Composé de six chapitres coiffés par une introduction, le fil conducteur se veut chronologique (d’une richesse impressionnante). Vignette après vignette, on se fait moins une bonne idée de l’apport de chacune (pour cela, le livre regorge d’indications de lectures bonnes à séduire un chercheur) que de l’intention, sous-jacente aux apparences classiques, des coordonnateurs de l’ouvrage : dégager les sources du féminisme contemporain ou plutôt une cartographie des féminismes. Ici se révèle une autre manière d’être au monde, une autre manière de penser la violence, une autre manière de penser les dominations.
Introduction : trois idées de la puissance
Rédigée par Vinciane Despret, Marie Ndiaye et Chloé Delaume, l’introduction donne le « la » : au prime abord, voici exprimée la colère. Mais très vite, voici l’écart : nous sommes puissantes malgré tout. Et en effet nous pouvons changer les règles du jeu. Bien entendu, on part de cet irréductible : les hommes se croient et en tout cas se disent supérieurs aux femmes. Il s’agira de voir le travail des femmes dans leur volonté de faire bouger les lignes. Du coup les témoignages feront état d’une façon de faire qui est propre aux femmes. Dégagé du partage engagé entre elles, s’affirme ici un sentiment d’exister propre, leur sororité. Entre elles circule une nécessité de persévérer dans son être qui s’appuie sur une puissance d’agir…de plus en plus faible.
Vinciane Despret souigne la puissance d’attention des femmes face au réel qui irrigue leur pensée. Voici la première consistance : la fréquentation d’un réel même s’il fait peur. Elle appelle les femmes à ne pas réfréner leurs émotions et à se réapproprier la colère – manière de « faire des histoires », allègrement. Scientifique, elle a forgé une place tout en n’ayant aucun goût pour les intrigues académiques où les hommes s’épuisent. Ne pas renoncer à une ambition académique, surtout pas, car on a des atouts : une puissance d’attention qui tient à un art de la patience, à un art de l’observation (elle s’intéresse aux animaux, aux oiseaux). Et voici l’importance du relais : une femme devient puissante parce qu’une autre femme puissante a suscité sa puissance.
Marie Ndiaye écrit l’histoire de trois femmes qui incarnent une sorte de puissance particulière, liée à la connaissance de la souffrance endurée qui peut se muer en force et en ambition. S’il y a puissance ici, en Afrique, c’est celle liée à la connaissance de la vexation, de l’écrasement et à la force du silence. Être noire ou métisse c’est avoir un handicap ; être veuve c’est être pauvre, sans appui de sa famille directe, aux mains de la belle famille qui vous traite de charge. Que reste-t-il comme issue ? L’écrivaine met en exergue des femmes illuminées par une mystique du désespoir.
Chloé Delaume est aussi écrivaine. Pour elle la lutte passe par la littérature et par la maîtrise de la langue. Elle prône la sororité comme éthique de vie et issue de secours pour canaliser la violence liée aux frustrations individuelles. La femme fait peur aux hommes depuis la nuit des temps. Ce n’est pas Eve qui est la première, c’est Lilith qui est créée en même temps qu’Adam. Lilith d’emblée rejette une position désignée de subordination face aux hommes (contrairement à Eve qui est issue de la côte d’Adam). Lilith est celle qui sait et celle qui dit non. Chassée de l’Eden et devenue démone, elle erre. C’est une force imprévisible à neutraliser. Il faut comprendre cette puissance comme potentiel de changement des représentations, comme capacité à tout faire exploser. Les femmes sont du côté des opprimés. Il y a probablement une Nemesis, une volonté de vengeance, de réparation, dans leur affirmation. Et comme leur puissance a été refoulée et longtemps punie, elle est potentiellement plus cruelle. Elle nous prend à contre-pied quand elle témoigne d’une expérience volontaire de prostitution
Chapitre 1 : Antiquité, les oubliées
Le premier chapitre fait la part belle aux héroïnes mythologiques grecques : Athéna, Méduse, Hélène, Pénélope, Antigone, Hécube, Médée, Pandore et les Bacchantes. Ce départ est lancé par Nicole Loraux, Hélène Cixous, Rachel Bespaloff, Simone Weil, Mary Beard, Luce Irigaray, Judith Butler, Martha Nussbaum, Dora Russell et Simone de Beauvoir (ainsi que Cornelius Castoriadis, Jan Patocka, René Girard et Jean-Pierre Vernant). Ces figures mythiques fixent nos idées dans des images nées de l’imagination créatrice. L’Iliade rappelle à la femme quelle est sa place dans la société ; « dans les affaires d’hommes », elle doit juste se taire. La puissance de l’image aiguise ses armes pour une parade : la beauté féminine accable comme une malédiction mais en même temps préserve des outrages dans un statut rendu sacré. Si l’homme, dans l’histoire, écrit dans le sang les insignes de son pouvoir, la femme est l’expression de la vie même car c’est un absolu. La sexualité féminine apporte alors le trouble dans l’ordre de la raison, dans les cadres de la parenté et de la morale.
Les premières femmes philosophes mises en avant sont issues de l’Ecole pithagoricienne ; par ses racines, celle-ci subit l’influence de l’Inde. La pensée indienne au féminin c’est Gargi Vachaknavi et Maitreyi. Toutes les deux apparaissent dans les Upanishad, où elles questionnent leurs pairs en sagesse. Pendant toute la période védique (15èmeau 6ème siècle acn), le statut des femmes était différent de celui qui prévaut dans le « club d’hommes » qu’est la cité grecque. Elles ont alors bénéficié d’une totale parité avec les hommes et eut accès à l’instruction. Dans l’Upanishad du Grand Livre de la forêt, est décrit un congrès philosophique organisé par le roi Janaka d’un royaume situé au Népal. Gargi demande ce qui donne cohésion à l’eau, à l’air, au soleil, à la lune, aux étoiles, au monde des dieux. Ayant reçu des réponses, elle relance une question : qu’est-ce qui donne cohésion au monde de l’œuf d’or d’où est sortie la création. Et là, Yajnavalkya met en garde : ne pousse pas ton enquête trop loin, ô Gargi ! Mais après un moment celle-ci provoque une réponse en deux temps, mettant en jeu la sagesse du brahman : sa question porte sur ce qui est le ciel et la terre et ce qu’est l’espace qui les sépare, « cela qui fut, est et sera » ; la première partie de la réponse joue du négatif pour présenter l’Akasha, l’éther, l’être comme le non-manifesté. Et qu’est ce qui pénètre de part en part l’Akasha ? De nouveau la réponse emploie le négatif : c’est l’Akshara, soit l’impérissable et l’immuable. Ainsi voit-on ici que les femmes poussent le questionnement jusqu’aux limites des discours qui assertent, ouvrant par là une place pour le mystère sans réponse. Maitreyi embraye alors en apostrophant son mari : même si toute la terre était mienne, cela me garantirait-il l’immortalité ? De nouveau Yajnavalkya explique que ce qu’il faut réaliser par la méditation et la réflexion, c’est l’Atman, le Soi suprême. Et là Maitreyi conclut sur ce qu’il faut attendre d’un commerce de pensée entre l’homme et la femme : tu viens de jeter la confusion dans mon esprit lorsque tu m’as dit qu’après avoir atteint l’unicité, le Soi n’a plus de conscience. Il n’y a plus de dualité entre connaissant et connaisseur, seul existe le Connaisseur, qui ne peut lui-même être connu. À partir d’ici la civilisation grecque sera régulièrement sujette à la confusion apportée en coin à la course à l’idéal.
Dans l’Ecole pithagoricienne, Pythagore veille à ce que les femmes de sa famille collaborent à l’enseignement en y ajoutant de la prudence. La paideia est de leur ressort comme l’oikos est leur domaine. Si on dit que pour Pythagore tout sort du nombre, les femmes qui l’entourent y soulignent une aporie : Pythagore ne disait pas exactement ça. En effet comment concevoir que ce qui n’est pas puisse engendrer ? Pythagore disait en fait que tout ne vient pas du nombre, mais selon le nombre, que c’est dans le nombre que réside l’ordre premier, et que c’est par participation à cet ordre qu’il y a dans les choses comptables un premier, un deuxième.. et que tout s’ordonne. Je pense que certaines occupations sont particulières à l’homme, et que d’autres le sont à la femme. Mais j’affirme que sont à tous les deux d’un commun exercice : le courage, la justice et la sagesse. La nature humaine me paraît fournir une norme de droit et de justice, tant pour la maison que pour la cité.
Diotime semble avoir été la femme de Socrate ; elle passe pour l’initiatrice, la maïeuticienne. Tout est consigné dans le Banquet de Platon, à propos de l’amour. Eros n’est pas le fils, mais le serviteur et le valet d’Aphrodite ; il n’est pas un dieu mais un daimon, un intermédiaire entre le mortel et l’immortel, qui permet à l’homme de s’élever vers l’éternel. Eros est le fils de Penia (la pauvreté) et de Poros (l’opulence) ; il est donc incomplet, contrairement aux dieux, mais recherche la plénitude, à l’image des hommes. Ce déchirement doux-amer de l’être et du vouloir être est au cœur du désir érotique. Ce désir est tourné vers la reproduction. Mais au-delà du biologique , l’homme en quête d’éternité est invité à s’élever par échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis de celles-ci vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
De nombreuses femmes ont gravité dans les cercles néo-platoniciens ; on en épingle trois : Hipparchie, Hypatie et Leontion qui toutes à leur manière apportent une voix dissonante dans l’harmonie idéale de la philosophie entre hommes. . La première originaire de Thrace est traitée de métèque à Athènes ; elle se fera cynique à la suite de Diogène. Cratès l’épousera par amour contre l’avis des parents. Dans une vie pauvre faite d’errance, ils bousculent les règles de la bonne conduite en faisant montre de sagesse. Je n’ai pas choisi, moi, Hipparchie, les travaux des femmes à l’ample robe, mais la vie forte des Cyniques. Je me prétends supérieure à la Mélanienne Atalante autant que la sagesse l’emporte sur les courses dans la montagne. Mais c’est surtout Hypatie qui passera à la postérité comme martyre de la philosophie. Elle prit la tète de l’Ecole d’Alexandrie créée par Plotin. Face à un de ses disciples qui s’éprenait d’elle, elle refroidit ses ardeurs en dévoilant son intimité. Tu es épris, jeune homme, d’un tissu taché de sang et non de quelque chose de beau. Elle se retrouva prise dans des querelles religieuses menées par les chrétiens conduits par le moine Pierre. Pendant des siècles on l’oublia mais au temps des Lumières elle est réhabilitée comme victime de l’obscurantisme. La nature n’avait donné à personne, ni une âme plus élevée, ni un génie plus heureux, qu’à la fille de Theon. L’éducation en fit un prodige. Elle se livra toute entière à l’étude de Platon et Aristote et bientôt il n’y eut personne à Alexandrie qui possédât comme elle ces deux philosophes (Diderot). Quant à la dernière, on la retrouve dans le jardin d’Epicure. C’est une hétaïre, c’est-à-dire membre d’une classe de prostituées nobles à Athènes. Pour ces raisons, elles possédaient plus de liberté et de possibilité d’instruction que la femme au foyer classique. Élève d’Epicure, elle passe pour une penseuse spirituelle et raffinée. Elle s’en prit à Theophraste, successeur d’Aristote au Lycée. Et Cicéron s’en indigne : je ne comprends pas pourquoi Epicure veut voir dans les dieux le portrait des hommes plutôt que dans les hommes le portrait des dieux. Cette réception montre très clairement une chose : le fait qu’il y ait eu, dans le jardin d’Epicure, beaucoup plus de femmes que dans n’importe quelle école athénienne. La raison en est que cette doctrine enseignait la tempérance.
