Introduction
Qu’est-ce qu’il y a ?
Personne n’est d’accord. Il n’y a d’accord sur rien pas même – surtout pas – sur la nature du désaccord. Le concept d’universel semble mort. Les formes de vie ne sont pas les mêmes. Le dissentiment règne. Ce n’est pas un dissentiment accidentel. D’une vie à l’autre, varie la représentation non seulement de ce qu’il faut faire mais aussi de ce qu’il y a. Quand nous sommes saisis par ce sentiment de dissension, il nous semble que les descriptions savantes du monde ne sont que les descriptions des savants. Parce qu’ils auraient le savoir, ils imposeraient leur idée et image de ce qu’il y a, qui correspond à leur expérience, pas nécessairement à celle des autres. On aimerait conclure que tout ce qui est, est relatif à la fois à d’autres êtres et à celui qui les considère. Mais on ne peut pas généraliser l’impossibilité de généraliser. Affirmer « toutes les positions sont relatives » ne peut être que temporaire. Au plus profond de ce qu’il y a, l’être est l’objet d’un combat. Ce ne sont pas nos descriptions qui ne sont pas identiques, mais leurs définitions. Non seulement ce que nous qualifions de beau, de vrai, de bon, mais ce que nous appelons un animal ou un homme, ce que c’est que penser ou quand commence une querelle : tout est querelle entre les hommes qui pensent. Nous faisons usage de quelque chose qui semble commun aux philosophes, qu’on a appelé logos, qui se manifeste dans un langage comme faculté à évoquer des notions communes. Mais tout çà c’est pour mieux nous désaccorder. Et cela tient au fait que la scène théorique a été envahie par « tous les autres ». Quand on prétend sauver la possibilité de l’universel, se lèvent des minorités qui montrent en quoi cette possibilité doit au pouvoir. On en vient au « plurivers », aux différents mondes avec plusieurs systèmes de valeurs, plusieurs conceptions de la vérité ; on en arrive à un modèle pluraliste. Mais attention ! ce qui se présente comme pluralité ouverte suscite le rejet de ceux qui n’y voient que la ruse d’un pluralisme de forme s’imposant à ceux qui souhaitent conserver leurs croyances traditionnelles et leurs propres valeurs. Tout ce qui commence par prétendre rassembler, finit divisé. Ce qu’il y a en nous de plus commun sert avant tout à nous distinguer, et cette distinction perpétuelle enraye toute formulation possible d’un universel jusque dans la connaissance la plus abstraite et la description la plus fine : de la nature, de la réalité, des faits, des composants ultimes de ce qui est.
Nous avons un sentiment de tiraillement entre le sens du commun et le sens du distinct.
Ce qu’on appelle pensée n’est qu’une fonction qui met sans cesse en relation le commun et le distinct, plutôt que la faculté unilatérale de connaissance de l’universel. Nous sommes entrés dans une série de dilemmes :
Quant à sa forme même, une pensée sert à la compréhension et à la prise de position ;
Quant à sa fonction, la pensée se présente soit comme stratégique, soit à la recherche d’une vérité ;
Quant à sa manière même de considérer le conflit, la pensée ou nuance ou tranche ;
Quant à son principe, la pensée se soumet à autre chose qu’elle-même, ou elle ne reconnaît que ce qui vient d’elle-même ;
Quant à sa fin, la pensée se tourne vers la conservation de ce qui se passe ou vers l’émancipation à l’égard des structures du passé.
Alors quel est l’objet de cette dispute ?
L’objet des désaccords relève du diagnostic, de l’histoire, de l’anticipation, du réalisme, de l’idéalisation. À quoi il faut ajouter la dispute quant au point de vue des autres sur le mien et quant à mon point de vue sur celui des autres. L’objet de la dispute tend vers des ontologies. L’objet de la guerre se tient entre deux extrémités : la forme que prend l’ensemble de ce qu’il y a (le composé : une totalité ou une absence de totalité) et un découpage de ce qu’il y a (les composants : des choses, des individus, des forces, des désirs). Dans quoi nous trouvons nous tous pris, au-delà de quoi nous ne pouvons pas penser ? des camps ? des champs ? une culture ? une époque ? l’évolution ? de la matière ? une nature ? la société ? De quoi est-ce fait ? d’éléments identifiables ou de variations incessantes ? de corps ? de formes de vie ? de substances ? d’événements ? Par commun nous entendons ce qui nous comprend tous. Par distinct ce que nous pouvons y comprendre. Nous distinguons là où nous introduisons une différence, par exemple entre nature et artifice, entre vivant et non-vivant, entre des espèces, des genres, entre des corps, entre ce qui commence et ce qui finit : classes, ensembles, catégories, régions délimitées par des frontières. Peut être qualifié de distinct, ce qui est déterminé, donc ce dont quoi on peut penser l’autre, l’opposé ou le contraire.
D’emblée nous ne distinguons rien de commun.
Il nous faut partir de l’étonnement qu’il n’y a rien de commun. Rien n’est ce qu’il est. il faut que le chaos demeure étrange et insoutenable dès que nous y pensons. Refusons à la fois que l’être commun soit donné (et qu’il faille nous en étonner) et que l’être commun soit introuvable (et qu’il faille se contenter de son absence). Précisément, parce que cela ne va pas de soi, nous pensons pour débusquer ce qu’il pourrait y avoir de commun mais encore distinct. Mais il me semble qu’il faut et qu’il doit y avoir quelque chose de commun et de distinct à la fois, qui vaille pour tout et qui ne soit pas rien. Il n’est pas question de résoudre tout ce qui nous oppose, seulement de ne pas s’y résoudre. Nous nous étonnons du chaos et de la guerre et nous appellerons métaphysique, le discours qui naît de cet étonnement là. Il y a du commun distinct et c’est l’objet de la métaphysique. Ce qui est distinct, pour nous et tout ce qui nous distingue, clignote, disparaît, s’évapore du discours métaphysique qui ne distingue que le commun : non pas ce qui est plus ou mieux mais ce qui est identique pour tout ce qui diffère. Si une métaphysique paraît aride et vide c’est parce qu’elle se défait de tout ce qui fait débat, de tout ce qui n’est pas partagé, parce qu’elle cherche désespérément à être compatible avec n’importe quelle configuration de pensée du monde, afin de mieux en laisser saillir la forme commune. La métaphysique recherche une position de pensée qui ne s’opposerait plus aux autres mais qui les envelopperait. C’est donc un discours irénique. La métaphysique est un discours afin de découvrir non pas qui a raison ni comment ou pourquoi nous nous faisons la guerre, mais à propos de quoi et dans quel monde nous nous battons. Il s’agit par ce discours de faire ressortir en pensée le plan où la scission a eu lieu. Et si ce plan de réconciliation n’existe pas ? ici TG prend cette hypothèse juste un moment : admettons ! Est métaphysique le discours qui ne cherche pas à nier l’altérité par désir d’hégémonie, mais à ne plus se reconnaître ni altérité ni adversité par désir d’irénisme : un discours d’enveloppement. Notre évaluation d’une métaphysique dépend essentiellement du rapport inverse entre le commun et le distinct. Depuis quelque temps on devine deux pôles dans les métaphysiques contemporaines. Les unes proposent d’identifier des entités fondamentales afin de connaître la nature et y agir au mieux, ce sont les classiques ou métaphysiques du lien. Les autres métaphysiques tendent à relier des multiplicités toujours changeantes, effaçant la distinction entre êtres naturels et culturels, afin de défendre des formes de vie échappant à la normativité, ce sont les métaphysiques de la séparation. Entre ces deux pôles on situera toutes des métaphysiques différentes s’inscrivant quelque part sur le curseur. Ce que nous cherchons c’est un discours du meilleur commun distinct.
Mais cela ne suffit pas. Il nous faut une ontologie. Une.
L’ontologie c’est le discours le plus commun encore distinct. Si nous trouvions plus commun que l’être, cela deviendrait l’objet de l’ontologie. Cet objet doit être recherché, il n’est pas donné : car on ne sait pas ce qui est. Par contre si on lit des livres contemporains sur le sujet, on voit plusieurs ontologies. Lesquelles ? voici le tableau si on prend comme fil le substrat du langage comme medium incontournable : 1) le lexique de l’être (Harman, Armstrong, Badiou, Whitehead, Bergson, Deleuze) navigue du plus commun – toutes choses – au plus distinct – la différence pure. 2) la syntaxe de l’être en fait se détriple comme des mondes possibles, des niveaux d’organisation ou des modes d’être qui renvoient respectivement à l’être multiplié, hiérarchisé ou hétérogène (Bruno Latour). 3) les sémantiques de l’être renvoient à des ontologies formelles, dialectiques ou des métaontologies. Dans les premières, on croise Husserl et Brentano ; dans les secondes, Adorno, Lukacs ou les hégéliens ; dans les troisièmes, Quine. Dans les premières on oppose la conception du général à la conception du particulier. Dans les secondes on replace les conceptions formelles sous les conditions particulières de leurs conceptions. Dans les troisièmes, on refuse de trancher, on passe derrière la scène, on expose les présupposés de chacun. Bref nous nous trouvons devant un marché des ontologies. De sorte que ce ne sont pas des ontologies comme celle que nous cherchons. Mieux vaut tourner le dos à toute abstraction. Alors pourquoi une ontologie ? on va commencer par une réponse en creux, pour échapper à l’impasse de Levinas qui se perd dans le tout autre. Pourquoi l’ontologie ? parce que même quand on n’en fait pas, on en fait. Positivement l’ontologie est la maximisation de notre capacité d’abstraction. C’est l’accomplissement d’un mode de perception qui permet de contempler non seulement ce qui est, mais aussi ce qui manque. Pour parvenir à la limite des différences entre tous les êtres qui nous apparaissent, le discours ontologique remonte à leur source commune. Par ce terme nous entendons ce sans quoi quelque chose peut être mais n’aurait pas pu naître. Cela renvoie à ce qui l’amène à être, pas ce qui le maintient dans l’être. Dans cette quête de la source, il y a deux voies : vers la source du dehors, vers la source de l’écart. Les premières renvoient à Saint Thomas d’Aquin pour qui les choses connues sont en dehors de l’intellect qui les connaît, à Sartre, Blanchot, Foucault, Quentin Meillassoux. Les secondes renvoient au structuralisme où on croise Catherine Malabou. Ici on est à la source non pas de l’être mais de la représentabilité de ce qui est. On arrive ici à une objectivité parlementée.
