Reconnaissons d’emblée qu’il n’y a rien d’évident à introduire dans l’analyse des macro-structures du capitalisme les thématiques du désir et des affects qu’on trouve spontanément adéquates à l’échelle des individus. Mais comment comprendrait-on autrement l’effet concret de ces structures sur ces individus ?
Introduction : le mouvement en marchant
Les individus ne se comportent jamais que comme les structures les déterminent à se comporter ; mais ils n’ont aussi tel comportement que pour avoir désiré se comporter ainsi. Ces 2 propositions ne se raccordent que par la médiation des affects ; c’est d’avoir été affectés dans et par les structures que les individus ont désiré se comporter comme ils se comportent. Telle est l’essence d’un structuralisme des passions qui trouve à s’appliquer par exemple aux comportements des individus pris dans les structures du capitalisme, et fait signe vers l’idée que, derrière les structures proprement économiques d’un régime d’accumulation, telles qu’elles ont été conceptualisées par Marx et puis par la théorie de la régulation, il y a comme une structure duale, ou une doublure si l’on veut, sous la forme d’un certain régime de désirs et d’affects.
Il n’est pas inutile de préciser que l’auteur s’inscrit dans un courant référé à « la théorie de la régulation ». Celui-ci est pensé par Matheron, Orlean…et surtout Boyer. Pour cette théorie, il y a 5 formes institutionnelles : de la concurrence (concentration, formation des prix, concurrence qui en dernier ressort revient à une concurrence entre les salariés) ; de la monnaie (politique monétaire) ; de l’Etat (mode d’intervention économique et sociale, par exemple via la concertation) ; du rapport salarial ; d’insertion dans l’économie mondiale.
Il y a 4 modes de régulation : à travers les marchés et la concurrence ; hybride ; fordiste ; aujourd’hui.
Il y a 2 modes d’accumulation : extensif (augmentation du stock des facteurs de production K (capital) et L (travail)) ; intensif (gains de productivité).
Chronologiquement : le 19ème opte pour l’accumulation extensive en mobilisant K et L pour la concurrence ; l’entre 2 guerres opte pour une accumulation intensive, sans consommation de masse et sans régulation ; les 30 glorieuses optent pour une accumulation intensive avec consommation de masse et une régulation fordiste ; à la fin du 20ème on opte pour une accumulation extensive avec consommation de masse mais la régulation cherche à se redéfinir.
Les structures particulières du rapport salarial, par exemple, s’expriment en un certain régime de mobilisation des travailleurs, qui n’est pas autre chose qu’une configuration de désirs et d’affects : qu’est ce qui met les salariés au travail – la peur de la misère ou le désir d’accomplissement ? Qu’est ce qui détermine l’intensité de leur effort – la crainte de la sanction, l’attrait de la prime ou quelque sens du travail bien fait ? Quelle atmosphère passionnelle les environne – la chaleur de la sociabilité au travail ou les luttes concurrentielles ? Etc …Autant d’affects qui peuvent immédiatement être rapportés à la configuration en vigueur du rapport salarial : les structures s’expriment dans les individus sous la forme de désirs – et Marx se prolonge avec Spinoza.
L’enjeu est de sortir de la servitude volontaire. Il n’est pas inutile de rappeler un schéma publié dans « Capitalisme, désir et servitude ». Il y est analysé le rapport salarial dans une autre logique que celle du marché du travail.
Soit un diagramme composé de 2 vecteurs, V1 et V2, avec une résultante de leurs forces conjuguées caractérisée par un « angle alpha » (rapport V1/V2).
Le premier vecteur rend compte du désir de l’entrepreneur, le second celui du travailleur engagé sous contrat. Il ne fait pas de doute que le rapport de force penche en faveur du premier surtout en période de crise de l’emploi. L’angle alpha pèse sur le travailleur assujetti à un système qui l’aliène au bon vouloir du patron (au marché industriel et financier). Marx est limité par une analyse de classe. L’auteur cherche une voie de dépassement de cette impasse.Heureusement et inversement les motions désirantes individuelles reproduisent les structures. Ou les détruisent. La théorie de la régulation appelle « crise » le moment de la destruction et de la transformation des structures du régime d’accumulation, c’est à dire le passage d’une séquence historique à une autre du mode de production capitaliste. Soit dit en passant, elle offre par là la seule conceptualisation digne de ce nom du mot « crise » que l’inflation de ses usages a fini par vider de toute signification un peu consistante. Mais les structures ne bougent pas d’elles-mêmes, comme par un mouvement spontané : on les fait bouger. Qui est on ? Disons génériquement : le politique. Soit dit autrement : des coalitions de forces désirantes. Une crise est un événement passionnel. Il n’y a pas de transformation des structures sans action transformatrice, c’est à dire sans action politique. Et l’action politique est une affaire d’affects et de désirs collectifs : des mouvements de puissance désirante déterminés affectivement à s’orienter dans un certain sens et à accomplir certaines choses pour faire ou refaire d’une certaine manière leurs cadres communs.