Chronologie : entre autres, Aspasie de Milet, Arété de Cyrène, Nicarète de Mégare, Sappho, Sosipatra d’Ephèse
Chapitre 2 : Moyen-Âge et Renaissance, les hérétiques
Tremblez tremblez les sorcières sont de retour. L’écrivaine Isabelle Sorente explore leurs figures jusqu’à les brandir comme emblème des mouvements féministes. L’exploitation des femmes et celle de la nature participent d’un système de pouvoir qualifié par Starhawk de « pouvoir-sur » le plus faible, le plus silencieux. Il y a à lui opposer le « pouvoir-du-dedans », ce pouvoir de l’esprit qui transforme le monde. La sorcière a au moins quatre visages. De magicienne, elle devient personnage de fiction (Johannes Nider) avant que deux inquisiteurs (Heinrich Kramer et Jakob Sprenger) ne la traquent comme suppôt de Satan en raison de sa faiblesse à lui résister. C’est finalement le féminicide qui est ainsi permis. Or ce qui dérange chez la sorcière, c’est sa liberté spirituelle. Ce chapitre va rencontrer surtout des mystiques ; témoignages nécessaires contre l’action masculine par une Eglise de plus en plus dogmatique dans sa lutte contre les hérésies. Aussi n’est-ce pas étonnant que les vignettes se placent sous l’égide de la figure la plus marquante de la spiritualité musulmane médiévale. Rabia al Adawiyya est mystique soufie : si tu n’as pas fait de changements dans ton Saint Coran, cela signifie seulement que tu n’es pas parvenu à la dimension où seul l’amour demeure. Tu connais le comment, je connais l’absence de comment.
Héloïse est l’abbesse de l’amour libre. Son oncle, le chanoine Fulbert lui donne accès au Quadrivium. Et puis elle rencontre Abélard qui lui ne sera jamais à la hauteur de cet amour. Il la forcera à entrer dans les ordres et le fera à son tour pour sauver son statut. Elle lui survivra vingt ans et ne cessera de témoigner de son amour : si vous parvenez à devenir l’un et l’autre, l’homme le plus vertueux, la femme la plus aimable du monde, vous aurez désormais pour seule ambition, ne connaîtrez d’autre vertueux désir, que d’être le mari de la meilleure des femmes, la femme du meilleur des maris. Pieuse erreur, bienheureux mensonge, entre époux, que celui où une affection parfaite croit garder le bien conjugal par la pudeur de l’âme plus que par la continence des corps.
Hildegarde de Bingen est la sybille rhénane ; mais elle est aussi médecin-herboriste renommée. Bernard de Clairvaux qui s’était opposé à Abélard, lui répond favorablement. Ses visions sont une grâce de Dieu. Elle dénonce la corruption de l’Eglise ; elle corrige l’affirmation misogyne de St Paul selon laquelle la femme a été créée pour l’homme. Son Dieu possède des traits aussi bien féminins que masculins. Dieu incarne l’amour, il ne peut donc être exclusivement masculin. Elle écrira trois livres importants : Dieu ne peut être connu par une analyse logique et c’est par l’image qu’il se laisse deviner ; en abordant les questions éthiques elle donne à voir un Christ surdimensionné se dressant sur la Terre, crachant par sa bouche un nuage ardent d’où surgissent toutes les vertus, il y a à développer la viridité, énergie verte car l’âme pénètre dans le corps comme la sève dans l’arbre, et ses facultés sont comme les rameaux de l’arbre ; il y a correspondance entre l’homme, Dieu et le cosmos, entre microcosme et macrocosme.
L’école de Hefta invente la mystique qui réhabilite l’émotion. Plusieurs femmes de ce monastère – dont spécialement Mechtilde de Hackenborne – travaillent à réhabiliter l’individu « à la première personne » ; c’est paradoxal de mettre la personne en place centrale si la définition de la mystique pousse à l’anéantissement de soi. Et pourtant, il est possible de s’élever aux réalités intelligentes à partir du sensible. Il est vain d’essayer de s’absoudre des contraintes du langage humain, nécessairement imagé ; toute la Création porte la marque de son Créateur et par conséquent tous les sens, une fois purifiés, doivent concourir à la piété. Toutes les femmes partagent une certaine approche de la religion : pédagogie par l’image, influence du Cantique des cantiques, christocentrisme (dévotion au Sacré-Cœur).
Christine de Pizan a écrit la Cité des dames comme un droit de cité pour les femmes. Restez sur vos gardes ! Mesdames, femmes de grande, moyenne ou d’humble condition, soyez vigilantes pour vous défendre contre les ennemis de votre honneur et de votre vertu ! Si la coutume était de mettre les petites filles à l’école, et que communément on leur fit apprendre les sciences comme on le fait aux fils, elles apprendraient aussi parfaitement et entendraient les subtilités de tous les arts et sciences comme ils le font. Ici certaines ont vu l’embryon d’un courant féministe, dans l’utopie d’une cité bâtie par des femmes pour des femmes. Elle sera la première femme à vivre de sa plume marquant une certaine défiance à l’égard des usages de son époque. En effet, les biographies des femmes qui ici sont mises à l’honneur ont bénéficié de chances, de bonnes rencontres qui sont loin d’avoir été offertes à toutes. Ce n’est pas seulement contre le dogmatisme de l’Eglise que les femmes vont payer par l’exemple. Christine de Pizan aura bien du mal à percer et c’est dans une controverse avec Jean de Meung qu’elle dénoncera la misogynie. Si l’on voulait prétendre que les femmes ne sont pas assez intelligentes pour apprendre le droit, l’expérience prouve le contraire et l’exemple de la figure de Jeanne d’Arc bouscule comme un choc salutaire.
Tullia d’Aragon est courtisane philosophe (elle est néoplatonicienne) et est célèbre pour son dialogue, De l’infinité d’amour. Elle se prostitue à 18 ans ce qui lui donne l’occasion de rencontres intellectuelles comme Sperone Speroni qui l’introduit à l’Académie de Florence. En réhabilitant l’amour, elle défend l’autonomie des femmes en matière sexuelle et affective. En scénarisant un dialogue à trois, elle questionne si l’amour peut avoir un terme. Je suis une femme et vous avez toutes sortes de raisons philosophiques subtiles pour considérer que les femmes sont moins méritantes et intrinsèquement moins parfaites. Mais est-ce alors vraiment une prouesse de battre une femme ? …Vous ne vous battez pas ici contre une femme mais contre la raison ! Et fort de ce nouveau rapport de forces elle ouvre une petite société intellectuelle de cognoscenti. En fait les femmes du Moyen-Âge et de la Renaissance trouvent à exploiter les failles du système institutionnel de ce temps-là. Le biais qu’elles prennent est d’insensiblement marquer une différence. Le choix d’entrer au couvent ne consiste pas à se cloîtrer mais à y « faire des histoires ». C’est pareil à la Cour des Grands de la politique ; il y a toujours des espaces de liberté à saisir. Si entre l’homme et la femme, les jeux de l’amour et de la mort sont de toujours l’enjeu d’une persévérance dans son être, la femme apparaît alors experte en savoir sur l’amour. Et bien entendu c’est là une porte d’entrée dans les sphères du pouvoir. Tout autant à subvertir.
Marguerite Porete est béguine, martyre de la liberté de pensée. C’est une mystique car elle décrit les sept phases de l’anéantissement de soi par lesquelles les femmes s’élèvent vers Dieu pour s’unir à lui. Il y a ainsi une possibilité de se libérer de la morale aussi bien que de la raison, bref de laisser à quia les hommes qui justement se rempardent à ces deux appuis. Mais ce livre par contre trouve un écho chez les béguines et dans les béguinages qui sont l’invention d’un nouveau mode de vie indépendante de l’Eglise. Il s’agit d’amener la religion dans le monde laïc. Ces institutions sont autogérées et solidaires. C’est une sorte de démocratie avant l’heure. Chaque béguinage rédige ses propres règles, toujours modifiables. Le Miroir des âmes simples anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’amour touche durablement Maître Eckhart. Il y a à se passer des institutions, relativiser les sacrements, rejeter la morale. La sagesse de ce qui est dit m’a réduite à rien, et ce seul néant m’a plongée dans un abîme plus insondable que ce qui est moins que rien. Et la connaissance de mon néant m’a donné le tout, et le néant de ce tout m’a enlevé la prière et je ne prie plus pour rien… Cette âme est écorchée vive en étant mise à mort, elle est embrasée par l’ardeur du feu de la charité, et sa cendre est jetée en haute mer par le néant de sa volonté. Pour moi je vous abandonne, je m’abandonne moi-même et j’abandonne tout mon prochain au savoir de votre infinie sagesse ! Elle sera brûlée en Place de Grève.