Mais il y a un drame de l’accès aux sources ontologiques du dehors et de l’écart.
En abstrayant de la séparation, on la lie ; en abstrayant du lien, on le sépare. Comment s’en sortir ? Pour se rapprocher de ce qu’il y a de plus fondamental, ce qu’il faudrait c’est diminuer l’obstacle sans le détruire. C’est dans le moindre qu’il faut chercher le plus commun. L’universel c’est le moindre de nous. L’abstraction est un processus avant d’être un résultat. Le principe de la descente sera le possible (catabase), celui de la remontée la puissance (anabase). Par possible, nous entendons ce qu’un être est ; par puissance, ce qu’il permet. Ce faisant on se met à dos le lecteur qui cherche une pensée pour l’armer contre ce que le monde est devenu. Or l’effort ici c’est de diminuer notre désir de juger. Penser ce qu’il y a, puisque c’est retranscrire l’être en pensée, ne consiste ni à changer le monde ni à l’interpréter, mais à l’agrandir. La pensée ne décide pas, mais elle est décidée. Elle est subie, elle n’est pas libre, pourtant elle suscite une sorte de liberté, en tout cas d’indétermination. Une même pensée est toujours compatible avec plusieurs actions, de sorte que ce qu’il faut faire n’est jamais tout à fait déterminé par une pensée. La pensée nous fait entrer dans une zone d’indécision perturbante. La décision de la pensée c’est que rien ne sorte impossible ou réduit, de la pensée. Aussi le sens commun se conquiert.
Le plan se compose de cinq livres : laisser être, catabase, nemesis, anabase, rendre puissant. Chaque livre est divisé en chapitres : successivement 4, 3, 1, 3, 4. Dans chaque partie il y a des sections.
Livre Un : laisser être
Le livre I va articuler : Penser, Le déchaînement de l’être et Dieu pour en venir à un Minimum
Chapitre 1 : penser
Le chapitre 1 va distinguer Percevoir du possible, perception-imperception et « il y a en plus ce qu’il y a en moins », pour en venir au constat que l’être déborde.
Quel est notre point de départ ? Ce sera la perception, plus exactement la perception du possible pour nous ouvrir d’emblée à un point de vue le plus large possible (focale et diaphragme). Et nous voilà en compagnie des animaux, des plantes et des robots. Pourquoi pas ? Le second pas concerne le passage de la perception à la pensée ; ici on situe un système actif de recherche d’information dans l’environnement. Quand doit on parler de conscience ? Quid des mécanismes de la mémoire, de l’imagination et de l’attention ? Est-ce hypocrite de parler de pensée commune avant de trouver un critère minimal de ce qu’on appelle penser ? Une définition distinctive de la pensée pure part sur un critère maximal et ne va pas nous intéresser ; tout comme nous ne devons pas chercher un dénominateur commun (dans la normalité de la moyenne). Comme ce qui manque c’est la limite basse, on cherchera un minimum de pensée. Quiconque pense se sent penser ; la pensée c’est très clair quand on l’éprouve. Pour le corps la pensée est une évidence. La difficulté c’est la réflexivité ; la pensée de la pensée n’est pas claire. En tout cas on a un point de départ. Toute définition de la pensée est conditionnée par ma situation. Un sujet ne trouve que ce qu’il cherche. La pensée ne se découvre pas, elle se définit (p.65). Ce que nous appelons pensée est la perception concrète, qui a émergé pour certaines espèces d’organismes, des variations, abstraites de l’être de tout ce qu’il y a.
Reprenons-nous la notion de perception à partir de qui perçoit ? Il nous semble que tout ce qui vit doit percevoir en quelque manière. Mais faut-il réserver cette capacité là au vivant ? Entrés dans cette zone instable du concept de perception (avec les dauphins, les pins parasols et l’arabette des dames), on sent bien que tout devient question de définition ou plus exactement de relâchement d’une définition de la perception. On glisse vers la notion de relation : un « soi » c’est ce qui est susceptible d’identifier du semblable, c’est à dire « un autre soi » susceptible d’identifier d’autres soi. Un « soi » qui serait un centre d’activité représentationelle . Et le critère minimal pour cette activité, c’est la capacité de percevoir un être percevant. Pas besoin de conscience ni de système sensori-moteur. Toutefois sur cette voie les choses se retournent : soit une contraction d’une définition de la perception. Percevoir alors consiste dans la faculté à communiquer et à partager cette perception sous forme d’une attention désintéressée au monde. Il s’agit de pointer quelque chose. Ici on se concentre sur notre perception. Ici la perception c’est d’abord la nôtre. Et cela est différent de la « perception » d’autres espèces animales, végétales ou de formes cristallines qui ne font pas ce qu’un humain fait ou le font autrement. Et c’est cette différence qui vaudrait comme définition par quoi nous établissons quelque chose de distinct plutôt que de commun. Alors quid des notions de conception et de concept ? Eh bien ! De ce qui précède on conclura qu’aucune définition de la perception ou de la pensée n’est vraie ou fausse. Voilà pour la conception mais pour le concept, alors c’est un arrêt temporaire du mouvement d’ouverture/fermeture de ce cercle théorique. Or il nous faut un concept, un concept de la pensée. Et nous souhaitons concevoir la pensée comme un genre de perception. Pour faire de la pensée un genre de perception, on dira : 1) qu’une perception est une rencontre de proche en proche entre au moins deux êtres, 2) que la perception n’existe que pour qui perçoit et non pour ce qui est perçu, 3) que la perception ne peut être elle-même toute entière objet de perception. Et de là on tient un concept minimal de pensée. Qu’est-ce qui en étant perçu permet de concevoir une possibilité, une variation de l’être des choses ? A quoi peut on comparer la présence d’une chose qu’on perçoit ? Sinon à l’absence de quelque chose. Un être peut percevoir sans penser. Tant qu’il perçoit ce qu’il y a, il ne peut être dit penser. Il rencontre seulement de proche en proche la variation des choses : lumière, masse, température, pression, onde de choc ou ondes sonores. Mais dès qu’il commence à percevoir ce qui manque, il pense un peu. Il perçoit du négatif.
L’im-perception donc c’est percevoir ce qui apparaît en moins. Qu’est ce qui manque à une obscurité pour être claire ? C’est donc la perception de la lumière qui manque. On parlera ici de modes différents de tous les objets selon qu’on considère ce qu’ils possèdent ou ce de quoi ils sont dépourvus. Il s’agit d’une perception de ce qui fait défaut. Il y a en plus ce qu’il y a en moins. Autrement dit la pensée ajoute à l’être ce qu’elle lui soustrait. La pensée peuple le monde d’absences. Penser c’est percevoir non pas de l’absence universelle mais l’absence de quelque chose par rapport à ce qu’il y a de présent. Est-ce que ce qui est absent a été présent ? Est-ce que ça devrait l’être ? Absence et présence ne se laissent plus clairement distinguer. Ce que la pensée ajoute à l’être c’est de l’abstraction, de l’être soustrait à ce qu’il y a. En fait elle ajoute de l’abstrait au concret. Mais ici il faut éviter une contradiction intenable. Ce qu’il y a, a deux sens : l’être enveloppant (le commun) et l’être discriminant (le distinct). En se fiant au sens enveloppant de l’être, on estime qu’il y a aussi bien ce qu’il y a, que ce qu’il semble ne pas y avoir, et qui a été ajouté par notre activité. Ici on n’identifie plus ce qui n’existerait pas du tout. Cette idée de non-être devient de plus en plus inconcevable. Mais quant à l’autre sens discriminant, il produit au contraire un non-être d’un seul bloc où rien ne se laisse plus distinguer. Nous nous rappelons ici le Sophiste de Platon, on se souvient de Plotin et des Upanishad. C’est toujours la même contradiction. En effet plus il est contenu, plus l’être déborde. Par la pensée on doit faire la différence entre ce qui est et ce qui n’est pas, et ça la pensée ne le peut pas. Mais elle le doit parce que l’être a toujours un autre. La pensée ne peut réussir à repousser quoique ce soit dans ce non-être sans le faire entrer du même geste dans l’être. Pourquoi ? Parce qu’en son sens commun, l’être c’est aussi ce qui n’a pas d’autre.
