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La philosophie déplacée, autour de Jacques Rancière (première moitié du résumé)


Auteur du livre: Colloque de Cerizy

Éditeur: Éditions Horlieu

Année de publication: 2006

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Une fois nommés ces objets (démocratie, égalité) comme l’insistance, l’inquiétude et la note fondamentale de cette œuvre, on ne peut croire avoir cerné ni le philosophe, ni sa philosophie, ni même l’espérer. Rancière remanie sur ces objets le travail philosophique lui-même, pour y mettre en question non seulement les partages du sensible dans les manières historiques de faire du commun, mais la possibilité de rendre sensible l’égal, dans l’acte de philosopher même, ce qui serait une manière d’entendre démocratie. Comment rendre compte du trait inintégrable de l’œuvre, de la querelle de la transmission au sein de l’organisation suspendue ? Comment parler de et à Jacques Rancière dans une situation d’interlocution impossible d’être entre politique et poétique ? 

Rapports, non-rapports, et non-rapports de rapports sont là dans un second concert de voix. Comment poser d’autres questions en tuant le père comme il la fait lui-même avec Althusser ? Qu’est ce que la politique et/ou le politique ? Comment philosopher contre la jouissance des approches universitaires ? 

Un troisième ensemble de voix cherchent à résoudre le problème en marchant, en mettant à l’épreuve d’une appropriation des outils et des opérations. Comment déplacer quelque chose qui place le philosopher entre artisanat et art sans discernement possible ? Un résumé d’un tel programme ne peut se faire d’un seul tenant. Aussi y a-t-il deux moitiés à ce résumé ; cette moitié rend compte des deux premières parties de l’ouvrage. 

La première partie donc : un style philosophique.

Première partie Chapitre 1 : Jacques Rancière et ses contemporains : la querelle interminable (Yves Duroux)

Je connais Rancière depuis très longtemps. Pour m’orienter j’utilise la querelle et je la dis interminable, ce qui est analytique. La querelle est une manière ; une manière engendre des amis et des ennemis. Je dirais que la querelle est une fiction qui interrompt une fiction, à condition de prendre fiction comme mode d’agencement du sensible, du sensible en commun. L’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire qui se laisse détourner de sa destination naturelle par le pouvoir des mots. Il s’ensuit que la querelle est contingente pour la simple raison qu’il n’y a pas de nécessité historique du tout. D’où il s’ensuit encore que la querelle est immanente, ne se gageant d’aucun subsistant. Ceci dit il y en a eu un : Lacan, qui n’arrivera jamais à accueillir Rancière dans Cahiers pour l’analyse ; Rancière créera, lui, Révoltes logiques. Voici donc une histoire en trois temps : les deux scènes primitives, l’ami et l’ennemi, l’équation improbable. 

Et d’abord les deux scènes.  Rancière n’est pas un penseur critique. La querelle n’est pas critique. On entendra théorie critique chez Kant mais aussi chez Althusser pour qui c’est l’arrachement interminable et sans retour à l’animal idéologique qui ouvre à la critique : la théorie y est à elle-même son propre tribunal. On reviendra sur Althusser dans un autre chapitre. « La leçon d’Althusser » est un texte de Rancière, nécessaire parce que c’est un parricide. On voit que ce n’est pas dans la manière de Rancière car ce n’est pas une querelle. Mais c’est nécessaire. Il fallait à partir de là tout recommencer et se plonger dans les archives. Mais ces retrouvailles ne pouvaient pas être pacifiques. Il fallait porter la querelle au sein de l’institution philosophique, c’est-à-dire : Platon ; et c’est la seconde scène primitive après Marx : le tout premier livre de Rancière avait été « le Capital » et là derrière il y avait la fascination pour le maître savant, Althusser. Le Platon de Rancière, lui, est singulier car pour le coup ce texte est une querelle. C’est l’institution de la philosophie qui est l’élément de la querelle. Et disons-le, c’est de là qu’arrivera « la Nuit des prolétaires ». La querelle c’est aussi de réveiller le maître qui dort, Marx.

L’ami et l’ennemi. Cela se joue à travers un mode d’engendrement qui n’est pas séparation mais un mélange impur de tendresse et de méchanceté. Faisons un exercice en croisant ami et ennemi avec le proche et le lointain. Le principe est d’isoler un trait de proximité ou d’éloignement, puis le tendre suffisamment pour le retourner ; ceci n’ouvre à aucun scepticisme mais confirme l’interminable. Soit deux amis : Jacotot (dans « le maître ignorant ») et Brecht, le plus lointain, qui avait pris Marx au sérieux. Soit deux ennemis : Badiou et Bourdieu. Mais il y a un cas spécial dans le schéma : Lyotard qui est proche et lointain par la promotion du tort absolu et de l’irreprésentable ; car il faut bien voir que le tort absolu est ce qui interrompt l’interruption. Et là il n’y est plus question de querelle, mais de guerre. Pourquoi ? Pour rendre à leur différence les inventions de la politique et de l’art. 

L’équation improbable : littérature = prolétariat. J’ai dit que Rancière a besoin de s’assurer de l’élément de ses querelles et qu’il avait recours à une sorte d’anthropologie minimale, l’animal littéraire. L’égalité fait effet dans le corps social sous formes d’existences suspensives qui peuvent s’appeler littérature ou prolétariat. Le prolétariat est l’incorporel d’un acte de parole ; la littérature interpose les personnes du verbe pour décaler les identités. Mais pourquoi le « ou » ? Parce qu’il faut disjoindre le littéraire de l’animal et en faire le nom d’un régime d’identification des arts, régime historique attesté, régime de mélange des genres et du mélange des temps, ce qui est capital : le futur de l’art, son écart avec le présent du non-art, ne cesse de remettre en scène le passé. La littérature est l’élément de la querelle et c’est dans leurs conjonctions disjointes (contingentes et immanentes) qu’auront lieu l’invention politique, l’invention artistique et l’invention philosophique. Il ne faut pas attaquer le pouvoir mais défaire le consensus.  Pour conclure, j’indiquerai trois points : une conjoncture, une aporie et un ressort. 

La conjoncture. On assiste aujourd’hui à la guerre des écritures ; les deux grandes écritures partagées : la littérature et le droit, et les deux grandes écritures non partagées : la mathématique et la musique. Eschyle noue les deux premières dans la mise en littérature de l’invention du tribunal démocratique. Pythagore rassemble les deux secondes. L’opération platonicienne consisterait à défaire les deux premières pour assurer la royauté des deux secondes. Or ce qui est en jeu (le « ou »), c’est le rapport du propre et de l’impropre, du pur et de l’impur. De tous les savoirs, seule la mathématique a une écriture propre. De tous les arts, seule la musique a une écriture propre. C’est pourquoi la mathématique s’est arrogée le privilège d’équivaloir à ce qui est digne d’être enseigné et la musique s’est accaparée le nom des muses. La philosophie est le champ de bataille de cette guerre. On me dit que la littérature se noue à la politique par le moyen de l’impossible et que le droit se noue à la police par le moyen de l’interdit. Mais le droit n’est que querelle et la littérature repose sur des tréteaux. Le vrai clivage est plutôt le partage du partage et du non partage. 

L’aporie. Comment démocratiser l’aristocratie sans la supprimer ? On peut toujours supprimer l’aristocratie et le peuple y consent, on peut démocratiser l’aristocratie mais en excluant le peuple ; les deux solutions se rejoignent. Cette aporie est la cause formelle de la querelle. Mais il lui faut une cause matérielle. 

C’est ça le ressort. Il faut trouver une existence suspensive, le jeune parlant. Introuvable ? Rancière cherche, avec humour et en rêvant.

Première partie Chapitre 2 : qu’appelle-t-on un régime de pensée ? (Patrice Loraux)

Le statut de la question est à débattre. Qu’est-ce que ? Qu’est-ce que poser une question à Jacques Rancière ? Quel est le style philosophique qu’il pratique ? L’affaire du régime ne se questionne pas pour des raisons essentielles et intrinsèques. Régime est un mot, un effectuant de pensée où s’indique un différentiel d’effectuation qui prend en compte des irrégularités de cours et de vitesse ; il reste ici dans l’oreille aussi quelque chose d’associé au motif politique concernant le mode d’espacement des instances (la liaison entre exécutif, législatif, juridique) ; et ce quelque chose concerne le débit de l’énergie de liaison et concerne l’épure d’un fonctionnement. 

Théorisation de la question autour de l’incommensurable. Rancière questionne Althusser sur sa lecture symptomale. Rancière y fait écho dans « histoire(s) du cinéma » où il y va d’une surimpression images/significations, dans La Chinoise de Godard. Une péroraison d’Althusser s’immisce en parlant du Piccolo Teatro, de Bertolazzi et Brecht. La question est celle du rapport du spectateur à une œuvre, par la façon dont une représentation théâtrale (El Nost Milan) a une suite en se poursuivant dans l’esprit du public. Comment penser l’effet de cette déliaison ? il y a un autre texte de circonstance : la surface du design (« le destin des images »). Rancière interroge le design sur le rapport entre la ligne plastique et l’utilitaire commun journalier, avec Mallarmé et Peter Behrens, architecte dans AEG. Entre le poète et l’ingénieur, il y a un rapport en procédant à une analyse de la notion de type. Enclencher la réponse à la question « quel rapport entre », c’est prendre en compte ce qui est déjà amorçé ; car il y a des régions de consistance déjà posées comme existantes. On dit consistant ce qui a fait la démonstration qu’il pouvait supporter différentes modalités de trauma et manifester des formes imprévues de relance.

Politique, identification, subjectivation. Rancière répond au plus court. Il reconduit la question en deçà d’elle-même, là où elle n’aura plus à se poser, avant même qu’elle se formule. Le politique, c’est la rencontre de deux processus hétérogènes, celui du gouvernement et celui de l’égalité (Rancière ne dit pas rencontre entre police et égalité). La thèse de Rancière récuse toute question : « qu’est-ce que », affirme que la rencontre des hétérogènes a bien lieu, indice que la thèse est thèse d’existence et précède la question en en commandant la forme. La question est alors : quel est le rapport au sein du non-rapport qui lui d’abord a lieu ? Être au sein d’un non rapport, c’est un étrange lieu : l’entre. Le non-rapport exige qu’on énonce le rapport : ainsi en est-il du non-rapport entre l’art et l’économie politique. Le nom de cette rencontre, c’est l’enclenchement. La thèse enclenche asymétriquement un processus hétérogène sur un autre. Dans « la Mésentente », le entre est celui de l’effondrement. 

Être consistant dans l’effondrement du rapport, crée un non-rapport et ce sera la tâche de la question d’inventer un rapport qui déplacera le non-rapport. Qu’une question ne s’articule qu’au plus près du non-rapport existant, c’est un régime. Le régime réside dans le renversement ontologique du rapport question/réponse. Au régime on opposera le règne ; ce qui est sous un règne jouit d’une consistance d’emprunt par incorporation, assimilation et fusion au regard d’une instance archonte. Un régime est un différentiel. J’appelle les différents régimes de pensée les différents styles de manœuvres commandés par la spécification du entre, ce qui correspondrait aux différentes versions de l’incommensurable. Toute question est subordonnée à la détermination du entre ; par exemple l’enclenchement de la production d’un designer contemporain AEG sur l’activité d’un poète symboliste. Le entre nomme l’effondrement, déclenchant la puissance liante du délié (puissance de l’élément alogon). 

La pire des situations est la question sans réponse. Et on revient avec la déception de Althusser à propos de la pièce « El Nost Milan » ; cette pièce n’a pas eu son public parce que ce dernier n’a pas pu y voir une œuvre mais seulement un spectacle en dissociation. La simple coexistence d’une chronique du sous-prolétariat milanais et d’un mélodrame entre un père, sa fille et un voyou. Comment ces deux formes de temporalité peuvent-elles coexister, apparemment étrangères l’une à l’autre et pourtant unies par un rapport vécu ? Pour Althusser c’est l’absence de rapport qui fait rapport. Rancière embraye : le lumpen-proletariat est la déliaison substantielle expulsée du réel et le mélodrame figure la famille en défection. Mais Rancière est moins tranchant car il s’agit de négocier avec les modalités du non-étant. Il faut dire qu’il y a une œuvre de la non-œuvre et une non-œuvre de l’œuvre. L’interruption de la puissance liante se convertit en relance visuelle et gestuelle comme enclenchement du régime dramaturgique ; chaque formation d’expérience opère en une tension active mais instable avec ce qui la défait. De là on généralisera le travail de Rancière comme une élaboration générale du « entre » se spécifiant en régimes, en règles d’ajustage à inventer une fois révoqué tout principe d’ajustement assuré d’avance de l’agathon platonicien. Et cela commence entre les mots et le corps. Capture du corps sous la lettre mortifère. La thèse impose le recul de la question et déclenche de ce fait le régime. La rencontre qui se produit entre les processus d’assignation de la lettre et les manœuvres d’écarts des corps donne lieu à des régimes divers. 

Cette rencontre est un événement. Et celui-ci survient entre œuvre et scène. S’il y a des thèses en politique , il n’y en a pas en littérature ; les contradictions de la littérature jouent le même rôle que la thèse en politique. La défection de l’œuvre est symétrique du « il y a mésentente en politique ».  Il n’y a pas plus d’œuvre qu’il n’y a du politique. L’œuvre tient par sa défection comme la communauté tient par sa mésentente. Un tenir bon au bord de l’effondrement. L’œuvre n’est pas au rendez-vous de la construction projetée, elle est absente à la place attendue. La communauté n’est pas dans le consensuel des intérêts qui se conjuguent, elle ne réside dans aucun substantiel originaire ; il n’y a pas l’être-ensemble de l’appartenance. Le temps épique d’une non-séparation, largement imaginaire, d’un peuple avec sa littérature n’est plus. L’effondrement de l’épique de l’œuvre s’achève aujourd’hui dans le plus mauvais des partages. En fait de partage c’est un règne qui s’est rétabli, celui du marché plastique sous l’égide du n’importe quoi. C’est ainsi que s’accomplit le désajustement de la représentation. Des matériaux désajustés au regard d’une destination potentielle, il suffit de les fixer sur des supports improvisés. À cette offre répond un consensus paradoxal qui accueille toutes les propositions entre scandale et spectacle.