Longtemps oubliée Oliva Sabuco est originale ; médecin et philosophe elle propose une théorie psychosomatique des effets des émotions sur le fonctionnement du corps humain. Elle écrit une fiction qui met en scène un paysan, question de rappeler que la médecine et la philosophie n’ont rien à faire des conditions sociales. Son ouvrage consacre l’interdépendance du corps, de l’âme et du cosmos. De même que chez l’arbre le mal vient par les racines, les maux qui affligent l’homme s’en prennent d’abord au cerveau, qui est le siège de l’esprit. En distillant des paroles bienveillantes, elle affine une insinuation rhétorique : soigner les effets néfastes des émotions négatives sur le corps. Nourrie d’Aristote, sa théorie de l’âme est indissociable du corps dont elle est la forme. L’Inquisition brûlera ses livres.
Marie de Gournay est à l’égal des hommes. C’est une femme de lettres qui apprend le grec et le latin en autodidacte. Elle découvre les Essais de Montaigne avec qui elle discute de Plutarque. À la mort de Montaigne sa veuve lui envoie une édition posthume pour laquelle elle écrit une préface. Richelieu lui donnera patente pour publier ses écrits qui insistent sur la stricte égalité des sexes. S’il y a des différences elles sont dues aux obstacles mis aux femmes pour accéder à l’instruction. L’homme et la femme sont tellement uns, que si l’homme est plus que la femme, la femme est plus que l’homme. L’homme fut créé mâle et femelle.S’il y a ici des tentatives de rentrer dans le monde politique, scène où se joue le combat des féministes, on n’y est pas encore.
Chronologie : entre autres, Beatrice de Nazareth, Hadewijch d’Anvers, Catherine de Sienne, Cassandra Fidele, Isabel de Josa y Cardona, Isotta Nogarola, Margaret Roper, Laura Cereta, Moderata Fonte, Lucrezia Marinella, Juliana Morell, Marie de l’Incarnation, Arcangela Tarabotti, Camilla Erculiani, Anne Bradstreet
Chapitre 3 : de l’âge classique à la Révolution industrielle, les universalistes
Si le premier chapitre présente la situation de la femme dans la société grecque, quasi nulle même si c’est à son corps défendant, le second chapitre donne à voir une stratégie féminine qui commence à porter des fruits quand sont utilisées ses armes spécifiques. Jusqu’ici en philosophie c’est dans le premier chapitre que l’on trouve des écoles ouvertes aux femmes dans la mouvance du néoplatonisme. Quand la religion chrétienne apparaît suffisamment forte pour imprimer ses marquages, il y a une éclipse de la philosophie- aucune femme ne se risque à contester ce terrain réservé aux hommes – et un retrait du monde par des cloitrées qui ont vu dans la mystique un espace de liberté paradoxal. Paradoxal entre autre parce que l’air de ne pas y toucher, des femmes hors du commun manifestent les contradictions du système institutionnel, spirituel et temporel. Le troisième chapitre va mettre enfin en avant des femmes à égalité des hommes vu qu’elles ont acquis les outils conceptuels philosophiques au bout d’une éducation qui touche de plus en plus de monde. La philosophie est non seulement à leur portée mais Leibniz (la monade) et Kant (la chose en soi) leur reconnaissent une dette. Il faut dire que la correspondance permet un échange continu d’idées novatrices ou d’ébauches créatrices sans que l’on s’inquiète trop de produire des erreurs, inévitables. Si le chapitre jusqu’ici avait un chapeau (les héroïnes, les sorcières), cette fois ce sera une postface : il s’agit d’une interview d’Elisabeth Badinter sur la nouvelle puissance des femmes apparue au 18ème siècle. (Siècle qui accouchera de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, rédigée par Olympe de Gouges). Badinter situe la naissance du courant féministe au 20ème siècle et par une rétroprojection relit le passé à la lumière de ce phénomène dans un livre consacré à Marie Thérèse d’Autriche et appelé « le Pouvoir au féminin ». La double puissance n’est plus seulement la capacité réservée d’enfanter mais aussi d’être à égalité avec les hommes sur leur terrain appelé le pouvoir sur le monde. Avec le temps l’exercice de la puissance sera de même nature, amenant à une ressemblance des sexes. L’exemple de la reine autrichienne en témoigne. Ce qui nous unit, hommes et femmes, est plus fort que ce qui nous distingue. Mais avec le communautarisme et le différentialisme aujourd’hui, on recule vers un état tribal. L’humanité commune qui nous englobe tous est une notion dégagée par Aristote ; c’est là le point de repère. Il y a un préalable, c’est pour les filles d’avoir assuré leur identité propre (à assumer car on ne la choisit pas) : il ne faut plus avoir peur de l’autre sexe.
La guerre de trente ans (1618-48) inaugure pour la princesse Elisabeth de Bohème une vie d’exil et d’errance. Son mari ayant accepté la couronne s’attire les foudres de l’empereur du Saint Empire Romain Germanique ; ce qui a commencé comme un conflit religieux dégénère en lutte de pouvoir qui impliqua les grandes puissances européennes. Quand le conflit se termine par une défaite pour son mari, il n’y a pas d’accueil possible à Heidelberg dans sa famille où le frère est ruiné au milieu d’intrigues matrimoniales. Elisabeth développe alors une correspondance avec René Descartes, rencontré grâce à une amie d’enfance. À la mort de son mari elle cherche à rentrer non sans mal dans un monastère. Elisabeth remet en question le dualisme de la substance : la représentation selon laquelle âme et corps sont différents en leur essence. Comment l’âme de l’homme peut-elle déterminer les esprits du corps pour faire les actions volontaires (n’étant qu’une substance pensante) ? Les sens me montrent que l’âme meut le corps, mais ne m’enseignent point (non plus que l’entendement ou l’imagination) la façon dont elle le fait.
Margaret Cavendish, très excentrique revendique le droit de philosopher et d’étudier les sciences. Elle soutient que toute matière est douée de conscience. Elle se rangera du côté de l’atomisme de Gassendi jusqu’à ce qu’elle opte pour un matérialisme vitaliste. Tout est matière dans l’univers. Elle se divise en trois niveaux : la matière rationnelle est à l’origine de la pensée ; la matière sensitive se retrouve dans les animaux ; la matière inerte est consciente mais non intelligente. Elle entre à la Royal Society de Londres après avoir tenu salon où se croiseront Descartes, Hobbes … Et bien sûr elle développe une critique tranchée du rôle traditionnel attribué aux femmes dans la société londonienne de 1623.
Gabrielle Suchon est née à Saumur en 1632 dans une vieille famille aristocratique qui l’oblige à rentrer au couvent ; elle s’en échappe et deviendra philosophe de l’insoumission. On ne sait comment elle devint érudite car elle ne cessa de ruser avec la censure. Elle écrit le Traité de la morale et de la politique ainsi que Du célibat volontaire ou la vie sans engagement. Elle problématise l’inégalité comme le fait d’une triple privation : les femmes sont privées de liberté, de science et d’autorité par un système inique qui les assigne à la domesticité. L’infériorité est produite par une éducation à l’impuissance et à l’ignorance. Elle témoigne que les femmes ne cessent de se défendre. L’existence de femmes émancipées, pensantes et agissantes par elles-mêmes, met à mal le dogme de l’infériorité naturelle comme l’organisation morale et politique de la société tout entière.
Juana Ines de la Cruz est née au Mexique et a un goût farouche pour l’indépendance. Elle mourra en 1695 en léguant sa bibliothèque pour en offrir la valeur aux pauvres. On peut très bien philosopher tout en faisant le dîner. Elle se déguise en garçon pour entrer à l’université où elle se forme aux sciences (philosophie, mathématiques, théologie, astronomie, musique) et sera introduite à la Cour comme dame de compagnie mais, renommée trop à son goût, elle se retire dans un couvent pour se consacrer à l’étude. Elle entre en dispute avec son évêque. Elle se souciait de la qualité et du but de sa vie. Sor Juana utilisait le mot « je », elle nous dit : j’ai de l’ambition, j’ai des besoins, elle est une des premières américaines à dire cela. Dans un poème philosophique intitulé le Rêve, elle décrit le cheminement d’une âme qui abandonne son corps pour contempler la Création, mais sombre dans l’inquiétude devant les infinis détails de la réalité (que même les catégories d’Aristote ne lui permettent pas de saisir).
Madeleine de Scudéry s’efforce de redonner une place, au cœur du scepticisme, à la grâce. Reprenant à Descartes l’insistance sur le doute, elle critique sa vision mécaniste du monde. C’est une grande lectrice de Montaigne et Plutarque. Quand elle fréquentera le célèbre hôtel de Rambouillet, elle fait la découverte du libertinage moral. Elle organise ses samedis où elle rencontre le chevalier de Méré, partisan du modèle de l’honnête homme. Son dispositif évite le discours dogmatique : en général les philosophes essaient plutôt de dire quelque chose de nouveau que quelque chose de vrai. Si je devais fonder une secte, j’en commencerais une où il est permis de douter de tout. La seule exception serait pour la religion. Nous sommes incapables de nous laisser toujours guider par la raison en raison de notre tempérament. Elle s’opposera au néo-épicurisme de son temps, qui fait de l’univers un assemblage aléatoire d’atomes mais elle s’opposera aussi au cartésianisme : ceux qui ont inventé la danse ont pris le mouvement des étoiles pour modèle.
Plaçant la tempérance au-dessus de toutes les vertus, Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon incarne le modèle de l’honnête homme au féminin. Son salon parisien attire les grands esprits et elle y approfondit sa connaissance des grands mouvements de l’époque : cartésianisme, libertinage, néo-stoïcisme. Elle devient la gouvernante des enfants illégitimes de Louis XIV avec qui elle se mariera secrètement. Elle peut alors mettre sur pied l’institut Saint-Louis destiné à l’éducation des jeunes femmes désargentées. Le rôle premier n’est pas d’apprendre mais de se forger le caractère. La tempérance est le remède contre toutes les formes d’extrémismes. Si elle ne remet pas en cause la différence ou même l’inégalité des sexes, elle insiste sur les qualités intellectuelles et surtout morales du « beau sexe », en adaptant certaines valeurs réputées masculines. Distinct du courage du guerrier, le courage féminin se présente comme la capacité à endurer les obstacles académiques ou domestiques dans le patient effort d’une vocation personnelle.
