Cassirer est un Aufklärer allemand et même anglais, bien plus que français.
Préface de Pierre Quillet
Il y a glissement d’une théorie de la science vers une théorie de la culture. La source de ce glissement c’est Schelling qui comprend les créations humaines dans le prolongement de celles de la Nature comme une préfiguration de l’œuvre spirituelle d’un Esprit. Une forme se dégage et elle structure tous les domaines scientifiques naissants. Un système est éclairé par la théorie du symbolique qui sous-tend l’activité du sujet pensant.
Introduction
Il y a à naviguer entre scepticisme et dogmatisme, entre Hume et Wolff, ou plutôt avec Hegel et Goethe. En effet, il faut se débarrasser d’idées fausses. L’histoire est critique et redresse les idées montrant l’influence des préjugés spécialement des romantiques. Kant est repensé pour convenir ; l’accent nouveau critiquant l’a-priorisme.
Chapitre 1 : l’esprit du siècle des Lumières
Au 18ème siècle souffle un courant d’énergie fantastique permettant des avancées tous azimuts. Et dans ce courant il y a un fil conducteur : une redéfinition de la Raison débarrassée des liens à la métaphysique.
Descartes encombre avec une méthode déductive. Le choix se porte sur Newton : la démonstration de la Raison se fait depuis l’observation des phénomènes car il y a une loi qui dégage des faits, l’existence d’une forme mathématique déterminée : une forme interne de leur liaison, une forme immanente de leur enchaînement qui sort de l’observation par l’induction.Le siècle des Lumières retrouve et fait sienne une méthode du 17ème siècle, utilisée par Galilée et Kepler mais aussi par Locke et Hobbes, et ce en 2 temps : décomposition, recomposition. Connaître la multiplicité veut dire mettre ses éléments en relation réciproque de telle sorte que partant d’un point déterminé, on puisse en parcourir la totalité selon une règle constante et générale. Le calcul déborde du quantitatif vers le qualitatif : pensée, jugement, désir, vouloir, imagination, création artistique…n’ajoutant rien à l’élément sensible originaire. Il faut préciser que Leibniz est préféré en Allemagne, laquelle ne souffre pas autant que les français du dualisme cartésien. Les anglais finiront eux aussi par pénétrer l’Hexagone.
Chapitre 2 : Nature et science de la Nature dans la philosophie
La Renaissance ouvre à un naturalisme dynamique et à la physique mathématique. Contre l’ésotérisme de la divination et du jeu des sympathies chers à Giordano Bruno, on cherche les lois de l’action par une connaissance claire de la nature des choses, mais cela ne passe pas par les sentiments.
Au 17ème siècle il faut s’attaquer au dogmatisme de l’Eglise pour introduire un nouveau régime de vérité. Newton est celui qui impose l’indépendance de la Nature et de l’entendement. Il généralise ce qui a été appréhendé dans les parties vers la totalité, en clarifiant les concepts et en veillant à ce que les instruments de mesure se rapportent aux fonctions universelles de comparaison, de dénombrement, d’association et de distinction.
La France au 18ème siècle va mobiliser Voltaire contre la superstition. L’Encyclopédie de Diderot fera connaître les progrès méthodologiques dans la botanique, la physiologie, la biologie, la paléontologie et la psychologie, à côté de la physique. Condillac reprend les analyses de Locke sur la vue, l’ouïe et le toucher, sur le sens du mouvement, du goût, de l’odorat, en analysant les phénomènes d’attention, de comparaison, de discernement et de combinaison, mais aussi sur le désir et le vouloir. Il abandonne le modèle mécanique cartésien et promeut l’arithmétique comme outil de mesure des relations.
C’est fini de chercher le comment des phénomènes, on s’en tient à leur description avec des instruments adaptés à leur objet. Le problème sera de justifier la valeur des résultats : c’est la systématicité des mêmes résultats au bout de protocoles d’observation rigoureux qui avère de la valeur ; on dégage un axiome d’uniformité de la Nature dans tel et tel domaine de faits : que ce soit ici ou là, hier, aujourd’hui ou demain, sauf si on tombe sur un nouveau fait qui invalide la généralisation. Le raisonnement est analogique et opère par voisinage. Une observation s’explique par une autre et c’est ainsi qu’on élargit le champ de la science de proche en proche.
Fini la notion de substance. La notion de causalité elle même est revisitée car la dualité cartésienne qui s’assurait de la liaison indissoluble des opérations du corps et de l’âme n’a plus cours : l’homme n’a plus à se préoccuper de son âme. La relativité de la connaissance scientifique se porte mieux dans un contexte matérialiste. Il faut s’emparer du réel et en dégager la systématique à partir des seules significations particulières ; l’individuel précède l’universel. On sent ici l’influence de Hume : qui développe une esthétique plus qu’une logique ; qui préconise une nouvelle éthique sans la métaphysique.
