Ces textes ont été écrits entre 1998 et 2004. C’est en 1988 que Zizek a écrit : « Le plus sublime des hystériques, Hegel passe ». Il y convoquait déjà la philosophie, au regard de Lacan, en mettant au travail deux modes de la pensée et un « faire penser » à partir de leur rencontre. Le réel, c’est ce reste de toute histoire qui échoit au sujet, excédant le sujet lui-même. Le réel est sa part la plus intime et en même temps la plus étrangère, la condition même de la subjectivation. Où est le réel du sujet ? Situer le sujet aujourd’hui dans un nouage au symbolique, qui est en crise, est devenu une quasi impasse. Faire advenir le sujet passe par l’imaginaire idéologique. Ce qui fait l’objet de ce livre, c’est cette traversée.
La réflexion critique s’appuie sur le travail critique de l’Ecole de Francfort. Mais Zizek y ajoute une définition de la suppléance appelée à la rescousse d’un nouage en panne. Réel-symbolique imaginaire ou réel-imaginaire symbolique, telle est la question. Suppléance veut dire autre chose que sublimation, entre autres artistique : il y a nécessité de se réapproprier des imaginaires « politico-esthétiques », en même temps que de renouer avec l’histoire et ses formes. Le plan de ce livre est évidemment triple et chacune des trois parties réunit trois chapitres. Soit 9 en tout.
Chapitre 1 : le sujet interpassif
Le réel et le fantasme. Ce qui nous incite à penser, est toujours une rencontre traumatique qui s’impose à nous, remettant en cause nos habitudes de penser. Essentiel est d’établir la différence entre réalité et réel. Prenons le réel qui a bouleversé notre conception de l’art : soit l’Holocauste. L’Holocauste ne relève pas de la phénoménologie des réalités sociales. En effet il n’est pas possible d’en faire un récit, en l’intégrant dans l’univers symbolique qui le précède. L’Holocauste ne s’historise pas. Ainsi les documentaires comme « Shoah » (début années 90) s’écartent de toute référence naïve à une réalité extérieure à la fiction cinématographique, sans pour autant tomber dans le piège post-moderniste du libre jeu des simulacres, où c’est la notion même de référent qui s’évanouit. Shoah représente le trauma de l’Holocauste comme un au-delà de la représentation, qui ne peut être reconnu qu’à travers les traces qu’il a laissées. La raison de cette impossibilité de la représentation est dans le fait que nous, les sujets qui le considérons, sommes toujours impliqués et toujours partie prenante du processus qui l’a engendré. Nous sommes comme les paysans polonais qui continuent de trouver les juifs « bizarres » ! La représentation suppose une distance. Le sujet reste irreprésentable quand il est toujours partie prenante de l’événement : quand il continue de croire dans l’idéologie qui justifiait l’Holocauste ! C’est quoi un fantasme ? C’est quoi une idéologie ? C’est un écran entre nous et la réalité que nous vivons. La réalité y est arrangée pour ne pas nous déranger. La fonction de l’idéologie est de nous en remettre à d’autres qui donnent des ordres, parce qu’ils savent mieux de quoi il retourne dans le fond. Evidemment quand la réalité heurte, il faudra que l’idéologie soit armée pour nous étourdir.
La forme dominante de la rencontre violente qui, à l’encontre de nos instincts spontanés, nous force à penser aujourd’hui, c’est l’impact massif de l’espace cybernétique et de la virtualisation de notre vie quotidienne. La preuve du caractère traumatique de cet impact tient au caractère inconsistant, antinomique, de nos façons d’y réagir. L’espace cybernétique est à la fois salué comme ouvrant de nouvelles possibilités de pensée sauvage, et redouté comme annonçant la fin de la pensée proprement dite, la réduction de l’homme à un animal réagissant à des stimuli extérieurs. Dès lors, comment résoudre cette équivoque : interagir avec la machine ou bien laisser la machine agir pour moi ? La solution consiste à changer de perspective pour se concentrer sur une autre forme de décentrement. L’impact vraiment inquiétant des nouveaux medias ne résiderait pas dans le fait que les machines nous arrachent la part active de notre être, mais dans le fait que les machines nous privent de la dimension passive de notre vécu : elles sont passives pour nous. Comment ? Les choses croient à notre place. Dans la rencontre avec des peuples primitifs, on leur attribue certaines croyances superstitieuses dans des totems, par exemple. Si on le leur demande, ils répondent que non : non, ils ne sont pas si naïfs « mais certains de nos ancêtres semblent y avoir vraiment cru » ! Ils déplacent leurs croyances sur d’autres. La croyance semble toujours opérer sous la forme d’une telle croyance à distance. Pour que la croyance fonctionne, il faut qu’elle ait un garant ultime, bien que ce dernier soit toujours différé, déplacé, jamais présent en personne ; c’est l’Autre, l’Ancêtre, le Führer. Le déplacement est originel et constitutif : il n’existe pas de subjectivité immédiate, vivante, présente à soi. La plupart des croyances sont d’emblée décentrées et sont des croyances à attribuer à l’Autre. Qui est le « Sujet supposé croire » ! Le Symbolique se définit, en son fondement, tributaire d’une instance normative : consommez ! jouissez ! mais surtout ne pensez pas, nous nous en chargeons pour vous !
L’interpassivité. Nos sentiments les plus intimes peuvent être externalisés radicalement. Les moulins à prière tibétains prient pour le passant ; les pleureuses dans l’Antiquité pleurent pour le fils aux obsèques du père. Quand je regarde une série B à la télé, je suis tellement fatigué par mon travail, que le soir on a doublé la bande-son avec des « boites à rire », me dispensant de cet effort de trop pour moi. Je suis ainsi soulagé du devoir « surmoïque » de m’amuser. Ce paradoxe de l’interpassivité qui consiste à croire ou à jouir à travers l’autre permet d’esquisser une nouvelle approche de la question de l’agressivité. L’agressivité se déclenche chez un sujet lorsqu’un autre sujet, à travers qui le premier croit ou jouit, agit de telle sorte qu’il dérange le fonctionnement de la relation transférentielle. Laquelle est construite sur la gestion de la culpabilité qui est certaine aux yeux de l’autre, chez qui je demande d’en être débarrassée. Il y a à creuser les rapports du Surmoi à la Loi. La Loi se décrypte socialement entre les lignes et tolère ce qu’interdit son texte manifeste. Le Surmoi l’entrave par son injonction à jouir. Car si un père interdit à son fils d’aller voir les filles, il aura pour effet de l’inciter à la transgression ; mais si de façon obscène il lui donne le feu vert d’agir comme un homme, il aura pour effet de le rendre impuissant. Le Surmoi est paradoxal. Il y a deux formulations contradictoires en même temps : « envie ou pas, profite ! » et « il ne s’agit pas d’avoir envie, tu dois ! ». Mais sa formulation est, semble-t-il, celle d’un libre choix. En vérité là-dessous c’est d’un choix forcé qu’il s’agit : il ordonne de jouir de ce que vous devez faire… et en plus en t’amusant (ou sinon se sentir coupable) ! Les japonais ont trouvé le passage : ils assurent leur devoir de s’amuser dans un premier temps, et une fois que c’est fait… se mettent à s’amuser vraiment ! En effet le fait d’être exonéré de sa jouissance comporte une dimension vraiment libératrice. Tout ce développement nous ramène à l’opposition entre la croyance et la jouissance, entre le symbolique et le réel. Dans le cas de la croyance symbolique, je dénie l’identité, c’est-à-dire que je ne me reconnais pas dans la croyance qui est effectivement la mienne. Dans le cas de la jouissance qui relève de l’ordre du réel, je méconnais le décentrement par lequel je perçois à tort la jouissance comme étant la mienne propre. L’interpassivité ce n’est pas seulement confier à l’autre la charge d’être actif, en restant pour ma part spectateur en recul de l’engagement dans les passions conflictuelles. En effet je reste actif par ailleurs, laissant, par exemple aux pleureuses la charge des lamentations, et en profitant pour régler les obligations d’une succession financière. Au début du capitalisme, la croyance dans la prédestination a poussé les gens à une frénésie d’activité incessante. On appellera cela « fausse activité » car, comme pour l’obsessionnel, elle évite la réalisation de son désir.
L’objet qui donne corps au « plus de jouir » fascine le sujet. Il réduit celui-ci à un regard passif et impuissant aspirant à l’objet. L’interpassivité est un système de défense subjective primordiale contre la jouissance. Par elle je reporte ma jouissance sur l’Autre, qui la supporte passivement, en riant, souffrant, jouissant à ma place. Pour être un sujet actif, je dois me débarrasser de la passivité inerte qui est la condition de la densité de ma substance ontologique. Cela m’est insupportable dans la rencontre avec l’objet de me voir sous la forme d’un objet qui souffre, jouit. Mais cela m’est tout aussi difficile d’accepter la destitution subjective. Si on définit le sujet comme pure activité de se poser soi-même, on rejoint Deleuze qui en parle comme fluidité de Pur Devenir. Le fantasme n’est évidemment pas objectif (exister indépendamment des perceptions du sujet) mais pas non plus subjectif (réductible aux intuitions conscientes du sujet), c’est la façon dont les choses vous paraissent objectivement être vraiment, même si elles ne paraissent pas être ainsi. Marx parle de cela à propos du fétichisme des marchandises. Le bourgeois sait que, sous les transactions de consommation de marchandises de luxe, il y a une exploitation des classes ouvrières dans un certain rapport des forces sociales ; et donc il en convient. Mais cela ne l’empêche pas au plan inconscient de vouloir posséder des signes extérieurs de richesse car les marchandises convoitées fascinent en raison de leur valeur occulte. Descartes définit le sujet de façon classique, comme suit : la dimension constitutive de la subjectivité est celle de l’expérience phénoménale de soi. Je me constitue comme sujet au moment où je peux dire : peu m’importent les mécanismes inconnus qui président à mes actes, à mes perceptions et mes pensées, personne ne peut m’enlever ce que je vois et ce que j’éprouve ici et maintenant. Mais c’est la fin du classicisme quand le sujet du signifiant surgit, là où Descartes échoue vu que son fantasme primordial lui devient inaccessible. Ce qui s’en suit, c’est un sujet vide et un phénomène inaccessible au sujet. Le signifiant s’articule à une logique qui n’est plus classique. La philosophie kantienne travaille la passe hors de l’impasse avec son concept de transcendantal qui désigne l’activité synthétique du sujet. Mais il faut plus ! Le vide d’une négativité auto-référentielle se situe dans le droit fil de ce chapitre : d’un décentrement primordial. Le fait de pouvoir être privé des contenus psychiques les plus intimes qui me constituent, fait matière pour le chapitre suivant.