Anne Conway développa une métaphysique de la monade. Née à Londres en 1631, elle apprend le latin, le grec, le français et l’hébreu grâce à la bibliothèque familiale. Comme les portes de l’université lui étaient fermées, le platonicien Henry More commence une correspondance encourageant la jeune fille à déceler les failles dans le cartésianisme. La demeure de son compagnon, Edward Conway, devint un centre intellectuel de l’époque. La jeune femme souffre de maux de tête récurrents ce qui lui donna l’occasion de rencontrer Mercurius van Helmont, chrétien qui s’intéressait à la Kabbale juive. Cela donna l’impulsion pour son œuvre majeure, la Matière vivante. Elle tente de concilier deux écoles philosophiques opposées : d’une part, la vision mécaniste du monde, qui se développe avec la modernité ; un certain vitalisme inspiré de Platon, Plotin, et de la kabbale, qui repose sur l’idée d’une puissance de vie dans toute chose. Elle bâtit son système métaphysique sur Dieu, l’être accompli, la première substance dont tout procède. De cette première substance émane la substance intermédiaire, sous la forme du Christ, qui possède la faculté de changer pour le meilleur mais jamais pour le pire. Cette substance relie Dieu et la Création et est présente en tous les êtres vivants. La Création constitue la troisième substance, vouée au changement. Toute matière est animée de vie, douée de mouvement et de perception, parce que Dieu lui-même est vie. Les animaux ne sont pas de simples machines, le corps et l’esprit sont inextricables. Ainsi il sera facile de déterminer comment le corps et l’âme sont connectés, comment l’âme meut le corps et souffre à travers et avec lui. Les êtres créés qui appartiennent à la troisième substance sont un agrégat temporaire d’une infinité de particules physico- psychiques. Qu’elle appelle monade. Mais dans un sens un peu différent de Leibniz.
Germaine de Staël est une grande lectrice de Kant et voit dans la liberté le seul moyen pour l’homme de s’arracher à l’immanence pesante de son existence. Fille du ministre ds finances de Louis XVI la jeune femme calviniste épouse l’ambassadeur de Suède mais le mariage n’est pas heureux. Elle se reporte dans des lectures et admire Rousseau pour sa tonalité pré-romantique. Son salon de la rue du Bac accueille La Fayette, Condorcet, Talleyrand et Mathieu de Montmorency. Favorable au libéralisme politique, elle voit sa meilleure expression dans la monarchie constitutionnelle anglaise. Elle critique la dérive dans la Révolution française et écrit une réflexion sur la puissance des passions humaines. D’abord fascinée par Napoléon, elle s’en détourne. Proche de Benjamin Constant, ils visitent l’Allemagne où elle rencontre Goethe et Schiller et découvre la littérature qui ici est d’une sensibilité nouvelle, faite de passion et de joie, de tourments et d’extase. Elle visite aussi l’Italie et cultive l’esprit européen poussant son enthousiasme vers le cosmopolitisme. Napoléon l’oblige à rentrer en Suisse où elle ouvre un salon avec Benjamin Constant, Charles-Victor de Bonstetten, August Wilhelm Schlegel, Jean de Sismondi et Juliette Récamier. Sa publication de De l’Allemagne deviendra l’ouvrage fondateur du romantisme, bien au fait de la culture, de la littérature et de la philosophie de Leibniz, Jacobi et surtout Kant. Le romantisme exprime la contradiction tragique de l’intérêt personnel et du devoir. Ainsi qu’une exaltation de la souveraineté de la libre volonté, capable d’arracher l’homme à son existence. De ce déchirement de soi entre la personne empirique et la voix de la conscience qui résonne de manière innée dans chaque homme, « ce qui parle en moi vaut mieux que moi-même ». Littérature et philosophie ne s’opposent pas.
Mary Wollstonecraft est la première d’un nouveau genre ; philosophe anglaise enthousiasmée par la Révolution française, elle s’efforce de faire entendre la voix des femmes dans ce moment de transformation radicale. Elle nait à Londres en 1759 et assiste au naufrage du mariage de ses parents en se réfugiant dans la pensée de John Arden. Elle travaille comme demoiselle de compagnie et avec une amie, Fanny Blood, envisage de mettre sur pied une utopie féminine, de vivre et travailler ensemble. Elles fondent une école primaire mais Fanny décède et l’école tombe en faillite. Elle fréquente alors les dîners de l’éditeur Joseph Johnson où elle côtoie Thomas Paine et William Godwin, anarchiste qu’elle épousera. Elle se fait connaître par son livre Défense des droits de l’homme contre Edmund Burke… et Talleyrand. Ce livre est suivi d’une Défense des droits de la femme (1792). Je ne souhaite pas que les femmes aient le pouvoir sur les hommes, mais sur elles-mêmes.
Flora Tristan est la première écosocialiste. C’est une péruvienne aristocrate déchue qui exilée en France connait des années de difficultés économiques qui forgent sa conscience de classe. Son mariage tournera court en raison de la violence de son mari : l’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire même. Cela ne l’empêchera pas d’être socialiste et ouvrière féministe. Elle fréquente les milieux fourriéristes, proudhoniens utopistes. Elle critique la peine de mort et elle lutte pour l’humanisation des prisons. En 1839 elle vient à Londres où elle met en garde contre l’hégémonie naissante de la civilisation industrielle qui déshumanise l’homme. Elle est l’une des premières à relier l’aliénation du travail en usine et les dégâts esthétiques et sanitaires produits par l’énorme masse de fumée surchargée de suie qu’exhalent les milliers de cheminées de la ville monstre. À première vue l’étranger est frappé d’admiration pour la puissance de l’homme ; puis il est comme accablé sous le poids de cette grandeur. Son socialisme est internationaliste et teinté de religiosité, qu’elle expose dans l’Unité ouvrière. Son grand œuvre posthume, l’Emancipation de la femme ou le Testament de la paria, est publié par son ami.
Harriet Taylor Mill restera dans l’ombre de son second mari, John Stuart Mill. Elle est l’avocate éloquente des femmes de son époque. Si je ne l’avais pas fréquentée, j’aurais sans doute eu la même opinion qu’aujourd’hui, mais j’aurais eu une perception très incomplète de la façon dont les conséquences de la position d’infériorité des femmes s’enchevêtrent avec tous les maux de la société actuelle et toutes les difficultés qui font obstacle au progrès de l’humanité. Elle le pousse à troquer « man et he » par « person et people ». Elle publie dans le Westminster Review, l’Affranchissement des femmes. Fidèle à l’utilitarisme de Jeremy Bentham, elle souligne que l’humanité se prive d’une réserve immense de talents en empêchant les femmes de cultiver leurs aptitudes. Le pouvoir se constitue en tant que siège de l’obligation morale et il se trouve qu’un homme aime agir comme bon lui semble mais n’aime pas que sa compagne ait sa volonté propre, différente de la sienne. La domination masculine n’est politique et sociale que parce qu’elle est d’abord morale : on ne domine que par les idées et les croyances. Nombre de femmes ne sont épouses ou mères que parce qu’elles n’ont pas pu se lancer dans une carrière et ne peuvent occuper leurs sentiments et leur énergie autrement. Vouloir que les femmes soient exclues des affaires publiques sous prétexte de la maternité revient en fait à soutenir qu’il faut leur interdire toute autre forme d’activité afin qu’elles n’aient pas d’autre choix que la maternité.
Chronologie : Thérèse d’Avila, Madeleine de Souvré, Anna Maria van Schurman, Antoinette des Houlières, Marguerite Hessein de la Sablière, Mary Astell, Catharina Trotter Cockburn, Damaris Cudworth Masham, Judith Drake, Ninon de Lenclos, Louise de la Vallière, Anne Thérèse de Marguenat, Maria von Herbert, Elisabeth Ferrand, Félicité de Genlis, Catharina Macaulay, Anne Josèphe Théroigne de Méricourt, Johanna Charlotte Unzer, France Wright, Hortense Allart de Méritens, Constance de Theis, Madame Dupin, Sophie de Condorcet, Anna Wheeler, Elisabeth Cabot Agassiz, Harriet Martineau, Fanny de Beauharnais, Mary Shepherd, Clémence Royer
Chapitre 4 : des empires aux temps modernes, les révolutionnaires
La postface donne le ton : on est rentré dans le rapport de forces, avec Elsa Dorlin pour qui la construction du genre est le modèle de la hiérarchisation de l’humanité. Il faudra revenir de cet excès mais cela laissera des traces. John Locke est épinglé comme celui qui sort du paradigme de la nature pour expliquer la sujétion dans le cadre d’un contrat librement consenti (dans un jeu win-win). Pour les hommes mais pas pour les femmes, et ce contre toute logique : cela réintroduisait une différence basée sur la nature. Depuis Locke, on distingue Privé/Public, réservant le second domaine à la politique par les hommes. Une hiérarchisation s’impose aux femmes qui doivent assurer sans choix possible les nécessités du « personnel » dans la sphère privée. Au 16ème siècle, l’anthropologie se basait sur la théorie des quatre humeurs (les femmes sont flegmatiques) et introduisait une césure entre le sain et le malsain (féminin bien entendu) pour qualifier les corps mais aussi dès le 17ème siècle pour classer les races (subordonnées à la race blanche). Au 19ème siècle, les femmes noires se révoltent mais leur procès montre clairement que le Droit US est traversé par l’idée qu’un homme blanc qui viole une femme noire (une femme blanche violée ne se trouve pas face à la même zone de non-droit) ne commet pas de délit vu le déni d’une réalité criminelle de tels actes. En dernier ressort ceci est causé par les rapports cumulés de genre, race et classe.