La France est redevable à l’Angleterre, et d’abord à l’école de Cambridge où se succèdent More et Shaftesbury. Des processus vitaux élémentaires sont en continuité avec une forme de conscience de soi. Il y a une conduite supérieure de la pensée. La notion de natures plastiques rappelle que la vie s’exprime comme puissance à créer des formes ; le monde est une oeuvre d’art et l’artiste prend son élan dans ses propres aspirations – inspirations. L’artiste en son génie se révèle dans l’acte de produire. Les allemands Herder et Goethe accueillent cette pensée facilement parce qu’ils ont une familiarité avec Leibniz. La France ne s’ouvre qu’avec Maupertuis à des influences étrangères. Et à celles des anglais Berkeley et Newton plus que des allemands. Elle fait sienne l’idée que la conscience a pour prédicats essentiels l’appétit et la représentation en intégrant désir, aversion, mémoire ; ces processus naturels sont des points physiques, des atomes et molécules, des faits primitifs puissants de la vie, à inclure dans la définition de la matière, à côté de l’étendue et de la gravité. Le pôle réflexif de la conscience, en choisissant ce qui nous est bon, s’enrichit puisque lorsqu’une partie s’associe à d’autres en grande quantité, au sein de la confluence de toutes ces molécules animées, une nouvelle conscience commune apparait.
Chapitre 3 : psychologie et théorie de la connaissance
Est-ce que la connaissance donne accès à la vérité ? Pour apercevoir la nature spécifique de l’esprit humain, il faut parcourir toute l’étendue de son domaine. Il y a 2 pistes : Descartes versus Leibniz. La France et l’Angleterre se positionneront par rapport au premier et l’Allemagne par rapport au second… mais au début du siècle ce n’est pas si tranché.
La psychologie développe sa science sur des critères logiques ( Descartes) ; elle se tourne vers ses origines et elle a un caractère réflexif. La théorie de la connaissance copie ce qui est fait dans les sciences de la Nature : on rejette toute métaphysique, on se base sur l’expérience : il faut que la réalité extérieure se communique à la conscience dans un rapport de causalité générale, en toute nécessité ( Newton).
Les anglais ouvrent le bal avec Berkeley. Il ne faut pas faire de barrière entre expérience extérieure et expérience intérieure, entre sensation et réflexion. Il faut juste enlever toute autonomie à la réflexion. Tout comme la vue, la compréhension et l’attention ne sont pas des qualités innées mais des structures tardives que l’on acquiert dans l’apprentissage. De même pour Condillac, le moi n’est pas un simple faisceau de perceptions : il y a une unité de l’être sentant, il y a une substance spirituelle simple qui subit des modifications sous l’effet des impressions successives. Mais il y a un accent différent en France où l’on sent le passé cartésien : les sens sont des causes occasionnelles et ce ne sont pas eux qui sentent, mais l’âme. En effet la connaissance a besoin de désir et d’effort pour chercher avec une méthode systématique et même spéculative. Ceci dit, l’ordre logique de nos idées n’est pas primaire mais dérivé de l’ordre biologique.
Molyneux arrive alors pour compléter la théorie de la perception avec le rôle décisif du jugement : il introduit une fable qui imagine un aveugle ayant appris le monde par le toucher et qui recouvre la vue. Faudra-t-il qu’il réapprenne à se repérer ? Non ! car il y a à reconnaitre une forme derrière l’impression, un ordre sous-jacent aux phénomènes. Comment se constitue-t-il ? Le premier coup d’oeil croit découvrir des qualités sensibles comme la grandeur ou la distance alors que celles-ci ne se voient pas. C’est ici que Berkeley avait sauvegardé la réflexion. Il n’y a pas de perception isolée et elle n’appartient pas à un sens mais résulte des rapports entre les sens. Et la conscience acquiert la capacité de passer de l’un à l’autre selon des règles déterminées. Il y a entre les divers domaines de la sensibilité les mêmes relations qu’entre les signes d’une langue.
Fini le privilège substantiel accordé à l’étendue. En effet la logique des signes est frappée de relativité. D’où la portée à accorder au jugement de réalité : « il y a » un arbre. Voici un nouveau signe, un nom qui résume une série d’impressions pour une conscience à condition de faire jouer le passé et le futur. Car la représentation est faite de souvenirs mais aussi d’attentes. L’Allemagne se profilera ici en ouvrant une voie vers la révolution kantienne.