Première partie : recroisements
Chapitre 1 : philosophie et sciences sociales, vers une nouvelle alliance ?
Plutôt que de faire un résumé de ce chapitre, je pointe l’idée principale qui part du constat que : les passions traversent les institutions qui délivrent des titres scientifiques, sous l’égide des sciences dures, les mathématiques. Allusion à Pierre Bourdieu. Il est toujours et d’abord question d’être dans le camp séparé et élu des initiés. Et donc une définition du sacré s’impose comme réclamant d’abord et avant tout une clôture.
Et bien entendu cela n’a pas bonne presse. Trop théorique, trop intellectuel.
La seconde idée est que la langue des humanités est trop peu sûre car la rhétorique est dans les mains des sophistes et que la logique analytique (the linguistic turn) est pleine de contradictions…même si la philosophie (science des concepts) tiendrait mieux la route que la science économique (science des fonctions).
Ces 2 idées ont ici à être retournées complètement pour réaffirmer l’importance des croisements de points de vue entre philosophie et sciences humaines. Il est important de souligner les discussions relais par-delà les limites d’un point de vue et retour. Ainsi l’opposition entre le domaine des concepts et celui des fonctions n’en est pas une car on a besoin des 2 si on veut réouvrir le champ épistémologique à de nouvelles investigations loin du positivisme anglo-saxon.On doit donc dans la foulée ré-insister sur l’importance de la théorie et sur le travail intellectuel.
Chapitre 2 : du système formel au système spectral ; itinéraire d’une économie politique spinoziste
Lordon propose de partir du conatus tout en sachant que pour Spinoza ce concept est un dérivé de sa réflexion éthique développée dans sa partie « De Deo » où il traite du registre de l’ontologie immanentiste de la puissance (voir nos résumés sur Spinoza par Rabouin, Deleuze, Scruton). Les développements du livre sont toujours rapportés à des citations de Spinoza tirés des livres de ce dernier.
Il est pourtant possible de lui faire changer de statut en vue d’une systématisation, en proposant le conatus comme postulat d’une théorie sociale de l’action. Bien sûr on ne pourra pas unifier toutes les sciences sociales mais cela en vaut la peine côté économie. Par spectral il y a lieu, comme le fait Matheron, de rendre sensible aux développements de ce livre l’arrière-fond spinoziste jusque et y compris en le faisant servir dans un contexte économique capitaliste totalement étranger au monde de Spinoza. Par leur rupture d’avec la philosophie, les sciences sociales se sont soustraites à l’obligation d’un fondement ontologique explicite.
Deuxième partie : structures
Chapitre 3 : pour un structuralisme des passions
Comment intégrer désir et affects ? En recourant à Bourdieu (voir l’interview de ce dernier avec Jacques Maître et publiée dans Autobiographie d’un paranoïaque) ?
Ceci est pourtant nécessaire pour avoir 2 principes théoriques : 1) sur la force motrice fondamentale des comportements humains individuels, 2) sur les causes de 1ère instance qui décident les orientations de cette énergie et font se mouvoir l’individu dans telle direction plutôt que dans telle autre.
Le conatus (point 1) a besoin d’un affect (point 2) pour trouver ses orientations concrètes et être déterminé comme désir à poursuivre tel objet. Et la plupart des choses extérieures que nous connaissons et rencontrons sont sociales. Elles peuvent avoir le caractère abstrait des structures d’institutions ou des rapports sociaux.