Parallèlement à son œuvre littéraire, Virginia Woolf est aussi auteure d’essais décisifs. Dans Une chambre à soi (1929), elle interroge la marginalisation des femmes en littérature et stipule qu’une femme doit au moins disposer de quelque argent et d’une clé pour son espace à elle. Du vote et de l’argent, d’entre les deux, le plus important c’est l’argent. Elle élabore une réponse à la société sexiste et à la société fasciste, deux tyrannies de la même figure. Evoquant l’ouverture de l’université aux femmes, elle s’interroge sur l’opportunité pour les anglaises d’intégrer cet univers très encadré pour penser. Faisant le lien avec le contexte historique, elle oppose à la société patriarcale, la puissance d’une société d’outsiders, composée d’individus dont l’histoire s’est construite en marge. Derrière nous s’étend le système patriarcal avec sa nullité, son amoralité, son hypocrisie, sa servilité. Devant nous s’étendent la vie publique, le système professionnel, avec leur passivité, leur jalousie, leur agressivité, leur cupidité. L’un se referme sur nous comme sur les esclaves d’un harem, l’autre nous oblige à tourner en rond, tout autour de l’arbre de la propriété ; un choix entre deux maux. Le dictateur est là, parmi nous, dressant son horrible tête, répandant son poison, il est encore petit, replié comme une chenille sur une feuille, mais il est au cœur de l’Angleterre. Et la femme qui respire ce poison, qui combat cet animal, secrètement et sans arme dans son bureau, ne combat-elle pas aussi sûrement les fascistes et les nazis que ceux qui les combattent avec des armes, sous les projecteurs ? Imprégnée des théories proustiennes et joyciennes, son œuvre romanesque est fondée sur le thème du temps. Elle explore la complexité des perceptions infimes, d’ordinaire inaperçues, qui forment la trame de nos existences. Son journal est un témoignage capital sur la vie intellectuelle de son époque (groupe de Bloomsbury).
Constance Naden nait en 1858 à Birmingham où elle étudie la botanique, la chimie, la géologie, la physiologie, la zoologie et la physique. Quant à la philosophie elle s’y intéresse auprès de Robert Lewins et au cours des années 70-80 quand elle jette les bases d’un système de pensée « hylo-idéaliste » qui doit permettre l’unité des contraires : soi et autrui, induction et déduction, subjectivité et objectivité, science et poésie. L’homme fabrique son propre univers, et toutes ses perceptions – même celles qui semblent représenter des objets concrets extérieurs – ont une existence purement subjective, délimitée par les les limites façonnées par le caractère et les conditions de son être sensible. La mort est vie inconsciente, qui attend de naître / vous viviez ainsi lorsque votre embryon sommeillait : / sans sensation, sans respiration, comme le ciel et la terre. Oui vous mourrez. Mais les forces toutes-puissantes / qui se sont conjointes pour vous donner forme, vivent pour toujours / elles maintiennent le soleil dans sa course éternelle. Réjouis-toi de ton être éternel / uni à l’essence du monde infini… Par ailleurs elle s’engage dans les luttes féministes au contact de son amie Madeline Daniell.
Georges Eliot, de son vrai nom Mary Ann Evans est une romancière de première catégorie au 19ème siècle ; mais c’est vers la philosophie qu’elle se tournera. On lui doit la première traduction de l’Ethique de Spinoza. À Coventry elle intègre un cercle de libres penseurs. Bien qu’elle soit agnostique, elle s’intéresse à la théologie et traduit le Traité théologico-politique de Spinoza. Elle devient directrice de la Westminster Review de Londres, journal libéral fondé par Jeremy Bentham, et lieu d’élaboration des idées politiques nouvelles. Pour Spinoza , seul Dieu est substance : l’être humain, l’individu, n’est qu’un mode d’expression de Dieu. Nous sommes façonnés par nos rencontres et nos relations. Notre individualité est construite par l’altérité : il n’est aucune créature dont l’être intérieur soit si fort qu’il ne soit grandement déterminé par ce qui se trouve à l’extérieur de lui. Elle fréquente Aristote, Kant, Hegel, Mill, Comte et Feuerbach dont elle traduit l’Essence du christianisme.
George Sand est née Amantine Aurore Lucile Dupin en 1804. On ne retient que son œuvre littéraire mais elle lit les principaux philosophes de son temps : de Pascal à Rousseau, d’Aristote à Leibniz. Elle lit Condillac, Montesquieu, de la Bruyère, Montaigne, Bacon, Locke. Elle se lie avec l’abbé Lamennais, précurseur du catholicisme social. Mais elle dénonce la misogynie de l’Eglise, critique l’institution du mariage et professe l’égalité radicale entre hommes et femmes. Socrate, Jésus, Zoroastre et Confucius inspirent son personnage de Spiridion qui subit l’influence du philosophe Jean Reynaud et du théoricien socialiste Pierre Leroux. Avec ce dernier elle approfondit sa compréhension de la question sociale et se familiarise avec la doctrine des saint-simoniens. Elle critique les trois castes (famille, patrie, propriété) et professe une foi dans le progrès continu d’une humanité perfectible, inscrivant la vie individuelle dans celle de l’humanité entière. Elle se lie d’amitié avec Bakounine.
Hilda Diana Oakeley est connue comme éducatrice. Elle nait à Durham en 1867 et étudie la philosophie et la psychologie en assistant en autodidacte aux leçons de Bernard Bosanquet. Elle entre à Oxford et suit l’enseignement de l’idéalisme absolu avec William Wallace, Edward Caird et F H Bradley. Il n’existe qu’une seule sorte de substance – l’esprit – et une seule substance, numériquement parlant, l’absolu. L’esprit humain est une illusion, il n’est qu’une facette de l’esprit absolu. Mais l’époque conteste l’hégémonie de l’idéalisme avec les réalistes qui refusent de réduire le monde extérieur à une représentation de l’esprit. Oakeley arrive au King’s College où elle fera sa carrière. Dans l’article Le monde comme mémoire et comme histoire, elle développe son approche de l’idéalisme, inspirée par trois sources. Leibniz pour sa théorie des monades : le monde est constitué d’une multitude d’esprits possédant chacun leur monde unique, ce qui débouche sur le concept de personnalité : chaque homme possède une perspective privée, irréductible et incommunicable sur le monde. Platon ensuite et son Timée en raison du dualisme qu’il élabore entre l’esprit et un matériau étranger, changeant, chaotique, la matière. Oakeley reconnait donc l’existence d’une réalité extérieure et indépendante à l’esprit mais cette réalité est inconnaissable : nous n’y accédons que par le truchement d’une activité de l’esprit qui ordonne la matière indéterminée et offre à la perception un monde, non un chaos disparate. Ceci est proche de Kant mais elle insiste sur l’individualité de chaque rapport au monde, et notamment sur le degré de valeur que chaque esprit injecte dans le monde. Comment se constitue un monde ? Par la mémoire créatrice de chaque esprit. D’où la troisième source, Bergson et sa théorie de la durée et du temps extensif : nous ne percevons que le passé et si notre perception n’est pas limitée à l’instant c’est que le monde que notre esprit informe, retient et se souvient : l’esprit absorbe la matière dans son monde sous la forme de la mémoire. L’esprit en lui-même est atemporel, dépourvu du temps présent ; c’est seulement au contact du devenir de la matière qu’il élabore une image mouvante de l’éternité : un monde dans lequel se déploient l’expérience humaine et la conscience.
Rosa Luxembourg nait à Zamosc en 1871 dans une famille juive aisée. Après une scolarité brillante elle rejoint une organisation socialiste clandestine avant de migrer en Suisse où se retrouvent de nombreux révolutionnaires exilés. Elle rencontre Léo Jogiches, communiste polonais qui le pousse à étudier l’économie, le droit et la philosophie. Ensemble ils fondent la Social-democratie du royaume de Pologne en opposition au Parti socialiste polonais. Elle voit dans les nationalismes une manière de diviser le prolétariat. L’objectif est d’abord le renversement du régime tsariste. En 1897 docteure de l’université de Zurich, elle part à Berlin et tisse des liens avec le SPD et Karl Kautsky, secrétaire d’Engels. Elle réforme le parti contre Eduard Bernstein qui préconise l’abandon de la logique révolutionnaire et l’élargissement des luttes auprès des classes moyennes. Elle intègre le Bureau socialiste international et dans un article Grève de masse, parti et syndicats, elle affirme que le parti ne doit jouer qu’un rôle limité : c’est aux ouvriers de prendre leur destin en main. Dans un autre article Suffrage féminin et lutte des classes, elle expose la place centrale des femmes dans les mouvements sociaux et explique la méfiance des gouvernements pour leur accorder le suffrage universel. En 1913 elle écrit L’accumulation du capital où elle émet l’hypothèse que cette accumulation ne peut s’effectuer que par l’extension du capitalisme vers des marchés étrangers ou intérieurs non capitalistes. Au moment de la guerre mondiale elle crée La ligue spartakiste et va en prison une deuxième fois (elle avait demandé aux ouvriers de ne pas entrer dans des armées nationales dressées contre des camarades décrétés ennemis). Après la guerre les spartakistes forment le parti communiste d’Allemagne, tout en critiquant la révolution russe de 1917. En 1919 le préfet de police de Berlin, Emil Eichhorn membre de USPD est limogé par Friedrich Ebert représentant du SPD dans le gouvernement provisoire, ce qui déclenche la grève de 500000 ouvriers qui sera réprimée dans le sang par des Corps francs, groupes paramilitaires d’anciens soldats de l’armée impériale. Rosa Luxembourg est arrètée et exécutée.