Wolff rejette les idées de Locke : l’impression n’est pas le point d’origine de la connaissance. La psychologie est fonctionnelle : on ne cherche pas les facultés de l’âme mais son potentiel et son ouverture à de pures possibilités ; l’âme est une puissance vide et elle a besoin de l’action pour devenir. L’âme dégage des pistes, montre des directions et elle n’est pas gênée de partir sur des voies divergentes. Sa productivité nourrit un moi qui sera d’autant plus parfait qu’il ne souffre d’aucuns troubles ou empêchements. Leibniz déjà avait pensé le multiple dans l’un et par l’un, selon la monade. Si l’Esprit se fait miroir de la réalité, c’est un miroir vivant, une totalité des forces imaginantes. Tetens et Lambert approfondissent la psychologie et la logique. La psychologie nuance la sensation avec le sentiment. Ce qui nous introduit au monde de l’art : l’imagination nous élève vers des idéaux plastiques. Avec Lambert il faut aller plus loin que l’expérience car la pensée établit entre les idées des rapports de compatibilité et de dépendance, qu’on précisera en les considérant comme des essences ou pas. La connaissance relève de l’intuition et est a-priori. La vérité relève d’une théorie des rapports ou connexions entre idées élémentaires. Kant reprendra le flambeau. Mais Hegel s’annonce déjà… pour corriger bientôt les excès de Kant.
Chapitre 4 : l’idée de religion
Il faut ici aussi opposer la France au couple des anglais avec les allemands. Mais tous sont d’accord pour s’attaquer à la superstition, source d’illusions. Tous cherchent à universaliser la religion contre les religions positives, sources de divisions.
En France s’impose le déisme. Comment la philosophie peut-elle clarifier le phénomène de la foi ? D’emblée on va s’attaquer au dogme de la Chute causée par un péché originel. Le 17ème siècle a vu Erasme lutter contre les idées de Luther. Mais au 18ème siècle arrive Pascal qui affirme l’impuissance radicale de la raison dans le domaine de la foi. Il s’adresse à l’incroyant en lui parlant de la double nature de l’homme. Et si cette idée est refusée, encore faut-il apporter une preuve du contraire.
Voltaire sent dans cette position une menace pour l’esprit des Lumières. Puisqu’il refuse le mystère de la Chute, il se doit de travailler le problème du Mal. On ne peut rien y changer, c’est un fait et il faut laisser le monde suivre son cours. Maupertuis intervient lui sur le problème du bonheur. Pour lui il y a une mesure quantitative en termes d’intensité et de durée de la sensation : sa conclusion n’est pas plus optimiste. Rousseau, beaucoup plus optimiste, prend Pascal au sérieux et lui oppose son hypothèse de l’état de nature. On y reviendra dans le chapitre sur le droit. De façon plus générale le siècle retourne le lien de causalité établi au 17ème siècle, en affirmant que la théologie doit s’incliner devant la raison. Comme pour toute science, il n’y a pas besoin du secours de Dieu. Le siècle met par terre la croyance dans le péché originel. Puis s’attaque au problème de la tolérance avec de nouveaux acteurs.
En France, Descartes avait distingué l’erreur de la faute de jugement. La responsabilité du penseur réclame que s’il manque des informations adéquates pour juger d’un problème, il s’abstienne. C’est à la volonté de guider le cours de la connaissance. La conscience religieuse va évoluer avec Bayle puis Diderot. La Bible n’a pas à être prise au pied de la lettre : elle dit le faux quand elle appelle à la guerre de religion. La religion doit jaillir de l’action et en recevoir ses déterminations essentielles. La certitude religieuse n’est plus le domaine d’une puissance surnaturelle, c’est à l’homme de s’élever jusqu’à cette certitude. L’ethos qui se précise fixe la religion dans les limites de la raison. Bayle a travaillé en faveur des Réformés après la révocation de l’Edit de Nantes. Puis il revendique la liberté religieuse pour tous, les juifs et les incroyants. Voltaire embraye dans l’affaire Calas : c’est une loi du monde intellectuel que la raison n’existe que si chaque jour elle est de nouveau recréée. Diderot imposera la supériorité de la religion naturelle, terre natale de toutes les religions positives.
En Angleterre, Toland et Tindal précisent que la Révélation n’est pas une cause spécifique de certitude mais seulement une forme particulière de communication de la vérité, dont la preuve ultime est à chercher dans la raison. Mais en même temps, il faut se défaire des limites de l’anthropomorphisme. L’authenticité de la Révélation se mesure à l’universalité de son accent qui élève au dessus des limitations locales et temporelles. La loi chrétienne re-duplique une loi naturelle qui s’adresse à l’homme plus dans sa moralité que dans sa raison, qui en devient pratique.