Chapitre 2 : Le déchaînement de l’être
Le chapitre 2 est rythmé par sections : connaître c’est contenir l’être, ontologie, enchaîner, déchaîner et le sens superlatif de l’être.
Puisque penser revient à ajouter à l’être ce qui lui est retranché, il faut à tout prix que quelque chose s’impose à la pensée pour la retenir. Pour arrêter le débordement, ce qui s’impose, c’est une distinction entre le sens enveloppant et le sens discriminant de l’être. Entre le possible et le réel, c’est ce qui permet de distinguer ce qui est possible de ce qui existe. Une connaissance donc. La connaissance ici retenue n’est pas nécessairement empirique car elle ne se borne pas au champ de l’expérience. Il suffit qu’on implique la possibilité de se tromper. Alors que la pensée est la simple perception du possible, la connaissance est un tri qui permet de distinguer non plus entre l’être et le non-être mais entre le vrai et le faux. Quel est le critère qui permet d’identifier une connaissance ? Je connais quelque chose ssi je crois à ce quelque chose, si ce quelque chose est vrai et si j’ai de bonnes raisons d’y croire. Il vaut mieux que ma connaissance soit vérifiée par d’autres connaissances. La connaissance est une connaissance justifiée et vérifiée par d’autres connaissances justifiées et vérifiées qui se soutiennent peu à peu. Comme dans le Théétète de Platon. Mais attention : on peut croire à la vérité par erreur. Une croyance vraie peut être mal fondée. On peut toujours ajouter et moduler des contraintes de ce qu’on appelle connaître sans parvenir jamais à une définition nécessaire, suffisante et définitive de toute connaissance. On tend donc toujours vers ce qui est alors qualifié de réel ou factuel. On en vient à la notion de « faits » qui ne cessent de menacer une définition en explosant dans mille et un possibles. Toute connaissance revêt une forme négative. Elle permet de réduire les possibilités afin de contracter le sens le plus large de l’être, au fait. L’ontologie c’est juste l’inverse de çà. Essayons d’imaginer la pensée comme un milieu, et le possible comme un état. À la façon dont un corps plongé dans différents milieux change d’état, l’ « être » changerait d’état, en pensée. Disons qu’il s’affaiblit, il devient moins contraint. L’état de relative indétermination que prend tout ce qu’il y a en pensée, il faut se le représenter comme un degré d’être moins contraignant. Dans le milieu de la pensée tout ce qui est devient possible. Et la réalité apparaît comme une variété un peu plus obstinée de possibilité. En connaissant on voudrait retrouver par la pensée ce qu’il y a sans pensée.
Deux voies donc : l’amidon épistémologique et le dissolvant ontologique. L’ontologie ce n’est rien d’autre que de la pensée qui abonde dans le sens de la pensée au lieu de s’opposer d’emblée une connaissance. Une ontologie enchaînée reconnaît l’autorité d’un critère et d’un contenu de connaissance. C’est ainsi qu’elle contient l’être. Une ontologie enchaînée scinde tout être et introduit une différence entre « ce qui est » et « ce que c’est ». Ce que c’est doit être connu, ensuite seulement ce qui est peut être reconnu. Par excellence c’est l’opération analytique de la philosophie. Cette opération consiste à distinguer le sens contenu et distinctif de l’être (qui a une identité) de son sens contenant et commun (inconsistant et purement invocatoire). Quine décide sur la question de la distinction quand il affirme qu’ « être, c’est être la valeur d’une variable liée » en l’occurrence par le quantificateur existentiel. Par cet engagement ontologique, il manifeste donc qu’être ne signifie pas simplement qu’il y a quelque chose. Il faut toujours penser l’être en deux temps. d’abord il convient de penser que x (un être inconnu) est tel ou tel. Ensuite on peut se demander s’il y a quelque chose qui est x, donc si la variable x a une valeur. Pourquoi ? Parce qu’on peut penser ainsi l’inexistence comme une fonction vide : si Dieu n’existe pas, cela signifie que la proposition « x est Dieu » ne reçoit aucune valeur de vérité. Deux temps : il y a ce que c’est, et, il y a ce qui est. Tout ce qui est est lié à ce que c’est. Selon Dummett la proposition logique n’est rien d’autre que le principe de liaison entre entité et identité. L’enchaînement logique de l’ontologie c’est cette dépendance absolue et non réciproque de ce qui est (entité) à ce que c’est (identité), donc d’une ontologie formelle à un contenu de connaissance. Un tel enchaînement logique de l’ontologie a un prix parce qu’il subsiste deux sens de l’être, un sens réduit et un sens large. Le prix payé par Quine (Frege) et Russell, c’est de renoncer à l’être, ce principe d’enveloppement comme contenant (ce qu’ont de commun une entité et sa caractéristique). Distinguer ce qui de l’être permet de distinguer et ce qui permet de confondre, c’est çà la fonction de la philosophie analytique. Mais on ne sait plus de quel sens large et commun le sens étroit de l’être ne devrait pas déborder.
On n’enchaîne jamais la pensée pour toujours parce qu’on ne peut contenir indéfiniment l’être commun des êtres. Et quand l’ontologie est déchaînée elle se met à la recherche de l’état maximal de l’être commun. S’il est possible de comparer l’être à lui-même, il doit bien exister quelque chose qui serait plus que tout.
Surgit alors l’idée d’un être à quoi tous les autres pourraient être comparés mais qui ne serait lui-même comparable à aucun ; l’être le plus nécessaire. Ici on se forge une idée de l’incomparable.
Chapitre 3 : Dieu
Le chapitre a pour sections l’argument ontologique, trois formules de Dieu, critique de l’argument ontologique, inversion de l’argument ontologique, l’inverse de Dieu.
Saint Thomas d’Aquin dit : Dieu identifié au premier principe actif doit être en acte au maximum et en conséquence parfait au maximum. Cela renvoie à « Dieu est le plus grand » des religions monothéistes. En philosophie Pascal parlera de l’éminence rationnelle comme de l’être qui maximise l’être. C’est de cet être que l’argument ontologique cherche à prouver l’existence. Pour Anselme de Cantorbery, un idiot peut se représenter « ce qu’il y a de plus grand » (superlatif positif) et « ce qui est si grand qu’il n’y a rien de plus grand » (superlatif négatif). Cette grandeur qui reste à définir est le premier attribut de Dieu. La pensée même idiote est l’organe de perception de ce que peut l’être et de ce qu’il peut le plus. « Nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien ne peut se penser de plus grand », çà c’est dans la pensée. Mais Anselme oppose ce qui est dans la pensée et ce qui est hors de la pensée. Or ce qui existe est à la fois dans la pensée et en dehors, de sorte que l’opposition est asymétrique. Il y a ce qui est dans la pensée ; et il y a ce qui est dans la pensée et en dehors. Anselme prend l’image d’un peintre qui conçoit le superlatif mais n’arrive pas à le peindre. Cette entité rêvée n’a pas d’existence comme image peinte. Anselme professe que l’idée de Dieu ne peut pas exister qu’en pensée. Parce qu’alors elle ne serait plus ce qu’elle est, un maximum : il lui manquerait quelque chose à sa perfection, l’existence. Et nous voilà l’homme piégé à sa raison et acculé à affirmer que Dieu existe. En concluant Anselme résume les quatre caractéristiques de Dieu p.106. Dieu, cet effet de la pensée, ne laisse pas la pensée libre. Avec ce Dieu là, la pensée trouve les ressources pour découvrir en elle-même et par elle-même, tout autre chose qu’elle-même. Son extériorité est en dedans comme enfermée en elle à la manière d’une perle d’existence dans une gangue de pensée.
De l’argument il y a trois versions. Anselme et sa formule quantitative est remplacée par une formule qualitative. Descartes dégage Dieu comme l’être souverainement parfait et l’existence étant une perfection, Dieu ne saurait en être privé. Mais cette existence est conditionnée. S’il y a une montagne, il y a une vallée. Cela ne dit pas qu’il y a des montagnes et des vallées ; cela établit juste une relation logique. Mais pour Descartes, la relation n’est pas une nécessité qui se passe de l’existence. Avec Dieu s’il n’existe pas, la relation avec l’existence en général est rompue. L’existence fait partie du concept de Dieu, elle le définit. On est proche de Spinoza et son Deus sive Natura (il n’y a qu’une substance et nous en sommes les modes) ; Leibniz va plus loin. On peut arriver à une démonstration encore plus stricte. : l’Être dont l’essence contient l’existence, l’Être par soi, existe comme il est manifeste par les termes mêmes. Or Dieu est par définition tel être, donc Dieu existe. Si Dieu est possible, alors il existe. Et c’est toute la différence d’avec la montagne. Mais Dieu est-il possible ? On en vient à la critique de l’argument. Faisons l’hypothèse que Dieu n’existe pas. Kant dénonce un dispositif de pensée qui reposerait sur la possibilité de faire de l’existence le prédicat d’un être, donc la conception d’un être dont l’existence ferait partie du prédicat. Mais je peux quand même concevoir un Dieu qui existerait, qui serait supérieur au Dieu que je conçois et qui n’existe pas. Un être qui n’existe pas est alors accompagné de l’idée d’un être plus parfait parce que lui existerait. Ici on part à l’infini, l’argument est évanescent. On a là une étape quant à la pensée : la pensée n’a pas de limite haute ni d’objet définitif. Mais il y a encore pire : il suffit que je puisse concevoir l’inexistence de cet être pour être certain qu’il n’existe pas.
