tout ce qui est à tirer de la loi de la différenciation réformatrice et multiplicatrice de la substance et de la matière. Seule la déformation donne lieu à la multiplicité qui, avec ses erreurs, est à la base de toute vraie connaissance à travers l’ouverture de nouveaux embranchements. Le lieu est pensé comme  une pluralité de forces disparates qui servent à confondre le point central de l’origine. Pour contrer une culture univoque et centralisée – le fascisme -, il va chercher dans les formes linguistiques et littéraires du passé ce qu’il croit y avoir été trouvé autour d’une meilleure décision-résolution des polarisations différentes et plurielles. Riemann joue un rôle dans cette recherche quand Gadda parle de spasmes et de tensions. Cela n’a rien à voir avec des innovations purement narcissiques. L’écriture développe des rapports d’analogie sur base d’une série d’hypothèses descriptives, tantôt concrètes, tantôt abstraites, en passant de l’humain à l’animal, en glissant du mouvement à l’absence de dynamique, mélangeant des intensités respectives sans vouloir les réunir mais simplement pour rendre contigu ce qui dans les données du réel semble tendre à s’écarter.

Et dès lors on en vient à la loi implacable de la répétition, dans un éternel retour au moment tragique, à l’événement unique qui a frappé dans la vie privée. L’écriture suit et développe un double trajet en parallèle, en fonction d’un double pli : la référence culturelle (à Leopardi) et la référence personnelle. L’écriture ne cesse d’élaborer textuellement sa propre fabrication et méta-textuellement sa propre implication dans un double système de réflexion et de réinvention qui confirme l’absence de point de centrage de la narration. Et ce contre toute volonté du narrateur, car c’est au peuple qu’il confie la détermination des valeurs.

Chapitre 3 : les positions structurelles de l’écriture

La définition du baroque renvoie à l’idée d’un remplissage d’un manque ou d’une défaite. Le Caravaggio joue un rôle heuristique de modèle fondateur à la fois réaliste et lyrique. Tandis que l’ordre du Seigneur reste sans réponse, on y formule l’invitation à adhérer à un autre monde, démarche métaphysique qui s’appuie sur la description-lecture d’une image de tableau, soit la vocation de St Mathieu. Malgré le thème religieux, le peintre a laissé vivre la matière, le sujet pour y faire valoir tout autre chose. Le sujet central est sans la moindre force de donner sens à ce qui compte, la souffrance obsédante d’un mort trop jeune pour mourir. L’ailleurs pictural quand il se répète dans des narrations littéraires est le réceptacle héroïque d’une peine qui ne se résorbe que dans la description spéculaire du paysage, d’un paysage fuyant non pas vers l’âge d’or mais vers l’inconnu absolu et mythique : d’un devenir qui n’adviendra jamais (Baudelaire est une autre figure tutélaire de l’écrivain). Le baroque ne peut conclure, il diffère sans cesse le moment de conclure mais le chaos qui est un universel étourdissement, l’ensemble de toutes les perceptions possibles comme autant d’infiniment petits, subit par l’écriture un travail sur le visible pour en extraire des différentielles capables d’intégrer « ce qu’il y a lieu de voir » dans des perceptions réglées.

En plus de ce travail de géométrisation qui donne à espérer un apaisement, il y a un travail de l’esprit qui s’élève à un autre genre d’appréhension, de connaissance.  Le travail d’écriture développe dans la trame d’un développement narratif un pas d’écart, un retrait critique qui se dépose dans des notes réflexives. La réparation du moi narcissique est à ce prix, ce qui recourt aussi bien à l’humour. L’usage de la ponctuation ne norme rien ; il n’y a pas de négation, pas de point final mais des « : » qui développent des arabesques, un style syncopé qui fait éclater la syntaxe classique. Place au grotesque, pas au tragique. Traitement de la violence par un dépassement du plan de la signification, ouvrant au sens obtus, à la signifiance d’un surplus d’intensité.