Chapitre 2 : Désir-Pulsion = Vérité-Savoir
Ce chapitre revient sur le fantasme primordial. Il est primordial dans le sens où il est définitivement situé hors de toute tentative de remémoration ou de réminiscence. La logique qui renvoie à la première topique freudienne ne suffit plus. La logique du fantasme qui renvoie à l’enseignement de Lacan d’avant 1972 ne suffit plus. Pour sortir un pas plus loin de l’ornière où la psychanalyse s’enlise, il n’y a plus que des entreprises hasardeuses. Une de celle-ci s’appelle « construction dans l’analyse ». (Elle n’est pas sans rapport avec le travail de l’«Ecole de Francfort», célèbre pour son travail critique de l’idéologie). Le fait que cette phase primordiale n’ait jamais eu d’existence réelle fait passer dans les dessous de l’égalité en titre. La construction d’un savoir dans le réel est conduite par un être acéphale, un non sujet. Bien qu’elle fonctionne comme une sorte de « tu es cela » qui articule le noyau de l’être du sujet, son assomption « me » désubjectivise. Il n’est possible d’assumer le fantasme primordial que dans la mesure où j’éprouve la destitution subjective. Lacan part dans son enseignement de l’opposition philosophique classique entre un savoir objectivant inauthentique ne prenant pas en compte la position d’énonciation, et une vérité authentique qui engage et affecte le sujet sur le plan existentiel. Les philosophes de référence sont ici Kierkegaard et Heidegger. Plus tard Lacan revisite son enseignement en revenant sur l’intuition de sa thèse de doctorat sur la paranoïa. En cela il est devant la même impasse que Freud confronté aux réactions thérapeutiques négatives, même des névrosés. La pulsion est un savoir acéphale déclencheur de la satisfaction. Sans le moindre rapport à la vérité ni à aucune position subjective d’énonciation, elle est ontologiquement première par rapport à la vérité, ce qui fait problème à l’ontologie qui est par définition un discours sur la vérité. La vérité et le savoir entretiennent les mêmes rapports que le désir et la pulsion. Avec Heidegger on disait que l’interprétation visait la vérité du désir subjectif car la vérité du désir était le désir de la vérité. Mais la « construction » nous procure maintenant un savoir de la pulsion. Le savoir de la science moderne démontre l’insistance aveugle de la pulsion de mort. La science moderne poursuit sa trajectoire car la satisfaction vient du savoir lui-même. Et non des objectifs moraux ou communautaires que le savoir scientifique est censé servir. On est loin de la poursuite du Bien Commun. La science relève du réel de la jouissance indifférente aux modalités de toute symbolisation.
D’un autre côté la science est médiatisée socialement. Elle dépend de subsides et donc de l’Etat et du Marché. Elle est au centre de négociations qui mobilisent les Universités, les chercheurs, les lobbies, l’opinion. Et en même temps, la science moderne, en tant que telle, ne peut pas être réduite à quelque option limitée, ontique, exprimant les intérêts d’un certain groupe social. Elle est bien plutôt le réel d’un moment historique qui reste le même quelque soient les univers symboliques possibles. Il s’agit d’un discours qui serait absolument non historique. Heidegger avait parlé de l’historicité des époques de l’Être, à savoir des époques dont le mouvement est en soi indifférent aux horizons historiquement déterminés de la révélation de l’Être. Dans la mesure où la science ne pense pas, elle « sait » hors la dimension de la vérité, et représente, en tant que telle, la pulsion dans toute sa pureté. Heidegger le déplore : cet oubli de l’Être à l’œuvre dans la science moderne est le plus grand danger. L’enjeu est métaphysique, Frederic Nef l’a montré. Le franchissement de la clôture de la métaphysique, pour Lacan, est moment libérateur. Si le fantasme primordial du sujet régule son accès à la jouissance, on sort de la logique interprétative du désir. La nouvelle question est de trouver une place au désir dans l’économie de la jouissance. Et revoici l’objet fascinant du premier chapitre. L’objet n’est pas ce que nous désirons mais plutôt ce qui met en mouvement notre désir, le cadre formel qui lui donne consistance. Ce cadre est fantasmatique et sa grammaire n’est pas infinie mais au contraire en lien avec la rencontre d’un objet positif. L’automatisme de l’amour est mis en branle lorsqu’un objet contingent, en fin de compte indifférent, se retrouve occuper une place fantasmatique déjà donnée. Nous allons voir qu’il n’y a rien -là- de bien réjouissant. Les réflexions de Zizek confrontent toujours à des inventions transgressives débarrassées de toute entrave (le fantasme et l’idéologie) mais en même temps mettent face à un réel qui cogne. Ce n’est pas en terme de limite qu’il y a lieu de penser, ce n’est pas dans une recherche de cadre qui tienne enfin qu’il faut placer les efforts. C’est en faisant sérieusement place au réel qui ne cesse de se rappeler à nous au bout de nos actions. Lacan dans les années 70 a proposé une théorie de la sexuation autour d’une affirmation radicale : il n’y a pas de rapport sexuel. Quoique l’on fasse, quoique l’on pense ou que l’on veuille, le réel est pas tout.
Chapitre 3 : la violence du fantasme
La vérité a structure de fiction. Nous avons évoqué l’effet de rupture du cinéma d’après l’Holocauste, la pulsion de mort au cœur de la science et maintenant nous traitons de la tolérance aux licences de la religion chrétienne. Chesterton rappelle en effet que ce n’est pas dans le cadre de la religion païenne qu’on pouvait vivre ses fantasmes les plus débridés, c’est après que le Christ ait été mis en croix pour nous libérer de la culpabilité. Contrairement à ce que nous pensons, l’Antiquité était frappée de mélancolie car la vie butait sur une fin irréductible. Contrairement à ce que nous pensons, l’autorisation à jouir de façon totale nous est promise dans un paradis chrétien d’après la mort et pourquoi pas – si nous en trouvons le moyen- dès ici-bas. La référence à Hollywood s’impose autour des questions de censure. Pas de film sans happy end. La religion a infiltré l’idéologie multiculturaliste au temps du libéralisme hégémonique. Sa violence est inouïe. Toute idée d’un antagonisme vertical est sévèrement censurée pour se voir traduite par l’idée, inverse, des différences horizontales avec lesquelles nous devons apprendre à vivre, parce qu’elles fonctionnent pour nous comme des compléments d’être. L’idée ontologique sous-jacente est celle d’une pluralité irréductible de constellations particulières, chacune multiple et déplacée en soi, qui ne peut jamais être rassemblée dans une matrice neutre et universelle. Pour Deleuze, au lieu de vouloir « imposer » notre vision de l’universalité -l’universel des droits de l’homme-, l’universalité -en tant qu’espace partagé de compréhension entre les différentes cultures- devrait être envisagée comme « une tâche infinie de traduction » de notre position particulière. Pour Zizek l’universalité réelle n’est pas l’espace neutre de la traduction d’une culture particulière vers une autre, mais l’expérience violente de la manière dont, à l’intérieur de la division des cultures, nous partageons le même antagonisme.
Le respect de l’autre. Il faut voir dans la tolérance d’Hollywood le reflet de l’attitude hégémonique de la résistance. Celle des gays, des noirs, des prisonniers. Cette norme d’aujourd’hui -le respect de l’autre- est le véritable obstacle à l’émergence d’un discours qui questionnerait réellement les relations dominantes. Badiou a essayé : que peut bien signifier le respect de l’autre lorsque l’on est en guerre contre l’ennemi, lorsqu’une femme vous quitte pour un autre, lorsqu’on est sommé de juger les œuvres d’un artiste médiocre, lorsque la science est attaquée par des sectes obscurantistes ? C’est très souvent le respect des autres qui est le Mal ; et particulièrement lorsque c’est la résistance contre les autres, et même la haine des autres, qui amène à « l’action subjectivement juste ». Zizek répond : oui à la haine de l’ennemi, à l’intolérance à l’égard de la fausse sagesse. Mais n’est-ce pas la leçon du siècle dernier que d’avoir montré la nécessité de s’en tenir à une certaine limite, la limite qui est celle de l’altérité radicale de l’Autre. Le totalitarisme a montré le danger de réduire l’Autre à la figure de l’ennemi et d’aller jusqu’à la solution finale parce que c’est une action subjectivement juste. Le vrai effort éthique ne réside pas seulement dans le fait d’être prêt à sauver les victimes mais aussi dans l’impitoyable affirmation d’anéantir ceux-là même qui les ont rendu victimes. Lorsque quelqu’un tue ne serait-ce qu’un seul vrai ennemi de l’humanité, c’est l’humanité entière qu’il sauve. Deleuze répéta plus que les autres, en bon anti-hégélien, son discours sur la multitude et la diversité (les différences non totalisables), masquant ainsi la monotonie délétère de la vie globale contemporaine. C’est sur la multiplicité des allers-retours du sens, ses déplacements constants, que se trame la texture idéologique recouvrant l’analyse sociale. Nous accomplissons nos mandats symboliques sans les assumer vraiment, sans vraiment les prendre au sérieux. En RDA, il était impossible pour une personne de combiner ces trois caractéristiques : la conviction (croire en l’idéologie officielle), l’intelligence et l’honnêteté.
Le code Hayes. La fiction cinématographique doit garder voilé le fantasme primordial qui ne peut jamais être explicité si on cherche à sauver la vraissemblance psychologique des personnages. Dans Hannibal de Ridley Scott (2001), le film a échoué parce que le scénario se rapprochait trop de « notre » noyau fantasmatique : pour une fille dont le destin serait d’être dévorée par une figure paternelle charmante et diabolique, le happy end représente l’alternative maternelle. Adorno : un film qui appliquerait à la lettre les prescriptions du code Hayes pourrait être une grande œuvre d’art, mais pas dans le monde où existe le code Hayes. Le happy end dans son alternative maternelle aboutit dans notre monde à la guerre d’Irak. Le fantasme primordial est un mensonge fondateur. Et s’il doit rester caché c’est parce que le voir face à face est jouissance excessive. Dans le film de Haneke, le pianiste (1998), le jeune homme qui s’éveille à l’amour ne peut qu’angoisser à mort face à une Isabelle Huppert perverse masochiste qui lui fixe par écrit les conditions à accepter pour être initié. Dans la suite du film, il s’y essaye et là c’est elle qui craque. Triomphant dans sa toute puissance, le jeune homme passe à l’acte et laisse à la femme une dégoutante expérience du non rapport sexuel. Pas étonnant qu’elle se suicide. Il y a un rapprochement à faire entre fantasme et trauma. La destitution subjective menace. Le sort du jeune homme à l’avenir du film de Haneke n’est pas enviable. Il ressent une culpabilité irrationnelle. Le premier Lacan affirmait un devoir éthique de ne pas reculer devant son désir. Ce faisant il martelait cet impératif : s’autoriser de soi-même ! Mais le second Lacan est plus prudent car la vérité n’est pas au rendez-vous.