La reconquête du « entre » passe par la redécouverte du trait inintégrable. Que toute situation se règle sur le trait inintégrable, c’est parce que ce trait défait l’ordonnance de l’œuvre et disloque la scène… mais c’est à ce moment aussi qu’il y a œuvre et scène. Il y a un tel trait dans la scène du jugement de Blanqui quand ce dernier décline devant le tribunal sa double identité de bourgeois et de prolétaire. On est dans le régime de la parataxe. Si l’œuvre est en régime de défection (Proust dans la Recherche introduit en dehors de la logique qui y présidait des épisodes de la guerre 14-18 inenvisageables au moment de la conception du plan), la scène est en régime de blocage, blocage du procès de Blanqui. Mais en même temps la scène de perturbation indiquera qu’elle porte en elle la puissance d’inventer une autre scène où pourra se lire une histoire de déplacement des blocages. Il y faut une énergie de forçage. Une intrigue c’est une intrication paralysante tout autant qu’une exigence de poursuivre et de dénouer. Qu’est ce qu’une intrigue moderne ? C’en est fini de l’ancienne position rhétorique où le style était à régler sur le sujet, qualifié à priori comme noble ou mineur ; à rebours c’est au sujet ou au motif de se frayer l’accès au style qui, lui, est en tant que tel. Une intrigue sera moderne par dédoublement du dehors en dehors inclus et dehors sauvage, avec une loi : plus une intrigue aura réussi l’inclusion de son dehors, plus va croître un dehors immaîtrisable où elle risque d’apparaître comme contenant/opposant un Soi fermé comme énigme sans accès. Pourquoi cette volonté d’être incompréhensible ? 

Considérons l’œuvre moderne : alors que ses dehors inclus-exclus sont tout autant la folie qui la mine que le désert d’indifférence dans lequel elle choît, il faut affirmer que le dehors est sans rapport et en même temps que l’œuvre n’est rien d’autre que sa matière mise en écart sur elle-même. Une œuvre n’a pas de dehors : que ce soit la conscience de l’auteur, ses intentions, les matériaux et le milieu. Une œuvre sera moderne par le rapport toujours inouï qu’elle soutient à la non-œuvre qu’elle est. La non-œuvre c’est le discours sur l’œuvre. Le régime d’une œuvre c’est un réglage, sans règle préétablie, de l’oscillation constante ; par conséquent toujours dans l’instabilité entre deux tendances unilatérales qui laissées à elles-mêmes vouent chacune de son côté l’œuvre à être au bord de l’annulation. Entre des bords et le trou. Entre la quête de l’inaccessible de la chose ou d’un public qui fuit, ou bien effondrement de l’œuvre par le choc implosif des hétérogènes d’où résulte du sans-suite. Ici Rancière prend pour exemple l’imbroglio incompréhensif dans la correspondance entre Artaud et Jacques Rivière son éditeur. Pour Artaud la non-littérature c’est la littérature. Que l’œuvre moderne donne lieu à une telle scène où l’inassignation de l’œuvre est constitutive d’elle-même, c’est dire qu’elle est inscrite dans un régime, c’est-à-dire un réajustement permanent des partages, c’est-à-dire du entre, où elle a à se tenir pour déjouer les séductions hyperboliques du double défi, celui du livre sur rien, et celui du risque d’incognito quand le public n’est pas au rendez-vous (pour Rivière la littérature est dans l’échange des lettres, car la non-littérature c’est la folie). 

Mais l’œuvre est plus que tout odyssée de la non-œuvre qui du dedans relance l’œuvre vers son interminable inachèvement. L’écrivain est alors Ulysse qui ne trouve pas le repos à Ithaque et qui sur l’indication de Tiresias repart avec une rame sur l’épaule, s’enfonçant loin dans les terres. Ayant sacrifié à Poséidon, il atteindra le pays où la rame sera convertie en instrument aratoire. Cette métamorphose renvoyant à l’écrivain qui en cours d’œuvre change radicalement d’écriture. Le régime est d’oscillation entre l’effort tendu vers le résultat et la relance imprévue et imposée par le trait inintégrable, cette rame appelée à devenir pelle et peut-être un jour calame.

Peut-on enfin envisager la possibilité du régime général concernant le rapport de l’esthétique avec la politique, étant donné qu’elle procède par scène, étant admis qu’il y a scène sitôt qu’un corps se soustrait à la marque identificatoire que lui imposaient d’autres corps. Du côté de l’œuvre, la politique apparaît sous deux aspects : comme l’irruption du trait inintégrable, et comme le risque exigé d’une continuation imprévisible, puisqu’il faut bien qu’une œuvre se continue par d’autres moyens. Du côté de la scène démocratique, l’art est le procès qui a du soi, c’est-à-dire une dimension inaccessible par retranchement et repli sur lui-même ; l’art ne devra rien au politique et du côté du comprendre démocratique, on ne pourra rien comprendre d’une œuvre sauf qu’elle a osé s’affirmer par soi et déclarer ne rien devoir à la démocratie. C’est le mystère au sens mallarméen, opérateur de transmission entre l’intentionnel du projet et la rencontre de l’alea. Symétriquement à l’imminence de dislocation, c’est plutôt le principe d’une fermeture relative qui sera bénéfique, tant pour l’œuvre que pour la scène démocratique, puisqu’une certaine non-réception interrompra la fatale transparence et introduira une irréductible dyschronie.

Première partie Chapitre 3 : la leçon de Rancière, malaise dans la politique ou on a raison de se mésentendre (Bruno Bosteels)

L’étudiant perpétuel. En commençant par « la leçon d’Althusser » jusqu’à « la leçon sur la leçon de Pierre Bourdieu » à l’occasion de l’entrée de celui-ci au Collège de France, il semble que toute la machine pédagogique ne peut qu’attirer les attaques de Jacques Rancière. Avoir une leçon à donner présuppose une distance entre le savoir et le non-savoir, entre le maître savant et les masses ignorantes. Les distances pourtant, les écrits de Rancière essaient de les abolir sans pour autant vouloir combler les trous laissés par leur absence. Nous assistons à un déplacement subtil, de sorte que l’auteur donnant la dernière leçon n’est plus le même que celui qui avait donné la première. Il faut rencontrer Jacotot. Mais Rancière n’est pas Jacotot. Son rôle n’est pas celui de maître ignorant. Jacotot sert son anti-Althusser. 

La double opération. En effet outre la difficulté de ne pas être un donneur de leçon, il y a à décider d’être ou philosophe ou historien, ou critique d’art ou archiviste des luttes populaires. Il s’agit toujours de déranger les régimes de pensée qui assigneraient des manières de faire, de dire et de voir à un ensemble fixe de compétences, de qualités ou de propriétés. Il est judicieux ici de se poser la question du mode d’opération de Rancière. Il cherche à contribuer à l’élucidation de ce pouvoir qui permet aux professeurs de soutenir l’universalité de leur discours de la garantie de parler au nom des masses. Pour ce faire, Rancière s’efforce de réinsérer ce discours universitaire dans son histoire, dans le système de contraintes qui le rend énonçable. Mais Rancière surprend dans ce discours ses articulations en le contraignant à répondre à d’autres questions que celles des partenaires de complaisance qu’il s’est choisis. Rancière par cette double opération dégage deux objets : les contraintes, la liberté. 

Esthétique et/ou politique. Rancière ne lit pas ces deux domaines de la même façon. Car ils engendrent deux tendances foncièrement inégales et asymétriques. Si l’art se décline selon l’ordre historique de trois régimes d’identification (éthique, représentatif, esthétique) sans qu’il n’existe aucune essence propre de l’art en soi, il n’en va pas de même en politique. Dans « la Mésentente », la triade de l’archi-politique, de la para-politique et du méta-politique est associée à Platon, Hobbes et Marx : il semble qu’il y ait un noyau rationnel de la politique, noyau qui serait dénié et refoulé à travers les trois formes dominantes. Il y a un noyau d’une politicité qui sans être naturelle, reste invariante à travers l’histoire. Et donc ces trois formes ne sont pas des régimes. 

Un nominalisme restreint. Arrêtons-nous sur cette asymétrie. Fidèle à la première de sa double opération (réinsérer), il n’y a pas la science ou le peuple ou le marxisme mais une série de contraintes pratiques et discursives, une série de régimes de visibilité et intelligibilité qui permettent des manières de faire, de voir et de dire en en excluant d’autres : il n’est d’universel au singulier que dans la pluralité des modes, des lieux et des opérations qui sont à chaque fois particuliers. Il n’y a pas de voix du peuple, il ya des voix éclatées divisant à chaque fois l’identité qu’elles mettent en scène. Mais ce nominalisme a un point d’exception. Quand on arrive à la politique, là : il y a de la politique, et pas seulement de la domination, parce qu’il y a un mauvais compte dans les parties du tout. Il y a de la politique quand la contingence égalitaire interrompt comme liberté du peuple l’ordre naturel des dominations, quand cette interruption produit un dispositif spécifique : une division de la société en parties qui ne sont pas de vraies parties ; l’institution d’une partie qui s’égale au tout au nom d’une propriété qui ne lui est point propre, et d’un commun qui est la communauté d’un litige. Rancière, selon la seconde de sa double opération (dérégler), se maintient également éloigné de la discussion consensuelle et du tort absolu. 

Le gauchisme spéculatif. Il y a un risque que Rancière prète ses arguments à des gauchistes comme Glucksmann dans « la cuisinière et le mangeur d’homme » : tout le livre est organisé selon une épure de contradiction : d’un côté le pouvoir et le discours des maîtres organisés selon les règles de la contrainte étatique ; de l’autre côté, la classe du non-pouvoir, la plèbe, pure générosité, dont le discours exprime le seul désir de ne pas être opprimé. Rancière va chercher Lénine pour critiquer cet éclectisme propre aux nouveaux philosophes. La force de la pensée de Marx réside dans l’effort de tenir les contradictions, dénouées depuis dans les fictions policières des pouvoirs prolétariens ou des rêveries pastorales du non-pouvoir plébéien. Au lieu d’épurer la contradiction, il faut la tenir. La politique agit sur la police, elle agit dans les lieux et avec des mots qui leur sont communs, quitte à refigurer ces lieux et à changer le statut de ces mots. Poser la radicale étrangeté des deux logiques, l’égalitaire et la sociale-policière, sans permettre qu’elles ne fassent jamais nœud sauf par trahison, aurait en ce sens été la limitation la plus grave. Il y a toujours à mesurer le commun de deux incommensurables, de penser ensemble le rapport et le non-rapport. Il n’y a pas d’un côté le peuple idéal des textes fondateurs et de l’autre côté, le peuple réel des ateliers et des faubourgs. Il y a un lieu d’inscription de la puissance du peuple et des lieux où cette puissance est réputée sans effet. 

Penser au présent ou l’âge du sensible. Soit la traversée du gauchisme : la nouvelle philosophie provoque l’occultation de l’histoire militante de mai 68, occultation de la conjonction des luttes étudiantes et populaires en mettant à la place la plèbe que l’intellectuel représente comme il représentait avant le prolétariat, mais d’une manière qui dénie la représentation. Il y a à écrire l’histoire du post-gauchisme mais ce travail d’historien pose une question méthodologique. En effet il y a à penser le commencement et la fin de façon philosophique et ici se situe la querelle entre Badiou et Rancière : Rancière et  l’apolitique, l’inesthétique d’Alain Badiou. En guise de conclusion, Mallarmé va pouvoir exemplifier cette nouvelle configuration et les tâches qu’elle nous impose. Mallarmé n’est pas seulement le poète-penseur de l’événement en soi mais en même temps il est le novateur à l’intérieur de la poésie française post-romantique. Pour Badiou, le premier volet de cette double lecture semble absorber tout intérêt possible pour le deuxième. Or il s’agit de comprendre le lien entre cette pensée-poésie de l’événementialité de l’événement, d’une part, et de l’autre, la fonction de cette poésie comme un événement parmi d’autres dans l’histoire de la poésie moderne. Par contre, c’est le deuxième volet qui reçoit de Rancière beaucoup plus l’attention ; et selon cette lecture la valeur événementielle du poème est inséparable du rapport tout aussi singulier qu’il établit avec le lieu et le moment de son apparition : ce que le poème effectue, c’est l’événement et le risque calculés du poème dans une époque et un milieu mental non encore prêts à les accueillir. « Il y a de la poésie mallarméenne » est indissociablement structurelle et événementielle, transcendantale et historique. Comme dans le double jeu des contraintes et de la liberté, une chose n’exclut pas l’autre mais la présuppose. En revanche s’agissant de politique, c’est Badiou qui a apporté le plus d’éléments pour reconstituer le lien entre histoire et politique, plus que Rancière. Ainsi dans ses conférences sur la Commune et la Révolution culturelle, il y a une histoire des différents modes politiques ; il y a des âges comme l’âge marxiste ou l’âge nihiliste. En dernière instance l’histoire ne semble vraiment déterminer que les époques successives du recouvrement de la politique dont « la Mésentente » essaie de définir la propriété impropre qui est aussi le secret dernier de tout ordre social, à savoir, la pure et simple égalité de n’importe qui avec n’importe qui, qui sert comme fondement et gouffre premier. Qu’est-ce que penser au présent sous condition de certains événements du passé, que ce soit à court terme ou selon une longue durée ? Michel Foucault pourrait entre en tiers dans la querelle. Ici il se peut que le prix à payer pour ne pas prendre en compte ces questions soit une radicalité qui tourne à vide, une pensée du pur « il y a » de l’art et de la politique coupée de toute inscription en un lieu et selon des modes historiques spécifiques.

Première partie Chapitre 4 : à l’impossible on est tenu (Geneviève Fraisse)

Le mot impossible. Il faut abandonner le slogan : à l’impossible nul n’est tenu ; ainsi que : soyez réalistes, demandez l’impossible. Si à l’impossible on est tenu, alors commence un possible singulier. Il nous faut de l’impossible et pas seulement du possible, c’est que le possible ne s’intéresse qu’à l’identique. L’identique n’est pas compatible avec l’histoire humaine et empêche le rêve et la promesse. L’envers de l’identique c’est la différence, soit un mouvement qui va des mots aux choses et des choses aux mots ; et surtout se fabrique dans les mots mêmes. Rancière suggère le mot écart. L’impossible n’est pas l’ailleurs et l’utopie est plus en équivalence avec le réel qu’en opposition avec une quelconque réalité. Si on est tenu à l’impossible c’est aujourd’hui. Et prendre l’égalité comme principe de vérification ne nous rendra pas la tâche facile. L’actuel nous guérit de toute maîtrise du temps. Nous sommes en présence d’un magicien des lettres. Il rend l’impossible possible, il nous donne toutes les clés pour comprendre et, pour finir, il nous laisse douter d’avoir suivi toutes les étapes du raisonnement. Le magicien est un usager de l’illusion nécessaire, un expérimentateur de raccourcis utiles, un expert en dénouement convaincant qui ne fait pourtant qu’obéir aux règles de la logique humaine.