Si on recourt à Marx dans un premier temps pour rendre compte du salariat, on parlera, dans une économie marchande, de la division du travail. Dans sa première forme, le capitalisme couple un processus d’accumulation primitive avec l’appropriation privative des moyens de production ; ceci réduit les non propriétaires au dénuement total (esclavage au sens strict).
Mais si on vient chercher Spinoza et son conatus, ce concept traduit un effort de persévérance dans l’être où lutter pour sa survie implique d’en passer par le rapport social du salariat. Dans l’évolution du capitalisme, les structures du régime d’accumulation s’expriment sous l’espèce d’un certain régime de désirs et d’affects (voir plus haut l’angle alpha). On passe au fordisme et à la consommation de masse. Dans le désir des acquisitions, on passe des affects précédents à des affects joyeux. L’imaginaire collectif devient favorable et positif à l’égard du capitalisme, il se fixe en norme de vie. Mais l’homme, me direz vous, est par nature en train d’orienter son action par ses sens et par le sens (chargés de fournir des significations au travers d’explications par les causes ? Eh bien non. Il faut se passer et du sens et des causes).
Le désir n’est pas autre chose qu’une expression précise et déterminée de l’élan de puissance générique du conatus et in fine cet élan renvoie à Dieu. Et le concept d’affect tout autant participe de cette grammaire de la puissance. Le sens est un effet de l’ordre général de la puissance.
Arrêtons-nous sur le constat d’un parallélisme : les événements corporels ont pour corrélat immédiat des événements mentaux.
L’association est aussi au principe de la donation du sens et d’abord par son inscription dans la langue. Ici c’est l’habitude qui renferme les enjeux ; chacun enchaîne les images des choses selon telle ou telle modalité (on est soit chevalier, soit paysan laboureur), selon une certaine habitude qui résulte de la manière dont il a ordonné dans son corps les images des choses…on en arrive au débat sur les habitus de classes.
Bourdieu a défini le lieu où les structures sociales informent les conatus informes et flottants : ce sont les champs. (Parenthèse : Lordon s’oppose à Freud qui lui définissait les institutions comme ce qui empêche la réalisation des désirs). Il y a donc un lien entre global et local et ce rapport est d’expression.
Les structures globales s’expriment localement au travers des affects qu’elles produisent. Les faits psychiques apparaissent comme les expressions individuellement localisées de l’ordre social. Il est certain que Lordon utilise Spinoza à ses fins. Et c’est particulièrement flagrant à propos des affects communs à tous, dont il a besoin à tout prix… tout en tenant compte, à son corps défendant, de la réfraction de cette affection commune au travers des complexions individuelles socialement constituées. L’introduction locale des structures globales, par corps affectés interposés, demande l’introduction d’un tiers terme, l’objet. L’objet, c’est à dire dans le rapport salarial un patron hic et nunc, est le point d’entrée de l’Histoire et du changement car si le rapport salarial est donné, la façon dont il s’effectue entre tel patron et tel salarié entraîne le jeu de l’imperium institutionnel, soit vers l’obseqium soit vers l’indignation.Et les affects communs alors peuvent se transformer et mettre en crise les institutions apparemment les plus établies.
Chapitre 4 : la crise économique et ses passions
Ni nécessaire ni impossible la bifurcation dans le régime affectif collectif d’une institution quand elle se produit est un événement engendré par l’institution et qui remet en cause l’institution.
Le capitalisme ne se donne jamais à voir qu’en la succession historique de ses régimes d’accumulation. Et l’on nomme crise la transition de l’une à l’autre de ces époques. Ce qui change alors c’est la cohérence d’ensemble d’un régime d’accumulation.
L’état de crise n’est complètement constitué qu’après s’être inscrit comme tel dans les esprits. Selon la théorie spinoziste du comportement, il y a tout un mouvement qui amène d’une affection (la rencontre d’une chose extérieure) à un affect (l’effet de cette rencontre dans le corps et dans l’esprit) et de cet affect à une redirection de l’élan de puissance du conatus (qui fait alors effort d’une manière déterminée).
Attention toutefois ! Une affection donnée n’entraîne pas les mêmes élans chez tout le monde ; il y va de l’ingenium propre à chaque individu. Et c’est à la sociologie de dégager l’ingenium d’une classe homogène.Attention toutefois encore ! Le changement réclame un élan partagé en commun des différentes classes. C’est l’esprit de suite qu’il faut….tout en sachant que rien ne peut se prédire a priori ; la crise est un passage à l’acte.