Chapitre 4 : le possible et l’impossible

Le baroque est toujours dans le cadre même si c’est dans les marges. Et cependant il est l’espace de plongement adéquat pour « coller » à l’expérience ; en effet, il aménage une zone floue où il y a contamination, altération de la logique classique et cartésienne. Il y faut un oeil voilé pour saisir l’instant de voir. C’est à l’écriture, à son travail symbolique, qu’est dévolue la tâche de provoquer le réel, c’est elle qui doit savoir rendre compte du nouveau statut de la vision des faits, en les détaillant par simple énumération, par des descriptions qui vont constituer leur propre objet d’analyse par autant d’effraction du réel. La métonymie cantonne l’évaluation du réel à une enveloppe toute extérieure le confinant dans une sphère qui ne lui appartient pas, celle de l’imagination, de la supposition. Insinuer le doute dans le réel, comprendre la soupe en naviguant dedans. Il y a une tentative de mise en jouissance de l’écriture, de la signifiance par la ritournelle. On est dans un travail de sublimation, mais fausse.

Le problème de la sexualité  apparaît comme résiliation de l’objet du désir. La description de cette chute en spirale arrache l’objet en chute à la condensation d’idéalités qu’il portait en lui. La réalité idéale désormais fracturée en une série de fragments relance l’imaginaire et ses opérations dans un nouveau parcours d’interactions cette fois résignées parce que la force centralisatrice de l’idéal a été soustraite. La connaissance est sans cesse déconstruite dans l’histoire parce que le lexique scientifique repris par tout un chacun change le contexte du vocable et en perd la signification première. La figure de la femme est à situer à part des figures bourgeoises et des figures du petit peuple. On pourrait recenser toutes les réflexions qui mettent en doute la logique de la causalité phallique avec une prédilection pour une approche à partir des effets. Et cela a un effet de réel.

Chapitre 5 : l’absence et la présence

Image phallique, même parfois attendrie. Le destin des femmes est terriblement triste ; elles sont amenées à vivre dans la mélancolie poétique, c’est leur lot. La rédaction de « La connaissance de la douleur » est parallèle à celle de « L’Adalgiza ».  C’est toujours la même chose : le travail d’écriture a besoin de se déployer, d’invoquer sur des descriptions extérieures, les villes et les gens pour pouvoir ailleurs décrire la crise du moi intérieur. Joyce aussi alternait « Dubliners » avec « Ulysse ». Au niveau factuel, il y a la mort de la mère qui cause un deuil énorme. Il y a la vente de la maison familiale, laborieusement, et c’est une délivrance.  Gadda a toujours détesté sa mère, il a toujours regretté un père mort trop tôt, et puis un frère…mais il culpabilise …d’avoir ignoré la maladie de la fin de toute vie : le thème de « La connaissance de la douleur » c’est par réaction la vengeance contre un milieu. Les personnages féminins sont typés par des masques et elles sont en lien entre elles. Le personnage masculin est lâche et inconsistant. Freud est au coeur du roman avec le phénomène d’auto-conservation de la névrose obsessionnelle. Au coeur du roman une lutte par opposition masculin – féminin se complète de la lutte mère – fils. Essentiel : la vraie colère est passée, dans le passé. La vengeance se manifeste désormais dans le travail d’écriture. Si le passé est lettre morte alors l’écriture, c’est parfait car là la mort ne cesse de circuler avec une vitalité immense, une splendeur, un appel à une délivrance. L’écriture précise un diagnostic de névrose aux accents fortement narcissiques. L’archétype de la révolte contre le père confirme la grande connaissance de Gadda en psychanalyse. Il y a 2 parties dans  « La connaissance de la douleur » : le roman développe un aspect affectif et un aspect idéologique et social. La mise en scène de Gonzalo avec sa mère ne se joue pas en prise directe mais au travers d’un miroir. Ce n’est pas un roman psychologique mais la mise en évidence de 2 mondes qui se dessinent et s’essoufflent l’un l’autre dans une suite illogique de causes d’affabulations. Soit un meurtre matricide de sang froid, soit une dispute qui a mal tourné, et cela suffit pour que la culpabilité glisse sur l’épaule d’un autre. L’écriture est la lettre volée à l’action.