Il y a du deux. Autre souvenir. Lors d’une discussion sur « les Noms de l’histoire », Nicole Loraux disait deux choses : tu ne donnes pas à voir ton laboratoire, le lecteur est obligé de dire oui. Comment refuser sa démonstration, d’autant que l’éblouissement de la performance vous rend joyeux ? Il nous faut retenir cette image du cache-cache. Pas de mouvement réglé comme celui de la dialectique, mais un mouvement perpétuel qui renvoie à ce qui est derrière, non pour éliminer le devant visible, mais pour rétablir une circulation infinie. Laquelle ? Le deux n’est pas le dualisme, celui de l’esprit et du corps, de la théorie et de la pratique, du formel et du réel ; le deux est plutôt superposition et dédoublement ; comme le propre et le commun dont la proximité n’empêche aucunement la reconnaissance de leurs exigences respectives, pourquoi pas disjointes. L’écart est ce mot modeste qui permet au deux de se présenter sous la forme de figures inédites où l’impossible aura sa place, ou sa part. Prenons le bord, les bords. Plaçons-nous aux bords de la politique. Il ne faut surtout pas croire qu’on va trouver la frontière. C’est un drôle de mot, le bord : il tient à la fois de l’image et du concept. Adéquat à la formulation de la politique, ce statut de concept permet de récuser d’emblée toute pratique de décentrement, ou toute revendication des marges. Les bords du politique ne se prêtent ni à la revendication, ni à la valorisation. Ce concept au pluriel se lit de plusieurs façons : les bords sont temporels et signalement des ruptures. Les bords sont topographiques, imaginaires, mathématiques. Gardons l’écart et les bords. Prenons-les pour acquis ; l’écart est au départ, celui qui désigne un litige, le tort fondamental ; et les bords dessinent l’espace-temps. Rancière éclaircit les passages et les ruptures d’un âge ou d’un régime à l’autre ; mais on attend des explications sur les médiations et les charnières. On voudrait en savoir plus sur la forme des transitions. 

De même pour la littérature : la question est celle de Platon, du dédoublement essentiel dans l’écriture entre parole vive et parole écrite. La question est donc ancienne mais elle est aussi moderne : la contradiction et le conflit, les contradictions dans le principe et dans l’exercice sont deux modes de mouvement propres à l’histoire : leur repérage suffit-il à nous donner la formule de l’historicité ? La réponse serait dans les dispositifs de subjectivation. Venons-en à l’impossible et ses issues. L’écart est litige mais aussi déchirure. La réduction serait imaginable mais on n’efface pas une déchirure ; et le temps ne fait rien à l’affaire. Il faut bien habiter l’écart alors. Le régime esthétique nous instruit de cet habitat possible, du côté de la littérature et du cinéma. Coïncidence, équivalence, identité des contraires, le vocabulaire de Rancière est là pour investir l’âge démocratique. Il ne s’agit pas de complémentarité mais de combinaison de similitudes : l’histoire est le temps où ceux qui n’ont pas le droit d’occuper le même espace ont le droit d’occuper la même image. 

Ainsi la coïncidence comme formulation : du style flaubertien à l’image cinématographique, la démonstration est limpide et quand on fait retour sur la politique, alors on cherche comment cela se passe, le commun de la communauté, quand la coïncidence permet de lier le semblable, l’égal et le propre. Cela n’est possible, l’image est claire, que par l’immixtion de l’hétérogène dans l’homogène. Je m’arrête sur l’image du redoublement. Les mots de Rancière se redoublent sans cesse, non parce qu’ils se dédoublent sans arrêt, mais parce qu’ils font retour. Par exemple la formule : « les figures de la communauté égales à elles-mêmes  »  me semble contenir ce qui fait le propre et le commun, comme unification de la distance, et tout ce qui fait le mouvement, aussi étrange que toute réflexivité, l’égal à soi. 

Suivons le passage de la coïncidence à l’équivalence : parole, corps et acte sont aussi soumis à équivalence : comme être parlant l’homme se trouve égal à tout autre. Rancière remplace être par corps. Peut-être que l’enjeu des corps qui ne sont pas à leur place dans l’une ou l’autre topographie, que l’enjeu des êtres qui vivent dans l’anachronisme chronique, peut-être donc que l’enjeu de l’espace comme celui du temps ne touche que les êtres parlants. Peut-être que la parole est la détermination du corps comme de l’être, que la différenciation entre corps parlants et êtres parlants n’est pas significative. Peut-être est-il possible de souligner le partage entre le corps et la voix, de distinguer la chair et l’incarnation. N’empêche. Du point de vue des questions qui m’intéressent, j’ai du mal à ne pas voir comment égalité et liberté séparent et croisent les corps sexués, comment le corps, qui est aussi le lieu du lien, excède la parole. Difficile de se contenter de la superposition des êtres et des corps. 

Et pour finir sur le lien, accepter le jeu entre équivalence et redoublement. La réflexivité serait une aide si cette réflexivité n’a rien d’un unique retour sur soi, et tout d’un geste qui renvoie en même temps à l’autre, qui permet l’autre.

Première partie Chapitre 5 : J Rancière et la pluralité du monde habité – Des sujets et des choses ailées (Stéphane Douailler)

Le surgissement des noms. Parmi les traits qui singularisent les œuvres de philosophie, il y a celui de leurs habitants. Des dialogues de Platon sont habités par des sophistes et des âmes éprises de connaissances autour de Socrate. Et de Rancière en ses œuvres, qu’elles sont habitées d’ouvriers dont on connait le nom. Le texte rancérien se garde d’évoquer la silhouette de l’ouvrier et le décor de l’atelier. Car ce qui est nommé c’est d’abord la série de noms de métiers. Dans les réunions ouvrières à Paris par un soir d’octobre 1839, occasionnées par la volonté de lancer un journal, personne n’eut été surpris de voir arriver Mallarmé. En effet ce dernier avait écrit des pages polémiques dans la description des objets d’ameublement, robes ou festivités frivoles à l’usage des lectrices de la Dernière Mode où les ouvriers l’avaient lu, tout en se consacrant à jeter les fondements d’une poétique exigeante afin qu’émergent, en réponse à la complexité d’un moment historique, des nouages entre crises de vers, crise idéale et crise sociale. Mallarmé partage donc avec Rose, Vinçard, Gauny, Ponty de se laisser comprendre semblablement depuis ce qui les libère, dans leurs chairs et dans leurs mots, des nominations dévorantes d’ouvrier ou de poète à partir de rien d’autre que leurs noms. Cette libération pourrait se dire depuis le nom ouvrier, alors même qu’un ouvrier se donnerait comme un nom dévorateur. Un nom exposant au risque de cette dévoration : ce qui signifie bien que, dans le langage courant, le nom ouvrier oblige à une certaine place et celle de poète pareil. Cette série rancérienne de noms, par contre, fait place à un jeu, car il y a de la place à prendre contre ces obligations dévorantes. Mais en plus cette série vient à la place d’une autre, qui va nous retenir. Celle de Platon convoquée par ses dialogues. Rancière élargit la liste platonicienne de noms de philosophes dans  l’académie athénienne, à Descartes , Kant, Husserl sur un plan de réelle équivalence discursive. Et la portée de cette extension se lit dans « la Leçon d’Althusser » : la philosophie ne consiste pas à opposer de bonnes thèses à de mauvaises thèses. Et cela ne va pas sans risques : 1) cette conception philosophique s’expose à soumettre la pratique aux distributions existantes de la parole sous la pluralité des institutions ; 2) elle n’institue pas de communauté accordée au vrai mais tend à reproduire sa différence comme différence de la science et de l’opinion ; 3) elle n’aboutit pas, malgré sa revendication de scientificité, à une configuration de nœuds où ses résultats se démarqueraient de ceux que peuvent obtenir une puissance et une vraissemblance rhétorique, à la visée desquelles Althusser se révélait pour sa part s’être soumis en avançant pour dernières justifications des thèses qu’il persistait à soutenir, l’anticipation des effets vraissemblables qu’il en attendait au sein d’une conjoncture théorique et historique (et dès lors, qu’il ne se convainquait de toucher à des vérités, ainsi qu’on l’apprendra plus tard, qu’à l’occasion d’expériences insaisissables confiées à Franca dans une correspondance nocturne). L’althussérisme avait cherché à concerner un réel plus profondément que ne faisaient les discours qu’il s’appliquait pour cette raison même à faire tomber dans un discrédit, et il s’était donné pour première tâche de s’en saisir dans un travail de transformation des concepts, des relations à l’idéalité et des rapports sociaux. À la recherche de quelque chose, aliquid.  

La vérification des séquences logiques. « la Leçon d’althusser » évoque des lieux et des actions où quelque chose semblait bien réellement se tenir : grève de Lip, rassemblement du Larzac. Mais à la différence d’Althusser, la référence ne voulait pas tant faire preuve que préciser un problème : l’entêtement de l’althussérisme, défait sur les barricades de mai 68, à ne rien en accueillir. L’althussérisme se révélait comme une pratique du logos manquant des moments évidemment significatifs. Il rendait visible la nécessité qu’un autre dispositif fut mis en place. Le déplacement de Rancière vers les révoltes ouvrières du 19ème siècle et sa longue immersion dans les archives ne doivent pas faire écran. Car le problème n’est pas de voyager mais de découvrir d’autres rives. Il demeure bien celui de concevoir, là ou ailleurs, l’agencement théorique dont le sens des mots et de ce qu’ils engagent, dépend. Alors le dispositif offre l’image d’un autre monde et du spectacle imprévu d’une autre humanité. Les ouvriers participent d’une culture commune et généralement de l’ensemble des procédures par lesquels les savoirs positifs et les politiques raisonnables construisent la réalité. Cette culture touche un point rigoureusement général, celui où s’attesterait, dans la multiplicité de ses formes possibles, l’impulsion du penser lui-même entendu comme montage de mots et d’images agencés pour produire le point de recouvrement, le point d’utopie. Rancière attribue à la pensée la tâche de faire apparaître, au bout des mots dont elle se tisse, à la fin des séquences qu’elle engendre, aliquid, quelque chose. La tâche est de donner lieu à ce qui est sans lieu. Il y a un risque à assumer qui ne consiste en rien d’autre qu’en une mesure prise de lui-même depuis l’infime excès de mirages et de folies, plus utopiques que d’autres. L’infime excès sépare le peu d’être qu’une phrase vise et n’est pas, de la longueur dans laquelle elle le fait (Bonnefoy). La longueur est requise pour que le voyage concerne la pensée. 

L’être du peu de l’être que la longue phrase n’est pas. Et ici nous venons à Aristote dans les cours de Kojève consacrés à Hegel. Ce dernier recommande d’ordonner (aufheben) les mots à la différence du concept et de l’opinion en même temps qu’au système de la science, afin que le dit des mots fut réellement aliquid, quelque chose, et en dernier ressort le réel même. La philosophie doit travailler les mots comme s’ils se rapportent à un réel connu en vérité, et elle doit le faire au-delà du discours platonicien, lequel, s’il vise les vérités, les situe hors de lui. Aristote sert de guide car sans encore avoir fait du temps quelque chose, il découvre un éternellement existant. Penser pourrait se métamorphoser comme voyage suivant, jusqu’au bout de leurs remous, les tourbillons permanents des choses et des mots. Il y a avec Hegel coïncidence entre la phrase discursive et un cycle de vie sous la détermination d’un problème supplémentaire et d’une deuxième considération : celle de la capacité de la philosophie à fonder et à soutenir une liberté. Le problème est de faire s’évanouir l’infime excès. Avec Aubenque, un développement est entamé ici dans le discours aristotélicien autour d’un jeu introduit entre « être » et « être a toujours été quoi » (ce que c’était que d’être), entre « eînai » et « to ti ên eînai ».  Aristote cherche ainsi à tenir un double décalage : celui, déplaçant d’une part une existence par rapport à elle-même de telle sorte que ce qu’elle est ne cesse à la fois de lui être révélé et de lui échapper, sur un chemin qui l’entraîne plus loin et qui oblige alors, pour connaître avec l’exigence de lui donner la forme de quelque chose, ce que cela aura été pour elle d’être, de la suivre et de la considérer jusqu’au bout, jusqu’à un moment ultime où de pouvoir la dire à l’imparfait lui confère cette forme qui au présent indissolublement lui advenait et lui échappait ; celui, d’autre part, qui creuse la faille en vertu de laquelle nous ne parlons jamais que de ce qui est déjà là et dont nous ne savons plus s’il est encore là dans l’instant où nous en parlons, et qui ouvre la diversité de sens. Une essence, une forme descriptible par une phrase, s’unit à ses possibles et se déploie en eux. Mais en plus il y a à dégager ce qui unit la forme à une matière, par quoi les attributs ne sont plus simplement accidentels. Le « to ti ên eînai » n’est pas un substantif mais une interrogation alternative à la question platonicienne du « ti esti » (qu’est-ce). C’est cette liberté que Thomas d’Aquin a retrouvé en faisant de « to ti ên eînai » un moyen, en en faisant le contenu de pensée de la quidditas, de maintenir contre les averroïstes que le sujet d’une pensée, qui pense quelque chose, n’est pas la pensée elle-même, dans des figures de sa coïncidence entre la pensée et l’être. Contre les averroïstes, il y a à dégager les « sumbebekota kath’auta » (les accidents par soi). Rancière rapproche liberté de pluralité en insistant sur la différence entre penser tout seul ou avec un autre qui ne pense pas pareil. 