Troisième partie : institutions
Chapitre 5 : la légitimité n’existe pas – éléments pour une théorie spinoziste des institutions
Ce n’est plus tant la logique structurelle que « l’analyse institutionnelle » qui prend normalement de l’importance dans ce courant de pensée où l’on croise Ricoeur et Habermas, Avec eux, le raisonnement se resserre autour de la question de la légitimité ; elle perd son attachement à la violence symbolique propre à Bourdieu pour devenir un accord raisonné des consciences selon les valeurs. Et dans ce courant la question du sens relève de l’herméneutique. Alors où en est l’articulation avec une approche spinoziste ? qui vient, lui, avec de drôles d’OVNI : avec une nature naturante, un déterminisme universel de la causation, un lien modal par quoi la productivité infinie de la nature se relaie dans des délégataires (les choses) à leur tour générateurs de productivité, etc, etc Un peu de patience !
Le conatus est un élan de puissance. Chaque mode est productif à la hauteur de sa puissance d’agir, c’est à dire de son pouvoir de produire des effets. Ainsi par le fait expressif des modes, il y a des individuations de la puissance ; le monde est peuplé d’individus qui s’activent puissamment, quoiqu’à des degrés divers. Mais le conatus ne dit rien en lui-même de ce qui le détermine à diriger son élan par ici ou par là, à faire concrètement ceci ou cela. Or ce qui donne au conatus ses orientations déterminées, ce sont les affects qui sont des modifications de puissance. Une affection, c’est une rencontre ; les affects sont la trace physique et mentale produite par l’affection et la modification de puissance qui en est corrélative : joie, tristesse, désir. Et le conatus cherche à remonter les lignes de puissance : il s’en suit des désirs et des efforts de poursuivre les sources de joie et de repousser les causes de tristesse. La vie imaginative est au plus près des affects éprouvés : il n’y a donc aucune autonomie de la vie mentale : les idées rendent conscients nos désirs en y fixant des objets et c’est à partir des idées que se forment nos principales valorisations.
Les affections sont affectantes à travers le filtre de l’ingenium. Et tous ces ingénia se regroupent par classes d’équivalence autour de mêmes manières de sentir. Un ingenium est un complexe : il rassemble des affectabilités nombreuses ; une seule et même affection peut provoquer en lui des résonances multiples et son âme penchera du côté des affects les plus puissants.
Ceci permet de comprendre la façon dont se fait et se défait le rapport de l’institution à ceux qui vivent sous ses normes. C’est comme le fait de rentrer dans un état civil : il s’agit alors de renoncer à vivre selon son ingenium ; le droit auquel je renonce, c’est le droit naturel. Et le droit naturel est important parce qu’il approuve de faire tout ce que j’estime requis par les nécessités de ma persévérance. Soit un vouloir pour soi sans frein !
Pour vivre à plusieurs sans guerre civile, il faut un supplément de cohérence apporté par une institution vue comme un opérateur de renoncement et de civilisation. Entrer dans cette voie s’accompagne d’affect triste à vaincre par des affects joyeux plus forts du côté d’un apport de sécurité. Il y a ici un plan où se balancent des jeux de crainte et d’espoir. Ici apparait quelque chose comme la profondeur d’un rapport institutionnel, c’est à dire la multiplicité de ses plans de rupture. La sédition prend nécessairement du temps. Car bien sûr il y a les affects mais à côté il faut aussi situer la puissance (partir en grève face à un cordon de gendarmes). L’obsequium est l’effet d’une confirmation de forces affectives qui traversent l’individu et le déterminent à se mouvoir conformément au rapport institutionnel. L’individu y va ou n’y va pas dans l’institution selon son ingenium à cette réserve près : le sujet est le théâtre de forces qui le dépassent ; des synthèses s’opèrent dans l’âme selon la loi de mesure des puissances.
Le chapitre avec tout ce qui précède met à mal la notion de légitimité. Mais ça on s’en doute…Et pourtant toutes les institutions ne se valent pas… L’ auteur insiste sur une préférence pour les régimes qui cultivent l’espoir plutôt que la crainte. Il faut s’arrêter un moment sur l’importance de la force d’âme. Cela vaut la peine de lire ce passage dans le livre.Le chapitre analyse finalement les institutions de régulation du « prendre » sans foi ni loi tel qu’il règne dans l’état de nature ; usurper le bien d’autrui engendre la violence. Mais ces institutions de régulation des tendances pronatrices ne fonctionnent pas seulement à travers les interdits.