De la violence oppressive à la violence rédemptrice. Dans le film de Andrew Davis, le fugitif (1993), le médecin accusé à tort du meurtre de sa femme mène une enquête avec la police à ses trousses. À la fin, Harrison Ford trouve un médecin qui dirige une firme pharmaceutique de façon frauduleuse. La confrontation a lieu lors d’un colloque. Hollywood et la censure interfèrent pour que ce soit en privé et non en public que la bagarre fasse « triompher la justice ». il est évident qu’il n’était pas question de dénoncer la perversion à l’œuvre dans nos sociétés capitalistes. La perversion mobilise les pulsions agressives sadiques et masochistes. La question est de mesurer la différence entre les deux positions. Dans le miroir sont convoqués le maître et l’esclave. Dans le film de Martin Scorcese, Taxi driver (1976), Robert de Niro veut libérer Judy Foster prise dans les filets de maquereaux. Le combat prend son envergure quand on découvre que c’est toute la société qui est gangrenée par un pouvoir pervers que tisse la corruption généralisée. On découvre alors que pour assainir la société, il faut prendre sur soi de façon masochiste le sadisme ambiant. Travis devant un miroir tient un revolver qu’il pointe vers son reflet. À la fin, Travis mime avec son doigt le geste de se tuer avec un revolver. Travis se vit comme le dernier déchet d’une société à purifier. De nouveau la censure édulcore les choses avec le code Hayes. Agamben a abordé ceci dans son livre « Homo Sacer ». Prenons un groupe qui veut défendre une revendication politique. Une manifestation est convoquée. Dans cett manifestation, des flics tabassent leurs adversaires. Cela entraîne en réponse un discours sur les violences policières qui ne dérange personne. Pourquoi ? Parce que la gestion de la jouissance n’y est pas questionnée. Les choses seraient toute autre si les policiers se trouvaient face à des manifestants qui se tabasseraient entre eux. Devant cette scène, les policiers auraient devant les yeux le démontage de leur fantasme primordial. Cela se manifesterait par de la honte. Et de l’angoisse. Que représente cette attitude d’auto-tabassage ? La première approche conclut évidemment à une mise en scène pour rétablir le lien avec l’Autre réel, c’est-à-dire de suspendre l’abstraction fondamentale et glacée de la subjectivité capitaliste, dont la figure de l’individu solitaire absorbé par l’écran de son PC et communiquant avec le reste du monde constitue le meilleur exemple. Le moins que l’on puisse dire c’est que c’est risqué car les récupérations de façon machiste quasi fasciste sont possibles. Mais ce risque doit être assumé. L’abstraction, la forclusion de l’autre doivent être combattues et brisées par un geste qui prend le risque de toucher directement à la souffrance d’autrui. Mon action le malmène et me malmène : car elle est un geste qui, parce qu’il ruine le noyau même de notre identité, apparait extrêmement violent. Néanmoins il existe une autre dimension à l’œuvre dans l’auto-tabassage, c’est l’identification scatologique, excrémentielle du sujet. Lorsque je permets à l’autre de m’abaisser, lorsque je le provoque à le faire, me vidant de tout contenu substantiel, de tout support symbolique susceptible de me conférer un minimum de dignité, lorsque nous sommes soumis à un mécanisme de pouvoir, la sujétion renvoie à un investissement libidinal. Cette sujétion s’exprime par un réseau de pratiques corporelles « matérielles ». Le travail intellectuel ne suffit pas. Mais cette performance en acte – se tabasser soi-même – doit être masochiste car c’est un premier pas vers la solution rédemptrice.
Nous voici à la fin de la première partie du livre.
Chapitre 4 : Matrix ou les deux faces de la perversion
Les partisans de l’Ecole de Francfort voient dans Matrix l’incarnation extrapolée de la Kulturindustrie, la Substance sociale aliénée et réifiée prenant le pas sur notre vie intérieure la plus intime en la colonisant, faisant de nous des sources d’énergie. Le film nous renverrait au mythe de la caverne de Platon à la différence près, que sortir de la caverne offre la promesse ici de voir le spectacle de la désolation, le désert du réel. Lacan fait-il un pas d’écart quand il rend manifeste le caractère virtuel de l’ordre symbolique ? En bon structuraliste il se présente avec une lecture en dehors de l’Histoire. À moins qu’il ne mette à découvert les soubassements de l’historicité. Hegel n’est pas loin. Le Grand Autre est le nom de la substance sociale, et donne la raison pour laquelle le sujet ne maitrise jamais complètement les effets de ses actes. Lacan face à l’aliénation a cru qu’il était possible de construire un antidote permettant une séparation : elle a lieu lorsque le sujet prend en charge en lui-même l’inconsistance du Grand Autre, son caractère virtuel, barré, car privé de la Chose. Le fantasme remplit ce manque en l’Autre, non dans le sujet, tentative de (re)constituer la consistance du Symbolique. Le délire paranoïaque cristallise cette tentative par l’imaginaire en attestant subjectivement de la présence d’un Autre derrière l’Autre. Il est facile d’imaginer un programmeur effaçant nos identités digitales et nous privant de notre existence sociale, nous transformant en non-personnes. Si l’on suit ce tour paranoïaque, la thèse de Matrix postule que ce Grand Autre s’est externalisé dans le Super Ordinateur. L’idéologie toutefois travaille à l’inverse : tout ici bas est généré par la Matrice, et l’idée qu’il n’existe pas de réalité dernière renvoie uniquement à une série infinie de réalités virtuelles. On est proche de Deleuze. En fait, il aurait été plus subversif d’inventer une multiplication des réalités elles-mêmes, quelque chose qui reproduirait le danger que certains physiciens redoutent dans les expérimentations récentes des grands accélérateurs de particules : produisant un plasma, une sorte de soupe énergétique faite de quark flottant et de particules gluon, ils recréent des éléments de la matière qui n’ont existé que brièvement après le Big Bang. Le paradoxe tient au fait que les deux versions interprétatives du film éludent la dimension du Réel : aussi bien celle d’un sujet flottant librement d’une réalité virtuelle à une autre, un pur spectre conscient du fait que chaque réalité est un leurre ; que celle de la supposition paranoïaque d’une réalité en-deçà de la matrice, substantielle. Le Réel n’est pas la « vraie » réalité derrière la simulation virtuelle mais le vide qui rend la réalité inconsistante, la fonction de toute matrice symbolique étant de dissimuler l’inconsistance.
Le Grand Autre n’existe pas. Habermas actualise le Grand Autre dans la communauté de communication régulée par l’idéal de la négociation. C’est ce Grand Autre qui aujourd’hui se désagrège progressivement, car la situation est devenue totalement clivée. Le langage objectivé des experts ne peut plus être traduit dans un langage commun accessible à tous. Et il se retrouve en circulation alors sous le mode de formules fétichisées que personne ne comprend mais qui façonnent notre imaginaire, y compris artistique. Du cyberspace, on attendait pour tous la possibilité de vivre dans un village global. Mais à la place de ce Grand Autre, nous avons obtenu une multitude de petits autres, nous offrant un choix multiple d’identifications à des particularismes tribaux. Même si la science touche au Réel, l’impasse tient au fait que le savoir scientifique ne nous sert plus de Grand Autre Symbolique. La théorie de la société du risque, d’Ulrich Beck, met bien en lumière le phénomène de réflexivisation globale de la société : nous sommes arrivés à une issue opposée à celle prédite par l’idéologie universaliste classique des Lumières. En ce temps là, on pensait qu’à long terme les questions fondamentales seraient résolues par les compétences du savoir objectif des experts. Aujourd’hui et en tant que telles, les sciences ne peuvent pas produire de réponse satisfaisante. Dans la mesure où la communication est régulée par le débat démocratique, la majorité n’offre pas la règle conclusive des discussions, vu que la majorité est frappée d’ignorance. Surgissent ici les théories de complots engendrées par la frustration de la majorité devant le positionnement des scientifiques éclairés : laissez-nous décider dans des matières où vous n’y connaissez rien ! Une telle façon de répondre à la question présuppose encore l’idée d’un Grand Autre, comme modèle d’une perception normale de la réalité partagée dans la société ; ainsi elle ne prend pas en compte la manière dont c’est précisément cette notion même de réalité qui est sapée aujourd’hui. La réalité elle-même est en train de devenir paranoïaque. L’horizon du sens d’une société donnée n’est en aucune manière directement fondé sur les faits établis par le savoir du réel scientifique. La folie ne désigne pas ce qui peut être fondé par une référence directe aux faits (au sens où le fou serait incapable de percevoir les choses telles qu’elles sont, en raison de ses projections hallucinatoires), mais seulement par la manière dont un individu se rattache au Grand Autre. Être exclu du Grand Autre social équivaut dans les faits à être fou.
L’écran du réel. La Matrice fonctionne comme l’écran qui nous sépare du réel et le rend supportable. Le réel n’est pas le référent dernier domestiqué par l’écran du fantasme. Le réel c’est d’abord l’écran lui-même en tant qu’obstacle qui a toujours déjà déformé notre preception du référent, de la réalité qui nous entoure. C’est tout l’écart entre Kant et Hegel. Pour Kant, le réel est le domaine du nouménal que nous percevons schématisé à travers l’écran des catégories transcendantales. Pour Hegel, il faut introduire trois termes : lorsqu’un écran s’interpose entre nous et le réel, cette interposition génère une notion qui est l’« en-soi », en deçà de l’écran des apparences, de sorte que l’espace vide laissé entre l’apparence et l’ « en-soi » est déjà-toujours « pour nous ». Si l’on soustrait à la Chose la déformation imposée par l’écran, c’est la Chose que nous perdons. Lacan reprend ceci en disant que la Chose en elle-même, c’est le regard et non l’objet perçu. La Matrice est le réel qui déforme notre perception de la réalité. Lévi-Strauss en dégage la structure dans son livre d’anthropologie : soit un village et le regard qui est porté sur lui par deux clans composant la tribu. Une moitié marque la division clanique par deux cercles concentriques autour du totem. L’autre moitié fait passer par le centre une coupure diamétrale séparant entre gauche et droite. La raison de cela c’est que pour faire rapport (une tribu), il faut donner à voir un antagonisme fondamental impossible à symboliser. Mais les deux perceptions sont simplement trop exclusives l’une de l’autre pour arriver à affronter cet antagonisme traumatique. Puisque les deux sous-groupes ne vivent pas dans le même village en raison des tabous, cette identité doit être inscrite symboliquement autrement. Dans une institution reflet du mana, l’institution zéro, le signifiant vide sans signification déterminée si ce n’est la signification de la présence de la signification en tant qu’elle s’oppose à l’absence. Cette institution c’est l’idéologie qui procure un espace neutre où les deux clans peuvent se reconnaître. Sortant des matrices symboliques traditionnelles, nos nations modernes ont cherché à s’instituer dans des constitutions reflet d’un contrat qui, avant, n’avait pas à se dire car il était vécu naturellement. Lévi-Strauss reprend son anthropologie structurale en parlant d’anamorphoses. Au cœur de la perception, il y a une pure opposition symbolique, non biologique, non naturelle, à laquelle rien ne correspond dans les objets désignés, rien, si ce n’est le réel d’un X non défini qui ne peut jamais être pris par l’image du signifié. Le réel est désavoué en raison de quoi notre vision de la réalité est déformée de façon anamorphique. D’où une possible compréhension de l’art contemporain. Malevitch a effectué la disposition minimaliste – carré noir sur fond blanc – qui isole ce lieu en tant que tel, lieu ou cadre vide qui a la propriété proto-magique de transformer chaque objet amené dans cet agencement à la dignité d’œuvre d’art. D’abord, le réel se présente comme la tache anamorphique. La déformation anamorphique de l’image directe de la réalité produit une image déformée, un pur semblant qui subjective la réalité objective. Ensuite le réel se pense comme un lieu vide, une structure, une construction qui n’a jamais lieu, dont on ne peut pas faire l’expérience en tant que telle, et qui ne peut qu’être rétroactivement construite et doit être présupposée ainsi : c’est le réel en tant que construction symbolique. Enfin le réel, c’est l’objet excrémentiel obscène qui n’est pas à sa place, le réel lui-même. Triple mouvement donc : on soumet la réalité à la déformation anamorphique, on introduit un objet qui n’a rien à y faire, on soustrait tout contenu (les objets) de la réalité de telle façon qu’il ne reste plus que le lieu vide lui-même que ces objets remplissaient.