Seul l’ouvrier. En art, philosophie, histoire, sociologie, de l’ouvrier, on attend qu’il porte d’une part le sens vrai d’un concept sous une attribution rigoureuse des valeurs de vérité ; et qu’il soit en tel lieu une force de scandales, une réserve de promesses, une fin de la question ouvrière. Quelle fonction lui revient-il de remplir quand il manifeste des « accidents par soi » ? Ici Brunschwig, Derrida et Ricoeur sont convoqués, à la suite d’une lecture identifiant le « propre » à une fonction se situant à mi-chemin entre celle qui définit l’essence et celle qui n’énonce qu’un accident, pour souligner une topique de ce « propre » moins par rapport à une région de l’être que dans le champ d’application d’une opération nouant entre le sujet et le prédicat la relation d’une dichotomie croisée, d’un échange ou d’une commutabilité. Ici Rancière apporte un peu plus, avec sa méthode dégageant : 1) le trait d’un contenu polémique, réfutatif, 2) le trait d’ouverture discursive, par lequel la manifestation des écarts est imputée à un espace d’argumentation et d’interlocution au sujet des choses, 3) le trait d’un champ opératoire plaçant le discours sous des contraintes analysées comme topiques, contractuelles, diagrammatiques, pour rendre compte de l’expérience des sujets parlants et de leur manifestation d’un « propre », à partir de son être-en-écart. Cette suspension fait place à un engagement individuel dans les échanges et aux recouvrements de signes d’un entrecorps jamis comblé. Il faut ici évider le substantiel au profit des aventures du langage et du sens, prémunir contre les survols inconsistants de la polysémie ainsi que contre les plongées dans l’insensé en pliant le sujet aux règles d’effectuation d’un domaine de discursivité ou d’expérience. Concluons en regardant une seconde le titre de ce chapitre dans son ajout : garder en tête la nécessité de tenir solidement la rampe garde-fou des conditions d’un champ qui a ses règles (des sciences) mais en même temps s’emparer d’une parole ailée entraînant loin peut-être des régions substantivées de l’être, préparant d’autres déplacements que celui développé entre « être » et « ce que c’était que d’être », en appelant Antisthène qui œuvre moins dans la pluralité des étants que dans la polysémie des significations : à l’autre extrémité des tourbillons permanents se tient l’homme, la racine en l’homme de son humanité (« to ti ên é esti », ce que c’était et en l’occurrence ce qui est). Ulysse, l’homme aux mille tours, qui accomplit son être de parole, son être-en-écart des accidents par soi et des sens propres, dans une éthique inégalitaire. Et ici on est contre Rancière.

Première partie Chapitre 6 : lectures de Jacques Rancière (Hubert Vincent)

Deux ou trois gestes de liberté concernant le commerce avec autrui. Précisons l’ethos : la philosophie n’est pas prioritairement un ensemble de concepts ou un ensemble de thèses ou de problèmes. Mais ce qui me retient auprès des philosophes, c’est autre chose : pas de l’ordre d’un dire, mais de l’ordre d’un se montrer, d’une façon d’être ou d’un style. Le ton spécifique que rend possible la vocalité constitue pour nous une dimension à part entière de l’identité d’un positionnement discursif. Les idées se présentent à travers une manière de dire qui renvoie à une manière d’être ; les œuvres philosophiques mettent en scène la mise en mouvement d’un corps investi de valeurs historiquement spécifiées. Précisons le geste : on renvoie à la dimension d’une opération donnant la possibilité de ces gestes, n’étant rien d’autre que la position de cette liberté. La liberté ne précède pas le geste car c’est le geste qui la rend possible. Lire les philosophes ne revient pas à étudier leurs gestes et leurs styles, mais à nous interroger nous-mêmes sur les gestes dont nous sommes capables aujourd’hui. Deux exemples : d’abord lire la conclusion puis fermer le livre et tenter par soi-même de penser de façon que j’aboutisse à cette conclusion ; choisir comme lecture ce qui donne de la liberté au mouvement de penser. Et ces deux exemples sont à la portée de tout un chacun. Précisons l’être-parmi : Rancière n’est pas un lecteur profond des œuvres qu’il utilise. Je juge à partir de ce qui se montre de ce rapport dans ses œuvres. Ses lectures sont locales et rapides ; il n’attaque pas ou ne prend pas pour cible le tout de l’œuvre, mais tel ou tel de ses aspects. Il a comme une proximité jalouse à leur égard, et cela veut dire deux choses. Il ne construit pas son œuvre dans une indifférence à l’égard des autres ; il ne construit nullement son œuvre comme la pensée du rapport avec ces autres œuvres ; il ne construit pas son œuvre en s’expliquant avec eux en général. Ce qui se dégage alors de cette manière de lire, c’est la figure très enviable d’un être-parmi, car à le lire, on sait qu’il est un parmi d’autres. Le motif de l’égalité se réalise à même son œuvre, sous la forme d’un être-parmi produisant la scène commune, et sa singularité dans cette scène, réussissant à tenir conjoint ces deux pôles. Et pour revenir aux gestes de liberté, il n’y a pas que les philosophes qui en posent. Mais c’est le travail du philosophe d’en systématiser l’idée, de se donner les moyens de les reproduire. Ce travail de bâtisseur réutilise quelque chose de la dialectique hégélienne. 

La désidentification comme geste de liberté. De nouveau on y viendra en deux trois coups. Précisons un élément bibliographique. Dans une correspondance avec JC Milner concernant l’enseignement de la philosophie : ce n’est pas le nom de l’institution de la vigilance critique ; c’est plus que cela : la philosophie doit être la possibilité, inscrite dans l’institution, ou du moins à ses marges : elle ne peut être recueillie en un savoir, ou en une simple possibilité, on doit pouvoir lui demander des comptes sur ce qu’elle fait. Que veut dire expliquer mieux ? Rendre plus clair ? Quel est le fond de l’affaire ? Ce fond de l’affaire est une division. La transmission des connaissances revient à deux choses : c’est une activité sociale pour produire du consensus sur un certain nombre de propositions sensées, tenant lieu du savoir auquel on s’est résigné à renoncer. Seule compte la liberté d’apprendre car la deuxième sens de la transmission a plus à voir avec le fait d’ignorer. Ce travail de désidentification est le temps d’une certaine liberté. Comment le comprendre et comment y faire retour ? Ce travail a été pensé par Deleuze, Foucault et Derrida en des termes d’être-parmi. Ce qu’ajoute Rancière, c’est un zeste d’humour, une certaine légèreté, un certain comique (est-ce que maintenant c’est clair ?) et en même temps quelque chose d’un peu dramatique, de grave. Le type de mouvement qui s’enclenche là, c’est une certaine précipitation dans une argumentation vive, lapidaire, cassante, tranchante mais également une certaine joie jusque dans le corps traversé par quelque chose du vivant. Et pourtant tout ceci n’est pas mon propos. Ce n’est pas de style qu’il est question, car si l’on est séduit par lui, alors naît une obligation : comment égaler la pensée à cette idée que l’on ne pense pas toujours et tout le temps ? Comment la pensée et sa pratique peuvent-elles s’égaler ? Cela renvoie à la possibilité d’égaler cette articulation du volontaire et de l’involontaire dans nos œuvres mêmes. Ici s’ouvre un autre temps, plus spécifique, où il ne s’agit plus tant de cumuler les idées et les analyses, mais d’attendre le motif personnel et actuel qui donnera force à ces leçons. Précisons maintenant des notions parentes de la désidentification. La question qu’il faut garder ouverte c’est le « on ne sait pas » vers quoi une désidentification s’ouvrira. On ne sait pas mais il faut y aller voir car la désidentification peut ouvrir sur l’absence de place, l’impossibilité d’être situé et compté. Prenons la notion de désafiliation. Qu’advient-il lorsque la mesure du digne ou de la dignité, ce qui nous fait digne, s’efface et que nous sommes en dehors de la possibilité même du digne et indigne, absolument égaux donc ? Etrange lieu où l’indigne ne cesse de côtoyer la possibilité d’échapper aux distinctions du digne et de l’indigne. Précisons les héritages comme résultat de la désidentification. Ce qui vient après : liberté d’apprendre, autre rapport au consensus. La désidentification est ce qui met en rapport, autant avec l’identité qu’avec le père, et peut-être aussi faut-il ajouter qu’elle fait voir des identités et des pères, des héritages multiples. Et nous sommes faits de ces héritages divers et surtout non-liés, nous constituant comme êtres fragmentaires. Précisons enfin le réel et ses raisons. Il n’y a pas simplement extériorité simple de cette liberté et de ce consensus, il n’y a pas simplement rejet du consensus, mais institution d’un autre rapport au consensus, grâce à l’apparition d’un jeu de certaines raisons, la production d’une apparence de raison. La philosophie n’est pas le souhait de fonder en raison tel ou tel ordre, l’état des choses. Ce qui peut faire communauté n’est pas le vrai mais sa recherche. Il importe que la nécessité d’un ordre ne se confonde pas avec les raisons du consensus (Habermas). Comment est-ce dans l’administration de la preuve du commun que se fait la désidentification ?

Désidentification et détermination : le moment hégélien. Sa répétition me semble subordonnée à une opération, qui n’est autre que la reproduction de ce dont il s’agira de se désidentifier. C’est la philosophie politique, c’est l’ordre ou le régime de la représentation et aussi la réponse hégélienne au paradoxe de l’esthétique romantique. Le travail est d’abord de reproduire cet ordre comme toile de fond déterminée, à partir de quoi le mouvement de désidentification devient lui-même pensable, et ses suites : celui d’une liberté d’apprendre d’une part, de la production d’un litige d’autre part. Je veux souligner les choses suivantes : il importe que l’on accepte d’abord d’être identifié car celui qui se désidentifie ne part pas de rien. Dès que l’on en vient à une certaine image de l’ordre ou de la police, comme cela est nécessaire si l’on veut que la critique soit déterminée et partant effective, alors il faut refaire cet ordre, le montrer, en reproduire la scène, l’analyser comme ce possible dont on veut se déprendre. C’est ça le moment hégélien du litige ou le moment de la détermination. Il est difficile en second lieu de dire pourquoi un jour on s’étonne de telle ou telle façon de parler ; pourquoi encore elle semble mettre au jour tout un monde dont on se dit alors que de ce monde on ne veut plus être. C’est que sans doute la possibilité de l’avoir entendue vraiment est conditionnée par le fait qu’on était déjà ailleurs. Je crois qu’il n’est plus nécessaire de chercher à construire notre désidentification à la philosophie parce que c’est fait. La question est de savoir comment utiliser ce champ de ruines. On peut toucher le réel par l’élaboration de ses contradictions, quitte à pousser plus loin que Hegel le souhait de demeurer dans la contradiction ou de montrer qu’il tranche trop vite. 

Des scènes. Ce travail de désidentification passe par la mention ou la reproduction de scènes. C’est la scène qui fait voir et qui épingle, elle fait voir en quoi nous sommes pris. Par là elle oblige la pensée, lui donne son objet ou sa détermination. L’avoir vu suppose notre propre extériorité comme possibilité réelle mais pas encore advenue. La mention de cette scène me fait une autre oreille et un autre œil. Je n’ai plus seulement à être attentif au dire, mais aux manières de dire et de faire.

Première partie Chapitre 7 : de la critique comme intervention (Renaud Pasquier)

Y a-t-il une approche critique propre à J Rancière ? J’entends par là un discours qui rend compte des œuvres de l’art. Ce discours ne sort pas indemne des travaux de Rancière : ni de ses examens des essais critiques d’autres penseurs ni de ses analyses plus vastes visant à dessiner les contours du régime esthétique de l’art. Le goût, la vérité, la modernité ne valent pas et il s’agira de se demander quels nouveaux espaces trouvent une activité à laquelle il retire tant par ailleurs. Quelles formes, quelles tâches pour une critique débarrassée du superflu ? J’entends appréhender des possibles, moins dans ses synthèses que dans les textes où il se fait lui-même critique. Les œuvres d’art remplissent la fonction d’instrument de sabotage pour enrayer une mécanique herméneutique. Et il y a ici un risque majeur que les œuvres se confondent dans une même exhibition répétée des contradictions du régime esthétique, ignorées par les exégètes. Rappelons que la contradiction esthétique est condition fondamentale à laquelle toute tentative esthétique est tenue de se confronter : il y a la logique esthétique, la logique représentative et les logiques artistiques singulières qui s’installent dans le rapport entre les deux. Le geste critique sera indistinct de ceux qu’il accomplit dans d’autres champs. Entre littérature et cinéma, la pratique est celle de l’intervention ; dans une traduction, un passage des frontières. 

Pourquoi donc intervention ? Parce que la frontière concerne l’interface esthétique-politique. La définition juridique de l’intervention évoque la subjectivation politique : acte par lequel un tiers, qui n’était pas originairement partie dans une contestation judiciaire, s’y présente pour y prendre part. L’intervention a cinq traits : 1) elle est une entrée en scène, un déplacement, un transfert en territoire étranger. La posture de l’intervenant est à souligner : pas de surplomb conféré par un savoir supérieur, mais pas non plus de soumission à une création en l’origine de laquelle il faudrait se fondre. Il y a à nommer et identifier les opérations mises en œuvre par l’artiste. 2) le but n’est pas pour autant d’obtenir une vision intégrale de la cible. L’intervention est toujours locale : une scène de roman, quelques plans d’un film, un poème. Il opère sur l’échantillon pour mettre en évidence une logique, notion à rapprocher de celles de dispositif et opération. Dans ces termes sont unis la matérialité, l’hétérogénéité et l’enchaînement cohérent. Le dynamisme à l’œuvre n’est ni une forme immobile ni un bloc de sensations. L’œuvre est un geste : percevoir sa logique ne demande alors qu’une sélection judicieuse. 3) cette opération d’échantillonage ne prend sens que corrélée à celle de la disjonction. Le point d’intervention est un point faible, la faille du dispositif. Il peut s’agir de frapper au cœur du dispositif, de mettre en lumière le point d’aporie de l’œuvre, le point où mènent les logiques contradictoires qui habitent l’œuvre. Un traitement qui n’est autre que la mise en œuvre du principe de mésentente : l’exercice de disjonction vise à mettre en évidence le partage du sensible effectué par l’œuvre d’art, la métapolitique qu’elle enveloppe. 4) ce démantèlement se prolonge en son contraire par l’établissement de connexions. Les aricles de cinéma au cours des années 90 organisent l’intersection de logiques hétérogènes, logiques aristiques et politiques, prolongées par la critique de leur installation. Cette rencontre est un conflit entre dialectique et symbolique ; dans un film de Lubitsch ce qui est important est moins la question du savoir-faire que la conscience aiguë des conditions politiques de l’art. 5) les œuvres sont appréhendées à travers leurs effets, effets réciproques des unes sur les autres, effets mutuels des logiques artistiques et politiques, mais aussi effet sur le philosophe-critique. Implication de l’auteur qui fait l’expérience du partage du sensible enveloppé par l’œuvre. Si l’effet est indéterminable dans le régime esthétique, on en fait bien l’expérience matérielle construite sur le principe de l’affect. 