Voilà l’inversion de l’argument. Il n’y a pas de sens déchaîné et superlatif de l’être. Kant et toute la critique moderne subordonnent la pensée à des déterminations empiriques et à des dispositions sociales de celles ou ceux qui pensent. Par exemple avec l’autorité du magistère de l’église, soit une institution qui en la personne du Pape ne peut se tromper. Marx dégage ici les discours idéologiques. Est-ce tout ? Eh non ! L’inverse de Dieu se formule comme suit : on a oublié ce qui est si peu que rien ne peut être conçu de moins. Voilà l’objet de notre ontologie (NDLR : quid du moins que rien ?). Le commun distinct que nous recherchons émerge par l’inversion de polarité de ces superlatifs de l’être. Nous partons à la recherche d’un être qui serait le moins. Nous cherchons ce quelque chose de moins éminent et de plus anonyme qu’il faut penser pour comprendre ce qui nous comprend tous. Ce que l’on peut penser de plus égal et de plus commun, quoique d’encore distinct : la pensée a un minimum.
Chapitre 4 : Le minimum
Voici les sections de ce chapitre : une disposition à la libéralité, méthodiquement sans contrainte, vers l’être le plus faible, commun distinct et égal, l’ontologie est un jeu collectif.
Il s’agit d’une attitude intellectuelle. C’est une façon d’accueillir les idées comme on accueille les hommes. Soit avec circonspection mais pas seulement. C’est aussi savoir être affecté. Une disposition n’est que l’attitude initiale d’une subjectivité à l’encontre de ce qui vient. L’attitude ici sera d’une pensée qui accepte de commencer par laisser être tout ce qu’il y a et qui n’y résiste pas d’emblée. C’est l’évidence qu’une pensée telle renonce à se montrer tout de suite autoritaire, critique et même libéral, au sens classique du terme. Ce que nous qualifions de libéralité implique de ne jamais rien gagner au détriment d’autre chose. Nous défendons une affirmation qui minimise toute négation. La libéralité ne vise pas le pouvoir ou la puissance mais le possible : l’état minimal de l’être. On est renvoyé ici à la magninimité d’Aristote dans l’Ethique à Nicomaque. Cette générosité c’est une perception, elle provient du vivant, elle est incorporée et située, elle est sous condition, donc elle ne se détermine pas elle-même. C’est plutôt la capacité de surabonder. Il y a à délivrer tous les êtres comme autant de possibilités.
Une fois explicitée, toute disposition devient une méthode. Elle est toujours formulée après coup. Elle découle de l’observation de notre manière de réfléchir. La première règle c’est le refus de toute contrainte ontologique (parce que certains êtres ne sont pas ainsi, ils ne sont pas du tout). Une contrainte c’est une détermination faite condition. Ici on désigne la détermination en deçà de laquelle il n’y a que de l’indétermination. Nous ne cherchons pas à discuter la condition réelle de ce qu’il y a, seulement la plus faible et la moins contraignante possible. Et jusqu’où çà va ?
En s’orientant vers l’absoluité divine, la pensée ontologique se perd. Elle ne peut plus conserver son exigence de déchaînement, donc se délier d’une connaissance objective et particulière pour devenir reconnaissance de tout ce qu’il y a. En fait elle ne le peut qu’à la condition de se retourner complètement, de faire volte-face et de viser le minimum de l’être. Seule une ontologie généreuse le peut. Elle consiste à attribuer un degré minimal d’être à n’importe quoi. Donc à multiplier les entités sans nécessité. Il n’est plus du tout question de trouver un critère qui permettrait de discriminer entre les choses existantes et les choses inexistantes, en choisissant une juste détermination de l’existence. Il importe au contraire de trouver un critère autorisant d’attribuer un être singulier, au moins une possibilité, à n’importe quelle chose. On est à la recherche de l’« ens minimum » de Saint Thomas d’Aquin.
Le sens minimum a au moins trois caractéristiques : ce minimum est commun : c’est l’« ens infirmissimum » ; et ce moindre de l’être est distinct puisqu’il est encore un certain être. C’est la dernière détermination avant l’indéterminé : c’est tout simplement ne pas ne pas être. Or ce moindre-là est toujours égal. Ce qui est au sens le plus faible de l’être, tout l’est également. L’ontologie ne se présente pas comme un programme scientifique de recherche. C’est la poursuite méthodique et ludique du minimum pensable. C’est un jeu de l’esprit. Ici on renoue avec la curiosié ressentie vivement par ce qui se perçoit à l’égard de tout ce qu’il y a. Je pense pour concevoir ce que je pourrais penser de moindre, puis je le livre aux autres qui eux décapent ce que j’ai dit de tout ce qui était encore un peu trop. Il n’y a qu’une ontologie, et c’est la plus faible. Mais l’ontologie est accessible à tous ceux qui, à partir de leurs conditions d’existence et de perception de leur environnement, se font des images et des idées de ce qu’il y a. C’est le jeu de la pensée, c’est un jeu ouvert.
Livre deux : Catabase
Ce livre a trois chapitres : préparation, descente, exploration.
Chapitre 1 : Préparation
Ce chapitre a comme sections : il faut s’enfoncer, sans fond ; première règle : deux contre un, seconde règle : qui peut le plus peut le moins ; stations de la pensée.
Il faut s’enfoncer. Il ne suffit pas de concevoir l’abstrait. Il faut trouver une image de l’abstraction, puis être capable de la reconnaître puisqu’elle est un mouvement de pensée plutôt qu’un simple aboutissement. Un mouvement de la pensée qui, à partir de ce qu’il y a de plus concret et de plus particulier, se présente à nous sous certaines conditions, s’enfonce dans l’abstraction et la généralité, au risque de l’illusion. Il en va comme pour les héros grecs convoqués à descendre parmi l’être des ombres. Bien sûr il faut faire attention à l’effet de l’image sur l’imagination. Il ne s’agit en rien d’un trajet élitiste réservé à des initiés, et pas du tout aux hommes ordinaires. On ne s’enfonce donc dans l’abstraction que pour retrouver le sens de ce qu’il y a parmi nous, parmi tous les êtres, de mieux partagé. Dans le minimum de l’être on ne vise pas un maximum caché, quoi que ce soit de supérieur, qui rendrait celui qui y accède meilleur. Nous ne cherchons jamais qu’à retrouver ce qui nous tient tous ensemble. Le commun distinct n’est pas immédiat. Il doit aussi être distinct. Et il est particulièrement compliqué de le distinguer, de le définir et de l’énoncer. L’héroïsme nécessaire ici est un héroÏsme contrarié. On s’enfonce par degrés. De niveau en niveau, notre stratégie argumentative consistera à identifier son résidu, c’est-à-dire la persistance d’au moins une entité problématique, dont la théorie, à ce niveau, ne permettra pas de reconnaître l’existence. Si, à tel niveau, on ne parvient pas avec l’ontologie adoptée de distinguer un être dont elle présuppose pourtant qu’il est quelque chose, il nous faut descendre d’un cran et reforger l’ontologie nécessaire à la prise en compte de ce quelque chose. Avec une ontologie plus large.
Est-ce qu’il existe un fond à cette descente ontologique ? Ce qui arrêterait la descente serait une indétermination radicale et absolue. Ici on pensera à trois figures : l’apeiron, le Grund et le pré-individuel. Bref c’est l’opposé à la séparation introduite par la perception et la pensée. C’est un indivisible mélange vers quoi la pensée pourrait seule faire signe en indiquant quelque chose qui n’est pas encore quelque chose. C’est ici la voie suivie par Anaximandre, Schelling et Simondon. Comme si on parvenait par la pensée à atteindre ce qui est avant la pensée, avant toute division de l’être par un sujet. Cet avant qui équivaut à un après est donc idéalisé dans un lieu qui fascine la pensée. On pense donc l’indéterminé par réaction à la pensée. On emploie les images d’œuf universel, de noyau ou d’embryon ; on est dans le domaine du mythe. Puisque la catabase est la recherche d’une détermination minimale de l’être, celle-ci peut-elle être l’absence de toute détermination ? Attention il y a deux genres d’indétermination. Être indéterminé c’est être n’importe quoi ; mais est-ce à dire que ce qui est indéterminé doit être n’importe quoi, qu’il doit être une chose ou son contraire ; ou bien qu’il peut être n’importe quoi : qu’il peut être vide ou plein, peu importe. Dans les deux cas son indétermination est d’une extrême fragilité. L’absence de tout être indéterminé aujourd’hui n’est pas la preuve de son inexistence auparavant, car son existence peut être si indéterminée qu’elle a effaçé tout souvenir. Mais là tout d’un coup surgit le paradoxe. Dès qu’il y a de l’indétermination, pour définir cette indétermination, on est contraint d’arrêter son pouvoir être à un devoir être. En ontologie la détermination a ceci d’étrange que lorsqu’on l’annule, on ne le diminue pas, on l’augmente. Or nous cherchons bien ici à la diminuer. La catabase se présente plutôt comme le lent et minutieux procès de diminution des particularités.