La freudian touch. Matrix a tout faux quand il désigne Neo comme l’élu. Une telle place existe bien dans le lien social, c’est l’autorité symbolique en position d’exception. Dans les camps il y en avait un qui était perçu par les autres comme unique, et qui servait de support minimum à la solidarité, solidarité qui définit le lien social en tant qu’il s’oppose à la simple collaboration dans le cadre d’une pure stratégie de survie. Ce n’était pas tant l’action effective de l’Un en faveur des autres qui comptait, que sa présence. Nous avons ici une sorte de dignité préenregistrée où l’Autre (l’Un) conserve ma dignité à ma place, où je conserve ma dignité en l’Autre. Mais dans Matrix, l’élu est celui qui est capable de voir que notre réalité quotidienne n’est qu’un univers virtuel codé, n’est pas réel, il est le seul capable donc de se débrancher, de manipuler et de suspendre les règles de la matrice. La lecture du film est paranoïaque car l’élu peut suspendre la résistance du réel. Le Réel ce n’est pas la chose horrible et dégoûtante mais le trou qui tord l’espace de notre réalité. Comme le trou des toilettes évacue nos déchets si bien que nous percevons ou plutôt imaginons qu’ils disparaissent dans une dimension alternative, ne faisant pas partie de notre réalité quotidienne. C’est ici que le film rencontre son inconséquence dernière : l’expérience du manque, de l’inconsistance et de l’obstacle est censée porter témoignage du fait que l’expérience que nous faisons de la réalité est un leurre – toutefois l’agent Smith nous donne une explication freudienne. Saviez-vous que la première matrice était censée produire un monde idéal où personne n’aurait souffert, le bonheur parfait pour chaque être humain ? Mais personne n’a accepté ce programme : de tout temps l’espèce humaine a défini la réalité comme une souffrance. La leçon de l’agent Smith, qui n’est pas un être humain comme les autres, mais une incarnation virtuelle directe de la matrice, le Grand Autre lui-même, consiste à dire que pour nous, humains, l’expérience d’un obstacle insurmontable est la condition positive de notre perception de la réalité : en dernière analyse, la réalité, c’est ce qui résiste.
Malebranche à Hollywood. L’inconséquence suivante tient à la conception de la mort : pourquoi meurt-on réellement lorsqu’on meurt dans la réalité virtuelle régulée par la matrice ? Malebranche est le philosophe qui a produit l’appareil conceptuel pour peser la réalité virtuelle. Il abandonna la référence à la glande pinéale pour expliquer le lien entre la substance matérielle et la substance spirituelle, le corps et l’âme. S’il n’y a plus de point de contact entre les deux, la seule solution est qu’une tierce et vraie substance, Dieu, coordonne et médiatise les deux réseaux de causalité totalement indépendants. La relation entre l’âme et le corps n’est jamais directe puisque le Grand Autre s’interpose toujours entre les deux. L’occasionnalisme est ainsi fondamentalement un nom pour l’arbitraire du signifiant, pour le vide qui sépare le réseau des idées du réseau de causalité (réel) du corps, un nom pour cette vérité selon laquelle c’est le Grand Autre qui prend en charge la coordination des deux réseaux et fait ainsi que lorsque mon corps mord la pomme, mon âme fait l’expérience d’une sensation agréable. N’en va-t-il pas de même pour l’immersion dans la réalité virtuelle ? C’est la raison pour laquelle il est important théoriquement de ne pas lever l’ambiguïté radicale du cyberspace : en tant qu’il affectera nos vies, ce changement ne dépendra pas de la technologie proprement dite mais du mode de son inscription sociale. L’immersion dans le cyberspace pourra intensifier nos expériences sensorielles, mais c’est aussi la porte ouverte à la possibilité, pour celui qui manipule la machine gouvernant le cyberspace, de voler littéralement notre propre corps (virtuel), nous privant de sa maîtrise, de telle manière qu’on ne sera plus relié à son corps comme étant le sien propre. Ce que nous rencontrons, c’est l’ambiguïté constitutive de la notion de médiatisation. Il semble que le cyberspace réalise dans les faits le fantasme paranoïaque du président Schreber : l’univers matérialise l’hallucination dans laquelle les rayons divins sont l’émanation directe du contrôle de Dieu exercé sur l’esprit humain.
Mettre en scène le fantasme fondamental. La dernière inconséquence concerne le statut ambigu de la libération annoncée par Neo. Le résultat de l’intervention de Neo a été de provoquer un échec du système dans la matrice. Neo le sauveur s’adresse au peuple prisonnier pour lui annoncer qu’il lui apprendra comment se libérer. Cependant, le problème est que tous ces miracles ne sont possibles que si nous restons à l’intérieur de la réalité virtuelle soutenue par la matrice et si nous nous contentons d’infléchir ou de changer ses règles : notre statut réel reste celui d’esclave. Que diriez-vous de sortir de la caverne et de regarder la réalité d’une terre ravagée ? Adorno dirait que ces inconséquences du film sont les moments de vérité du film : elles signalent les antagonismes de notre expérience sociale au temps du capitalisme avancé, des antagonismes qui articulent des couples ontologiques élémentaires comme la réalité et la souffrance, la liberté et le système. Jusqu’à la postmodernité, l’utopie promettait la rupture d’avec le réel du temps historique et l’avènement d’une altérité hors du temps. Avec la chevauchée postmoderne de la fin de l’histoire qui a rendu pleinement disponible le passé par la mémoire digitalisée, l’utopie devient l’attente du réel lui-même pour faire l’expérience de ses ruines fumantes. La possibilité est ouverte pour que nous soyions réduits au stade passif de piles vivantes procurant son énergie à la matrice. Et lorsque certains s’éveillent de leur immersion dans la réalité virtuelle contrôlée par la matrice, cet éveil ne s’ouvre pas d’abord sur les grands espaces de la réalité externe mais tout d’abord sur l’épouvantable réalisation de cet enfermement. Cette passivité absolue est le fantasme forclos et pervers qui soutient l’expérience consciente de notre activité subjective auto-fondée. La matrice se nourrit de la jouissance humaine, elle se nourrit de la substance de nos vies, Grand Autre donc. En tant que tel l’univers pervers du cyberspace est l’univers du pur ordre symbolique, du jeu signifiant laissé à lui-même, débarrassé du réel de la finitude humaine. Ici Lacan n’est pas d’accord car il rappelle la relation nécessaire de ce Grand Autre avec le sujet. D’où le titre de ce livre : la nécessité de rappeler qu’il n’y a pas de substance sans sujet. Adorno et Horckeimer dans la dialectique de la raison donnent la parole à un anesthésiste du 19ème , Pierre Flourens : l’anesthésiant ne fonctionne que sur le réseau neuronal de la mémoire. Tel est le destin de la raison qu’elle est fondée sur le refoulement de la nature en elle-même, son corps qui ressent la douleur, tandis que le sujet ne s’en souvient pas. La nature se venge : le fantasme de l’interpassivité est un scénario renvoyant sur une autre scène le règlement de la dette de notre interventionnisme dans le monde. Il n’y a pas d’agent actif libre sans un support fantasmatique, une autre scène, sur laquelle il est totalement manipulé par l’Autre. Ce que Hegel opère c’est la traversée du fantasme en démontrant sa fonction qui est de remplir l’abîme pré-ontologique de la liberté, c’est-à-dire de reconstituer la scène positive sur laquelle le sujet est inséré dans un ordre nouménal positif. Lacan est donc clairement en dette de Hegel.