On accède à un niveau métaphysique. Le meurtre est sacrificiel. c’est une constante sacrale qui est mise en évidence. L’Autre est le maître du jeu, il réclame de nécessairement purifier le bouc du sacrifice. Il n’est pas exclu que l’Amour soit l’ange de la mort. L’homme ne sait pas, il cherche des boucs émissaires pour s’en tirer. La construction des personnages atteste l’impossible maîtrise des hommes sur les causes qui les gèrent ni sur leurs rapports entre eux. Mais les femmes comme les lieux ont ceci de particulier qu’elles ont pour mission de faillir à ce que leur demande l’idéologie masculine dominante : elles transgressent la loi mâle. Les personnages sont de type A ou B mais le clivage ne passe pas entre homme et femme. La différence s’écrit mais Gadda confie aux femmes le travail d’écriture de la différence. Au départ la distinction A ou B se voulait classique, quitte à étoffer les personnages dans leurs interactions lesquelles les révéleraient dans leur profondeur. Mais Gadda ne veut pas travailler  sur la voie d’une profondeur, il veut au contraire écrire les choses en surface. Le type B est celui qu’il charge de toutes les douleurs revivant la guerre à travers lui. Avec le temps A et B vont de plus en plus se confondre car l’écriture va contaminer les types à partir du travail du féminin ambigu (équivoque dirait Joyce). Les personnages rebondissent de romans en romans, faisant une sorte de généalogie mais ce n’est pas sûr. Ainsi d’une occurrence à l’autre le type A ou B garde quelque chose et perd quelque chose. Les 2 types n’entrent pas dans une dialectique, il n’y a pas d’avancées, c’est seulement des poussées de fièvre. Si bien que le travail d’écriture n’arpente pas l’espace mais le temps. Ajoutons une distinction entre personnage majeur (frappé d’une fêlure ontologique) et personnage mineur (frappé dans son corps). C’est le petit peuple qui subit le plus de déformations. Il capitalise tout ce qui lui vient de l’extérieur et lui donne une nouvelle organisation. Quant à l’action des personnages, elle suit des mouvements d’élévation et de chute comme Orphée. Mais attention la pulsion ne suit pas un objet ou plutôt un objet A y est substitué par un objet B.

Chapitre 6 : la mort et le temps

Mais quel est ce nouvel objet ? c’est la douleur. Le plaisir c’est l’arrêt de la souffrance du désir, c’est le désir qu’il faut diminuer. Mais la douleur n’est pas que privée. Il y a dans le livre une critique du capitalisme qui est néfaste à une jeune nation pauvre comme l’Italie. Le fascisme est une réponse à ce problème, une fausse réponse car il dévie l’attention sur des faits d’armes faciles et surtout étrangers. L’Histoire est baroque et ses faux pas ne cessent d’être décrits par Gadda en appendice au roman lequel attaque l’esprit petit bourgeois…car c’est lui qui est responsable de la dérive longue de 20 ans hors de la démocratie. La colère de Gonzalo est trempée dans ce constat et les solutions individuelles d’isolement sont rendues impossibles en raison des carillons omniprésents pour rappeler la dyssocialité qui détruit les liens sociaux. Le travail d’unification italienne chère à Manzoni à travers la littérature c’est là qu’il échoue. Le livre se clôt avec un envoi à Dante…plein de désespoir.

L’  « Affreux Pastis » va reprendre le travail une dernière fois. Le temps et la mort emmêlent à plaisir les fonctions de l’action et du discours. Le roman policier ici choisi est un succédané du roman littéraire et le dépasse dans la volonté d’exprimer l’inexprimable par un débordement poïétique. Contrairement au maître dans ce domaine, Conan Doyle, ici il n’y a pas de suspense ni de moment de conclure en vérité. Dès lors c’est Liliana morte qui a (est) le mot de la fin.  La mort reste inexpliquée parce que les causes non pas manquent mais sont trop nombreuses. Il n’y a pas d’explication mais une autre conclusion : une invention de relier un sac de noeud qui a pour nom : inconscient. Le mensonge est ce qui entache toutes les vérités et d’abord celui de la maternité. Il est important de suivre ici la jouissance de l’écriture autour des noms propres, portés au grotesque. Les langues qui sont sous-jacentes à la langue italienne officielle sont des dialectes ; et ici ils sont rois. Le paysage devient l’objet de l’attention comme ouverture au réel.