Comment procéder ? Dès que quelqu’un pense deux êtres, il suffit de penser l’être commun aux deux. Si je me sers de ma pensée pour affirmer qu’entre a et b, c’est a qui existe et b qui n’existe pas, je vous apprends moins sur a et sur b que sur ce que j’entends par existence. Dans une alternative entre une existence et une inexistence, il faut toujours choisir ce qui permet de concevoir deux êtres contre ce qui permet de n’en concevoir qu’un. La seconde règle vise la hiérarchisation. L’être auquel on accorde le moins de force et d’importance est le seul dont on peut être certain qu’il est partagé par tous. Donc on n’approche jamais d’un minimum que par degrés. Une station est le point d’arrêt de la pensée entraînée vers le sens minimal de l’être. Une station est un point d’arrêt et un point aveugle, car chaque stase arrête un critère de l’existence qui lui permet de refouler hors de l’être matériel ou réel, les entités qui n’y répondent pas. Mais elle n’y parvient pas. L’existence dans son état le plus faiblement déterminé, s’écoule. Ça n’existe pas…ça existe moins…ça existe autant.
Chapitre 2 : Descente
Les sections du chapitre sont : stations …nihiliste, critique, substantialiste, nominaliste, matérialiste, réaliste, un réalisme du possible ; station de la non-contradiction, station des modes d’être, unité et solitude.
Nihilisme. Il n’y a rien qui soit. Pourquoi ? Parce que par être j’entends l’exigence d’être en soi ou de rester ce que l’on est. Et je constate que rien n’est jamais assez pour demeurer tel. Ici on ne veut pas changer, on ne veut pas être dans le temps ni dans l’espace, ni dans la relation. Si rien n’est à la hauteur d’un concept maximalisant, alors rien n’est vraiment. L’être construit par cette pensée a comme qualité la permanence, l’autonomie et l’absoluité. Cette pensée ne peut créer cet être mais tout au plus l’invoquer. On appelle une idée de l’existence au-delà de toutes les contradictions (ex de Gorgias p 155). Si plusieurs choses que je peux et que je dois concevoir n’existent pas, c’est que le sens que l’on donne à être est plus fort que le sens que l’on accorde à « être conçu ». Ce que notre ontologie recherche avec « l’être en son sens le plus faible », n’est pas pour un nihiliste l’être mais « l’être impossible ». Ou plutôt cet être qu’il pense impossible, nous en tout cas on apprend ici à le laisser être, en relâchant la contrainte.
Critique. Il y a bien quelque chose mais l’accès à ce qu’il y a, a été barré à la pensée par la pensée. Aucun discours ontologique n’existe vraiment. Tout discours doit être reconduit à ses conditions réelles d’élaboration, d’énonciation et de diffusion. Désormais l’objet de la pensée ce sont les représentations. Et précisons qu’est-ce qu’est une condition. C’est ce à quoi une subjectivité qui élabore une représentation se trouve soumise ; c’est ce qui fait qu’elle est particulière. Le conditionnement de ma conception de l’être, c’est la particularité à partir de quoi j’accède ou prétends accéder à de l’être général. En apparence nous voilà débarrassés de la question ontologique de l’être même de ce qu’il y a. Tout est pensé sous condition (ex de Bourdieu et Foucault) mais quel est le statut ontologique de ces conditions ? Soit tout ce qu’il y a ne peut être représenté que sous condition et ces conditions sont inconditionnelles ; soit les conditions sont elles-mêmes conditionnées. Entre soit et soit, on passe du statique au dynamique. Tout conditionnement de l’ontologie est en fin de compte une ontologie soit des conditions, soit du conditionnement. Soit d’une condition statique et substantifiée (la société, le genre), soit du conditionnement en général qui change de termes selon les cultures mais dont la forme demeure. Quoiqu’il en soit il y a bien affirmation ontologique. Et là on en arrive à Adorno qui relance Bourdieu et Foucault. Aussi ces ontologies des conditions de l’ontologie se présentent-elles comme des efforts sans fin afin d’extraire de leur gangue réifiée, un mouvement critique de la pensée philosophique. Parce qu’une critique de l’ontologie au nom de ses conditions conduit à une ontologisation des conditions ou du moins du conditionnement. On y substitue bientôt une ontologie générale des conditions.
Substantialisme. Il y a au moins une substance. Quelle qu’elle soit, la substantialité c’est ce que la pensée finit par rencontrer d’identique, de stable et d’invariable, qu’elle doit présupposer au sein même des êtres, pour rendre compte de ce qui d’eux diffère et devient. La substance c’est ce qui ne peut pas ne pas être, afin que ce qu’il y a soit dicible. Revenons à Aristote. Pour lui la substance est la condition inconditionnée de tout ce qui peut être attribué à ce qu’il y a. Les substances sont des êtres individués dont on peut prédiquer quelque chose et qui ne peuvent être prédiqués de rien. Socle des contraires et recevant les variations possibles de l’être, la substance demeure. Repris par Descartes, ces caractéristiques de la substance sont devenus des principes. La substance est avant tout discours, est d’abord et par principe, ce qui existe par soi et n’a besoin de rien d’autre. De l’autosuffisance on en vient à l’aséité, de la cause en soi. La substance est sans besoin, elle n’a besoin de rien d’autre que d’elle-même pour être, et elle est par conséquent agent et patient de la puissance de subsister. Mais s’il y a une substance, il y a nécessairement quelque chose qui n’est pas substantiel. On peut penser quelque chose d’autre : c’est la fonction de l’attribut ou de la qualité. C’est ce qui change, c’est ce qui dépend. Tout ce que la substance est, l’attribut ne l’est pas, dans un jeu de miroirs. Dans ce couple les rôles peuvent s’inverser. Et voilà Berkeley qui critique l’existence d’une substance. Avec lui ce n’est plus la cerise qui est rouge, c’est le rouge qui est cerise. Et maintenant vient Spinoza : aucune substance ne pourra jamais être en soi à la manière dont ce qui est en elle se rapporte à elle (comme à une autre chose). Le « elle » d’en elle s’oppose à en soi (la substance en soi). Et voilà la substance duplice. Il y a du deux. Nous voilà de retour à un penser le deux. Tout ce qu’il y a c’est une multiplicité d’individus.
Nominalisme. Il n’y a pas moyen d’accéder à ce qu’il y a que de nommer chaque être qui existe en tant qu’individu concret. Entre deux arbres, il n’y a pas d’arborité ; il n’y a que cet arbre-ci qui est une fois et cet arbre-là qui est une fois. Et par la perception, je fais une opération qui est une forme d’abstraction raffinée : je fais exister les choses deux fois au moins ; mais ce sont des illusions. Quel est le point commun entre le rejet de l’existence des universaux et des objets abstraits ? Les objets abstraits font tout exister deux fois : comme individu (arbre) et comme élément (une partie de la forêt). Les universaux (le gris cendré du tronc de ce sapin qui est le même que celui du plumage du merle) existent à la fois dans plusieurs objets comme diverses occurrences du même. Ce qui rend la pensée confuse, c’est que un devient plusieurs. Or est-ce que l’humanité est quelque chose au même titre que chaque être humain ? Ici qu’est-ce qu’être un individu ? C’est être un, être un une fois, c’est être premier (p 182). Ici on refuse la duplication c’est-à-dire la possibilité qu’un même être existe deux fois. Si un même être peut être deux fois, il ne peut pas y avoir un même être, il ne peut y avoir le même être. A mesure qu’elle ne reconnaît d’existence que singulière, elle généralise cette singularité et rend de plus en plus difficile de distinguer singulièrement des êtres singuliers. On peut ici glisser du substantialisme au matérialisme. On est renvoyé vers la conception d’un être réel unique mais indifférencié : la matière, la nature, l’espace-temps…
Matérialisme. Tout ce qu’il y a c’est de la matière. La matière c’est ce qu’il y a avant et devant toute représentation. C’est aussi ce qu’il y a sans. Est matérialiste une pensée qui use de la représentation afin de se représenter sa propre suppression. C’est la glaise primordiale de masse et d’énergie. C’est avant de prendre forme, ce qui prend de l’espace et du temps, ce qui initialement ne représente rien, ne veut pas, ne sent pas, ne pense pas. Cette matière ontologique n’est pas différenciée en elle-même. La matière c’est la substantialité moins l’individuation. C’est donc une substance moins déterminée. La matière c’est le réservoir non défini a priori de tout ce qui est ; donc les structures, formes, manières, agencements dépendent de ce qui émerge de ce seul réservoir. Puisqu’un état du corps existe, pourquoi redoubler cet état par l’existence de contenus mentaux ? ils ne valaient que comme illusions dans un cadre conceptuel donné. Churchland prend comme exemple les sorcières (qui n’existent pas). Mais elles viennent reprendre du service dans le combat féministe parce qu’on s’avance trop vite à croire qu’un cadre conceptuel est dépassé ! C’est au nom de quel être fondamental que cet être dérivé de nos représentations devrait-il être dégradé ? Il y a un matérialisme nominal (Démocrite) et adverbial (Engels). Les atomes ne sont faits de rien sauf d’eux-mêmes. La matiére répond à un principe d’auto-organisation. Elle n’est pas créée et rien ne la transcende. Ici on a affaire à des substances sans essence. Le matérialisme est pensé comme processus de l’évolution de l’humanité. La vie est dans la matière. Mais il comprend aussi la vie dans l’histoire, dans le temps. La matière c’est le début de ce qu’il y a. Mais c’est le temps matériel qui comprend à la fin tout ce qu’il y a. Il faut suivre un procès de la nature vers une transformation matérielle de la matière devenue vivante, consciente et sociale. Représenté et représentant, signifié et signifiant, tels sont les qualia : un contenu mental, une image intérieure, un tableau, un chant, une photo, un discours. Toute représentation absente quelque chose de présent et présente quelque chose d’absent. Parce qu’elles sont deux, les représentations sont duplices et rejetées comme illusions. Les qualia proviennent des structures sociales ou matérielles qui permettent de les expliquer. Aucun matérialiste ne peut faire l’économie de la condensation de deux êtres en un. Le matérialiste ce faisant fait surgir un être spectral : quelque chose qui existe mais qui doit encore être quelque chose. L’image n’a pas d’existence mais comme illusion elle a besoin quand même d’être vue telle comme illusoire. Et donc elle est au moins un peu. Le matérialiste fait advenir une infinité de spectres ontologiques. Et arrive donc le réel.