Chapitre 5 : Révolutions, le retour
Matrix est une trilogie. Nous présentons les deuxième – Matrix le retour- et troisième – Révolutions- rebondissements de cette histoire. Au bout de la première partie, le scénario met en attente d’une libération. Dans un scénario pervers tel qu’il est campé, on s’attend à une révolte des assujettis, en opposant à la matrice le refus de leur jouissance secrète. Pour rappel le sujet dans son aliénation au Grand Autre se raconte des histoires. L’opération de séparation revient à reprendre à son compte la jouissance supposée de (à) l’Autre. Mais Matrix prend une autre voie où le scénario s’enlise. L’idéologie distillée dans la deuxième partie consiste à jeter des doutes sur les rôles de Morpheus et Neo : Morpheus serait-il à la tête d’une communauté obscurantiste aux rituels extatiques, le premier à croire à ses visions ? et Neo doit-il croire à l’Oracle, cette femme qui lit l’avenir et incarne les forces du Bien à l’intérieur du système, sans parler de l’Architecte de la matrice qui informe Neo qu’il vit dans la sixième version des tentatives de libération de l’humanité, débouchant toutes sur des catastrophes de grande ampleur. Ceux-là mêmes qui se sont libérés de la matrice sont-ils encore libres de choisir quoi que ce soit ? En tout ceci le film reflète parfaitement le désarroi de la Gauche politique. À la fin de cette partie, Neo, sorti de la matrice comme l’éveillé platonicien, continue d’exercer les pouvoirs magiques dont il est doté dans la matrice. Pure invraissemblance si on s’en tient à la logique qui limite le pouvoir des règles d’un jeu dans le cadre de ce jeu. À moins que cet illogisme inexpliqué soit la solution que « tout ce qui est, est généré par la matrice », qu’il n’existe pas de réalité derrière. Par contre ce qui est juste aux yeux de Zizek, c’est que même si la lutte a lieu dans la réalité réelle, le combat décisif doit être gagné dans la matrice, ce qui explique pourquoi il faut (ré)entrer dans son univers fictionnel virtuel. On sait que les processus socio-économiques matériels et objectifs ont lieu dans la réalité ; et que le processus politico-idéologique a lieu au plan de la superstructure. Bien que l’économie soit le vrai site et la politique un théâtre d’ombre, le combat principal doit être mené dans la politique et l’idéologie. À la chute du Mur de Berlin en 89, ou plutôt pour le faire tomber, le peuple a dépassé sa peur d’un seul coup et ne prit plus au sérieux la menace. Les frères Wachowski ont donc mis la barre très haut, puisque le troisième volet se devait de produire rien de moins que la réponse appropriée au concept de Révolution, chose que la Gauche désespère de trouver un jour. Ceci signe un échec social fondamental. Le premier indice de cet échec repose sur la rupture du pacte de lecture avec le spectateur. Fini le réalisme du premier volet de Matrix. Révolutions brise ces règles : les pouvoirs magiques de Neo et Smith s’étendent à la vraie réalité ; le lecteur se sent dupé. Quel sens a la rencontre du couple de l’Oracle (féminin) et de l’Architecte (masculin) concluaut l’affaire à l’intérieur de la matrice, puisqu’ils sont tous deux des programmes informatiques, l’interface virtuelle n’existant que pour le regard humain. Pour quel regard est mis en scène cet épisode ? Et troisième indice, on ne traite pas le cas Morpheus du second épisode qui a viré complètement paranoïaque. Finalement les trois volets ont comme développement logique uniquement le statut de l’agent Smith, héros principal négatif jusqu’à ce qu’il menace son propre univers, sorte de Neo en négatif. Smith est une allégorie des forces fascistes, un mauvais programme devenu fou car il s’est autonomisé (se reproduisant comme un clonage infiniment possible) et menace la matrice. Mais de nouveau dans le troisième volet, les programmes féminin et masculin, bien qu’ils soient seulement des programmes, voient leur différenc sexualisée quand la fin du film entre dans une logique de l’équilibre entre le principe masculin et le principe féminin. Cette harmonie qui baigne dans le rapport est un mensonge qui laisse un reste. Smith revient comme une figure proto-juive, un intrus obscène qui se propage comme la peste, qui devient fou…Sa destruction apporte une trève. On n’est pas loin d’une religion christologique. Neo aurait dû être un programme de la matrice rendu humain, une incarnation humaine directe de la matrice, de telle manière qu’en mourant, c’était la matrice elle-même qui était détruite.
Le ridicule du pacte final est frappant : l’Architecte doit promettre à l’Oracle non seulement que les machines ne combattront plus les hommes en dehors de la matrice mais aussi que les humains qui voudront être libérés de la matrice le pourront. Mais comment va-t-on leur donner le choix ? Ainsi à la fin, rien n’est résolu. La matrice continue à exploiter les humains sans aucune certitude quant au fait qu’un autre Smith n’apparaitra pas ; la majorité des humains restera en esclavage. Ce qui mène à une telle impasse, c’est que la matrice fonctionne comme une double allégorie : du capital (les machines pompant notre énergie) et de l’Autre (l’ordre symbolique en tant que tel). Pourtant l’échec concluant la série des Matrix ne comporte-t-il pas un message porteur de sens ? Peut-être : les lendemains, aujourd’hui, ne chantent pas, le capital n’est pas près d’être dépassé, tout ce que nous pouvons espérer est une trêve temporaire. Ce qui veut dire que cela eut été, sans aucun doute, pire si cette impasse avait été celle d’une célébration deleuzienne de la révolte réussie de la multitude.
Chapitre 6 : mourra-t-elle un jour ?
Une note sur l’œuvre de Leni Riefensthal. Son œuvre se prète à une lecture téléologique. Débutant avec les Bergfilme, elle se poursuit par deux documentaires nazis magnifiant la discipline politique et sportive du corps, la concentration et la force de la volonté. Puis après la deuxième guerre, elle redécouvre dans ses albums de photographie son idéal de beauté naturelle et de maîtrise grâcieuse chez la tribu africaine des Nubi (Noubas de Cau au Soudan). Enfin depuis dix ans, elle apprend l’art difficile de la plongée sous-marine et commence à tourner des documentaires sur l’étrangeté de la vie dans les obscures profondeurs des mers. La trajectoire dessine un trajet du haut, les sommets de montagne, vers le bas et n’est-ce pas dans ces profondeurs, la rencontre du dernier objet, l’objet qu’elle ne cessa de rechercher tout au long de son œuvre : cette obscénité éternelle et irrésistiblement luxuriante de la vie elle-même ? Cela ne vaut-il pas aussi pour sa personnalité ? Il est difficile de se résoudre à l’idée qu’elle est mortelle. Il semble que ceux qui sont fascinés par Leni ne redoutent plus le moment de sa mort, mais se posent vraiment la question de savoir si elle mourra un jour.
Cette continuité est souvent lue dans une perspective proto-fasciste. Par proto, il est entendu que son fascisme serait plus profond que sa célébration directe de la politique nazie, car il se manifeste déjà dans son esthétique pré-politique de la vie, dans sa fascination pour les beaux corps exhibant des mouvements disciplinés. Mais il est peut-être temps de problématiser le topos. Dans son film La lumière bleue, Junta, la fille sauvage et solitaire de la montagne, n’est-elle pas l’image même de la paria devenant effectivement la victime d’un pogrom organisé par les villageois ? Le compagnon de Leni est Bela Balasy, c’est le scénariste du film. Il n’est pas fasciste mais marxiste. Alors ? Arnold Schoenberg, dans la deuxième partie de son Harmonienlehre de 1911, développe son opposition à la musique tonale, dans des termes qui, superficiellement, peuvent rappeler les tracts antisémites ultérieurs : le monde de la musique tonale est devenu dégénéré appelant une solution purificatrice, finale. Alors ? Il y a ici une attitude messianico-apocalyptique ? Mais ceci est précisément la conclusion à éviter : ce qui rend le nazisme répugnant n’est pas la rhétorique de la solution finale, en tant que telle, mais le tour concret qu’il lui a donné. Un autre thème prisé par ce genre d’analyse, plus près de Leni, est le caractère soi-disant proto-fasciste de la chorégraphie de masse orchestrant les mouvements de milliers de corps disciplinés, dans des parades et effets de masse dans les stades ; retrouvant les mêmes phénomènes dans le socialisme, on s’empresse de conclure imédiatement à une profonde solidarité entre les deux totalitarismes. Or ceci relève de l’idéologie libérale et elle manque le sens des phénomènes épinglés : ces manifestations ne sont pas fascistes en elles-mêmes, et en attente d’être appropriées par la gauche ou la droite ; non en l’occurrence c’est le nazisme qui les a volées au mouvement des travailleurs, où elles sont nées. Ce qui rend fasciste, c’est leur articulation singulière dans le mode d’appropriation. Il n’y a pas de fascisme avant la lettre, pour la bonne raison que c’est la lettre elle-même qui fait tenir ensemble le faisceau des éléments qui fait le fascisme. Ce point de capiton est la lettre qui nomme, qui noue en même temps, cette articulation. À la fin de son enseignement Lacan a abordé l’inconsistance du nouage du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. Il alla chercher, en topologie, la ressource d’une suppléance, appelée à un moment Nom du Père, dont la fonction était de réparer le nouage.
Dans le même ordre d’idées, on devrait rejeter l’idée selon laquelle la discipline est une caractéristique proto-fasciste, le prédicat proto-fasciste lui-même devrait être abandonné : c’est l’exemple d’un pseudo-concept. L’idéologie originale d’une jeune classe ouvrière, coincée dans un no future de son émancipation dans le système, accrédite l’idée que la seule façon de réussir passait par l’entraînement méthodique de la seule chose dont ils restaient propriétaires, leur corps. La spontanéité et l’attitude de « laisser-aller » à une liberté excessive appartiennent à ceux qui ont les moyens de se l’offrir, et à ceux qui n’ont rien n’ont que leur discipline. Pour en revenir à Leni, il faut relever la tension qui traverse son œuvre : la tension entre la perfection de ses procédés et le projet idéologique qui les a cooptés. La recherche de sa véritable identité idéologique est un leurre, une telle identité n’existe pas, elle est à l’origine éparpillée, inconsistante, prise dans une toile d’araignée de forces opposées.
Nous voici à la fin de la deuxième partie du livre.
Chapitre 7 : La Passion à l’heure de la croyance décaféinée
Chapitre 7 : La Passion à l’heure de la croyance décaféinée
La Passion, film de Mel Gibson, n’est-elle pas une sorte de manifeste de nos propres fondamentalistes et anti-laïques occidentaux et chrétiens ? La réaction du Pape est connue : c’est exactement ce qui s’est passé ! Ce jugement a été démenti, par le porte-parole officiel du Vatican, dans une déclaration neutre et officielle soucieuse de ne heurter personne. Ce déplacement est un exemple de ce sur quoi la tolérance libérale fait l’impasse, avec cette peur politiquement correcte de heurter la sensibilité religieuse. Le problème avec cette position est qu’elle refoule purement et simplement la violence de la passion religieuse ; c’est ainsi qu’elle reste active sous la cendre. Il faudrait avoir le courage de reconnaitre le fait, politiquement incorrect, que le peuple juif a demandé la mort du Christ, que l’islam présente des traits profonds de violence et d’intolérance. Et c’est sur cette toile de fond qu’il faut lire « La rage et l’orgueil » de Oriana Fallaci : une défense passionnée de l’Occident en lutte contre la menace musulmane, contre l’islam qui n’est pas seulement une culture différente mais une barbarie. La réponse passionnée à la passion fondamentaliste est alors une laïcité agressive du type de celle mise en œuvre par l’Etat français. Il n’est pas difficile de prévoir ce que ces mesures vont déclencher : exclus de l’espace public, les musulmans vont être obligés de se constituer en communautés fondamentalistes exclues. Et peut-être l’interdit pesant sur l’adhésion passionnée à une croyance explique-t-il pourquoi, aujourd’hui, la culture tend à devenir une catégorie centrale dans le monde et dans nos vies. La religion, comme façon de donner un sens à sa vie, est interdite : mais elle est permise sous le mode de la culture particulière, à savoir le style de vie : ce qui la légitime est la façon par laquelle elle nous permet de manifester nos sentiments et nos positions intimes. Nous n’y croyons plus vraiment, en revanche nous participons encore aux rituels dans le respect dû au style de vie de la communauté à laquelle nous appartenons. Le mode dominant de la croyance désavouée/déplacée, typique de notre époque, semble bien être le : je n’y crois pas vraiment, cela fait simplement partie de ma culture. N’est-ce pas aussi la raison pour laquelle la science ne relève pas de cette idée de la culture du fait, que, précisément, elle se situe du côté du réel ? Et n’est-ce pas aussi la raison pour laquelle nous accusons les croyants fondamentalistes de barbarie, d’anti-culturalisme, et les ressentons comme une menace pour notre culture ? Rappelons-nous de l’indignation publique lorsque, il y a trois ans, les forces talibans en Afghanistan dynamitèrent les anciennes statues bouddhiques de Bamyian. Les statues n’étaient pour eux que des idoles postiches et non des trésors culturels ; vu qu’ils étaient totalement immergés dans la croyance en leur propre religion.