Chapitre 6 : la puissance des institutions
Ici on va faire un état des lieux où sont résumées les théories sociologiques et économiques de plusieurs courants. On ne sera pas surpris que l’auteur privilégie Bourdieu et Boyer mais aussi Boltanski. L’efficacité symbolique des énoncés d’autorité ne doit rien à l’improbable pouvoir illocutoire des mots mais tout aux forces extrinsèques que leur ajoutent les propriétés sociales des locuteurs. Une lance est rompue contre tout psychologisme des émotions ; les affects sont des variations de la puissance d’agir des corps.
( Il est toutefois important de montrer un instant l’écart que prend l’auteur par rapport à Spinoza en se coupant de tout apport à partir de la connaissance de troisième type. Or il me semble que ce choix en termes de refus de tout positionnement dans le champ métaphysique prive d’un ressort le registre de la puissance : en effet pour Spinoza le désir est de trouver le salut c’est à dire de chercher et trouver Dieu au bout du chemin de sa persévérance dans l’être. Le lien entre les causes et les modes relève de la puissance divine si bien que pour Spinoza nous sommes éternels ! Il est possible de dire par ailleurs que l’importance de croiser les points de vue entre philosophie et sciences humaines, ou de parler des sublimations dans les jeux institutionnels, cherchent à suppléer à la disparition de la métaphysique).
C’est dans le cadre des institutions que s’exacerbe les réactions entre affections et affects à travers leurs expressions imaginatives dans des idées. Les institutions ont pour fonction de réduire la diversité spontanée des affects. C’est la puissance de la multitude qui normalise les comportements. La soumission à l’Etat ou au souverain s’explique par la capacité de réunir par la force avec laquelle l’Etat règne sur ses sujets et les détermine à l’obsequium. La composition des puissances est captée par un et est retournée contre tous. Ici joue un processus de composition que les sujets sont voués à méconnaître.
Matheron fait une différence entre potestas et potentia. Le passage de l’un à l’autre est de l’ordre de la capture. Il met en lumière une notion d’émulation sympathique pour construire depuis un état fictif de neutralité absolue dans une rencontre « primaire » la construction des imitations, toujours suivantes et toujours déjà qualifiées.
Il y aurait donc un nécessaire retour à un état fictif que l’on appellera « l’Ur », à la base des affects communs. Pour cela il faut relire les étapes culturelles qui ont fixé les négations, les barres entre licite/illicite, approuvé/réprouvé, légal/illégal pour en arriver à l’imperium. Il faudra un autre livre pour que Lordon achève cette relecture de l’imperium vers son origine – Ur.
Il n’est pas inutile de signaler les pages résumant les théories de Aglietta et Orlean qui parlent de « monnaie souveraine » pour dégager dans cet exemple le principe de l’autorité sociale en général. Cela ne va pas de soi de dégager le ressort de cette analyse car il faut pour cela traverser un écran qu’ils appellent « le voile d’invisibilité » et qui empêche de voir cette notion de monnaie souveraine dans le fouillis des légitimations institutionnelles de leur recours à l’autorité. Pour cela ces théoriciens en réfèrent à Pascal et même à sa mystique quand il faut trouver une parade à l’absence de fondement et quand même fonder l’institution dans son autorité.
Mais pour en arriver à l’idéologie qui seule étaie l’acte d’adhérer, Lordon développe un dernier effort pour coller à Spinoza dans l’herméneutique des corps. Il prône l’enchaînement des idées selon la logique des enchaînements qui affectent les corps.
Entre ces 2 enchaînements, il parlera de la notion de « corollaire dans un ordre similaire » où jouent les notions d’homonymie et de consonance. On pourrait aussi parler des harmoniques.
Seule la vue scolastique peut croire à la force intrinsèque de la vérité. Aujourd’hui on ne vit plus dans le monde de Spinoza. Le symbolique aujourd’hui se cherche dans la politique. Aussi le chapitre s’achève avec Migna qui est un penseur intéressé aux politiques d’usine et aux luttes ouvrières (l’exemple de LIP) dans un contexte qui est celui de Mai 68 qualifié de temps de l’insubordination.