Réalisme. Le réel c’est ce qui n’a pas besoin de nous. Il demeure et n’a aucun besoin de notre aide. On peut vouloir ou non la réalité ; peu importe, c’est de toute façon ce que c’est. Le réel est l’horizon ou la fin de nos représentations. D’un point de vue réaliste, le réel est ce qui doit être visé par nos perceptions. Des représentations il y a lieu d’en venir au réel. Le réel est un aboutissement et une impasse où la subjectivité cherche à arrêter sa propre avtivité. Pas d’idée, d’absolu ou de vérité qui s’incarneraient dans la réalité. Le réaliste ne cherche pas à remonter à ce qu’il y a de commun. Un réalisme est soustractif (Badiou, Zizek) : c’est une pensée qui essaie d’arracher à nos pensées ce qui ne pense rien, ce qui est réel. Le réaliste soutient qu’il existe quelque chose qui arrêterait la subjectivité. C’est ce qui n’est jamais qu’un, ce qui devrait rester le même partout toujours pour tous et toutes. De ceci il y a eu plusieurs courants (p 197) avec Jean-Luc Marion, Quine, Wittgenstein le second, James. Mais tout ça a un point commun. En un, ma perception est quelque chose alors que ce que je perçois est autre chose. Puis il faut affirmer pourtant que certaines choses n’existent qu’une fois : ce que je perçois et ce que tu perçois doit finir par être la même chose pour pouvoir être réel. Donc tout réalisme repose sur la conception de quelque chose qui est une infinité de fois possibles le même. S’il n’existe pas, tout apparaîtrait doublé ; il n’existe plus rien qui ne peut être qu’une fois le même et absolument pour tous. Le résidu impensable c’est la possibilité que tout soit une infinité de fois différents. Le cauchemar de cette pensée c’est que le réel lui-même soit possible. Le réel c’est l’invariant de la variation universelle. Le prix à payer c’est l’existence d’une chose qui ne pourrait jamais en être plusieurs. Mais il est possible de concevoir qu’il y ait plusieurs réels même s’il faut qu’il n’y en ait qu’un. C’est donc qu’il existe un être moins déterminé que l’être réel. Il suffit de postuler une pluralité infinie de réalités possibles.
Un réalisme du possible. Tout ce qui existe existe autant de fois que c’est possible. Dès que je me représente la réalité comme totalité, comprenant matière, représentation et possibilités, cette réalité peut m’apparaître à son tour comme une possibilité parmi d’autres. À la fois le terme unique de toutes les représentations devient objet d’une représentation d’ordre supérieur et ce à partir de quoi toutes les possibilités ne sont que des variations, devient lui-même variable. Puisqu’une simulation est capable de donner l’illusion de la réalité, qu’est-ce qui me prouve que la réalité elle-même n’est pas une illusion ? La mise en ordre ontologique de cette multiplication produit l’idée de mondes possibles. Le réel existe autant de fois qu’il est possible. Ce possible-là c’est au fond le différentiel entre le réel d’un monde et celui de tous les autres mondes. Le possible non actualisé, en excès sur le réel, n’est jamais que ce qui manque dans un monde, par comparaison avec tous les autres. En logique de Kripke, on a les modalités (nécessaire, impossible, contingent, possible). Et telle est l’approche de Lewis et telle est la position critique d’Armstrong ramenant le paradoxal ensemble de tous les ensembles. C’est parce que quelque chose apparaît dans un monde au moins, qu’il peut être qualifié de possibilités. Mais les mondes étant séparés spatio-temporellement et causalement, tandis qu’un monde est une unité, les inter-mondes ne peuvent pas être dans un monde. Or soit chaque monde est en lui-même, soit il est hors de lui-même. Puisque seul ce qui est dans un monde est possible, il s’en suit paradoxalement qu’aucun monde n’est possible. Et voilà la contradiction. Il y a au moins quelque chose qui n’existe pas si tout existe dans tous les mondes possibles, c’est la structure d’accueil de cet être.
Station de la non-contradiction. Tout est possible sauf quelque chose de contradictoire. Aristote dans son livre de métaphysique catalogué Gamma, dit : il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose. Mais attention, l’argument selon lequel la coexistence d’une propriété et de son absence chez un même être serait impossible, n’est pas suffisant. Quoique quelque chose soit impossible, cela ne l’empêche pas d’être quelque chose, donc d’être assez distinct pour ne pas être n’importe quoi d’autre. Ce que nous cherchons c’est le minimum de détermination. Est-ce vrai qu’ « ex contradictione sequitur quodlibet » ? Il n’y a plus de différence entre le vrai et le faux si on saute au dessus ce principe ; et là c’est le vertige, l’angoisse. Il n’y a plus de différence tout court. Mais de nouveau attention : est-ce qu’une contradiction c’est bien n’importe quoi ? Si une contradiction est n’importe quelle contradiction, tous les êtres contradictoires sont-ils un seul et même être ou un seul et même non-être, dont les diverses expressions sous forme de contradictions ne seraient que des masques illusoires ? Partons du triangle ou du cercle. Un cercle qui n’est pas un cercle, un homme qui n’est pas un homme, est-ce la même chose, mais différemment exprimées ? Essayons d’imaginer un cercle (un triangle) qui n’est pas un cercle (un triangle), immédiatement il nous apparaît que ces objets dont nous ne parvenons pas à faire la synthèse, partagent toutes leurs qualités. Le triangle qui n’est pas un triangle puisqu’il n’est pas triangulaire, est peut-être circulaire. Le premier est peut-être un homme, le second également. Toute chose étant ou circulaire ou non, le premier est potentiellement n’importe quelle chose. Et le second dans la mesure où toute chose est circulaire ou non, peut aussi bien être n’importe quelle chose. Il semble que les deux expressions contradictoires désignent donc la même chose ou plutôt le même ensemble d’objets possibles : n’importe quel objet. Mais encore une fois attention : 10 – 10 est bien égal à 5 – 5 mais il n’est pas identique puisque l’opération est différente. Notre cercle qui n’est pas un cercle doit être un cercle et il doit n’être pas un cercle. Mais il peut ou non être un triangle, comme il peut ou non être un homme. Ce qu’il doit être, l’autre peut l’être et inversément. De sorte que ces deux contradictions sont légèrement distinctes. Pour que le cercle soit carré il faut d’abord avoir posé le cercle ou le carré dont on ôte une caractéristique essentielle. Je dois partir de l’homme pour invoquer l’homme qui n’est pas un homme. Problème de l’initium. Chaque contradiction part d’un objet différent et revient à l’identique. Mais si l’on supprime le processus, on perd le résultat.