Lacan définissait l’amour comme le fait de donner quelque chose que l’on n’a pas, à quelqu’un qui n’en veut pas. Pourquoi ? Parce que il y a dans cette déclaration quelque chose d’intempestif, d’obscène, qui cherche à nous contraindre. C’est la raison pour laquelle la passion est politiquement incorrecte : bien que tout semble permis, l’interdit est simplement déplacé. Il suffit d’évoquer les impasses d’aujourd’hui dans l’art et la sexualité. Existe-t-il chose plus lénifiante et stérile que de succomber à l’injonction surmoïque qui prescrit l’invention de nouvelles transgressions. Kierkegaard ne dit-il pas que le seul bon voisin est un voisin mort car un cadavre est le partenaire sexuel idéal du sujet tolérant qui essaie d’éviter tout harcèlement. On trouve sur le marché des produits dont on a éliminé les propriétés malignes : café sans caféine, bière sans alcool, la guerre sans victimes. Et la redéfinition de la politique comme art de l’administration par les experts, la politique sans politique. Et le multiculturalisme tolérant et libéral d’aujourd’hui est conçu comme l’expérience de l’Autre privé de son Altérité. Ce à quoi la tolérance politiquement correcte nous conduit est une croyance décaféinée ; une croyance qui ne blesse et n’engage personne et encore moins nous-mêmes. C’est pourquoi Lacan a raison de renverser la devise de Dostoïevski : si Dieu n’existe pas, tout est interdit : Dieu est mort, nous vivons dans un monde permissif, vous devriez vous consacrer aux plaisirs : mais si vous voulez pleinement profiter de cette vie, vous devriez éviter ces excès dangereux, faire l’effort de garder la forme et c’est ainsi que tout vous est interdit si ce n’est privé de sa substance. Mais l’inverse est juste aussi : si Dieu existe, alors tout est permis à ceux qui, instruments de Sa volonté, déclarent agir directement au nom de Dieu. Il ne fait aucun doute qu’un rapport direct avec Dieu légitime la transgression de toutes les contraintes. L’hédonisme conjugue habilement le plaisir et le refoulement : action et réaction doivent coincider, la chose même qui induit la nuisance doit déjà en être le remède. Ce n’est plus : buvez du café avec modération, mais buvez-en comme vous voulez, il est déjà décaféiné. Le fait que la consommation irrépressible réelle (drogues, sexe libre, tabagisme) devienne un danger social majeur n’est-il pas une preuve négative de l’hégémonie de cette attitude ? Mais la solution recherchée est celle du safe sex, sorte d’opium sans opium. La structure d’un produit contenant l’agent de sa propre négation est aisément identifiable dans le paysage idéologique contemporain. Deux thèses déterminent l’attitude à l’égard des autres : le respect de l’altérité, l’ouverture d’esprit et la peur du harcèlement, ce qui veut dire que l’autre ne présente aucun problème dans la mesure où il n’est pas intrusif, c’est-à-dire tant qu’il n’est pas vraiment Autre. Voilà le droit de l’homme, le droit de pouvoir se maintenir à une saine distance des autres. De même le profit capitaliste n’est pas problématique s’il est compensé par des activités caritatives. Dans notre époque d’ultrasensibilité au harcèlement de l’Autre, toute expérience éthique se transforme en une expérience de la violence du pouvoir et de son masque mensonger. Ce glissement induit ainsi la tentative de réécrire les injonctions religieuses pour les rendre adéquates à nos exigences. Certains commandements sont-ils trop sévères ? Reformulons-les afin de les rendre compatibles avec notre sensibilité ! Tu ne commettras pas l’adultère ! sauf si ton émotion est sincère et que cela sert ton but de profonde réalisation de toi-même. Aussi sympathiques et libérales que ces lignes puissent paraitre, elles impliquent une confusion inévitable entre les hauts et les bas émotionnels d’une part et un engagement symbolique inconditionnel d’autre part.
Doit-on pour autant retourner au fondamentalisme religieux ? Gibson eut d’abord le projet de tourner le film en latin et araméen sans sous-titres. Ce qu’il manque c’est la trace de toute expérience chrétienne authentique. La Passion est un sacrilège définitif qui met en scène la souffrance du Christ et sa mort…comme le dernier spectacle sado-maso homosexuel. Ce qui est totalement absent du film, c’est la plus petite interrogation sur la signification de la crucifixion. Il y a trois interprétations : gnostique-dualiste dans un combat du bien et du mal ; sacrificielle pour rétablir l’équilibre de la justice ; exemplaire car son acte d’amour radical nous invite à bien agir. Ce qui manque c’est : et si la mort du Christ était une façon pour Dieu le père, de payer sa propre dette à l’humanité, de s’excuser d’avoir fourni un travail si mal fait, d’avoir créé un monde imparfait plein de souffrance et d’injustice ? Nous avons vu la position libérale et puis la position fondamentaliste, il y a une troisième position. Partons de l’affirmation de Bush qui distingue fondamentalisme islamique et religion de tolérance. Il faudrait alors problématiser ainsi les juifs et le sionisme, c’est-à-dire faire l’effort d’ouvrir l’espace dans lequel les juifs et les citoyens d’Israël seront capables de critiquer l’idéologie sioniste, en formulant leur critique depuis leur attachement passionné à la judéité, depuis ce qu’ils considèrent comme valant la peine d’être sauvé dans l’héritage juif. Il n’est plus question de défendre la pure tradition juive de justice et d’amour pour le prochain contre l’affirmation sioniste agressive. De la même manière, au lieu de célébrer la grandeur du vrai islam contre les abus terroristes, il faudrait concevoir cette résistance contre la modernisation comme une grande chance pour un projet s’articulant à un matérialisme conséquent, précisément parce que l’islam porte en lui la pire possibilité d’une réponse fasciste à notre embarras actuel. Pour soutenir le militantisme ascétique d’une position éthique (et cela n’a rien à voir avec Lévinas).
Chapitre 8 : la politique de la rédemption, ou pourquoi cela vaut-il le coup de sauver Richard Wagner
À la période romantique, la musique change de rôle ; elle n’est plus le simple accompagnement du message délivré par la parole, elle contient et rend un message plus profond que celui délivré par les mots. Pour Schopenhauer, la musique produit et rend compte de la Volonté nouménale alors que la parole reste limitée à la représentation phénoménale. On va souligner les positions de Kant et Hegel par rapport au sublime qui a deux faces. Pour Hegel, la musique est la substance capable de rendre pleinement le vrai cœur du sujet, l’abîme de sa radicale négativité. La musique devient support d’un message réel, transformant la métaphore qui exprime le noyau subjectif, passant du jour (des Lumières) à la Nuit (du monde). Ce qu’exprime la musique alors, c’est un flux de jouissance nouménal au-delà de la signifiance linguistique. Cet espace nouménal est différent de la vérité divine transcendantale kantienne, il tient lieu d’un inaccessible excès formant le cœur du sujet.
Ce chapitre va se servir de l’opéra et opposera Rossini à Wagner, le premier retenant du sublime kantien sa face mathématique alors que la face du sublime dynamique reviendra à Wagner. Et retour. Par contre pour avancer une lecture de la musique avec Hegel, il faudra attendre la fin du développement. Pour le lecteur non averti des histoires mises en scène dans ces opéras, il est renvoyé au Net car les résumés y sont très bien faits. Rossini, donc, met en acte l’incapacité du sujet à faire face à la quantité de demandes, de données qui le submergent ; rappelez-vous les plaintes du père dans « La Cenerentola ». Il imagine comment les gens vont se comporter avec lui lorsqu’une de ses filles sera mariée avec le prince, les gens essayant de le soudoyer pour obtenir un service de la cour. L’économie libidinale principale est ici obsessionnelle : l’objet du désir du héros est la demande de l’autre. Cet excès est le juste contrepoint du sublime wagnérien, non pas plein de demandes mais par une seule, une demande d’amour mais d’une exigence absolue. Ici l’économie désirante est hystérique car les deux personnages féminins attendent du héros « Tannhaüser » qu’il donne tout, absolument tout à son désir. Comme Antigone face à Créon prié de même façon de satisfaire à un devoir sacré qui déborde les cadres des calculs politiques et les lois des hommes. Dans « La religion et l’art », Wagner affirme que lorsque la religion devient artificielle, l’art peut sauver le véritable esprit de la religion, sa vérité cachée. Comment ? En abandonnant le dogme, en ne rendant que la pure émotion religieuse, c’est-à-dire en transformant la religion en expérience esthétique ultime. Là lorsqu’un Dieu peut jouir continuellement, ici je suis soumis au changement : « Tannhaüser » se plaint de ne pouvoir en tant que mortel éprouver la joie continue. Il n’y a pas ici de conflit entre spirituel et corporel, entre sublime et plaisir mais au sein du sublime le coupant en deux : d’un côté Elisabeth est la Dame idéalisée et intouchable de l’amour courtois ; de l’autre côté Vénus est la représentation d’un excès métaphysique, celui d’une joie sexuelle portée à l’incandescence. Kierkegaard dirait que Vénus représente le stade esthétique et Elisabeth le stade religieux. « Tannhaüser » commet l’erreur d’élever la sexualité humaine au niveau de l’Absolu en en faisant l’envers du sacré. Comme Créon son calcul est masculin et tombe court. Il irrite les dieux. On gagne à concevoir qu’il n’y a qu’une femme, fusionnant Vénus et la Dame courtoise, ce qui revient à dire que la femme est pas-toute. La tension se joue en fait entre les deux versants de l’Absolu : Idéal-Symbolique, Réel-Loi-Surmoi. Tout est question de distance et d’attirance en n’oubliant pas qu’à trop approcher Elisabeth, elle nous apparaitra dans sa vérité de corps pourrissant, y perdant toute courtoisie dans la figure obscène de la mort grouillant de vers. La sublimation oscille dans une perturbation de son ordre.