Rancière juge au cœur du régime esthétique sans hiérarchie car il faut que quelqu’un y trace la ligne. Tracer cette ligne n’est pas appliquer des critères a priori, ce n’est pas manifester son goût personnel, c’est éprouver l’œuvre, faire l’expérience de sa force. Il en va des œuvres d’art comme des subjectivations politiques : certaines ont plus de force que d’autres. Par force on entendra l’effectivité d’une tension entre des logiques hétérogènes. Entre l’artiste malin et l’artiste consensuel, le grand artiste sera l’inventeur d’affects, celui qui saura construire des agencements producteurs d’affects inouïs. La grande œuvre est celle qui se met en péril, qui résiste à sa tension interne mais aussi aux tentatives d’appropriation extérieure. D’où la notion clé de résistance. Sachant qu’il faut toujours la reconduire à des résistances singulières. Littérature et cinéma sont les deux arts qui résistent le mieux, pour des raisons symétriques : la grande faiblesse de la littérature, la toute-puissance du cinéma. Reste la question de l’effet politique des œuvres. La politique des œuvres consiste à brouiller les idées trop simples. L’une des tâches du critique c’est d’arpenter l’écart entre logiques aristiques et logiques politiques. Il s’agit de favoriser les conditions rendant véritablement opérante la dissensualité propre à une forme artistique. C’est-à-dire aménager un chemin entre suspension esthétique et interruption politique, rendre disponible le matériau sensible fourni par l’élaboration artistique. Un matériau qu’il a fallu subtiliser aux œuvres, par des opérations semblables aux leurs : il a fallu faire de l’intervention une invention.

Nous voici rendus à la deuxième partie de l’ouvrage : déplacements de la philosophie.

Deuxième partie Chapitre 1 : les leçons de J Rancière : savoir et pouvoir après la tempête (Alain Badiou)

Préalables. Alain Badiou n’est pas d’accord avec Rancière. Mais ici il ne veut pas dire du mal de son hôte, au prix de dire du mal de lui-même. Bien entendu il finira par reprendre ses « mauvaises habitudes » : l’enjeu est l’articulation du savoir et du pouvoir, et Platon est au cœur de la querelle sur la transmission. Il est intéressant de lire les pages qui éclairent les deux compères ensemble depuis longtemps autour de moments clés (Mai 68 ; la Révolution culturelle en Chine) et de fidélités/infidélités (à Althusser, Lacan). Badiou dégage chez Rancière une hypothèse démocratique alors que lui a une hypothèse aristocratique. L’hypothèse rancérienne a des effets sur la transmission dans le fait qu’elle ne passe pas par les canaux du savoir institué ; elle vient au point où la polis, la cité virtuelle du collectif des égaux, se sépare soudainement, tout en restant au contact, de la police, régime des partages institués, et des parts inégalement distribuées, incluant le sans-part comme figure obligée de toute répartition. Pour moi, l’émergence d’une nouvelle transmission suppose la constitution post-événementielle des effets d’un corps hétérogène. Or ce corps hétérogène est dans une dimension non immédiatement démocratique parce que son hétérogénéité affecte de façon immanente mais séparatrice, la multiplicité, le demos, au sein duquel elle se constitue. Ce qui rend possible sinon l’existence, du moins la propagation de l’hypothèse égalitaire n’est pas soi-même dans un régime immédiatement égal. De là le choix de Platon et des mathématiques pour faire valoir un communisme aristocratique dont le problème est de se soustraire à tout ce qui rappelle la forme : parti. Rancière y échappe par son collage au processus collectif tel qu’il opère le déchirement des formes établies de la transmission, et ne se soucie pas d’aller plus loin dans l’investigation d’une organisation matérielle des conséquences. Comme la lutte se joue sur deux fronts, Rancière rompra avec Althusser pour qui la pensée des ouvriers devait être portée, représentée par l’intellectuel connaisseur de la science positive du marxisme ; d’où l’importance de l’histoire et des archives selon la méthode de l’école des Annales. Sur le second front, Rancière se détachera aussi de la politique de toute identification vitaliste ; d’où l’importance de la dialectique du savoir et de l’ignorance. Cette dialectique a deux thèses : sous condition de l’égalité déclarée, l’ignorance est le point d’où peut naître un savoir nouveau ; sous l’autorité d’un maître ignorant, le savoir peut être un lieu pour l’égalité. L’égalité est condition en tant que créant la possibilité d’un savoir là où la distribution des places n’en prévoyait aucune. L’égalité est production en tant que la nouvelle disposition du savoir fait exister un lieu d’égalité qui n’existait pas antérieurement. C’est ce nouage des deux fonctions (condition, production) qui fait de l’égalité l’événement par excellence. Dans ma vision des choses de la politique, la déclaration égalitaire est rendue possible par l’événement, elle ne se confond pas avec lui. Entre Rancière et moi, ce qui fait différence, c’est nos sorties respectives du parti. Autrement dit, Rancière se méfie de l’organisation ; alors que moi je la requiers mais dans une nouvelle façon. Finalement nous aboutissons à deux définitions philosophiques de la politique.  

Peut-on extraire d’un texte de Rancière quelques définitions ? Question de style. Le style de Rancière est assertif, sans discontinuité argumentative, et qui cherche son enroulement conceptuel avec des exemples. Et ici on pointera un infléchissement hégélien : il s’agit de montrer que le concept est là, dans le réel des irruptions historiques comme dans l’effectivité de sa conduite prosodique. Évidemment mon style est plus axiomatique. Que peut-on appeler la fin d’une politique ? Définition : la politique cesse quand le collectif (l’ensemble) est ramené sans reste à la somme de ses parties. Le moment où un collectif n’est que la gestion de la somme de ses parties, c’est la police. Le processus de cessation de la politique, c’est le moment où est restauré l’état du collectif, la police des parties. Alors que pour moi il ne saurait y avoir de cessation de la politique, pour la raison que l’excès de l’état est irréductible. Peut-on définir l’égalité ? Définition : l’égalité est une déclaration, certes située dans un régime donné de l’inégalité, mais qui affirme qu’a lieu un temps d’abolition de ce régime. Cette abolition a lieu. Pour moi, Rancière ne peut l’assumer tel quel que parce qu’il a puisé dans l’archive ouvrière en en montrant sa fécondité spéculative.  Peut-on définir le savoir ? Définition : un vrai savoir, c’est ce que la déclaration d’égalité éclaire ou dispose dans un régime de l’inégalité. C’est un savoir émancipateur.On peut revenir sur l’éducation. Définition : le processus anonyme de l’éducation est la construction d’un collectif des conséquences d’une déclaration égalitaire située. Nous nous éduquons dans ce processus. L’éducation est un fragment de la politique. Le démocratique prend pour précaution fondamentale de ne pas circonscrire le nous. Il n’y a pas de figure du militant. Or pour moi aristocratique il nous faut des militants. Pour tenter la connexion la plus difficile aujourd’hui, la connexion entre intellectuels et ouvriers en une liaison de masse, ce qui chez Rancière est la puissance du délié. Toutefois pour moi cette possibilité ne construit sa propre temporalité que dans une organisation politique. 

Les maîtres chanteurs, opéra de Wagner. L’objectif est de réconcilier le peuple et l’art. Walther amoureux d’Eva participe à un concours de chant dont le prix est la main d’Eva. Maître Beckmesser, lui aussi épris, obtient la fonction de juge, marqueur des fautes du chanteur en concours. Sept fautes et c’est l’élimination et il fait tout pour exclure Walther. Mais Sachs intervient et impose qu’on ajoute un rôle au public. Sachs instruit Walther dans l’art du chant et l’invite à user du rêve qu’il vient de faire pour inspirer son interprétation. Mais Beckmesser en vole les deux premiers couplets. N’étant pas inspiré il échoue et avoue son larcin. Sachs présente le vrai auteur du poème ce qui enthousiasme le peuple. Mais Walther croit ne pas avoir besoin du concours et de son prix pour emporter l’amour de la jeune fille de ses rêves. Walther vainqueur aura besoin d’Eva pour accepter le prix, condition pour avoir sa main. Badiou conclut son propos en insistant sur ce qui le sépare de Rancière. Rancière se passe de l’organisation du concours pour faire sa déclaration. Walther est un orgueilleux mais l’orgueil est un trait de la mélancolie. Badiou voit Rancière comme un mélancolique. Si l’art ne se réconcilie pas, dans la traversée d’un non-rapport, avec un puissant assentiment populaire, il deviendra insignifiant et sera remplaçé par la culture consommable. Le regard de Rancière sur le régime esthétique complète le diagnostic car ce régime développe les linéaments d’une invention nouvelle permettant de sortir la tête de l’eau. Ce que Rancière reproche à Badiou c’est son rapport à l’égalité comme à une idée où il lui suffit qu’elle soit fixée par Platon dans un ciel idéal : l’effectuation de l’idée attendra l’éternité pour se réaliser, peu importe.

Deuxième partie Chapitre 2 : Jacques Rancière et la métaphysique (Jean-Luc Nancy)

La métaphysique est la discipline relative aux excédents produits par la civilisation rationnelle. Ces excédents sont produits dans la mesure où la civilisation rationnelle, dans son principe, s’oriente sur l’auto-production de la raison elle-même comme une division d’avec soi, sinon peut-être même comme une division en soi. Le logos est cette espèce de logique qui se fonde et qui se régit d’elle-même ; et l’espèce d’une dialogie ou d’une dialectique qui se divise de soi selon la loi d’une incomplétude dont l’autosuffisance logique est l’asymptote. Cette division s’opère chez Platon et se poursuit via Aristote, Kant, Hegel produisant une hétérologie qui récolte des versions multiples de l’excédence : foi, autre, matière, pouvoir, art. Il y a à souligner l’opposition avec l’ontologie sous-tendue par la possibilité du rationnel. Sous chacun des noms, se tiennent le concept et la puissance propres d’un irrationnel, d’un irréductible à l’identification et à la conciliation dans le régime de la raison rendue ; et on peut prolonger la liste avec l’affect, la technique, l’événement, l’histoire, et l’être, le sens, la vérité… et la raison elle-même. Le régime de la division et de l’excédence est si bien installé au principe de la raison qu’il la sépare et la divise d’elle-même. C’est dans sa dissenssion et dans son discord intimes que réside en dernière instance la rationalité de raison ; et le consensus, l’accord et l’harmonie sont pour ce motif ses fantasmes. Rancière récuse le consensus dans sa production de désincorporation des agencements, régulations et configurations selon lesquels s’imaginent être organisés et consistants les supposés corps collectifs, aussi bien que les systèmes de pensée qui veulent en représenter, avec l’intégrité et la finalité, la résolution naturelle ou surnaturelle.

De manière générale, il importe à Rancière d’écarter toute espèce de spéculation, dans laquelle il pense discerner l’attraction fatale vers le consensus, l’identité, la résolution harmonique.  Rancière en vient à se dire non-philosophe. Mais il est bien philosophe ; bref ce qu’il conserve se présente in abstentia. Et c’est sur ce point que je marque ma distance avec lui. Sur les deux motifs majeurs de la politique et de l’art. A propos de l’un et de l’autre, ce qui se trouve mis en absence a le caractère général d’un « naturel » : l’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire, qui se laisse détourner de sa destination « naturelle » par le pouvoir des mots. Les guillemets indiquent que l’auteur n’en fait pas un concept métaphysique. Et en même temps c’est à ce mot qu’il a recours pour désigner cela par rapport à quoi il convient de parler d’un détournement. C’est la contrariété des deux logiques qui m’intrigue. Le « naturel » désigne manifestement la représentation selon laquelle il y aurait une nature en général, et, en elle et par elle, une destination naturelle de l’homme. Pareille représentation est une « fiction » pour désigner non pas le récit inventé mais l’agencement matériel des signes. Cependant on doit comprendre par le contexte général de son œuvre que la désignation d’une destination naturelle de l’homme s’ordonnerait à un dispositif non politique, dispositif caractérisé comme celui de la non-division de l’archè, cette non-division qu’interrompt le dissensus proprement politique. La difficulté pour moi est la suivante : si l’on doit souscrire à la mise en question de toute espèce d’imputation de toute naturalité, cela doit se faire à une double condition : il ne peut y avoir de confusion entre le « naturel » et un régime effectif des affaires humaines extérieures à l’apparition de la démocratie, car il n’y a ni « nature (ni droit naturel) », c’est-à-dire autorité pure d’une logique naturelle de domination ; il faut mettre en lumière le fait que la « nature » n’a jamais le statut naturel que voudrait lui imposer la représentation sommaire de la métaphysique post nietzchéenne. Au contraire depuis Aristote, la phusis est donnée comme insuffisante et l’homme doit poursuivre ses fins par la technè. Rancière laisse en souffrance les raisons de l’apparition de la démocratie car elle ne sort pas de ce qui précède par un saut de nature à logos mais doivent se retrouver dans l’agencement politique qui suit. L’effacement laisse une marque à l’origine, renvoyant à des mythes comme des efforts métaphysiques pour penser cette origine. Ce problème renvoie à une autre division relevant d’un nouveau partage du sensible de n’être ni politique, ni religion, ni art. C’est cette altérité qui doit être interrogée comme le dehors de la philosophie. Question métaphysique. 