Emma Goldman prône l’anarchisme au féminin. Elle est américaine d’origine russe. À sa naissance (1869) la situation est troublée et devient critique en 1881 quand le Tsar Alexandre II est assassiné par le mouvement nihiliste de Nikolaï Tchernychevski. En 1885 Goldman rejoint le mouvement anarchiste qui a grandi sur le massacre de Haymarket Square lors d’une lutte pour l’instauration de la semaine de 8 heures. Alexandre Berkman et Johann Most ont du mal avec sa personnalité indépendante. Elle fait des conférences pour la promotion du contrôle des naissances et l’anti militarisme. Influencée par Kropotkine, elle contribue au journal Lucifer, le Porteur de Lumière, au côté de femmes anarchistes : Voltairine de Cleyre et Kate Austin. Le principe essentiel de l’anarchie, c’est l’autonomie individuelle. Elle critique le féminisme libéral des suffragettes : peu importe qui l’exerce, le pouvoir est mauvais. Goldman joue un rôle essentiel dans l’intégration des problématiques féministes au sein des mouvements anarchistes. Elle écrit la Tragédie de l’émancipation féminine pour promouvoir l’amour libre comme arme contre la domination masculine par le mariage. Elle soutient la nécessité de la contraception. Tout ceci aboutit à son renvoi en Russie où elle dénonce l’étatisme bureaucratique et autoritaire du régime soviétique. Là où il y a autorité, il ne peut y avoir liberté.
Lou Andreas Salomé c’est le feu de la vie. Elle nait en 1861. Il est tout à fait certain que je dirigerai ma vie selon ce que je suis. Je ne défends aucun principe mais quelque chose de bien plus merveilleux – quelque chose qui est en nous, qui brûle du feu de la vie, qui exulte et veut jaillir. Elle fréquente Paul Rée et Friedrich Nietzsche à qui elle apprend plutôt que de l’épouser, de bifurquer dans un choix pour une amitié éternelle ne reposant pas sur la fusion des corps mais sur un fonds commun de goûts, qu’ils soient de nature morale, intellectuelle ou pratique. Et elle se marie avec l’orientaliste Carl Friedrich Andreas. Elle sera l’amie de Rilke et une disciple de Freud (rencontres du mercredi). Aux représentantes du féminisme allemand elle oppose une vision introspective de la liberté féminine, comme suspendue à une expérience spirituelle qui consiste plus à être qu’à faire. En elle s’affrontent deux conceptions de la femme. D’un côté elle postule une nature ou un éternel féminin définis par la maternité et de l’autre elle affirme une construction du sujet féminin historique qui finit par créer une seconde nature. Bien sûr il y a toute une généalogie de l’instinct féminin de la soumission résultant d’une intériorisation immémoriale ; et pourtant il y a une certaine supériorité psychique de la femme : moins en conflit oedipien avec le père que le garçon, le surmoi de la jeune fille est moins puissant, et implique une moindre sublimation des pulsions dans les productions culturelles. Dans les périodes où la culture et ses progrès illusoires finissent par rendre littéralement malade, en faisant peser sur les instincts des contraintes excessives, la femme s’avère moins névrosée que l’homme, et plus apte au bonheur.
Anna Julia Cooper est une femme noire, fille d’une esclave dans les Etats US ségrégationnistes du 19ème siècle ; elle deviendra docteure à la Sorbonne. Elle profite de l’abolition de l’esclavage et accède à l’enseignement conféré aux garçons. Elle accède à un poste de direction d’une école dévouée à l’éducation des noirs et des défavorisés. Elle poursuit une carrière de chercheuse. Elle écrit un livre sur le Black feminism luttant contre les lois Jim Crow : la femme de couleur sent que la cause de la femme est une et universelle.
Simone Weil endure la souffrance. Elle nait en 1909 à Paris dans une famille juive d’origine alsacienne mais est élevée dans un agnosticisme complet. Elle étudie la philosophie avec le penseur Alain à l’ENA et rencontre Simone de Beauvoir. Critique du stalinisme et du nazisme elle est proche des mouvements ouvriers dont elle endosse la condition. Elle prend part à la guerre d’Espagne : le malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon âme. Sa pensée pessimiste est méfiante à l’égard du rationalisme. Après une expérience mystique elle se tourne vers le christianisme. Elle crée un corps d’infirmières de première ligne pendant la guerre. Dans son livre intitulé L’enracinement, elle dégage le besoin le plus important de l’âme humaine. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments de l’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Les échanges d’influence entre milieux très différents ne sont pas moins importants que l’enracinement. Mais un milieu déterminé doit recevoir une influence extérieure non pas comme un apport, mais comme un stimulant qui rende sa vie propre plus intense. Il y a déracinement chaque fois qu’il y a conquête militaire. Même sans conquête militaire, le pouvoir de l’argent et la domination économique peuvent imposer une influence étrangère au point de provoquer la maladie du déracinement. Pour respecter les patries étrangères, il faut faire de sa propre patrie non pas une idole mais un échelon vers Dieu.
Hedwig Conrad-Martius est née à Berlin en 1888 ; disciple de Husserl et Reinach elle participe au développement de la phénoménologie et apportera un regard neuf sur la philosophie de la biologie. Sa vie est révélatrice de la difficulté d’entrer dans le monde académique chasse gardée des hommes, surtout que son origine est juive. Elle est très affectée par la déportation à Ravensbrück de son amie Edith Stein, mystique et philosophe (voir plus loin).
Ksenija Atanasijevic est passionnée par la philosophie ; de Belgrade elle rencontre Nada Stoiljkovi et encouragée part à Genève où elle soutient sa thèse sur l’œuvre de Giordano Bruno. Elle s’engage dans les mouvements féministes et produit Filosofski fragmenti qui est un ensemble d’aphorismes où elle déploie une philosophie de la signification basée sur l’intuition, qui en fait une précurseuse de l’existentialisme. Elle traduit le Parménide de Platon et l’Ethique à Nicomaque et l’Organon d’Aristote..
Susan Stebbing née en 1885 accédera au Girton College de Cambridge où Francis Herbert Bradley (Appearance and reality, texte hégélien) la convainc de se lancer en philosophie après avoir étudié l’histoire. Son mémoire Pragmatism and French Voluntarism lui donne accès pour la première fois à une chaire de philosophie ; reconnue par ses pairs elle prend la tête de la Mind Association et de l’Aristotelian Society. Elle fonde le journal Analysis qui joue un premier rôle dans la structuration de la philosophie analytique. Elle est influencée par le philosophe du langage George Edward Moore et rencontre Rudolf Carnap au cercle de Vienne. Il est urgent pour les citoyens d’une démocratie, de bien penser. Il ne suffit pas d’avoir la liberté de la presse et des institutions parlementaires. Nos difficultés sont dues en partie à notre propre stupidité, en partie à l’exploitation de cette stupidité, et en partie à nos propres préjugés et désirs personnels.
Edith Stein nait en 1891 à Breslau. Elle découvre la philosophie allemande, notamment de Kant et Schiller. Elle rencontre Kaethe Scholz, une enseignante qui dispense des cours de philosophie aux femmes. Elle entend parler des séminaires de Husserl et suit l’enseignement de Leonard Nelson et de l’historien Max Lehmann à Göttingen où elle intègre la Société philosophique. Mais la guerre interrompt son cursus et la confronte en Autriche à la souffrance des blessés de guerre qu’elle soigne. Libérée pour raison de santé fragile, elle reprend sa thèse Sur le problème de l’empathie : elle y affirme que l’expérience de l’état de conscience d’autrui en général s’appuie sur l’expérience qu’un moi en général a d’un autre moi semblable à celui-ci. Par l’empathie je peux vivre des valeurs en découvrant des strates correspondantes de ma personne, qui n’ont pas encore eu l’occasion d’être dévoilées par ce que j’ai vécu de manière originaire. Ses réflexions portent sur le sens de la personne humaine, les relations intersubjectives, et les communautés d’appartenance qui lient entre eux les hommes. Ne pouvant être habilitée au professorat parce que femme, elle fonde une Académie privée où elle enseigne notamment à Norbert Elias. De plus en plus elle s’intéresse à la religion : Ignace de Loyola, St Augustin, Ste Thérèse de l’enfant Jésus et fait foi sur une illumination dans une église où sa visite est marquée par le surgissement d’une femme qui interrompt un moment ses activités pour se recueillir dans un échange confidentiel avec un Ami. La foi n’est pas une affaire d’imagination, ni un sentiment de piété mais une préhension intellectuelle. La théologie et la philosophie peuvent se compléter. Elle entre au Carmel où elle est arrêtée par les nazis en 1942. Judaïsme et christianisme ne s’opposent pas à ses yeux : mon retour à Dieu me permit de me sentir à nouveau juive.
Il y a lieu de mettre en exergue la richesse de la documentation réunie au plan des biographies mais aussi de l’iconographie ; chaque personne trouvant sa place est illustrée par son portrait ou sa photographie. Chronologie : entre autres, Louise Michel, Jeanne Marie Poinsard, Annie Besant, Anna Brackett, Hélène von Druskowitz Sarah et Angelina Grimkè, Ellen Mitchell, Susan Elisabeth Blow, Marietta Kies, Jane Addams, Victoria Welby, Nelly Roiussel, Agnès Taubert, Edith Landmann-Kalischer, Barbara Margaretha von Salis, Marianne Weber, Betty Heimann, Olga Hahn-Neurath, Grace Mead Andrus de Laguna, Alexandra David-Néel, Voltairine de Cleyre, Magdalena Aebi, May Sinclair, Alexandra Kollontaï, Dora Marsden, Anna Tumarkin, Madeleine Pelletier, Elli Heesch, Rachel Bespaloff, Marie Collins Swabey
Chapitre 5 : de l’après-guerre aux années post-68, les libératrices
Stengers nous apparaît dans cette postface comme un bol d’air. Il y a chez Virginia Woolf un mot d’ordre rafraîchissant : penser, nous devons ! Avec Vinciane Despret, ici on prend ses distances de toutes les fermetures qui logent dans les progrès : de la science, d’abord. L’esprit féminin s’intérresse beaucoup aux domaines affines à une recherche, là où l’homme ne supporte pas qu’elle se distraie. Et pourtant c’est dans ces marges qu’apparaissent les dommages collatéraux à tout effort focalisé sur un objet idéal. Le système patriarcal, le capitalisme, l’impérialisme colonial obligent alors à un travail de déconstruction de ces fausses conquêtes. Que font les femmes à la pensée ? Leibniz, Whitehead, James et Deleuze ont forgé la valeur de l’insoumission car l’aventure de la pensée doit sans cesse être réinventée. Le féminisme doit régénérer une puissance d’agir : le reclaim ; il s’agit là d’un mouvement qui guérit et lutte indissociablement ; il permet de se réapproprier ce dont on a été séparé. Les femmes ont appris un certain langage de la négociation, du pragmatisme et de la déloyauté. Stengers est sensible un temps à des pensées comme l’intersectionnalité mais très vite elle s’en distancie car des féministes académiques s’en servent pour disqualifier les luttes d’autres femmes quand elles ne les suivaient pas. De même la théorie du genre devient contreproductive quand elle impose sa théorie aux pratiques. J’aurais aimé que les femmes jettent le trouble. Comment créer des alliances ? La différence centrale passe entre la lutte, la culture de l’insoumission active et la guerre qui se mène au nom de la vérité. Ou de la nation, ou de la religion. Penser nous devons, à contre courant. Il y a à régénérer des zones dévastées. La force transformatrice du féminin, c’est l’inconnue (en mathématiques) qui peut donner au progrès une valeur non imaginaire.