En Allemagne, Lessing rappelle que les valeurs intellectuelles sont insuffisantes : la vérité de la religion réclame en sus une efficacité morale, un supplément qui vient de l’intérieur : la religion est ce qui nous meut. Le déisme ne prendra pas. Le déisme part de l’idée qu’il y a une nature humaine partout identique. Faux ! Dieu se révèle à nous dans la paix de la foi ; on n’est pas sensible à l’idée de religion naturelle. Wolff garde une place à l’orthodoxie à condition que les éléments du dogme soient articulés de façon logique. La Révélation, qu’on suivra, tient à ce respect qui doit moins à un bon usage du syllogisme qu’à des preuves empiriques. Le dernier mot revient à l’expérience d’une paix de l’âme. Il y a appel à la subjectivité. Jerusalem et Reimarius surtout finissent par rejeter la Révélation car tout savoir doit être mesuré aux facultés naturelles de l’Esprit. Ici Hume a eu de l’influence : le principe de causalité cartésien loupe l’enjeu de la Représentation, lequel suit le jeu de l’imagination. La vraie tâche de la religion est de donner l’espoir,de conjurer la peur et de cadrer la flatterie, autant de causes anthropologiques. Si l’idée de religion naturelle a une survie c’est parce qu’elle se dote d’un contenu consistant, puisé dans la compréhension du rapport religion – histoire. Il faut étoffer la religion en passant par le feu de la critique historique. Spinoza, avant Grotius, est un maître plus pertinent que Malebranche. Lessing prend Spinoza au sérieux. Unité et universalité de l’idée de Nature sont fondés dans un souci d’immanence. La signification du particulier n’est pas négative : l’historicité redéfinit la religion. La religion est dans le plan de Dieu pour remplir une fonction d’éducation. Mendelssohn freinera des 4 roues.
Chapitre 5 : la conquête du monde historique
Le 18ème siècle n’est pas an-historique. La philosophie de l’Histoire recherche les conditions de possibilité d’un sens du devenir historique. Pour cela il faut fixer les relations entre idée et réalité, entre loi et fait. L’histoire est vue comme une force agissante en tous sens, atteignant tous les domaines de l’Esprit. Il faut le même outillage intellectuel en histoire qu’en physique. Les théologiens novateurs permettent de combattre la référence à toute transcendance. Il n’y a aucune réalité trans-historique.
Vu que l’histoire n’est pas la physique, Voltaire s’attelle à fixer une méthode qu’il appelle l’historiographie historique, appuyée sur la philologie, l’étymologie, la sociologie naissantes. En favorisant cette collaboration s’ouvre le champ des sciences humaines. Avant, pour Malebranche, le doute récusait les faits or l’histoire est une science des faits. Mais maintenant Bayle impose que ce soit dans le cadre phénoménal qu’on trouve la distinction claire entre certain, incertain et probable, entre erreur et illusion. Son dictionnaire est une succession de faits rapprochés par voisinage. Il manque un principe de tri. Il ne le trouve pas mais avec lui le fait sort de l’évidence car les conditions de ses possibilités sont complexes ; ceci dit, il déniche plus le faux que le vrai. Il retourne des choses aux sources subjectives, aux conditions subjectives de la vérité des faits. Il avance de la critique des sources historiques jusqu’à la critique de la raison historique. L’intelligence mesure avec justesse, il y va de sa moralité.
La véritable philosophie de l’histoire attend Montesquieu. Il ne cherche pas les faits pour eux mêmes, il cherche les lois qui s’y présentent. Les lois ne sont que dans une matière concrète et cette matière ne trouve son sens que lorsqu’on prend le fait comme exemplaire de rapports universels. Sur le plan politique et sociologique, l’Esprit des lois dessine une typologie : monarchie, aristocratie, république, despotisme sont structurés par des forces constituantes. Leurs hétérogénéités particulières disparaissent quand on les ramène à leur motivation. Ainsi toutes les républiques sont différentes mais elles sont toutes mues par l’esprit civique ; les despotismes par la peur ; les aristocraties par le sens de l’honneur. Ceci restant trop abstraits, il faut affiner la méthode et la doctrine, en passant d’une vue statique à une approche dynamique. Le hasard régit-il le destin du peuple ? Y a -t-il un lien causal avec tel ou tel climat, telle réalité insulaire, telle cause matérielle ? Montesquieu ne le pense pas. C’est le législateur qui établit dans un Etat des conditions justes et saines. Le cours général de l’histoire est guidé par des lois comme il y a des lois dans le monde physique. Bien sûr les législateurs sont des hommes, ils peuvent se tromper, surtout s’ils se fient à leurs idées propres plutôt que respectant les constitutions qu’ils se sont donnés.