Station des modes d’être. C’est différent, donc c’est différemment. L’enfant Isaac peint par Titien, c’est une image, soit un être dont les caractéristiques sensibles semblent amputées. C’est un enfant mais ce n’est pas un enfant, pas comme celui qui dort contre moi dans le fauteuil. L’image d’Isaac n’a pas de corps, elle a une image du corps. Quant à l’idée d’enfant, elle n’a pas de visage, elle implique tout au plus l’idée de visage. L’image du verbe « être » nous trompe quant à leurs différents modes d’être. Quant on en vient à Dieu, voici la querelle entre Henri de Gand et Duns Scot pour qui ce qui est infini est infiniment. Ce n’est pas que l’être imaginaire n’existe pas, mais il a sa manière d’exister. C’est pareil avec un être collectif qui est différemment d’un être individuel. En philo c’est Sebastien Richard, Meinong et Ingarden que nous croisons aujourd’hui : il y a des objets qui ne sont pas réels mais qui sont tout de même. Ici on cherche à saisir l’écoulement de l’essence dans l’existence. Le verbe être devient adverbe ; l’être devient manière d’être (avec Etienne Souriau et Bruno Latour). Selon qu’on est réellement ou fictivement, on est réel ou fictif. Donc ou bien les différents modes d’être sont autant de degrés d’être auquel cas il faut les hiérarchiser, ou bien, les modes d’être sont différents et il faut les catégoriser. Un être a-t-il besoin d’un autre pour être ? On croit avoir épuisé l’ensemble des êtres quand on a conçu tout ce qui existe physiquement ou tout ce qui existe dans l’esprit. En vérité le monde est plusieurs fois tout au moins un être. On cumule à propos d’un tableau : être une image, être un objet de croyance, être un fantôme ; ces êtres sont différemment. Être n’est un que de notre manière de parler, en tant que mot. Il s’agit donc de préserver l’être en tant qu’autre. Mais alors on entre dans un processus sans fin. En dernière analyse on ne peut buter que sur la singularité de chaque être. A la mesure de la pluralité des êtres, l’être se trouverait infiniment pluralisé. Avec Pierre Hadot, l’être importe moins que ce qui est, que le quelque chose. Qu’il existe ou pas, ce quelque chose a une détermination minimale. Tout est un être différent, tout est différemment. Mais quelque chose résiste : un reste fixe. Pour qu’il y ait plusieurs fois une unité (un chien, un amour), il faut bien que ce soit la même unité. Des modes d’être ne sont pensables qu’à la condition de penser l’unité de l’unité.
Unité et solitude. Il y a unité de compte ou alors unité soustraite au compte. Pour Spinoza n’est un que ce qui n’est pas seul de son genre. Mais si je ne peux qualifier d’un que ce qui a un autre au moins, il ne reste plus guère de qualificatif pour ce que je conçois négativement comme n’ayant aucune sorte d’autre : ce qui est seul de son genre. C’est ce que l’unité peut de moins : la solitude. Être sans autre et sans soi, c’est être vraiment seul. Tachons cependant de penser moins qu’un seul. Le développement va ici passer par les fractions, le multiple et le partitif. Qu’est-ce qui pourrait au moins apparaître moins qu’un seul ? Il ne reste plus que le rien. S’il y a anéantissement, soit de l’objectivité par la subjectivité, soit de la subjectivité par l’objectivité, il n’y a jamais qu’une moitié de néant. S’il n’y a rien, il y a en réalité deux riens qui sont incompatibles, l’un anéantissant toujours l’autre (Bergson).
Chapitre 3 : Exploration
Les sections sont : un seul possible à la fois, en coupant toutes les relations, au bord de l’indétermination, n’importe quoi, autodétruit.
Explorons le possible. Ici les êtres ne se trouvent pas ensemble dans l’être. Ils apparaissent un par un dans ce qui fait d’eux des êtres, alors que dans ce qui fait qu’ils sont tel ou tel, ils apparaissent multiples et reliés. Nous ne somme pas tous, tout n’est pas dans un monde commun. Il n’y a jamais que des assemblages plus ou moins cohérents d’êtres qui, quand ils perçoivent et ils pensent, se disputent le commun afin de mieux se distinguer. Leur commun distinct c’est un état d’être ; c’est l’être parvenu à l’état de possibilité. Il n’y a de possible qu’un à la fois. Être possible c’est être un possible, c’est être un et un seul. Que signifie alors « ne pas être possible » ? C’est l’indéterminé. Le possible s’appréhende comme du conditionnel. Si ceci est possible, alors rien d’autre ne l’est… Solitude. Rien n’est tout à fait découpé, parce qu’aucun objet ne subsiste par lui-même. Où est la limite de ce qu’on appelle main ? On peut la couper mais alors elle se nécrose. Où commence-t-elle ? Au poignet ? Même vis-à-vis de l’air ambiant, la séparabilité des choses vivantes n’est pas une évidence. L’arbre que je déracine est-il encore un arbre ? Est-il encore quelque chose ? Rien de concrètement vivant ne se laisse tout à fait traîter comme un objet qu’on pourrait soustraire. Abstraire c’est dévitaliser ce qui vit, c’est dématérialiser ce qui est matériel. Et la mer ? Où commence-t-elle ? Où finit-elle ? A mesure qu’on s’enfonce dans l’infiniment petit, la granularité de la pierre augmente. Au niveau moléculaire, on ne distinguerait plus guère que des variations de densité. On ne rompt pas par l’abstraction le ciment des choses qui les fait tenir ensemble, pour les trouver comme des briques isolées formant ensemble le mur du monde. Il y a en réalité des continuités, des variations et, les objets ne paraissent jamais absolument découpables, qu’à une échelle donnée. Rien n’est concrètement seul. Une concrétion c’est ce qui n’est jamais seul. Mais la solitude ne détermine pas le caractère concret de la chose ; elle n’en détermine que l’être. Et le quelque chose de minimal qu’il faut être pour être un, c’est un, c’est un seul. Même si tout est solidaire, même si rien n’est découpé, de fait tout est découpable. C’est parce que rien n’est découpé que tout est découpable. Si par granularité on entend le degré de découpage d’un corps, la taille du plus petit élément d’un système, alors la granularité maximale de l’être de toutes choses, c’est leur possibilité. Tout est découpable par possibilités. Le possible est l’état de moindre solidarité de tout ce qu’il y a, qui se présente seul et hors relations.
En coupant toutes les relations, ce que nous avons toujours qualifié jusqu’à présent de détermination, nous découvrons que ce n’est rien d’autre que la relation. S’il y a plus d’un être, donc au moins deux êtres, il y a relation. Il ne s’agit pas nécessairement de contact, lien ou connexion. L’indifférence est bien une relation. toute relation affecte les êtres en relation. Toute relation révèle d’un être ce qu’il peut. Une relation est la révélation d’une puissance de ce qu’un être peut en relation avec un autre ; et de ce qu’il ne peut pas en l’absence de cet être. Qu’est-ce que ça peut ? Un choc ? Un changement ? Que peuvent les êtres c’est la clé de tout apprentissage. Multiplier les relations c’est révéler de plus en plus ce qu’un être peut. Soit un fragment de roche : quid de sa dureté, de sa translucidité, de sa conductivité électrique, thermique ? Soit la découverte d’autres matériaux, on apprendrait encore plus sur la pierre à leur contact. Rien n’épuise sa puissance. Rien ne la détermine définitivement. Il peut toujours apporter un nouvel être, une autre configuration. Il n’y a pas de connaissance a priori de ce que les êtres peuvent. Dès qu’il y a deux êtres, il n’y a plus deux possibilités, il y a deux puissances. La puissance, ce que peuvent les êtres, est sans fin. Parce que les propriétés sont en fait des relations masquées, l’idée d’une propriété en soi est absurde. Il n’y a pas de puissance au sens de la puissance d’un être contenu dans cet être, ce que peut un être ne se révèle jamais qu’en relation avec les autres. De sorte que se multiplient à l’infini et que surabondent non seulement les êtres, mais les relations possibles entre les êtres, qui ne sont ni plus ni moins des êtres. Foule de possibilités surgissent que j’entrevois à peine par la pensée. On peut passer de n’importe quelle possibilité à n’importe quelle autre, pourvu qu’on les désolidarise. Est-ce qu’on découvre pour autant un être sans propriéré ? Non car il n’y a pas d’être nu non plus qu’absolu. Il n’y a jamais que de l’être minimal, donc le moins en relation qui puisse se concevoir. L’être minimal devrait être concevable en autre chose que lui-même. Mais il ne peut entrer en relation et il est sans autre. Alors dans quoi existe-t-il, avec quoi existe-t-il ? Ce solitaire demeure hors de lui-même ?
Au bord de l’indétermination. Ce qui est seul ne peut résider que dans son contraire. Chaque être se révèle possible sur fond de quasi indétermination. Le fond c’est l’indistinction qui permet de rendre distinct ? Non parce que ce n’est pas le chaos complet. Pas de fond sans une forme minimale, pas de forme minimale sans un fond maximal. Le possible est un rapport de force entre le minimum de détermination et le maximum d’indétermination. C’est pour ainsi dire le réservoir inépuisable de tout ce qu’il y a. N’importe quoi est un être possible ; mais un être possible c’est justement ce qui est soustrait à n’importe quoi. Penser c’est savoir s’arrêter là, soit juste avant l’embrouillamini sans pensée (p 243). Par rapport au chaos de Deleuze et Guattari, Garcia rappelle que d’un tel chaos quelque chose s’échappe encore. N’importe quoi est également possible. Mais l’homme va en faire la nomenclature et l’image qui va agencer ce n’importe quoi va être l’arborescence. Mais c’est pour tomber sur la description des chinois reprise par Foucault au début Des mots et des choses…pour en montrer le ridicule. En conclusion Garcia ne reconnait plus aucun universel structurant, aucun commun distinct déterminé, qui nous contiendrait tous et toutes toujours et partout. La seule catégorie ontologique qui tienne universellement en deça de l’individuation des êtres, c’est l’égale séparabilité et solitude de chaque être, s’il est déterminé a minima et que rien d’autre ne l’est. N’importe quoi se présente ontologiquement et sans le moindre semblant d’ordre. Il n’y a pas de matrice de classification du possible. Mieux vaut se représenter que l’être bégaie. L’image ici est le « Bal des têtes » à la fin du Temps retrouvé de Proust. Au bord de l’indistinction, séparé de l’inséparé par un être possible seulement qui n’est plus rien de particulier, on touche faiblement mais partout et toujours au commun distinct, à ce qui n’importe quoi peut être. On n’obtient de caractéristique universelle qu’à la condition de renoncer à toute représentation d’une universalité partagée. Tout ce qui est partagé, exclut aussi. L’universel n’est pas tant inclusif qu’exclusif. Il n’inclue pas toute chose mais chacune à l’exclusion des autres. Il est la possibilité de chaque être de s’exclure de tout le reste et d’être quelque chose. Et cet universel doit toujours être contrarié. L’universel n’est pas un fond commun mais un fond moins un. Maintenant au bout de la catabase se pose la question de remonter, la question d’une anabase. Il faut que je puisse revenir en arrière si je veux replonger dans un autre être. Heureusement derrière moi il y a encore le trajet par lequel je me suis enfoncé. J’ai cette corde passée autour des reins. Et cette corde de rappel c’est le souvenir de ce par quoi j’ai passé. C’est un mouvement de rembobinage de la pensée abstraite.