Quatrième partie : individus
Chapitre 7 : la servitude volontaire n’existe pas
Voilà Spinoza face à Bourdieu. Cette partie s’efforce de ne pas les opposer mais les vocabulaires ne sont pas les mêmes : heteros/allos, alius/aliéné, alter/altération. Tous les sauts de traduction du grec au latin, toutes les nuances dégagées par les étymologies montrent finalement que d’en passer par le langage biaise la portée réelle des mots utilisés. La question de l’autre renvoie à tout le registre de la sophistique biaisant la rhétorique. On va le retrouver ci-dessous dans un exemple essentiel de déviation des sens des mots. Essayons quand même car l’enjeu c’est la radicalité de marquer une différence dont ici le signe est une barre / ).
Si le structuralisme des passions se combine « adéquatement » à une économie politique historique du capitalisme comme la théorie de la régulation des régimes d’accumulation et à une science sociale des institutions inspirée de Durckheim et de Mauss, il dit aussi plus précisément quelque chose du marquage affectif des individus. Bien sûr ceux-ci ne sauraient être envisagés en dehors de leurs milieux sociaux et il n’y a pas de théorie de l’individu séparé. Mais par construction les affects éprouvés en première personne quoique socialement déterminés sont des effets locaux. Aussi la vue locale a-t-elle sa propre pertinence pourvu que par la pensée on ne la coupe pas du global que toujours elle exprime.
S’il est un effet propre aux institutions du capitalisme dont on peut chercher la trace dans les individus c’est bien la domination. Il le faut même d’autant plus que les orientations du régime d’accumulation néolibéral, notamment dans la pratique du rapport salarial, viennent perturber l’idée simple qu’on se fait spontanément de la domination, en cela précisément que l’entreprise néolibérale se targue désormais de fonctionner au consentement. Et de triompher : comment peut-on persister à dire de salariés consentants qu’ils sont dominés ?
Comme on le sait, tout le travail de Bourdieu aura tendu à dénouer ce genre de paradoxe pour montrer comment la domination n’opère jamais si bien que lorsqu’elle reçoit une sorte de complicité implicite des dominés. Et la catégorie de « violence symbolique » n’avait pas d’autre finalité que de montrer cette imposition douce par laquelle les dominés épousent la vision du monde des dominants, telle qu’elle valide et justifie les places respectivement faites aux uns et aux autres. Mais si le consentement trouble les vues trop simples de la domination, ne serait-ce pas aussi parce qu’il est lui-même une catégorie des plus troubles ?
En vérité le consentement ne se comprend clairement que sous le présupposé subjectiviste d’un individu qui dit oui dans l’entière autonomie de son libre arbitre. Une fois ce présupposé contesté, le consentement perd aussitôt de sa transparence et de son évidence. Si un individu dit oui, c’est plutôt qu’il a été déterminé affectivement à dire oui. Il n’y a là-dedans aucune manifestation de la liberté originaire d’un sujet, mais simplement l’effet d’agencements institutionnels suffisamment bien configurés pour normaliser les individus sous des aspects joyeux plutôt que sous des affects tristes. La vérité du consentement n’est pas de l’ordre de la liberté mais des passions : c’est la joie qui fait dire oui.
De la même manière que les choses attristantes , qui font dire non, seront rebaptisées contraintes. Consentement et contraintes sont tous 2 de l’ordre de la détermination passionnelle, quand l’impression vécue ne donne spontanément qu’au premier le privilège de la liberté. Là encore la violence symbolique qui typiquement produit ce genre d’acquiescement doit donc être comprise comme pouvoir institutionnel d’affecter. D’affecter « adéquatement » s’entend, c’est à dire de réjouir.Réjouir les individus sous le ressort de l’institution pour les déterminer d’autant plus à y rester ! Obtenir de la joie des individus salariés, tel est assurément le nouvel horizon de la gouvernementalité néolibérale, qui rêve de n’avoir affaire qu’à des salariés heureux et accomplis. Le point de vue extérieur qui ne perd pas de vue le rapport objectif d’exploitation, se trouve alors déstabilisé d’être confronté à la joie de ceux qu’il tient objectivement pour des exploités. Et pour peu qu’il reste pris dans le subjectivisme spontané qui informe notre vision immédiate de nous-mêmes et du monde, il ne parvient à se libérer de cette dissonance que par les fausses solutions verbales de la servitude volontaire. Ceci est une sorte de concentré de toutes les apories subjectivistes du libre arbitre, révélées par les situations de domination heureuse. Comment vouloir la servitude, c’est une question qui n’admet aucune réponse subjectiviste autre que la tautologie aberrante de la servitude volontaire, mais trouve sa véritable clé dans l’abandon des présupposés du libre arbitre et l’analyse de la production institutionnelle des normalisations joyeuses.