Revenons à Voltaire car lui aussi voudra à son tour élever l’histoire au-dessus du trop humain. Il veut peindre « l’Esprit du temps », le fantastique progrès dans la culture de son siècle. Ce « concept » enveloppe l’ensemble des transformations que l’humanité doit subir avant de parvenir à la connaissance de soi. Apparemment le progrès dynamique est contradictoire avec l’observation que l’homme reste toujours le même. L’homme ne peut sortir des limites de sa nature, qui n’est pas donnée une fois pour toutes mais qui s’élabore, malgré les freins opposés à la raison par les coutumes et les préjugés. Le progrès ne concerne pas la raison, laquelle est immuable, mais son extériorisation. d’Alembert trouve un plan général pour l’histoire générale et son disciple Lagrange l’appliquera dans l’histoire des sciences. L’Histoire n’a pas qu’une valeur théorique, elle a une valeur éthique portant l’humanité morale vers une connaissance achevée. L’esprit analytique nait mais il a tendance à fixer les choses dans des tableaux statiques que Hume s’amuse à mettre par terre.
Chez les anglais, Hume a un intérêt psychologique et surtout esthétique. Dans le devenir il ne cherche pas une raison. L’imagination acquiert un rôle prépondérant. L’individuel a une spécificité à faire reconnaitre. Il n’y arrive pas.Chez les allemands, on passe devant les français et les anglais grâce à une préférence pour Leibniz. Pour celui-ci la substance subsiste, la substance est sujet dans la mesure où elle est productive. Son existence est faite de cette genèse permanente d’un contenu toujours nouveau. Bien sûr au 17ème siècle la totalité des phénomènes est préfigurée dans la substance. Et en même temps cette détermination, qui ne doit rien à l’extérieur, n’est pas rigide car l’être de la substance n’est pas parachevé avant l’achèvement de son développement. L’Histoire prend ici un tout autre point de départ. Wolff recherche un équilibre entre une position de l’Histoire dans le monde rationnel de la philosophie et une position concrète et empirique dans l’histoire des faits. Pour cela il n’est plus possible de s’appuyer sur la méthode mathématique de Leibniz mais Wolff ne trouve pas quoi lui substituer. Wolff se crispe. Pourtant il y avait une piste à exploiter qui avait été ouverte dans les déboires entre philosophie et théologie, grâce à Lessing. Ce dernier découvre que l’histoire est un facteur essentiel du religieux…mais il ne s’intéresse pas à l’histoire pour elle même. Ça c’est Herder qui le fera en rompant avec la pensée analytique agrippée au principe d’identité. Pour trouver les mots justes qui décrivent une époque, il faut s’y plonger. Chaque époque, chaque lieu se structure autour de l’idée qu’elle se fait du bonheur. La Providence n’a pas cherché l’uniformité, elle a voulu atteindre ses fins par le changement.
Chapitre 6 : le droit, l’Etat et la société
Le problème du droit remonte à la République de Platon. Les allemands ont pris de l’avance. Grotius reprend le problème au temps des humanistes. Il s’éloigne d’un étayage du droit par la logique et l’éthique, en préférant les mathématiques. Mais ce choix pour l’idéal n’arrange pas l’exigence de la réalité empirique. Leibniz n’aidera pas car lui aussi prend les nombres comme instruments pour atteindre aux vérités éternelles de droit et de justice. Pufendorf lui insiste pour que l’on parte des normes que le droit crée par sa propre initiative quand il cherche à résoudre un problème concret ; il faut cependant veiller à s’élever au-dessus de la contingence du particulier. Ce qui s’invente c’est le droit naturel.
Mais il faudra affronter 2 obstacles : la théologie de Calvin sur le libre arbitre, la sphère de l’Etat dans la vision de Bodin.
Premier chantier : la loi est un statuant originaire. Bien sûr la loi a besoin du commandement lequel s’adresse à la volonté individuelle, pour qu’elle mette la loi à exécution : le commandement n’est en rien fondateur. Grotius s’assure de la valeur et de la vertu du droit, en recourant à la philosophie et à l’histoire : il opère une révolution comme l’a fait Galilée en physique. Appartiennent à la Nature toutes les vérités susceptibles d’une fondation purement immanente.