Wagner avec Kierkegaard. « Tristan » incarne l’attitude esthétique : en refusant de compromettre son désir, ne résistant jamais comme une Antigone, on se dirige vers la fin, on se lamente et on étreint volontairement la mort. La situation aurait été toute autre si le roi Mark surprenant les amants avait exigé la tête de Tristan, selon la loi des hommes bafoués, rapprochant Isolde, rejetée hors d’elle-même, de Salomé lorsqu’elle embrasse la tête coupée de Jean. Pas étonnant que Salomé soit attirée par Jean car c’est là attirance entre deux saints. Et c’est ça la vérité de son désir. La situation aurait été toute autre si Isolde, transportée par son immersion dans la jouissance extatique, et dégoûtée par cette expérience, ne mourait pas, et si le roi Mark ordonnait : cette femme doit mourir ! Car c’est ça la vérité de son désir. « Les Maîtres Chanteurs » propose une solution éthique : la vraie rédemption ne consiste pas à suivre la passion immortelle jusqu’à sa conclusion auto-destructrice ; il faut plutôt apprendre à la dépasser par une sublimation créative et retourner, par la conversion à une sagesse résignée, à la vie quotidienne des obligations symboliques, comme le veut Eva. Dans « Parsifal », la passion ne peut être dépassée par sa réintégration dans la société, dans laquelle elle survit sous une forme réifiée, elle est refusée absolument par l’affirmation extatique de la jouissance religieuse.
« Les Maîtres Chanteurs » et « Tristan » rendent compte des deux versions opposées de la matrice oedipienne, à l’intérieur de laquelle « Les Maîtres Chanteurs » inverse « Tristan » (le fils dérobe la femme à la figure paternelle ; versus, la passion se déclare entre la figure paternelle et la jeune femme promise au jeune homme), alors que « Parsifal » imprime aux éléments eux-mêmes un tour anti-oedipien : le sujet blessé qui se lamente est ici la figure paternelle (Amfortas) et non le jeune transgresseur (Tristan). Parsifal est la tentative la plus haute de réaffirmer l’art, le spectacle proto-religieux rassemblant la communauté (l’art comme le médiateur entre la religion et la politique), luttant contre la corruption utilitariste de la vie moderne et de sa culture commerciale kitsch. Le problème de Parsifal ne réside pas dans le dualisme non médiatisé de son univers (le royaume de Klingsor des faux plaisirs s’opposant au domaine sacré du Graal) mais bien dans le manque de distance, dans l’identité finale de ses oppositions : le rituel du Graal (procurant le spectacle esthétique le plus satisfaisant de l’œuvre) n’est-il pas l’imposture klingsorienne ultime (la part de mauvaise conscience dans le plaisir pris à Parsifal) ?
C’est pour cette raison que nous avons choisi Parsifal comme point de départ traumatique nous permettant de construire le concept de la multitude des opéras ultérieurs, en tant qu’ils lui répondent, en tant qu’ils représentent des tentatives pour résoudre l’impasse. Schoenberg dans son opéra « Moïse et Aaron » campe le frère de Moïse dans une volonté de puissance face à un Moïse faible, vieux, doutant de sa capacité d’être à la hauteur du destin que Dieu lui a fixé. L’impuissance de Moïse et son échec hante la communauté juive en Allemagne de 1933. Alors que Parsifal garde une confiance entière et naïve dans le pouvoir rédempteur de la musique, et ne voit aucun problème à rendre compte de la dimension divine et nouménale dans le spectacle esthétique du rituel, Moïse et Aaron, lui, tente l’impossible : être un opéra dirigé contre le principe même de l’opéra, c’est-à-dire un spectacle musical sur scène. C’est la mise en œuvre, par l’opéra, de la représentation de l’interdit juif de la représentation esthétique. Adorno montre que Schoenberg porte la tension, de manière inhérente à la musique, entre l’esprit choral de la communauté religieuse et les deux individus qui se maintiennent sujets. L’opposition musicale entre le style choral de la communauté du Graal et le chromatisme de l’univers de Klingsor (le bal des filles fleurs) se radicalise dans Moïse et Aaron entre l’engagement personnel de la prestation de Moïse et le plain-chant d’Aaron. Mais dans les deux cas, la tension ne se résout pas. Et l’opéra qui suit s’appellera « Pierrot lunaire » : nous voici ramené de l’échec de la tragédie à la comédie et d’une certaine manière à Rossini et son « Barbier de Séville ».
Wagner théoricien du fascisme. Il faut encore parler de Wagner mais en rapprochant « Parsifal » du « Ring, l’anneau de Nibelung (tétralogie) ». Le Ring dépeint un monde païen, lequel, suivant sa logique naturelle, doit se terminer par une catastrophe universelle ; mais il y a des survivants, la foule sans nom de l’humanité qui témoigne silencieusement de l’autodestruction de Dieu. il y a dans le Ring, Hagen, le première portrait de ce qui deviendra plus tard un chef fasciste. Mais vu que le monde du Ring est païen et qu’il est pris dans le conflit des passions de la famille oedipienne, Hagen ne peut même pas formuler le vrai problème de l’organisation de cette humanité dans son rapport à la force du Nouveau, à l’apprentissage nécessaire de la vérité de sa localisation ; en effet c’est cela la tâche de Parsifal qui, logiquement, suit le Ring (et pas seulement logiquement mais aussi réellement). Le conflit entre les forces oedipiennes et l’univers post-oedipien est inscrit dans Parsifal : les aventures de Klingsor et Amfortas sont oedipiennes, et ce qui arrive avec le grand retournement de Parsifal quand il rejette Kundry, c’est son abandon de l’érotisme oedipien incestueux au profit de son ouverture à une nouvelle communauté. La figure de Hagen est ambiguë : bien que décrit comme un sombre conspirateur, il fait figure de héros ultime de l’œuvre entière et est rédimé en tant qu’exemple de la fidélité jusqu’à la mort au Maître représentant la cause. Hagen représente une sorte de suspension téléologique de la moralité (les obligations quotidiennes) en faveur de la fidélité. Zizek montre que Wagner s’en tient à la version conspiratrice alors que Fritz Lang fait de Hagen le dernier des Gefolgsmann. Wagner eut l’intuition de l’émergence du cadre fasciste impitoyable se doublant d’un démagogue qui cherche à soulever les masses. Wagner eut l’intuition de l’émergence dans Kundry de l’hystérique. Hagen est un proto-fasciste dans son rôle d’adjuvant inconditionnel du faible souverain, le roi Gunther. Himmler est dans ce rôle pour Hitler, l’exécuteur des basses œuvres. Le prix de faire de Hagen une telle figure est sa judéification. Le faible Hagen est en réalité un juif honteux ; la blessure d’Amfortas est en réalité la syphillis, contractée avec Kundry. Wagner mobilise des codes historiques connus, jusqu’à en voir les indices dans la façon dont chante Hagen, Beckmesser et dans la façon dont Mime se lamente.
Marxisme contre historicisme. Zizek affirme que jusqu’à présent nous n’avons toujours pas compris le sens de l’œuvre. Trop d’éclairage historique nuit au contact avec l’œuvre d’art. Parsifal doit être décontextualisé. La figure antisémite du juif n’est pas le référent ultime et direct de l’opéra, mais elle est elle-même déjà codée, un cryptage d’antagonismes idéologiques et sociaux. Une lecture juste devrait prendre en compte qu’Alberich n’est pas une figure du juif mais qu’il renvoie à l’antagonisme social originel dans le cadre duquel le juif (la figure antisémite du juif) est lui-même un code. De même Siegfried, l’opposant de Mime, n’est pas seulement le beau héros aryen et blond mais une figure beaucoup plus ambiguë. Pourquoi Siegfried , après avoir brutalement soumis Brunnhilde, met-il son épée entre eux : ils ne feront pas l’amour car il s’est contenté de rendre service à son ami, le faible roi Gunther ? Brunnhilde n’est-elle pas censée penser qu’il est Gunther ? Avant sa soumission, Brunnhilde avait tendu à Siegfried masqué sa main revêtue de l’anneau, affirmant qu’il le protégerait ; le geste de Siegfried arrachant violemment l’anneau de sa main doit être lu comme la répétition du geste de Wotan enlevant l’anneau de la main d’Alberich. Siegfried a besoin de passer à l’acte et en finir avec ce qui énerve. N’est-ce pas là la répulsion élémentaire éprouvée par le moi lorsqu’il est confronté à l’invasion d’un corps étranger ? L’origine du mal n’est pas le choix fatal d’Alberich car Wotan avait déjà rompu l’équilibre naturel en succombant à l’appel du pouvoir, le préférant à l’amour. Le mal ne vient pas de l’extérieur car le mal provient de la défaite éthique de Wotan ; l’opposition externe est l’effet d’une contradiction interne (Hegel). Parsifal aussi est ambigu, son geste final n’est-il pas plutôt un geste vide, puisque l’antagonisme social reste irrésolu ? En effet la source du mal n’est pas externe (la menace sur le sang pur de l’élite de toute contamination par Kundry) mais la fixation excessive de Titurel, père de Amfortas, sur le Graal alors que celui-ci est à l’origine de son malheur. Titurel est le père jouisseur obscène. On est bien loin de la thèse antisémite. Wagner est beaucoup plus proche de Hegel. Incertain de l’inclinaison finale devant stabiliser l’ensemble et garantir sa signification, il clôture par un air magnifique : quel que soit le sens de tout cela, faisons en sorte que l’impression finale ait quelque chose de triomphal et martèle l’idée d’une beauté rédemptrice !