Simone de Beauvoir nait en 1908 dans un milieu bourgeois. Suite à une faillite, la famille est obligée de déménager ce qui se vit comme un déclassement. Ayant peu de conviction religieuse, elle fait des études de philosophie, mathématiques et lettres. Elle suit les cours de Léon Brunschvicg et croise Jean-Paul Sartre. Et donc Paul Nizan et René Maheu. Entre eux l’histoire ne prendra pas tout de suite et la notoriété de Sartre lui fait de l’ombre un certain temps. Des expériences sexuelles hors cadre pour l’époque questionnent la possibilité d’une authentique réciprocité. La phénoménologie chez Sartre accouche d’une lutte des consciences. Elle se tourne vers l’existentialisme (l’homme n’est pas déterminé par son essence et est libre de son existence) et le communisme, entre individualisme et solidarité. La conscience de la fragilité de l’existence est ce qui confère son sens à la vie. Les valeurs n’émergent que de nos choix. Cette liberté exacerbée est source d’une profonde angoisse qui pousse l’homme à se jeter dans l’aventure, la passion, le nihilisme. La seule manière d’assumer sa liberté, c’est de se dévouer à celle des autres. Sa veine devient féministe quand elle trouve le succès avec le Deuxième sexe et Les Mandarins. Proche de Claude Lanzmann elle prend la parole publiquement pour des causes (droit à l’insoumission) contre la torture et la guerre d’Algérie. Elle fonde avec Gisèle Halimi le mouvement Choisir (droit à l’avortement et la contraception)…
Agnès Heller nait juive dans la Hongrie de 1929. Elle deviendra une figure marquante du sionisme, puis du marxisme (Georg Lukacs). L’Ecole de Budapest est favorable à un marxisme humaniste réformateur. Elle migre en Australie et commence une deuxième vie. La pensée de Heller est sinueuse et difficile : la philosophie doit se rendre disponible à ce qui advient. Les sentiments, l’éthique, la politique, la comédie, la philosophie de l’histoire, le sens des besoins humains, tout compte dans cette philosophie marquée par deux évènements : les persécutions nazies, la conscience des crimes de Staline ; elle a un devoir de mémoire envers les assassinés. Insistant sur la pluralité humaine, elle met en avant la richesse du dissensus en démocratie contre toutes les tentatives de reféodalisation.
Judith Shklar est politologue et est née à Riga en 1928. Elle étudie à Harvard sous la direction de Carl Joachim Friedrich qui a analysé les totalitarismes. Sa philosophie est marquée par Rousseau, Montaigne et Montesquieu. À partir d’une réflexion sur la cruauté, elle insiste sur les inégalités de pouvoir inévitables dans nos organisations politiques qui exposent les citoyens en abusant de leurs prérogatives. Il ne sert à rien de penser la vertu et la justice, il faut se pencher sur l’injustice et le vice. La peur systématique rend la liberté impossible, et rien n’est plus terrifiant que l’attente d’une cruauté institutionnalisée. Le libéralisme doit faire des maux de la cruauté et de la crainte, la référence fondamentale de ses pratiques et règles politiques.
Ayn Rand est née en 1905 à St Petersbourg et prône l’égoïsme comme la seule vertu. Elle a influencé le mouvement libertarien. Et critique radicalement les penseurs comme Kant pour faire valoir que l’individu se doit d’exister pour lui-même et ne jamais se sacrifier pour les autres. Vivre pour soi, c’est au cœur de son estime de soi. Mon esprit est compétent pour penser, ma personne est digne du bonheur. Son objectivisme a un mot d’ordre : ne compter que sur la raison pour atteindre la réalité, expurgée de la moralité et du religieux.
Voici les quatre voix de l’éthique d’Oxford luttant contre le non-sens contemporain sous l’égide de Wittgenstein. Gertrud Elisabeth Margaret Anscombe (née en Irlande en 1919) est une catholique très pieuse (ébranlée par Hiroshima). Sa pensée mèle réflexions novatrices en philosophie analytique et prise de positions conservatrices (contre l’avortement, l’homosexualité et soutient la peine de mort). Dans La philosophie morale moderne, elle renvoie dos à dos les philosophies morales défendues par ses contemporains qu’elle répartit entre conséquentialistes et moralistes déontologiques centrés sur le devoir (obligation, interdit, le Mal) car ces morales sont religieuses. L’alternative est de s’intéresser à l’intention qui donne tout son sens à l’action humaine et va chercher Aristote (et la nécessité) pour dresser une éthique des vertus : son éthique est centrée sur la pluralité des valeurs et sur la manière dont ces valeurs transforment le comportement de l’individu, plutôt que sur des droits et devoirs formels. Philippa Foot nait en 1920. La question initiale dans le dilemme du tramway ne peut être abordée d’un bloc : il faut raisonner à partir de la pluralité des vertus (et non d’une norme éthique) mais aussi selon les contextes de décision. Le sacrifice pour autrui permet la vie en société sans laquelle l’homme ne peut s’accomplir. Les décisions sont le plus souvent compatibles avec le critère de l’intérêt personnel et ne constituent jamais l’unique raison d’agir possible. Mary Beatrice Midgley nait en 1919 rappelle que la science ne procure aucun repère moral et spirituel à l’homme. Elle est américaine et amie avec le cercle d’Oxford ; elle défend le droit des animaux et souligne la sophistication de leurs relations avec les humains. La science met à mort l’humanisme et par conséquent, la philosophe tire d’un raisonnement moral l’hypothèse Gaïa, première hypothèse qui lie science et morale autour de l’impératif d’une nécessité d’agir dans l’intérêt du système vivant dont nous dépendons tous. Iris Murdoch rappelle que traiter autrui de manière éthique, c’est le percevoir, avant toute action, comme un sujet moral. D’où l’importance de la notion de l’attention que nous portons au monde. Elle est née en 1919 et demande : pouvons-nous devenir moralement meilleurs (et non qu’est-ce que le bien) ? Au départ le Bien est une notion infiniment éloignée de nous et dont nous n’avons que des expériences partielles. Il n’existe pas de principes moraux absolus ; l’homme est libre de choisir les valeurs qui orientent son action. Mais ceci c’est le premier stade de la conscience, celui de l’ego gras enfermé en lui-même, c’est-à-dire dans la vision du monde qu’il a lui-même constituée. L’éthique consiste à percer cet écran. Et l’homme peut se désintéresser (sortir de cette recherche de son intérêt), grâce à son désir de percevoir la réalité en elle-même, éclairée par la seule lumière du Bien. Comme Platon, elle identifie le Vrai et le Bien, à condition de comprendre que le Vrai n’est pas une question de science et d’intelligence. Ce sont les autres qui sont les plus vrais en tant que centres de signification éthique. L’attention est la condition de l’habitude et de l’action vertueuses, comme juste mode de vision : la vision vraie engendre la conduite juste.
Jeanne Hersch nait en 1910, issue d’une famille de juifs polonais installés à Genève. Ses parents sont inscrits au Bund, mouvement socialiste. Elle s’interroge sur le statut de la table, est-ce que c’est vrai. Elle entreprend la philosophie, étudie Bergson et rencontre Jaspers. Au moment de l’intronisation de Heidegger dans son rectorat, elle fait l’expérience du vertige de l’individu devant la pression du groupe social, de la puissance de la masse sociale et elle s’engage en politique. La liberté, plus que toute chose, est le bien le plus précieux que la politique doit cultiver. Non pas la licence ni la liberté arbitraire de faire ce que l’on veut quand on le veut : mais la liberté engagée devant une exigence absolue qui transcende toute la réalité donnée, et nous incombe d’agir, de prendre nos responsabilités, qu’elles qu’en soient les conséquences. Elle s’intéresse à la métaphysique, ce qui lui vaut la reconnaissance de Jean Wahl et de Gabriel Marcel ; elle ne cesse de questionner le mystère derrière l’évidence du donné, de l’Être.
Maria Zambrano nait en 1904 à Velasquez. Puis vient à Madrid et y commence des études de philosophie où elle se lie avec les membres de la Génération 36, cercle littéraire d’avant-garde. Elle suit surtout l’enseignement du philosophe José Ortega y Gasset. Puis part au Mexique. Contre les excès du rationalisme qui risque de muer en scientisme aveugle, elle propose la figure d’une raison poétique, d’une raison qui s’enracine dans un espace poétique qui le dépasse. Philosophie et poésie ne sont pas identiques, et sont même opposées : le philosophe soumet le réel à la raison et ramène la diversité des choses à l’unité d’un principe ; le poète s’abandonne à la contemplation de la diversité des choses sans chercher à supprimer leur richesse. Le philosophe ne se contente pas de l’étonnement originel, il fait violence au monde pour l’appréhender. La poésie demeure dans le sacré et pour cela exige un état de sacrifice permanent de l’ego. L’expérience qu’elle recherche est aurorale, celle du dévoilement des choses avant les mots. Et qui est à recueillir sans lui faire violence par l’intermédiaire du symbole.
Hannah Arendt n’est pas féministe. Mais elle développe un point de vue très personnel sur la condition féminine autour de la notion de natalité. Le miracle qui sauve le monde de la ruine, c’est le fait de la natalité, dans laquelle s’enracine ontologiquement la possibilité d’agir. C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle noius confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle. Le commencement inhérent à la naissance ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu possède la faculté d’entreprendre du neuf, c’est-à-dire agir.