En France, Montesquieu embraye en rompant définitivement d’avec les stoïciens et les scolastiques comme Thomas d’Aquin. Il y a un ordre qui assure l’interdépendance systématique entre les normes en physique, psychologie …et droit. L’ordre naturel existe dans le possible et dans le réel, dans le physique et dans le moral. Dieu ne peut qu’en convenir. Et même si Dieu n’existait pas, les normes éternelles du juste subsisteraient. Libérés du joug religieux, on reste malgré tout assujettis au règne de la justice. Voltaire et Diderot soulèvent un dilemme : il faut choisir entre le monde des idées ou le monde de l’empirisme. Locke disait à la fois qu’il n’y a pas de vérités innées mais qu’il y a un principe universel de la morale que tout un chacun doit trouver en lui-même. De même que la loi de la gravitation s’applique dans toutes les planètes, la loi fondamentale de la moralité s’applique dans toutes les nations. Bien sûr Helvétius va essayer d’ébranler cette foi mais Diderot réagit en donnant une nouvelle orientation : ce n’est pas la raison partout la même qui régit tous les hommes, c’est l’identité de leurs penchants. La morale a à y réglementer, en y mettant un ordre utilitaire. Le pur moralisme vire au pragmatisme. C’est par son efficacité que le droit naturel est fondé en supériorité sur la théologie. d’Alembert confirme : une éthique philosophique a pour but d’indiquer à l’individu sa place dans la société ; dans cet esprit, les théoriciens juristes concoctent la Déclaration des droits de l’homme. Voltaire promeut le sentiment de liberté comme immédiatement présent à la conscience individuelle. Ce sentiment ne contredit pas le déterminisme car être libre, au sens de la conscience immédiate de soi, ne signifie pas pouvoir vouloir mais pouvoir faire ce qu’on veut. Il n’y a pas de volonté toute puissante ; une limitation dans la nature de l’homme le contraint à en passer par l’effectivité de l’idée, en passer par l’effort d’incarner les principes. Fini la métaphysique. Voltaire apprécie la Constitution anglaise mais il l’étoffe en y ajoutant à côté du droit protégeant la propriété privée, la protection des individus, l’égalité de tous devant la loi, la participation de tous les citoyens au pouvoir législatif. Et Condorcet ne cesse de se battre pour imposer ces idées dans les faits au temps de la Révolution.
Un deuxième chantier concerne l’Etat versus la société. Les anglais impulsent la réflexion. La méthode en sciences sociales suit une logique génétique : il faut suivre la loi interne selon laquelle le tout est engendré : cette loi du devenir veut rendre visible l’être du tout. Mais si on veut établir un savoir alors il faut écouter Hobbes. Nous ne comprenons que ce que nous faisons naitre sous nos yeux. Là où la possibilité nous fait défaut de produire l’objet en le construisant, là s’arrête la connaissance rationnelle. Hobbes s’applique en philosophie sociale à faire une théorie de l’Etat. L’Etat est un corps à analyser. Observer l’homme ne se fait qu’en lien avec la société où il est plongé. Il faut dénouer les liens familiaux, alors on tombe sur des volontés individuelles absolument égoïstes. La nature de l’Etat repose sur le contrat d’esclavage qui est la source de toute vie sociale ; c’est la dynamique de la force souveraine qui lie les éléments en un tout politique. Mais ici le droit naturel cherche à limiter la toute puissance étatique. Grotius reformule le contrat en dégageant un appétit de sociabilité originaire, instinct naturel irrépressible. L’Etat est repensé à partir de ses tâches, à partir de son sens, et celui-ci dépend de son telos rationnel. La loi civile c’est le droit naturel. Hobbes a décrit un état naturel – l’homme est un loup pour l’homme quand il est laissé à lui-même – que Rousseau renverse. Les sociétés qui sont étayées sur le droit naturel de Grotius sont mauvaises parce que le souverain a sa propre définition de la rationalité qu’il impose par sa force policière. Le contrat social gagne à rechercher une adhésion libre et la force de soumission doit être réduite le plus possible. Ou plutôt il n’y a de soumission qu’à la volonté générale. Il faut une société mais elle doit empêcher l’individu d’y prendre le pouvoir contre l’avis des autres. Les individus sont des citoyens qui font leur la loi choisie par tous, unis en association dans le souci du bien commun. Aucune exigence morale de l’individu ne peut être insatisfaite car ces exigences sont sursumées par la loi. Et c’est seulement cette loi qui guide la conduite du souverain. La protection se fait donc dans l’Etat où le souverain n’a qu’un pouvoir délégué. Diderot ne veut pas en entendre parler.