On pourrait être tenté de penser que Rancière force la conjonction de la question de l’art et de la politique. Cette conjonction articule l’art comme représentation des agencements selon lesquels le sensible se partage, et la politique comme remise en jeu de ces agencements par l’effet du litige qu’ouvre dans la communauté de principe égalitaire l’inégalité à soi de cette communauté. L’art qu’est-ce donc ? Pourquoi y a-t-il ce registre spécifique de la représentation et reconfiguration du partage ? Pour quoi tout cet effort pour dissoudre la spécificité de l’art ? Rancière dégage le moment de la modernité comme celui qui a dégagé le paradigme d’autonomie esthétique. Mais il faut remarquer deux choses : s’il y a un phénomène moderne observé dans l’art (prise de distance d’avec l’artisanat), ce phénomène marque tout en même temps en dehors du domaine de l’art ; mais surtout il y a emploi de termes comme « pratiques artistiques » en remplacement de l’art. Pourquoi n’y a-t-il d’art que selon une irréductible pluralité des arts, disposition qui n’est pas homologue à science/sciences, religion/religions ? Rancière écrit : les pratiques artistiques sont des manières de faire qui interviennent dans la distribution générale des manières de faire et dans leurs rapports avec des manières d’être et des formes de visibilité. Comment ces pratiques interviennent-elles ? Qu’est-ce donc que représenter et reconfigurer ? Car représenter n’implique pas reconfigurer. La question est de comprendre pourquoi et comment le partage du commun et le commun du partage demandent à être reconfigurés. Que le commun doive se présenter en tant que tel d’une manière ou d’une autre, cela peut se concevoir au moins par analogie avec la nécessité pour un sujet d’avoir un minimum d’image de soi. Mais qu’il doive se représenter en mode artistique comme beauté (Platon), plaisir (Aristote et Kant), liberté (Schiller) ou art (Hegel, Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger, Adorno), voilà qui n’est pas simple à saisir. Par contre parler de représentation-reconfiguration, voilà qui relève d’un autre registre. Or ce registre est présent dès qu’il y a image, chant, danse, parure, monument, poème. Ni la résorption dans le service des pouvoirs religieux ou étatiques, ni la réinscription dans la distribution générale des pratiques ne peuvent faire droit à cette spécificité dont à tous égards le discours de Rancière et sa sensibilité attestent la présence. L’art qu’il réinscrit avec rigueur dans le partage général n’en repose pas moins la question de sa distinction irréductible. C’est ici que l’on a besoin de la métaphysique. Même chez Rancière. Il a raison sans doute de pointer aujourd’hui une façon de se détourner des horizons supposés démocratiques pour ne faire confiance qu’à la ténacité d’une action sans horizon mais déterminée à ne pas céder sur sa réinscription aussi fréquente que possible dans la contestation et la subversion des ordres dominants. Je m’interroge sur l’avenir d’une telle ténacité. N’y aura-t-il pas découragement, désenchantement et puis la résurgence d’un réenchantement dont les formes nouvelles du pouvoir de la filiation seraient les prodromes et dont les dangers pourraient être considérables ? Que veut dire « homme », « monde » ? Il y a une métaphysique chez Rancière mais elle gagnerait à être dégagée.

Deuxième partie Chapitre 3 : versions du politique : J Rancière, M Foucault (Mathieu Potte-Bonneville)

Convergence. En partant d’une situation particulière (la colère des intermittents du spectacle), le chapitre tente de mesurer les effets sur l’organisation de la lutte, des référentiels que sont les théories Rancière versus Foucault. En effet les conduites de la lutte sont en train de reproduire des divergences cachées dans les approches théoriques utilisées. Premier geste :  le découplage de la réflexion politique vis-à-vis de ses trois coordonnées traditionnelles que sont la référence à l’Etat, la typologie des régimes et la considération des systèmes. La politique ne se laisse pas décrire ainsi quand pour Rancière la démocratie affole la sage répartition platonicienne. Le système politique doit être pensé par référence aux irruptions de l’altérité. Le second geste est : la réarticulation de la rationalité politique autour d’un rapport inédit entre sensibilité et conceptualité, entre le visible et l’énonçable. La sensibilité est le point d’émergence et l’objet central, expérience qui désoriente l’argumentation raisonnable en en faisant voir la dépendance à l’égard d’une situation historique circonscrite. Simultanément est affirmée la dépendance étroite du visible à l’égard d’un régime toujours spécifique d’énonciation, de catégorisation et de discours. L’identification du politique à un partage du sensible ne doit pas être séparée d’un autre mouvement, accompli dans les textes esthétiques où on critique la sensibilité pure. La réflexion politique pose la question des seuils. Le troisième geste est : la définition du sujet politique au point d’intersection entre une analyse critique de l’assujetissement et une théorie de la subjectivation transgressive. L’institution du règne du droit requiert une individualisation préalable des corps, de sorte qu’un attachement de chacun a ses propres particularités vient contrebalancer l’institution de l’égalité. Il y a convergence aussi pour pointer les limites de l’identification. Il faut que la distribution sociale des identités ne puisse coïncider avec elle-même, de telle sorte qu’une identité excédentaire vienne se saisir de cet écart. Rancière et Foucault pensent dans un contexte commun marqué par le recul du rôle de l’Etat, l’émergence de l’information comme quatrième pouvoir ou comme chien de garde du pouvoir, la mise en place d’un gouvernement par l’individualisation. 

Antinomie. C’est quand il s’agit de caractériser cette constitution de soi que les divergences se creusent. Les notions de politique et de police s’émancipent de l’historicité chez Rancière. D’où : la perspective de Foucault viendrait d’abord se loger dans celle que propose Rancière. Il n’y a de police que sous la condition d’une égalité présupposée et dont les manifestations perturbent le développement ordinaire de la normativité sociale, ouvrant sur un autre genre d’histoire. D’où : on assistera ensuite au déplacement d’une réflexion de fait sur les modes d’exercice du pouvoir à une réflexion de droit sur les condition qui en fondent la possibilité mais en délimitent les prétentions. On passe de l’histoire à la philosophie car la notion de politique autorise un pas au-delà de la contingence historique vers une réflexion vers les principes et formes générales qui s’immiscent dans l’histoire. Ce point est pourtant central chez Foucault dès lors que la subjectivation ne peut se réclamer d’un principe d’égalité universel car elle est entièrement prise dans les jeux de pouvoir, mais sans jamais autoriser l’irruption de la liberté. Notre lecture croisée tombe-t-elle sur une antinomie ? En effet Rancière dit : pour qu’il y ait pouvoir, il faut qu’il y ait une présupposition qui de droit lui échappe, qui ne saurait être pensée sous les mêmes catégories, ni être réduite par son règne censément universel. Cette présupposition c’est que le pouvoir rencontre comme sa condition et sa limite la libre affirmation d’une égalité des êtres parlants, affirmation par laquelle le politique advient comme tel. Foucault à cela répond : puisqu’il y a pouvoir, il ne saurait y avoir d’exception à la règle qui veut que toute position soit prise dans le jeu des captures réciproques et des renversements indéfinis par quoi les uns tentent d’agir sur la liberté des autres ; il ne saurait y avoir d’au-delà ou d’en-deçà de la police. Dans toute antinomie chaque côté souffre diversement de sa séparation d’avec l’autre. Mais dans les luttes concrètes qui se réfèrent à ces penseurs, on aura ceux qui situent leur action politique en dehors de la référence à l’Etat oualors ceux campant aux bords de l’horizon du gouvernement et donc de la prise de pouvoir. Tout ici est question de signe : pour un diagnostic, un pronostic et l’effet significatif du choix. 

Versions. Pour en sortir, il y a maintenant à revenir de ce mouvement excessivement caricatural en montrant que l’un comme l’autre se sont lus et ont tenu compte de leur lecture. Le plus évident : s’il y a frayage entre le regard porté sur l’histoire et le lexique kantien, c’est chez Foucault plutôt que chez Rancière pour qui il n’y a aucune chance de rencontrer la garantie d’un transcendantal. Ensuite le tableau d’un Rancière posant l’extériorité du trait égalitaire, face à un Foucault décrivant un pouvoir sans dehors, semble se renverser dès lors que l’on considère, non plus le dispositif théorique mais l’horizon politique qu’ils tâchent de promouvoir. Poser le principe sous lequel l’intervention des sans-parts s’inscrit est celui de l’égalité, c’est faire de leur exigence une exigence de participation par la production d’une scène commune (Rancière). Elle n’est politique qu’à condition de redéployer l’horizon de la participation et de se redéployer en lui. Foucault lui ne cesse de situer son intervention dans l’horizon d’une sortie de l’espace politique où individus et groupes trouvent la force de se soustraire à une normalisation qui prétend les intégrer sans reste. Sortie par la modernité que les Lumières orientent vers une aspiration à l’autonomie au-delà de la participation même. Enfin la référence à un dehors d’avant l’histoire (la déraison dans Histoire de la folie) ne court pas souterrainement dans le reste de son œuvre, venant perpétuellement fracturer les positivités. Réciproquement chez Rancière les formulations de la Mésentente ne doivent pas faire illusion car le philosophe se laisse affecter par un événement historique, soit l’émergence du régime esthétique en art, marqué par l’indifférenciation des genres et des publics, apparition qui porte en elle-même une politique ou une métapolitique. Tout ceci dégage un point de bifurcation soulignant deux accents pour deux versions. Je veux parler des notions de démonstration (Rancière) et de problématisation (Foucault). Là, derrière Rancière, on voit un renvoi à Aristote entre ceux qui ont part seulement à l’utile et au nuisible, et ceux qui ont part à la discussion portant sur le juste et l’injuste. Le syllogisme rassemble dans la forme d’une majeure le principe égalitaire et d’une mineure empruntée à l’ordre policier, de telle sorte que la distance du fait et du droit apparaît à la fois irrécusable et inacceptable, obligeant ceux qui s’y confrontent à trouver une solution. Foucault ici fait le chemin inverse : parce qu’il n’est pas de dispositif de pouvoir qui soit exempt de fêlures où l’ordre normatif entre en conflit avec lui-même, et parce que cette problématisation traverse les individus, la possibilité demeure de se faire sujets à travers la mise en question des zones d’ombre même si le problème est insoluble et qu’il n’y a aucune politique qui puisse détenir à l’égard de la folie, de la sexualité, la solution juste et définitive. De là l’adresse de la théorie à la pratique : pour Rancière c’est toute la communauté qui est interpellée et pas pour Foucault, pour qui les luttes sont réservées aux concernés. De là les enjeux de l’éthique face au politique : pour Rancière éthique rime avec ethos, le mode de vie qui correspond au séjour d’une manière d’être au monde alors que chez Foucault cela résonne comme une manière de se conduire. Rancière voit l’éthique comme ce qui referme la brèche du politique (l’effraction de l’événement) en court-circuitant l’action par un recouvrement du fait par du droit ; chez Foucault la différence décisive passe entre le sujet et son environnement induisant une action comme manière dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux codes. Il y a chez Foucault une puissance différenciante, une manière de rompre la règle dans l’acte même. Rancière est sensible à une voix en écart d’un discours, mais il est en train de parler après Foucault. Foucault « rejoint » Rancière dans une méfiance des consensus. Et là on voit une fois encore que déjà Aristote a senti qu’il devait nuancer sa version.

Deuxième partie Chapitre 4 : Rancière à contretemps (Kristin Ross)

Devant le Maître ignorant, je me suis trouvée enchantée. Ce livre résonnait avec des approches d’Ivan Illich et Paulo Freire. Les années en France dans les années 80 ont été une époque philo-américaine où la France s’est adaptée à la prééminence d’une orthodoxie libérale américaine pour laquelle l’égalité était conçue comme un ensemble de principes à interpréter juridiquement et non comme un enjeu politique. À cette époque le terrain interdisciplinaire avait été submergé par le concept de spatialité, faisant émerger l’urbanisme, l’architecture, l’ethnologie et la géographie. Ce tournant a été renforcé par un appel au culturalisme. Le projet de Rancière est ici à contre-courant. Le fonctionnalisme affirmait le statu quo lorsqu’il présente un système complet auquel il ne manquerait rien. De même les critiques du post-modernisme avaient le vent en poupe, comme Jameson mais pas Lyotard beaucoup plus subtil. Rancière a préféré réfléchir à la manière dont le temps façonne les rapports de pouvoir et d’inégalité ainsi qu’à la manière dont sa dénaturalisation brise ces mêmes rapports : les rythmes et programmes temporels de travail et d’idéologies tout comme ceux de l’émancipation. Ici on croise Althusser, Ernst Bloch, Halbwachs. Mais on s’oppose à Bourdieu et Michel de Certeau qui recherchaient une pensée qui les libèrerait du carcan de l’épistémologie et leur permetterait de revenir au social. Le changement ayant été exclu et la temporalité gelée, la voie était ouverte pour un portrait consensuel et socialement cohésif dans la culture ordinaire. Proche de Foucault, Poulantzas était seul en mesure de formuler des questions qui montraient comment le pouvoir opère comme la subordination réelle : le pouvoir supposé être toujours déjà-là, était aux prises avec des tactiques de résistance de masse tout aussi immuables. Le pouvoir est donc absolu. Sur la question des rapports inconscience- mouvement répétitif, Bourdieu avait dégagé son habitus comme ce qui nous permet d’accumuler des expériences collectives sans nous en rendre compte. Rancière et Révoltes logiques n’y voyaient qu’un continuateur de Durckheim, père de la sociologie. Que se passe-t-il si le point de départ est l’émancipation ? Le concept de culture n’a pour effet que d’effacer ce mouvement de subjectivation qui s’opère dans l’intervalle entre plusieurs nominations et sa fragilité constitutive. Dès que le point de départ est l’espace, la voix des individus ne peut plus être que l’expression naturalisée et homogénéisée de ces espaces. Un autre travail des années 70-80 a été consacré à un implacable travail de démantèlement de l’événementiel. L’Ecole des Annales s’est efforcée de mettre en lumière tout le poids et l’inertie des siècles dans les façons d’agir ainsi que la circularité des natures et des fonctions. Ici arrivent les Nouveaux Philosophes, François Furet et la Fondation St Simon. Leur but était de mettre les sciences sociales au service de l’Etat. Rancière résiste avec Benveniste pour qui l’événementiel dépend de la parole. Le langage est ainsi organisé qu’il permet à chaque locuteur de s’approprier la langue entière en se désignant comme « je ». La subjectivation ne prend jamais l’ampleur d’une théorie consistante du sujet et on ne trouvera pas d’ontologie explicite. L’instance d’appropriation s’accompagne d’un  moment de désidentification, creusant un écartement dans l’identité. En relisant Marx, Rancière vole le temps pour faire place à la nuit des prolétaires et décaler l’attention de la journée de travail ouvrier (Ricardo) pour pointer l’opération de valorisation du capital à partir de la plus-value. Soit un accent sur la production. 