Chapitre 8 : les imbéciles heureux
Ici Spinoza est face à Descartes. Il faut revenir sur l’adverbe « adéquatement » qu’on vient d’utiliser ci-dessus.
Nous, néolibéraux nous nous disons cartésiens. On oppose Spinoza à Descartes sur des enjeux comme substance et modes ; soit la guerre entre le cogito et dieu !
C’est flagrant jusque dans nos tentatives, nous progressistes de nous opposer au courant dominant. Les alternatives de la gauche au pouvoir font croire à la possibilité d’un changement par soi-même depuis la place que l’individu occupe.
Les débats sur les crises du capitalisme sont cadrés par un choix d’embrouiller la différence sur ce que Spinoza distingue comme la causalité adéquate versus les causalités inadéquates. Dès lors aujourd’hui que nous sommes privés du sens de cette différence (en dernier ressort de l’ordre de la métaphysique) rien ne pourra changer sans en passer par des institutions qui orienteront les comportements pour mettre fin à l’option néolibérale. Contre la mondialisation et la financiarisation de l’économie et de toute la société, il nous faut retrouver les ressorts de la connaissance du second type seule à même de nous désembrouiller des manoeuvres qui fixent nos préjugés loin de la vérité (connaissance du premier type). Il nous faut revitaliser une définition de l’imperium à partir de la puissance de la multitude (actuellement captée par le souverain contre nous). Et pour cela il nous faut travailler tous à comprendre la manipulation qui nous aliène. Il nous faut réapprendre à voir !
Les processus passionnels paradoxalement observables à l’étage macroéconomique des régimes d’accumulation (étage le plus éloigné des individus), ces processus sont logiquement plus visibles encore à l’étage des institutions particulières où le contact des individus avec la réalité institutionnelle est tout à fait direct : comme le suggèrent Mauss et Durckheim, les institutions sont ces réalités sociales extérieures aux individus et qu’ils sont voués à rencontrer, en conséquence de quoi elles sont au principe de certaines de leurs affections.
C’est bien ici que les concepts spinozistes rendent leurs meilleurs services à la science sociale des institutions, en leur livrant le modus operandi de leur efficacité. Si les institutions obtiennent quelque chose des individus, si elles les déterminent avec succès à certains comportements (c’est là tout le vrai sens du mot efficacité), par exemple à s’arrêter à un feu rouge, à accepter le signe monétaire en circulation ou à se tenir au règlement intérieur de l’usine, c’est parce qu’elles ont un pouvoir de les affecter. Tel est le syllogisme spinoziste de l’action : par rencontre de certaines choses extérieures, les individus subissent certaines affections qui les affectent d’une certaine manière, et les déterminent à désirer faire certaines choses. Les affects : voila le modus operandi de l’efficacité institutionnelle.Comment cette efficacité est produite, et aussi parfois comment elle est détruite, c’est le genre de question dont la réponse est à trouver dans les dynamiques passionnelles collectives et individuelles. Car de même que la crise macroéconomique des régimes d’accumulation est à saisir comme événement passionnel, de même et a fortiori, la décomposition est une possibilité toujours inscrite à l’horizon de toute institution, jamais assurée que la balance affective qui la soutient dans l’existence ne viendra pas à être renversée. Voilà, entre autres, l’avantage de repeupler les structures et les institutions par des individus qui sans être des sujets libres, sont des pôles d’activité puissants, déterminés par leurs affects et leurs désirs à faire mouvement d’une certaine manière, le plus souvent pour se conformer aux réquisits de l’institution, mais parfois aussi pour s’en affranchir voire entrer en guerre contre elle si elle s’est rendue odieuse au point de faire naître le désir de la détruire par une sédition.