L’amour et ses vicissitudes. Revenons à Brunnhilde et Siegfried. Leur duo sublime qui conclut l’opéra développe le motif de l’amour heureux ou du lien amoureux ; ce motif est un leurre comme celui de Beckmesser dans Les Maîtres Chanteurs ; c’est au niveau musical que l’on trouve l’argument, l’orchestre se montrant emphatique, bruyant et vide. Brunnhilde est au commande changeant deux fois d’attitude, alors que Siegfried reste égal à lui-même. Depuis sa posture divine, Brunnhilde affirme avec joie son amour pour Siegfried, puis après avoir compris ce que signifient les avances de Siegfried, la perte de sa posture distanciée et sécurisante, elle exprime la crainte de perdre son identité, d’être ravalée au rang de mortelle vulnérable, proie de l’homme et victime passive. À la fin elle s’abandonne aux avances passionnées de Siegfried et se jette elle-même dans le tourbillon. Sur le chemin qui conduit là où Brunnhilde est prisonnière de la magie et d’un feu qui la brûle éternellement, du moins tant qu’elle n’est pas visitée par un homme qui a appris à affronter l’angoisse, Siegfried croise Wotan, le dieu suprême qui a abdiqué. Wotan essaie apparemment de l’arrêter mais de façon ambiguë car il veut en fait que Siegfried brise sa lance. Ensuite Siegfried plein de mépris pour ce vieillard, que son arrogance empêche de comprendre, aperçoit une magnifique créature plongée dans un profond sommeil. Au milieu des flammes recouverte par un bouclier. Siegfried enlève ce bouclier qui empêche la créature de respirer et découvre que ce n’est pas un homme, que c’est un être avec des seins. La quête de la femme est une quête de la différence sexuelle, et le fait que cette quête soit en même temps une quête de la peur, d’une expérience qui lui enseignerait ce qu’est la peur, fait indication vers la castration. Là où le regard découvre une absence là où il attend une présence (le pénis), ici le regard découvre une présence en trop, des seins. La deuxième chose explique pourquoi Siegfried est surpris de ne pas trouver un homme, même s’il espérait traverser les flammes pour trouver une femme : il ne s’attendait pas à ce qu’elle ne soit pas un homme ; il cherchait une femme qui aurait été comme le symétrique de l’homme avec qui il aurait formé une dyade harmonieuse. Non la femme est pas toute. Et là il panique et appelle sa mère. Il rassemble alors ses forces et décide d’embrasser la femme endormie sur les lèvres, même si cela doit entraîner sa propre mort. La musique, qui accompagne le réveil de Brunnhilde et le duo d’amour qui clôture l’opéra, est un motif connu sous le nom de renoncement. On l’a entendu dans toute la tetralogie, accompagnant : celui qui renonce au pouvoir de l’amour pour posséder l’or (Amfortas) ; au moment où encore plein de l’amour proclamé par son couple avec Sieglinde, Siegmund arrache l’épée du tronc d’arbre. La plus haute nécessité de l’amour est de renoncer à son propre pouvoir ; pour rester fidèle à son amour, il ne faut pas l’inclure dans la sphère de son amour, il faut renoncer à sa centralité. Même si tu es tout pour moi, je peux te survivre. Et c’est seulement s’il peut survivre à cette épreuve et accomplir sa tâche avec succès, bien que profondément traumatisé par cette désertion, qu’il la méritera. Quand Siegfried embrasse Brunnhilde, il doit accepter sa propre mortalité. Rappelons que l’histoire se passe du temps où le monde était peuplé d’immortels. Mais à quel amour renonce-t-il ? À l’amour incestueux avec la mère. Ce qu’apprend la peur, c’est d’apprendre que l’on s’expose dans le monde sans la protection maternelle. Dans Parsifal, Kundry donne un baiser et notre héros innocent découvre la peur : le dernier baiser de la mère et le premier baiser de la femme. La différence est que dans Siegfried la femme est acceptée, que dans le second cas elle est rejetée. Dans Parsifal on reste à l’intérieur de la communauté mâle homo-érotique du Graal.
Parsifal, pièce d’apprentissage. Zizek complète son propos pour non seulement nous inviter à ne pas amalgamer les positions de Wagner avec le fascisme, même si ce dernier voudra le récupérer à sa guise. Mais il insiste pour trouver dans cette œuvre un élan révolutionnaire. Pour cela il a besoin de s’appuyer sur le travail de Brecht. Le héros doit apprendre comment aider les gens qui souffrent. L’enjeu est cependant différent : chez Wagner, c’est la compassion, tandis que chez Brecht, il s’agit de ne pas se laisser aller à la compassion et d’agir directement. Le motif commun est celui d’une compassion froide, à distance. La leçon de Wagner disant que le plus grand acte de liberté est d’accepter et de mettre en œuvre librement ce qui doit nécessairement arriver, trouve écho chez Brecht disant : ce que doit apprendre le jeune homme qui sera tué par ses camarades est l’art de l’acceptation de sa propre mort qui, de toute façon, arrivera. Et qu’en est-il de la misogynie qui sous-tend ce choix ? Et si après le baiser de Kundry, dans un vrai rejet de la féminité (hystérique séductrice), Parsifal devenait une femme, adoptait une position subjective féminine ? Et si le résultat effectif était une communauté radicale, conduite par une femme impitoyablement froide, une nouvelle Jeanne d’Arc ? Et qu’en est-il de l’idée selon laquelle la communauté du Graal serait un cercle initiatique fermé et élitiste ? L’injonction finale de Parsifal, sommant de révéler le Graal, relativise la fausse alternative entre élitisme et populisme : tout vrai élitisme est universel, adressé à tous et à chacun, et il y a quelque chose d’éminemment populaire dans les sagesses initiatiques. La lecture communiste que Zizek propose de Parsifal inclut la réhabilitation des deux récits de Gurnemanz dont on a souligné le caractère ennuyeux. De nouveau Brecht nous éclaire : « tu es épuisé par un long travail, l’orateur se répète, son discours est filandreux, il parle en traînant. N’oublie pas, le fatigué : il dit la vérité ! ». C’est le rôle de Gurnemanz d’être l’agent de la vérité. Ennuyeux vaut mieux que des plaisanteries perturbantes et des amusements superficiels. La blessure ne peut être soignée que par la lance qui l’a portée : c’est le paradoxe de tout processus révolutionnaire que non seulement la violence soit nécessaire pour dépasser la violence existante, mais encore que la révolution, afin de se stabiliser elle-même dans un Ordre Nouveau, doive dévorer ses propres enfants.
Chapitre 9 : le chapitre manquant pour mieux respecter le rythme du livre
Zizek est philosophe et psychanalyste. Il est slovène et est toujours communiste. Plus que jamais. La compréhension des analyses qui précèdent est facilitée en relisant les résumés édités dans le blog : « Moins que rien », dont toute la première partie est consacrée à Hegel, la seconde présentant Lacan ; « La marionnette et le nain », comparaison des religions juive et chrétienne et analyse du rôle de St Paul contre St Pierre, l’enjeu étant le côté révolutionnaire de la religion. Mais le parti-pris de ne pas creuser ici les attendus de la psychanalyse lacanienne, en effet le blog est essentiellement consacré à des résumés de livres de philosophie, empêche de saisir vraiment le sens de notions comme le regard, la logique signifiante, et surtout les théories de la sexuation consacrant le non rapport sexuel entre l’homme et la femme. Surtout cela ne permet pas de saisir les limites de la pensée lacanienne. Et pourtant cela se sent dans les réorientations que Zizek imprime à ses livres pour faire valoir la subjectivité dans sa confrontation à la substance. Il y a un mouvement qui depuis Lacan, dépassé, rend des comptes à un Hegel, revisité. Parce que la substance est pas tout, le sujet est appelé à advenir. Les nombreuses tensions qui se nouent en impasses creusent une exigence quant à l’engagement des héros croisés dans les opéras. Comme il se doit, ce sont les femmes, les mères, les Vénus, Dame courtoise, Kundry, Antigone, qui convoquent les hommes à se surpasser. Je signale un livre paru à Point Hors Ligne, « Ils ne savent pas ce qu’ils font » ; Zizek y lie la sublimation à la question de l’idéologie symptomatique, dont on sait combien Marx en a montré l’importance.
La révolution est le message délivré par Parsifal. Il faut insister sur deux temps. Le premier est explicité par Zizek et précise les conditions de possibilité de l’avènement du second. Pour que la révolution advienne, le sujet doit advenir. C’est là le combat de Siegfried et de Parsifal. On aura remarqué que la place redonnée au sujet n’a rien à voir avec le sujet kantien qui montre dans la notion de transcendantal qu’il n’est pas prêt d’advenir, vu que Kant se tient en recul obsessionnel loin de la politique. Il ne l’aborde plus exactement que vue de loin. À plutôt suivre Hegel, c’est la question de la sublimation qui est travaillée. On sort de la seule question religieuse pour la lier à la dimension de l’art, et ses rapports au sacré. L’articulation développée consiste à en venir au fait que le travail d’une analyse ne se limite pas à un remaniement de la sphère privée mais déborde dans la sphère publique où de nouveau l’enjeu est un remaniement collectif, nécessaire en vue d’instaurer un Nouveau Monde. Dans les conditions de possibilité préparatoires d’un développement révolutionnaire, le sujet dans sa sphère privée, comme Siegfried et Parsifal, doit reviser son rapport à l’Autre, qui est cadré dans un fantasme. Le changement est à l’œuvre dans les coordonnées oedipiennes puisque on n’aborde le monde de la bonne façon qu’en quittant l’appui maternel. Il y a un passage obligé qui consiste à dégager les soubassements du mécanisme de nos identifications puisque notre identité est faite de tous les objets perdus sur le chemin de satisfaction de nos désirs en proie à la jouissance de l’Autre, ici l’Autre Sexe. Mais Zizek est nettement plus limité dans son développement sur la révolution politique et communiste qu’il décèle comme un parti en gestation jusque dans la communauté du Graal. C’est par un combat au sein de la culture et de la politique, que, pour Zizek, il y a une chance de dépasser le système capitaliste tel qu’il a organisé le social (le monde du travail dominé par le salariat, la famille et les autres institutions symboliques).
La visée de ce livre est la réappropriation des imaginaires politico-esthétiques en vue de renouer le fil de l’histoire à ces nouvelles formes. Cela n’est pas dans le champ de l’économie que le capitalisme a changé le monde, mais dans le cyberspace, le cinéma et la musique. L’école de Francfort a construit une analyse de la Kulturindustrie qui ne cesse de figer les sujets dans la substance sociale aliénée et réifiée prenant le pas sur notre vie la plus intime et la colonisant. La séparation a lieu lorsque le sujet prend en charge, en lui-même, l’inconsistance du Grand Autre, la Matrice ; c’est-à-dire quand il traverse son fantasme qui avait jusque là la fonction de restaurer ce Grand Autre. Cela ne va pas sans un prix, celui d’affronter l’angoisse, la peur de penser par soi-même et surtout d’agir en conformité avec cette pensée. L’enjeu est de reconnaitre dans l’exigence de l’amour la nécessité de haïr ceux qui nous privent réellement de son accès. Le monde est peuplé d’ennemis de la démocratie, il y a à prendre sur soi qu’ils sont mes, nos ennemis. La pensée de Zizek est révolutionnaire, elle dérange, elle provoque. Le Réel est pas tout. Cela implique de choisir son camp. Car aujourd’hui rien n’est plus faux que de dire que tout se vaut et que le seul monde dans lequel vivre est celui fabriqué par les dessins animés comme Le petit Dinosaure ou Schrek. Prônant le multiculturalisme, et l’esprit de tolérance. Non et deux fois non. Les fondamentalismes sont partout et faire l’analyse de l’idéologie au cœur de la pensée oblige à subvertir l’univers fantasmatique où nous dormons. Zizek est communiste. Il est proche de Badiou.