La thématique temporelle se dégage de son Maître savant, Althusser. Les antagonismes de la politique empirique ne fourniront jamais à la philosophie le moment opportun pour s’allier à l’action politique : ce n’est jamais, ce ne sera jamais le bon moment. La temporalité propre à ceux qui savent est celle de l’attente, qui permet à la théorie de prendre son temps. Pour Rancière au contraire, c’était bien le rapport entre différentes temporalités qui méritait l’attention. Jacotot développe le thème d’une structure du délai. Jacotot est à aborder comme un exemple, à côté de Gauny, Blanqui, voyageurs dans le temps puisque depuis le 19ème siècle, ils nous parlent. Chacun détient toute sa spécificité individuelle ainsi que sa contingence historique, car Rancière veut rester au niveau particulier. Des personnages historiques, contextualisés comme des personnages littéraires, sont là pour réfuter, via la philosophie, les idéologies politiques. Ceci impulse à l’histoire une toute nouvelle énergie.  Plutôt qu’un critère qui déterminerait le temps nécessaire pour transformer la société telle qu’elle est en une société telle qu’elle devrait être, l’égalité favorise la pensée, l’expérimentation, l’invention. Jacotot fait figure de non-contemporain à son temps, anachronique, ce qui est une qualité pour Rancière. Dans l’histoire des formations sociales, il y a une multiplicité de temps, dont quelques-uns se présentent comme des répétitions, tandis que d’autres forment des plis qui joignent l’ancien au contemporain, le nôtre, temporalités qui se téléscopent : le futur apparait dans le présent, le présent répète le passé mais cet anachronisme doit être pris au sérieux car aujourd’hui on est dans la possibilité d’en dégager l’événement . Notre époque a tôt fait de réviser le passé ; pour que surtout il n’y ait pas prise de conscience des événements car ils font peur. Les Nouveaux Philosophes ont inventé le post-modernisme pour que soit proclamée la fin de l’art, de l’idéologie, de la politique, de la fin du temps comme porteur de sens. Rancière résiste.

Deuxième partie Chapitre 5 : la permanence de l’éclair (Dimitra Panopoulos)

La déclaration. Sans théorie révolutionnaire, pas d’action révolutionnaire. Il nous faut maintenant tirer l’expérience de ce que la révolution culturelle et la révolte idéologique des étudiants nous ont rappelé : coupée de la pratique révolutionnaire, il n’est pas de théorie révolutionnaire qui ne se change en son contraire. Des démêlés de la théorie et de la pratique, l’on n’a pu se sortir que par une nouvelle conception de la pensée, indivisiblement théorie et pratique, conceptualisation dont la rationalité n’est reconnue que si son ancrage et ses effets réels sont immédiatement visibles et imaginables. La conception de la pensée ici en jeu substitue dans la définition le terme d’expérience à celui de conséquence, pour rendre plus sensible la dimension de processus à l’œuvre dans toute séquence politique, et nous engager à considérer plus sérieusement qu’elle a effectivement part, cette pensée, à une reconfiguration du sensible, en intervenant sur sa ligne de partage. Les occurrences d’indivisibilité de la pratique et de la théorie se laissent désigner en terme de déclaration : c’est d’elle que dépend la reconfiguration du partage du sensible, pour autant qu’elle met en œuvre l’axiome égalitaire. La déclaration donne à la situation sa dimension politique. Mais ce nouveau partage du sensible, s’il est susceptible de reconfigurer, de proche en proche, l’ensemble de la situation, aura-t-il nécessairement un tel pouvoir ? La déclaration articule ce qu’il pourrait et devrait y avoir à partir d’un point réel et déjà effectif de la situation. La question est de comprendre de quelle manière l’on peut durablement déployer l’expérience qui vaudra conséquence d’une déclaration, faute de quoi le monde qu’elle est à même de produire ne s’attestera jamais que le temps d’une fulgurance. Car il ne s’agit plus de la fonder pour en exiger la reconnaissance puis les effets, transformant le droit en fait, mais, la considérant comme l’axiome qui déjà rendait possible que la déclaration des droits de l’homme devienne source de droit, d’en décider tous les effets pensables comme autant d’effets immédiatement réels. L’élan prodigué par l’idée de la maxime égalitaire ne serait pas tel si une orientation ne lui était pas déjà immanente. Cette orientation ne semble pas requérir d’en formaliser l’organisation militante. Et pourtant il semble bien qu’elle organise un travail des conséquences. Nous isolerons comme un vecteur essentiel la notion de désidentification à l’œuvre dans toute déclaration égalitaire : toute déclaration énonce indivisiblement ce qu’elle dit et qu’elle est dite d’un autre point que celui auquel nous assigne le compte étatique de la police, et à l’égard duquel elle se donne comme une désidentification. Mais la désidentification n’est pas toute comprise dans la déclaration. Une déclaration en appelle une autre car la déclaration n’est intelligible que dans un processus. 

La désidentification. C’est le mode sur lequel s’opère la scission propre au partage du sensible. Scission double, car elle n’est pas le simple partage entre ceux qui énoncent une formulation nouvelle de l’axiome égalitaire et ceux qui s’y refusent explicitement. Mais aussi cette scission interne au sujet qui fait de celui-ci le résultat jamais stabilisé de ce grand écart, entre ce qui est étatiquement compté de lui et ce qui est l’enjeu de la maxime égalitaire. Ces deux bords subsistent dans leur écart irréductible. Pourquoi est-ce qu’il n’est pas même souhaitable de concevoir cet écart comme devant être idéalement résorbé ? Parce que c’est cet écart qui est le lieu même de la production de la subjectivité politique. Comment comprendre que la subjectivité politique ne s’articule pas de façon réactive à la face comptée par la police ? Une subjectivité réactive assimilera la déclaration à une simple revendication. C’est donc tout l’enjeu. La solution est logique, si l’on fait fond sur cette dualité irréductible à l’exclusion de tout autre terme : si la subjectivation ne surgit pas comme simple réaction à la pression exercée par le pouvoir dans son mécompte des sans-part, c’est donc qu’elle naît en vertu d’un processus qui lui est propre. Pour Rancière ce commencement tient à son propre positionnement au moment de son assignation comme jeune soldat pour la guerre d’Algérie. La désidentification pose le problème de la rupture continuée. Si la désidentification portée par la déclaration organise une expérience, il faut qu’on puisse en reconduire le geste. Mais alors de quoi se désidentifiera-t-on ensuite pour rester fidèle à l’exigence de distance prise avec toute figure organisatrice d’un ordre ? Car ce n’est pas seulement se désolidariser de l’inacceptable. Il y faut un détour par l’art, celui qu’il propose d’appeler régime esthétique de l’art et qui se définit comme anti-représentatif. L’art devient capable de se rapporter à la représentation sur un mode qui autrefois aurait été jugé comme un non-rapport. C’est de l’assignation des procédures par principe à telle ou telle fonction que l’on se délie. L’identité des contraires est ce qui rapporte deux termes en réalité plus hétérogènes que contraires, qui se modulent ensuite selon des associations de purs contraires. L’hétérogénéité sera par exemple celle du montrer et du dire, déclinée ensuite en vu et non-vu, su et non-su. Mais le thème de l’identité des contraires impose pour son élucidation complète d’être saisi à l’intersection de ce qu’il est d’une part en termes d’esthétique et d’autre part de l’intérieur de la politique elle-même. La ressource propre à l’identité des contraires c’est d’être la seule identité qui se manifeste immédiatement comme un processus, par la coïncidence des contraires qu’elle associe tout en dissimulant la cause de leur identité ; l’identité des contraires, organisant une coïncidence qui n’est possible que parce qu’elle est à la fois immédiatement et durablement la positivité d’une production. C’est la découverte de Marx : la nature double du travail, à la fois créateur de valeur d’usage et créateur de valeur d’échange, qui fait qu’il peut être un travail concret ou un travail abstrait, est la clé et le moteur du capitalisme. 

L’identité des contraires. La production est un processus inscrit dans la structure même de cet écart qu’isole la dite identité des contraires. La notion d’identité prévaut sur celle d’unité. Il s’agit de comprendre la dimension opératoire de cette notion, la valeur étant la résultante de cette coïncidence des hétérogènes. La plus-value est produite dans l’écart entre valeur d’usage et valeur d’échange. Et il s’agit de comprendre pourquoi cette coïncidence peut être dite contradiction. On doit penser cette notion comme distincte de la négativité hégélienne dans lquelle la désidentification réaliserait l’essence de l’identité. Dans le couple valeur d’usage/valeur d’échange, ce qui se joue c’est le devenir aliéné de la valeur d’usage, le fétichisme de la marchandise, où la valeur d’usage se perd dans une valeur qui est sa négation. La dynamique propre à l’identité des contraires réside dans ce paradoxe qu’elle associe ces contraires au point de leur irréductibilité : elle homogénéise ce qui ne saurait l’être ; elle fait travailler comme source de toute production une correspondance sans rapport. C’est pareil dans l’art d’aujourd’hui : la ruine des anciennes catégories de la représentation en passe par la désarticulation d’un certain rapport normé entre le dicible et le visible. La ressource motrice d’une véritable contradiction est de l’ordre de la transformation réciproque, mais telle qu’aucun des deux termes ne vient à s’abolir dans l’autre (polarités). Un sujet n’a pas à être organisé au sens où le militantisme l’exige selon des contraintes toutes extérieures. Le sujet est à lui-même le lieu de son propre développement en même temps que de ce qu’il est à même d’affirmer : il est cette ellipse propre à l’identité des contraires ; l’ellipse est une des formes de mouvement par lesquelles cette contradiction se réalise et se résout à la fois. Les ouvriers sont capables de désigner les maîtres et leur propre coexistence avec eux à partir de cette déclaration qu’ils sont bien des maîtres mais non pour autant les maîtres des ouvriers. La notion d’identité des contraires permet d’éclairer cette contradiction réelle mettant en œuvre deux termes effectivement exclusifs l’un de l’autre, et d’envisager qu’un même sujet puisse en être le lieu sans avoir à endurer une scission qui confine à la schizophrénie. L’identité des contraires fait de la subjectivité le lieu de production de la politique d’émancipation, et elle organise la pensée en la déliant de tout processus critique. Car Marx ne critique pas loin assez. Jusqu’au point où la critique s’applique à elle-même. Comment cela est-il possible en sorte de pouvoir sortir de la problématique de l’aveuglement supposé nécessaire à tout champ d’intelligibilité. Il est nécessaire que la rupture donne lieu à un processus, pour n’être pas réductible à l’acte révolutionnaire du renversement des rapports de force dans la prise de pouvoir, et pour pouvoir être conçue autrement que sous l’unique forme d’un tel acte. La question est celle du déplacement d’une question de temporalité à une question de situation. La question n’est pas seulement de savoir comment n’être pas pris aux rets de son propre aveuglement, mais aussi de savoir sur quel mode il convient de s’adresser à qui ne partage pas le discernement escompté pour obtenir des transformations de la situation. Car la critique est sans effet. Il est nécessaire d’envisager un autre concept de l’histoire. Et ici on rencontre Althusser. 

La grande production. Brecht pense une théorie de la distanciation évaluée au niveau d’une technique de l’acteur, impropre, juge Rancière, à rendre compte de la spécificité de la désidentification. Les exigences de la distanciation ne vont pas jusqu’à éradiquer une volonté de représenter le vrai. Mais Brecht expérimente quelque chose comme l’impuissance du vrai. Dans cette impuissance du vrai, est mise en cause la didactique. La pédagogie entrave le processus de production. Le théâtre n’est jamais envisagé qu’à titre de relais, proposant une propédeutique favorisant la prise de conscience. Mais alors comment la didactique créatrice peut-elle s’abolir en pédagogie ? Rancière pointe un paradoxe : une volonté de représenter le vrai, alors que Brecht entend par son théâtre entrer dans l’ère de la Grande Production. Si la distanciation échoue dans la mise en œuvre de la grande production, c’est qu’elle n’échappe pas absolument au système de l’ancienne production théâtrale. Quelque chose de la conception d’ensemble n’est pas suffisamment réévalué et transformé, qui concerne l’adresse au spectateur. Brecht ne rompt pas véritablement avec les figures aliénantes du mode de production dissolvant toute valeur d’usage dans la valeur d’échange. Le procès qui lui serait fait consisterait à dire que la transformation subjective à laquelle prétend le théâtre de Brecht échoue dans la mesure où les ressources du matérialisme historique font l’objet d’une transmission, comme s’il s’agissait d’un savoir parmi d’autres, quand il devrait donner lieu à une nouvelle production. Rancière montre que cette dialectique n’échoue qu’au regard de ses propres attentes mais non pas qu’elle reste sans effets. Il y a une dialectique à l’œuvre dans cet échec de Brecht, qui permet de relever positivement l’identité des contraires dont il reste captif. Une forme de corruption vient se loger qui s’avère salvatrice et produire l’effet souhaité mais qui n’est lisible que si l’on se place au point de vue de la nouvelle production. La vérité devenue valeur d’échange, doit retrouver sa valeur d’usage par les voies paradoxales du mensonge. La juste évaluation suppose que l’on n’identifie plus la corruption au régime de la morale, mais implique de ne plus envisager la politique selon les catégories de vérité et de justice. Il faut se sortir de la problématique des conditions de l’avènement du socialisme. Tirer de cela les conclusions qui s’imposent, c’est en venir à considérer que si l’on peut dire qu’il faut qu’il en soit ainsi, c’est que c’est pensable, possible et déjà commencé. 