Autodétruit. La pensée peut faire marche arrière à moins que quelque chose ne la retienne désormais prisonnière. Le mot d’ordre de la catabase a été « laisser être », ceci doit être abandonné. La pensée pour remonter devrait cesser de laisser être ou cesser être. Tout rendre possible c’est tout rendre impossible.
Livre trois : Nemesis
Ici il n’y a pas de chapitres mais des sections : tôt ou tard, être autoritaire ou le devenir, le contrecoup de la libéralité, notre némésis, des possibles destructeurs, le libéral hypocrite, suicidaire, il est impossible de tout rendre possible, sauf si, tout est possible si rien n’est puissant.
Qu’est-ce qu’une autorité ? C’est ce qui rend impossible. Parce que la pensée est perception du possible, une pensée autoritaire semble une contradiction dans les termes. Ce n’est pas tout à fait vrai. Penser consiste bien à percevoir du possible mais aussi à le rendre, et à le rendre possible ou impossible. Il y a donc deux voies : l’une qui empêche, l’autre qui laisse être. L’autorité se retourne contre le possible et le limite, le circonscrit, l’empêche. Il suffit ici de penser à contresens. L’autorité dit : ça ne peut pas être sinon il y aurait désordre. À chaque étape de la catabase on a une place pour cette pensée autoritaire ; mais à chaque catabase il y a l’occasion d’un renversement libérateur à l’encontre de ce mur de l’impossible dressé par l’autorité. Autrement dit l’autorité croise toujours la dissidence comme sa possibilité. Le non-être avancé par l’autorité lui fait retour comme son être obstiné, comme un minimum d’être. Mais attention, la pensée libérale propre à la catabase peut elle aussi subir un retournement. Au commencement de la pensée, la vérité est du côté de celui qui laisse être. Il se rapproche plus de tout ce qu’il y a. Sa libéralité emporte toute conception autoritaire dans son mouvement d’ouverture avant même que l’autorité n’ait pu prétendre commencer. La libéralité empêche l’autorité de se fonder. Mais si une pensée libérale est toujours séduisante à mesure que la pensée progresse plus vraie dans ses prémisses, une autorité devient à son tour plus séduisante parce que vaincue d’entrée de jeu par l’effet imparable du laisser être. Toute pensée autoritaire prend sa revanche vers la fin quand la pensée libérale s’affaiblit toute seule et s’autodétruit. C’est sa malédiction ; la némésis est la personnification d’un principe universel de compensation. Ce qui est dérobé à un endroit ou à un moment de la pensée, la némésis le fait ressurgir un peu plus loin ou un peu plus tard. À ce qui affirme elle apporte la négation, à ce qui nie elle apporte l’affirmation.
Être autoritaire ou le devenir. Certaines pensées affrontent la némésis au début : ce qui est impossible est interdit. Par principe ! L’autorité définit la caractéristique minimale de ce qu’il y a, à partir de quoi s’ouvrent les débats de ce qui devrait être. Pourquoi empêcher des êtres ? Pour permettre à d’autres d’être. La diminution du possible de façon autoritaire serait censée permettre sa réalisation. Contraindre pour libérer c’est escamoter sa propre némésis. Est libérale une pensée qui ne peut prétendre avoir réduit à néant sa propre opposition, mais seulement l’avoir retardé le mieux et le plus longtemps possible. À force d’ouvrir grand le possible, on y fait entrer ce qui le referme. Elle est bien faible la pensée libérale si elle ne se montre pas capable d’envisager sa propre capacité à faire vivre aussi ce qui la tue.
Le contrecoup de la libéralité. Partons de l’image : le possible est élastique. Comme lors d’une déformation élastique qui voit un matériau soumis à une contrainte retrouver sa forme d’origine, l’être des choses déformé par notre perception se reforme. Aucune pensée ne peut faire l’économie d’une conception et donc d’une conformation, donc d’une déformation du possible. Soit la pensée libérale essaie de le faire a minima mais elle détermine le possible tout de même un peu. Cet un peu réagit et exerce une force inverse. Bruno Latour et Isabelle Stengers disent ici : puisque l’absolu se relativise, puisque l’universel se particularise, ne prenons pas pour principe de pensée du possible l’absolu, mais le relatif. En inversant le mode de ce qu’il y a (relatif plutôt qu’absolu, particulier plutôt qu’universel, négatif plutôt que positif, construit plutôt que décrit), ces positions prétendent échapper à l’autoritarisme latent d’une métaphysique abstraite du possible.
Notre némésis. L’unique idéal que nous avons suivi dans le jeu collectif de l’ontologie, c’est de laisser être. Pour laisser être le plus d’êtres, il a semblé bien de descendre jusqu’à son degré minimal, le possible. Mais dès le départ notre conception nous a conduits à abandonner l’idée d’un champ des possibles qui serait opposé au champ des êtres réels. Ce qui est possible pour nous ne s’oppose pas à ce qui est, c’est déjà. C’est plus faiblement déterminé que ce qui est réel, mais c’est tout de même.
Des possibles destructeurs. S’il est réel, le possible « je suis vivant » contredit la réalité du possible « je suis mort ». Pourtant par l’imagination et la fiction, on peut sans difficulté représenter sa mort. Il y a donc des possibles positifs, des possibles négatifs qui détruisent : il est impossible qu’il existe des êtres vivants et pensants ailleurs que sur Terre. S’il est réellement impossible d’aller plus vite que la lumière, quelque chose qui irait plus vite est exclu hors du possible : ce n’est pas une simple fiction. Le possible positif gène son contradictoire, mais ici le possible négatif détruit son contradictoire. Et alors nous sommes des vivants dans une mémoire morte, et c’est la possibilité du rien.
Dès lors il n’y a plus qu’à être hypocrite ou suicidaire. Tout est dans x à l’exception de x ; rien n’est dans non y, à l’exception de y, le transcendantal. L’impératif suicidaire c’est laisser être l’impossibilité de tout laisser être, et cela renvoie à une psychologie. Sauf si.
Il est impossible de tout rendre possible. La toute possibilité n’est jamais immédiatement impossible, elle est rendue impossible. Il faut donc distinguer ce qui est et ce qui rend possible. Il n’y a pas de plus possible à l’horizon de la pensée sauf si on veut bien séparer en deux ce qu’on entend par possible : il se reçoit ou il se donne. Rendre possible ou impossible c’est être puissant. Nous voudrions montrer qu’il est plus puissant de rendre possible que de rendre impossible. Pour déterminer une puissance et ne pas la confondre avec une possibilité, il faut exprimer quatre caractéristiques (plus ou moins évidentes). 1) Est puissant ce qui ne se réserve pas sa propre possibilité mais qui l’exporte. 2) En tant que puissance, le non-lien vaut lien. Car rapprocher deux possibilités au milieu de la non considération de tout le reste, cela donne aux deux possibilités une puissance commune : c’est la possibilité devenue relationnelle. 3) Une puissance c’est ce que peuvent certaines et pas d’autres. C’est donc une particularité qui permet de déterminer les êtres. En perdant des possibles, j’y gagne de la puissance. 4) Il faut du possible en moins pour augmenter toute puissance. Comment rendre le plus possible par la pensée ? Plus on rend possible moins on rend puissant.
Tout est possible si rien n’est puissant. Face à cette némésis, il n’y a d’autre solution qu’un sacrifice. L’abstraction c’est l’augmentation infinie de l’impuissance. La raison du sacrifice c’est la solitude. Seul ce qui est sans autre peut être conçu sans puissance. S’il est seul possible, l’impossible n’a rien à détruire : c’est un destructeur universel privé d’objet. Qu’est-ce que le commun distinct ? C’est cette solitude-là. Tout est mais rien ne peut faire quoi que ce soit. Notre but devient d’apprendre à renoncer à du possible afin de retrouver de la puissance. Pour penser ce qu’il y a, l’un et l’autre, le possible et la puissance, sont désormais indissociables. (à suivre)