Chronologie : Alice Ambrose, Käte Hamburger, Else Frenkel-Brunswik, Margaret Susman, Raya Dunayevskaya, Wilma Papst, Suzanne Bachelard, Maria Jadwiga Ossowska, Jeannette Colombel, Helen Mary Warnock, Dora Dambska, Marjorie Grene, Suzanne Langer, Gertrud Furthmann, Annette Baier, Angèle Kremer-Marietti, Toni Morrisson, M A C Otto, Jeanne Delhomme, Jeanne Parain-Vial, Mary Daly, Sandra Barkty, Suzan Moller Okin
Chapitre 6 : des années 80 à #MeToo, les contemporaines
Cette postface est très nuancée et cela est inattendu. Mais bienvenu. Ce qui dans le féminisme est un invariant c’est le care, le souci de… de la violence, de l’injustice, de la pauvreté. Et c’est bien plus important que de chercher l’essence du féminin ou du masculin. Le spectre du genre est à prendre avec des pincettes car il dispense de regarder de plus près le fait résistant entre tous de la sexualité au sein des systèmes culturels et sociaux dominants. En plus d’avoir le souci de, il y a à faire montre de solidarité avec ceux et celles qui sont exposés aux plus grands dangers, bien plus grands que ceux que vivent les penseuses libérales du style Nancy Fraser. Ainsi parlait Judith Butler.
Faire la différence importe à Luce Irigaray. Née en 1930, elle participe en mai 68 à l’expérience de Vincennes tout en obtenant un doctorat en linguistique. Elle assiste aux séminaires de Lacan et conteste la validité des thèses psychanalytiques qui reposent sur le présupposé d’un sujet unique, le sujet masculin qui a créé le monde dans une perspective unique, incapable de prendre au sérieux l’idée d’une différence sexuelle non hiérarchique. Elle esquisse les contours d’une identité féminine multiple et positive qui ne se résume pas à être l’autre du masculin. Le désir féminin ne peut être compris à partir du masculin, ni sur le mode de l’identité, ni sur celui de la complémentarité. Il faut pour le dire un langage propre qui rompe avec les catégories métaphysiques traditionnelles. Un langage perdu, qu’il revient aux femmes de réinventer, afin de donner voix à cette altérité radicale qui ne serait pas l’autre du patriarcat mais une altérité pure, sans référent. Prenant contact avec des sources orientales.
Françoise d’Eaubonne nait à Paris en 1920. Ses parents sont inscrits dans Le Sillon, organisation chrétienne ouvrière créée par Marc Sangnier. À la guerre elle entre dans la Résistance et se lie avec Vladimir Jankelevitch, Lucien Goldmann et Michel Foucault. Elle lit le Deuxième sexe et en est frappée. Elle se lance dans des combats politiques : la guerre d’Algérie, la cause homosexuelle, pour l’avortement, contre le nucléaire. Les femmes sont à l’avant-garde du refus du nucléaire qui n’est autre que le dernier mot de cette société bâtie sans elles et contre elles. Elle participe au mouvement MLF dont elle anime la section Ecologie et féminisme : elle est la première à lier l’exploitation outrancière de la nature et la domination des femmes instaurées par le capitalisme patriarcal et ses valeurs de dominance, d’agressivité, de compétitivité, d’absolutisme. Les hommes ont fait main basse sur le ventre des femmes et sur les ressources naturelles.
Antoinette Fouque nait en 1936. Par l’expérience de la maternité, elle fait l’expérience de la différence des sexes. Lors d’un séminaire de Barthes, elle rencontre Monique Wittig et côtoie Lacan, Derrida et Irigaray. Elle met en place le groupe Psychanalyse et politique articulant l’inconscient à l’histoire. Critique de Freud qui reléguait la femme dans une sexualité immature, elle affirme l’existence positive d’une libido creandi spécifiquement féminine, et oppose à l’envie du pénis, une envie d’utérus propre à l’homme frustré de ne pas posséder la puissance de procréer. La philosophie est construite autour de la métaphore de l’accouchement tout en se focalisant sur la mort. Fouque fait de la gestation le paradigme de l’éthique, sensible au corps (la chair pensante) et à l’altérité. Il y a spontanément du Deux, personne n’est l’autre de l’un ou de l’une.
Monique Wittig nait en 1935 dans le Haut-Rhin. Les Guérillères est une épopée féministe où elle s’efforce de libérer le langage de la domination du masculin au profit d’u neutre qui échapperait au sexuel. L’homosexualité est un choix politique autant qu’une orientation sexuelle. La femme a été créée pour le système oppressif de l’hétérosexualité obligatoire ; les lesbiennes ne sont pas des femmes.
Donna Haraway nait en 1944 et s’intéresse à la philosophie de la biologie. Elle est la pionnière du cyberféminisme dont les militantes appellent à mener la lutte dans l’espace du numérique. La pensée s’oppose à l’essentialisation de la femme, prônant la fluidité entre les catégories de genre. Mais aussi entre les catégories d’humain et de non humain d’où sa notion de nature-culture afin de penser une éthique et une politique dévolues à la prolifération des relations avec des êtres autres qui comptent. Nous sommes reliés à une myriade de temporalités et de spatialités, reliées aux divers pouvoirs passés, présents et à venir de la Terre. Les dualismes les plus inquiétants sont : soi/autre, corps/esprit, nature/culture,mâle/femelle, civilisé/primitif, réalité/apparence, tout/partie, agent/ressource, créateur/créature, actif/passif, vrai/faux, vérité/illusion, total/partiel, Dieu/homme. Le Soi est ce Un qui ne subit pas la domination et qui sait cela grâce à l’autre qui détient les clés de l’avenir du fait de sa propre expérience de la domination, ce qui fait mentir toute idée d’une autonomie du soi. Être Un c’est être puissant mais être Un est aussi être une illusion, et être ainsi impliqué dans une dialectique apocalyptique avec l’autre. Pourtant être autre, c’est être multiple, sans bornes précises, effiloché, sans substance. Nous nous découvrons cyborgs, hybrides, chimères. Il n’y a pas de différence fondamentale dans ce que nous savons de la machine et de l’organisme, du technique et de l’organique. Rachel, la réplicante du film de Ridley Scott Blade Runner, représente la peur, l’amour et la confusion que produit une culture cyborgienne.
Carol Gilligan rappelle qu’il y a une autre forme d’éthique, féminine, celle du care, fondée sur le dialogue, la compréhension, la prise en compte des besoins d’autrui et la singularité de la situation, attentive à la vulnérabilité et à notre dépendance aux autres membres de la société. Les hommes déploient des solutions plus neutres, fondées sur des règles de justice ; les femmes font l’expérience des conflits de responsabilité, qu’elles cherchent à résoudre de manière plus relationnelle. Joan Tronto est son héritière critique : le care inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre monde, de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités, et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble, dans un maillage complexe qui soutient la vie.
Iris Marion Young nait en 1949. Influencée par Adorno, Horkheimer et Habermas, elle s’en prend à John Rawls. Le principe de justice de ce dernier est lacunaire parce qu’il ne prend en compte que les individualités. Or les inégalités structurelles qui organisent une société sont d’abord fondées sur des groupes sociaux et ces derniers sont constitués par un système d’exclusion et de catégorisation. Contre Marx elle pointe cinq visages de l’injustice : l’exploitation, la marginalisation, l’impuissance, la domination culturelle et la violence. Une politique de la différence doit s’efforcer, sans renoncer au principe de traitement égal des individus, de corriger les inégalités structurelles et les oppressions qui frappent les différents groupes sociaux. Ceux-ci n’ont pas accès à la sphère publique de la discussion ; il faut donc transformer notre concept de la représentation politique, afin de permettre à chaque groupe d’être représenté. Sensible à Merleau-Ponty, elle jette les bases d’une phénoménologie des expériences corporelles ordinaires par lesquelles les femmes s’identifient en tant que telles.
Gloria Evangelina Anzaldua est sensible au combat des femmes de couleur. Ses textes, qui entremêlent, en guise de terrorisme linguistique, l’anglais et l’espagnol (deux dialectes anglais et six d’espagnol dont le nahuatl d’origine aztèque), questionnent la multiplicité et les contradictions de nos identités, la notion de frontière, et formulent une théorie du métissage. Elle appelle de ses vœux la venue d’une nouvelle métisse, fière de son identité et de son héritage. Elle évoque les êtres du seuil qui se meuvent parmi les multiples mondes souvent en conflits, et refusent de s’aligner seulement sur un seul.
Angela Davis nait en 1944. Elle découvre le socialisme utopique de Robert Owen et lit le Manifeste du parti communiste. Elle lit Herbert Marcuse et Adorno. Elle rejette le séparatisme noir ainsi que l’intégrationnisme et insiste sur la nécessité de penser en termes de lutte des classes. Le féminisme de Davis la conduit à critiquer le sexisme et analyse cette misogynie comme une tentative des leaders noirs de réaffirmer leur dignité face aux blancs. Elle intègre les Black Panthers et le parti communiste américain ; surveillée par le FBI elle est mise en prison pendant deux ans.
Virginie Despentes clôt ce livre par une charge au vitriol. Une image retient son propos : celui de Naomi Watts, l’héroïne dans le King Kong de Peter Jackson. Dans les bras de la Bête, cette femme rit en se frappant la poitrine, exerce cette force ludique, hirsute et sauvage. Elle jouit, captive de King Kong, d’une inépuisable et paradoxale liberté.
Ce chapitre final propose une carte des féminismes. En effet en vingt ans ce courant a explosé dans toutes les directions. Chronologie : Barbara Ellen Johnson, Adrienne Rich, Françoise Proust, Sarah Kofman, Molara Ogundipe-Leslie, Anna Theresa Tymieniecka, Graciela Hierro, Ruth Barcan Marcus, Anne Dufourmantelle, Dorothy Emmet, Susan Lynn Hurley, Susan Sontag, Maxine Greene, Maja Wicki-Vogt, Françoise Collin