L’éclair Althusser. La politique n’est pas réductible au jeu de l’idéologie non plus qu’à une nécessité historique. La nouvelle conception de la politique impose que les éventuelles continuités ne soient plus identifiées qu’à l’aune des ruptures événementielles, et non rapportées à quelque telos historique. Et de considérer que les discontinuités sont véritables et ne préservent pas de l’irrationalité de ce qui peut advenir. Dans le litige entre Rancière et Althusser, c’est ce paradoxe de la rupture continuée qui est en jeu. Althusser a méconnu le lieu véritable de l’événementialité politique. Pour autant, le litige porte peut-être moins sur la dimension textuelle de l’intervention althussérienne, que sur une certaine conception de la théâtralité. Le grief à faire à Althusser est d’exercer un contrôle tel sur les déclarations que les interlocuteurs en soient par avance identifiables. La reconnaissance se trouve alors proposée comme la seule signification qu’il convienne de prêter à l’exigence brechtienne de la distanciation. La dimension virtuellement politique de la distanciation à l’œuvre dans une pièce résidera dans l’achèvement que le spectateur peut donner à la pièce. Paradoxe : le spectateur produit devient l’acteur qui par définition n’existe qu’à échapper à la pièce, et donc à l’idéologie qui la soutient. Nul ne s’avérera en avoir été le spectateur spécifique s’il ne devient l’acteur d’une scène dans laquelle l’on ne saurait plus envisager de spectateur, puisqu’aucune action ne s’y jouera susceptible d’être adressée à quelqu’un comme à un spectateur. Le spectateur se doit dès lors de ne plus s’adresser à personne comme à un spectateur. Marx assigne les ouvriers à une place : celle de faire la révolution. En cela les ouvriers sont censés être déjà des communistes. Dans cette logique, on ne parvient jamais à identifier l’ouvrier véritable. Il n’y a donc pas d’intermédiaire, pas d’identité prolétaire et l’assignation de la tâche de faire la révolution ne peut être enseignée que du dehors, puisqu’elle présuppose un ouvrier véritable. Dans la Nuit des Prolétaires, les ouvriers font toutes sortes de choses et détestent être réduits à la force de travail. La classe prolétaire fait l’objet d’une identification interminable. Toute politique démocratique ou d’émancipation se doit de rompre avec cette dimension de la pensée de Marx. Rancière montre en fait que la non-coïncidence entre prolétaire supposé par la théorie et prolétaire réel, peut être relevée positivement comme la nouvelle identité des contraires. La formalisation de l’écart irréductible constituant le foyer de la subjectivité politique ne se trouve jamais si bien précisée que dans les développements relatifs au régime esthétique. 

Une subjectivation libre de tout ressentiment. L’identité des contraires permet de soustraire l’émancipation de son vis-à-vis supposé : il ne s’agira plus de l’extraire de l’aliénation comme une gangue naturelle au moyen d’une prise de conscience savamment inculquée. Les transitions n’ouvrent à rien de nouveau, il n’y a pas de transformation progressive qui en passe par la transition. C’est la nécessité de rompre avec cette temporalité qui requiert d’en finir avec la problématique de l’adresse. Que signifie rompre d’avec le régime de la représentation ? C’est une autre occurrence de l’identité des contraires qui permet d’entrer autrement dans le régime de la représentation. Puisque la conscience d’être exploité ne suffit pas à se soustraire à l’exploitation, c’est que la représentation doit pas tant faire l’objet d’une critique des illusions qu’elle soutient, que devenir le lieu d’une puissance spéculative faisant un monde en en énonçant les prescriptions fondamentales. Ce qui est en jeu pour la politique dans la rupture avec le régime de la représentation, c’est la corrélation supposée essentielle entre la subjectivation et les effets de l’idéologie. Ce qui est cherché c’est une émancipation sans rapport avec la sortie de l’assujettissement, une subjectivation libre de tout ressentiment. C’est pourquoi, dans le régime esthétique, la figure emblématique de la subjectivation émancipée, c’est Œdipe : il est celui qui ne sait pas ce qu’il fait, qui est incapable d’en rendre compte. Que peut-on envisager comme transformation qui ne soit pas une production marchande ? Ni plus ni moins qu’une transformation subjective. Quand du subjectif en vient à se manifester c’est qu’il atteste d’une événementialité réelle, qu’il en est l’expression. Oedipe c’est celui pour qui vivre, c’est continuer sans la chance d’aucun lendemain, non pas déchiffreur aveugle de l’énigme qui porte sa perte, mais déchiffreur de l’énigme que les autres sont morts de n’avoir pas su déchiffrer.

Deuxième partie Chapitre 6 : l’ignorance du sensible (Bruno Bessana)

Je prends ce que Rancière ignore, l’ontologie. Quel type de mouvement abstractif peut-on construire en allant de la dispersion sensible des œuvres d’art à la position d’une ontologie de la multiplicité ? Qu’est-ce qui reste, dans la philosophie, de ce sur quoi elle opère ses abstractions pour former ses propres concepts ? L’avancée spéculative de la pensée de Rancière se situe dans la relation nouvelle qu’il permet d’établir entre l’effort pour abstraire une ontologie à partir des données sensibles (qui sont objet de l’esthétique), et l’effort pour laisser ouverte dans la philosophie l’expérience de ce sensible. À travers le travail de Rancière l’ontologie et la connaissance du sensible, l’esthétique, rentrent dans une relation qui est essentielle, à condition d’être contrariée. « Le savoir ne se donne pas, il se prend. On ne peut réellement enseigner que ce que l’on ne sait pas ». Si le maître enseigne ce qu’il sait, l’élève apprend ce qui lui est donné ; donc pour ap-prendre réellement, il faut que l’enseignant ignore ce qu’il nous enseigne. Il nous faut déceler dans les livres de Rancière les éléments différents de l’ontologie, qui, étant sur un plan d’égalité avec celle-là, font signe vers elle, et sont susceptibles de fonctionner comme des éléments qui viennent la redifférencier à l’intérieur d’elle-même. Nous cherchons des éléments arrachés à l’art et à la politique, et, qui peuvent fonctionner  comme des éléments qui creusent l’écart dans l’ontologie pour l’interrompre et la reconfigurer. 

Rancière prend ce que la philosophie ignore, le sensible. Rancière capte, aux lisières de la philosophie, ce dont la philosophie se constitue, et qui néanmoins ne rentre pas en elle. Le divers sensible en tant que puissance propre de formation de concepts. Rancière occupe des intervalles entre histoire et philosophie, entre philosophie et politique, entre esthétique et philosophie. Il se sert d’un matériel sensible et vient animer un espace conflictuel à l’intérieur de la philosophie. Et ceci est possible parce qu’il croit que ces différentes expériences ou disciplines sont sur le même plan, au sens où leurs contenus sont réciproquement traduisibles et peuvent devenir des éléments des discours d’autres pratiques. Il parvient à analyser le politique comme relation entre un état de police et une politique qui intervient pour différencier ce dernier, et il finit par analyser la politique en un sens nouveau, comme dispersion des actions dissensuelles, qui introduisent une différence sur le plan du consensus et de la gouvernance. Dans l’enchevêtrement de ces trois sens, nous pouvons lire deux mouvements complémentaires : le premier, c’est un mouvement qui va d’une politique abstraite et figée à une politique concrète et mobile. Le deuxième mouvement pointe les concepts : la politique, le politique et finalement la politique en un sens nouveau comme action qui pose une égalité qui différencie le plan des faits. Il y a alors passage du plan des faits à celui des actions. Nous approchons de la dimension conceptuelle qui décrit les forces, agissant sur la surface des phénomènes. Peut-on alors faire un pas de plus, parvenir à l’espace théorétique d’une série de concepts intraphilosophiques tels que être, différence, égalité, relation, sujet, événement, sans perdre la frappe du concret des analyses dont ils sont tirés ? La philosophie n’explique rien, mais prend son savoir de l’extérieur. Les concepts que nous pointerons, et notamment le rapport entre égalité et différence, le partage, la contrariété, sont des sortes de formations intermédiaires entre concept abstrait et matériel sensible. Ce qui intéresse Rancière est de faire sortir les effets strictement philosophiques de l’abri dans lesquels ils se sont cachés, de les remettre au risque des forces sensibles dont ils s’engendrent.

Les différents noms de la différence. En partant de l’analyse concrète de la pratique militante, Rancière constate que la politique est une forme dissensuelle de l’agir humain. En termes conceptuels on dira que la pratique politique est définie comme une divergence, une adversité, un dissensus, qui néanmoins tient, dans la forme définie d’un sujet. Mais pour qu’une telle forme dissensuelle tienne, i faut qu’elle se croise d’une manière spécifique avec le concept d’égalité. Dans la politique consensuelle d’aujourd’hui, une démocratie est d’autant mieux assurée qu’elle est plus parfaitement dépolitisée, qu’elle n’est plus perçue comme l’objet d’un choix politique mais vécue comme un milieu ambiant. Toutes les opinions sont égales dans la mesure où elles acceptent de ne pas toucher aux partages des places assignées. Faute de quoi elles ne sont plus considérées comme différentes mais rejetées comme inexistantes. Là contre lutte Rancière : pour qu’un événement ait lieu, il faudra  qu’il y ait une relation diférente entre l’égal et le différent. La démocratie est un pouvoir de différenciation, qui re-différencie toute unification productrice d’inégalité. La démocratie advient comme le pouvoir de défaire les partenariats, les collections et les ordinations. La démocratie advient par révocation immanente de la structure transcendantale qui égalise les différences et les hiérarchise ; elle pose au contraire l’égalité comme expression événementielle d’une différence différenciante. Ce que cette égalité brise c’est ce qui ontologiquement fait barrage à l’égalité, à savoir l’existence d’un partage transcendantal entre les parties que l’on déclare égales. Défaire les partages transcendantaux, c’est partager le plan de l’égalité, et affirmer l’égalité différenciante, c’est défaire les différences égalisantes. 

Le partage est le nouveau nom du rapport entre égalité et différence. Un tel nouveau mode de mise en relation de l’égalité et de la différence renvoie au double sens du mot « partage ». Un partage du sensible fixe en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Partager c’est partager une expérience commune, mais c’est aussi se partager, selon des rôles établis, les ressources issues de cette expérience. Le mot partage évoque une expérience égalitaire où des absents, des non-comptés, déclarent leur présence sur la scène. Pour faire cela, il faut révoquer le régime de perceptibilité qui distribue, qui partage les différents rôles des sujets présents sur scène. Du partage c’est en même temps une vérification d’égalité et une vérification de l’écart entre les discours. Le partage institue un plan où, en faisant tomber tout partage transcendantal qui égalise les discours et les sujets dans des formes données, les discours deviennent sensiblement différents. Le partage fait apparaître l’égalité de toutes les parties de la situation, en tant que capables d’y inscrire sensiblement une différence. Le partage est un mode esthétique d’inscription d’un événement. Que le partage soit une rencontre où la présupposition d’égalité permet le surgissement d’une différence sensible, c’est ce que l’on voit aussi quand différentes pratiques partagent une même expérience : la rencontre entre philosophie et politique. Il est le nom d’une rencontre polémique, et pour cela même égalitaire. Ce partage polémique indique qu’entre ces pratiques, il y a une relation de mésentente. La mésentente est indiscernabilité de deux incompossibles. Les différentes pratiques, dans leur rapport égalitaire, partagent le surgissement de la même différence sensible, et en tirent des conséquences équivoques. Chaque usage spécifique qui, dans une pratique, est fait du surgissement d’une différence, est redevable de la synthèse qu’elle fait des usages qui en sont faits dans les autres pratiques, et reste sensible à la frappe que les émergences de sens de ces pratiques peuvent faire sur elle. Ce que les pratiques partagent, ce n’est donc pas quelque chose, mais un même surgissement sensible d’une différence. Ce qu’elles ont alors en commun c’est un point de croisement, d’échange et d’interférence entre significations différentes. Le sensible c’est un commun qui n’est pas un, c’est un terme équivoque sur lequel bâtir une mésentente productive. Ce sensible est l’objet propre de l’esthétique. 

Esthétique. En parlant d’esthétique, Rancière couple un mot au concept de mélange. Il suffit pour cela de penser à son Fable cinématographique, où le propre du cinéma comme forme de pensée est saisi comme une désappropriation qui se joue sur la lisière brouillée entre art et vie quelconque, entre art et commerce, entre art visuel et littérature, entre modes de perception sensible et théorie. La confusion est le nœud même par lequel pensées pratiques et affects se trouvent institués. Ce mot de confusion permet d’identifier les objets, les modes d’expérience et les formes de la pensée de l’art. L’identification des objets se fait par un mécanisme de désidentification : un objet est nouveau s’il introduit un différentiel sensible capable de l’identifier sur le point de ruine des catégories qui l’identifient. Le surgissement d’une figure nouvelle par désidentification introduit en même temps une égalité et une différence : chaque objet nouveau introduit une sorte de dévissage des catégories existantes, vient les différencier. Cette puissance de surgissement c’est le propre du quelconque. Le quelconque devient l’objet propre de l’esthétique. Le quelconque c’est l’objet qui, en s’imposant sur le plan de l’apparaître, ne déclare pas simplement les droits d’un objet de plus à devenir sensible et intelligible : il déclare que tout objet est au même titre intelligible, en vertu de sa nature sensible, de sa capacité à introduire une différence. Le sensible est l’introduction d’une différence sur le plan de l’apparaître qui égalise les partages, se mettant toujours au risque d’en introduire des nouveaux, et contrariant en même temps ce même mouvement. Le partage du sensible c’est l’apparaître contrarié et événementiel de l’être comme différence. Entre la tendance de l’art à changer le monde en rentrant dans la vie, et sa volonté de devenir indépendant des logiques de la vie marchande et politique, entre l’indépendance de l’art à l’égard de tout discours, et sa tendance à devenir égal au discours qui déclare cette indépendance, il y a toujours une compénétration. 

S’en suivent des acquis théorétiques provisoires. Ils concernent l’ontologie, l’événement, le sujet. Nous ne les résumons pas.

Deuxième parte Chapitre 7 : dissidence, différend, dissentiment ; Jacques Rancière ou l’action révolutionnaire aujourd’hui (Jacques Poulain)

Je ne résume pas les deux derniers chapitres de cette deuxième partie. Celui-ci parle de Habermas. Il n’est pas clair de trancher si Rancière est pour ou contre Habermas mais il est pour Benveniste.

Deuxième partie Chapitre 8 : Existe-t-il une esthétique rancérienne ? (Eric Alliez)

Rancière est-il pour ou contre Deleuze, c’est ce dont parle ce chapitre. Les positionnements de Rancière s’éclairent peut-être avec l’idée que le propre de Rancière est de faire jouer le rapport et le non-rapport. 

Nous abordons ici la troisième partie : Partage esthétique. Nous continuons le résumé dans une seconde moitié à suivre.