Ce sera donc en Allemagne que ce discours rousseauiste sera repris par Kant et Lessing.
Chapitre 7 : les problèmes fondamentaux de l’esthétique
Chez tous les grands esprits du siècle, se manifestent les liens intimes qui unissent à la philosophie, la critique esthétique et littéraire. Cela ne se fait pas par hasard mais sur base d’une unité profonde et intrinsèque des problèmes. Ce lien n’est pas seulement causal mais substantiel car il y a un lien de nature entre philosophie et art. Cete conviction a fait naître une esthétique théorique unissant les vues individuelles à une forme unifiante et ce par la stricte cohérence rationnelle. La maîtrise rationnelle va remettre en question le contenu de la pensée à propos du beau. Entre philosophie et art, elle cherche une correspondance qui doit pénétrer le clair-obscur, irréductible dans la sensation et le goût, devenus nouveaux objets à connaître. C’est Kant qui y arrivera mais avant lui, la philosophie doit parcourir une série d’étapes. Quelle est la limite entre raison et imagination ? quelle opposition y a-t-il entre le génie et les règles du beau ? finalement qu’en est-il des rapports entre raison et sentiment ? Ce qui est miraculeux c’est qu’accompagnant ce cheminement d’une pensée exigeante, apparaît une nouvelle forme de création artistique, la poésie de Goethe.
L’esthétique classique a un problème d’objectivation du beau. Il doit y avoir pour l’imitation de la Nature, les mêmes règles que celles qui régissent la Nature. Le pouvoir de la Raison ne souffre aucun compromis. L’idéal universaliste plonge ses racines dans les idées de Descartes autour des concepts de figure et d’intuition spatiale, sous l’égide de la géométrie. Le vrai se ramène à un travail de réduction du complexe au simple. Ce qui ici est perdu tombe en dehors du domaine de la vérité. Ce n’est que l’apparence, subjective. Mais ce qui est devenu gênant, c’est son ambigüité par rapport à l’imagination. Boileau reprend Horace pour rappeler que l’art a besoin d’un génie et que cet ingenium est un don de la Nature. Et en même temps affirme que ce qui vaut pour le poète ne vaut pas pour la poésie. Car au milieu de cet entre-deux, la loi effective du beau n’est pas inventée par l’artiste, mais découverte. Elle est importée de l’objet dans sa simple vérité. Leibniz apporte ici son aide quand il précise la portée du calcul infinitésimal : pour toute fonction donnée, le quotient différentiel présente la nature de cette fonction. La formule permet de cesser de se perdre dans la poussière des particularisations et impose mathématiquement l’unité de la multiplicité. Les genres et les espèces de l’art possèdent donc immutabilité et stabilité. Cela ne fait pas obstacle à la liberté de l’artiste mais lui garantit de s’élever à la seule forme possible et véritable du beau dans l’art. Les genres imposent les contenus mais les artistes s’expriment en faisant montre d’originalité.
Cette recherche de la simplicité, Condillac la dérive d’un nouveau lien entre science et art, le symbole. Le langage picural ou théâtral promeut l’usage de signes. Tout d’un coup les convenances se glissent à la place de la vérité. C’est Lessing qui pointe la confusion française. Mais de cette faille, l’esthétique au 18ème siècle tire un nouvel enrichissement. Le problème du goût est celui de la conversion au subjectivisme. Il s’agit de se libérer du despotisme absolu de la déduction. Il s’agit de faire place à côté d’elle, aux simples faits. La psychologie et la théorie de la connaissance s’enrichissent mutuellement. Une idée esthétique trouve sa valeur à partir de la multiplicité des rapports qu’elle condense pour en venir à une définition faite de délicatesse. Ce sont les transitions et les nuances subtiles qui donnent la tonalité. On en vient à un idéal de l’inexactitude. Ce n’est pas la vérité qui est recherchée mais un certain mélange de faux et d’équivoque. L’image esquissée par l’art n’est jamais égalée à l’objet et elle a sa vérité propre, autonome et immanente. Dans le rapport sujet-objet, la connexion relève de l’expérience. On en arrive à l’observation de soi mais on n’entre pas encore dans l’esthétique de la sensibilité. L’auteur et le spectateur doivent se reconnaître en se retrouvant par leur vie intérieure. Le goût n’est plus coordonné par des opérations logiques, des déductions apportant la preuve du beau. Il est placé sur le même plan que les actes de perception. Pour Hume, la raison se voit convoquée au tribunal de la sensation et de l’imagination. La nature et la vérité de leur relation ne dépend jamais de l’un seul des membres qu’elle unit. Le jugement esthétique acquiert une primauté par rapport au jugement logique, parce qu’il exige moins. Le sujet individuel est le seul juge possible de ses propres états. L’empirisme s’empare de l’entendement. La conformité à laquelle le goût comme sens commun peut prétendre ne se laisse pas déduire ni démontrer mais est fondée sur une base plus solide. Depuis l’enfance, on accumule toutes des expériences dont l’ensemble en condensé s’appelle le sentiment du beau.
Avec Shaftesbury l’esthétique anglaise s’est éloignée de l’empirisme de Hume et du classicisme français. Élève de Locke, Shaftesbury s’intéresse à la Renaissance et au monde antique. Il faut restaurer l’idéal de la pure doctrine de la sagesse. Les problèmes esthétiques sont des problèmes de vie personnelle. Il n’y a pas de vérité sans beauté et ici vérité veut dire harmonie intense de l’univers. La vérité du monde réside dans un principe opératif qui vit en lui et qui est reflété par chacune des créatures. Cette réflexion est dépourvue de médiation logique. La vérité parle dans le phénomène du beau. L’opposition entre l’homme et dieu s’abolit dès que l’on pense l’homme selon la force créatrice qui l’habite. À côté du raisonnement et de l’expérience, il y a une troisième force accessible à l’entendement intuitif, un intellectus archetypus capable d’actes de production. Shaftesbury redéfinit ce qu’est le génie car il est au dessus de la délicatesse, de la justesse du sentiment, pour le réserver au domaine de ces forces productives créatrices.
Schiller rappelle que la Nature est avec le génie liée pour toujours. Ce que l’un promet, l’autre l’accomplit à coup sûr. Le moi est une totalité originaire et une unité indissoluble, une unité où nous apercevons immédiatement la structure fondamentale et le sens du cosmos, où nous saisissons par sympathie le génie du Tout. Une nouvelle étape se profile quand on passe de l’analytique du beau à l’analytique du sublime. Burke définit le sublime comme ce qui rompt les frontières de la finitude. On observe une caractéristique de l’esthétique allemande quand elle synthétise les influences françaises et anglaises sous le patronage de la philosophie systématique. Ici la question est celle des rapports de l’art avec les autres domaines de la vie spirituelle, tels que les facultés de l’entendement, la raison et la volonté y engagent. Leibniz avait introduit l’idée de système mais c’est Wolff qui l’a élaboré, pour établir comme un dogme, sa logique de l’imagination. Les Suisses s’inscrivent dans ce mouvement accentuant le problème du jugement chargé de la synthèse entre logique et esthétique. Le primat est attribué à l’événement. L’émotion imaginative doit ouvrir la voie à l’intuition rationnelle. L’image acquiert une importance décisive chez Breitinger. Le concept de merveilleux montre la fonction de l’image comme enveloppe pour des vérités trop sèches. Le poète mène son imagination au fil de son intention vers une fin morale. La force de cette analyse empirique est de tirer le général à partir du particulier, les règles à partir du phénomène. Mais la fondation de l’esthétique systématique revient à Baumgarten. Sa force tient au fait qu’il dégage mieux qu’un autre les limites de la logique. Son élaboration supérieure de l’analyse conduit au point où surgit « comme de soi » une nouvelle synthèse entre l’esthétique et la science. Une science reçoit son contenu et son sens philosophique, lorsqu’elle comprend ce qu’elle représente dans la totalité du savoir. Elle doit s’y situer et y remplir une tâche spécifique. La différence spécifique de l’esthétique, c’est la connaissance sensible. Mais précisons que ce que Baumgarten recherche, c’est la connaissance de l’obscur. La forme par quoi nous saisissons le confus n’est pas confuse. La sensibilité subsiste comme valeur irréductible et sert pour le dégagement de la vérité de l’art. Dans l’étude de la couleur, Baumgarten découvre que l’on est passé à côté de ce que représente la couleur « comme moyen d’expression de l’art ». La confluence d’un flot d’impressions n’est pas confuse puisqu’elle apporte un tout entièrement organisé. Cette organisation n’est pas accessible par la voie du concept, la logique n’a pas à en connaître. C’est quand Goethe produit sa poésie que ce courant de pensée s’élargit à une nouvelle anthropologie philosophique : la Nature finie a fondamentalement droit à son mode d’être autonome. L’émancipation de la sensibilité passe par son humanisation dans tous les domaines de la connaissance. On est au porche d’une nouvelle période qui reprendra en charge et à nouveaux frais, l’esthétique avec la morale, la religion, le droit et la politique.