Ce livre introduit à une philosophie à partir de la présentation de quelques traits biographiques de son auteur. Ceci suggère que dans les cas où l’œuvre d’une vie est mue par une recherche de « quelque chose » dont l’auteur n’a pas vraiment idée au départ, ce sera par un travail d’écriture que les trouvailles se déposeront. Un peu comme si un « work in progress » consistait à s’affronter régulièrement à un obstacle, une résistance.
Les 100 premières pages racontent la vie de l’auteur, dans une interview de Jeannie Carlier. Je m’attarderai sur la deuxième partie.
Dans les jupes de l’Eglise
Dans une première partie donc, on se retrouve dans l’influence de l’Eglise. En effet, Pierre Hadot est un séminariste dans les années 1946. L’interview remue des souvenirs…pas sans importance. On y croise des références mystiques, que, dans le monde ecclésiastique, on regarde avec méfiance alors que le surréalisme y triomphe dans des expressions consacrées comme : « la grâce d’état palliera à vos pulsions pédophiles » (et on s’abstient de toute mesure d’isolement des prêtres concernés, à distance des enfants) !! Ce souvenir pour le moins acerbe indique une posture critique qui ne fera que s’accentuer. Mais en même temps cela fait sentir une attirance pour la mystique.
Chercheur, enseignant, philosophe
L’interview dégage l’amorce d’un programme qui prendra toute une vie pour se réaliser. Les thèmes privilégiés y sont en gestation : la philosophie comme manière de vivre, l’attitude des Anciens à l’égard de la Nature, la mystique plotinienne, le stoïcisme de Marc-Aurèle. On y croise aussi Georges Bataille, Rilke, Goethe, Novalis, Wagner, et Nietzsche.
Au-delà des 100 premières pages, le livre se concentre sur la période privilégiée du philosophe, la pensée antique. Essentielle pour notre temps, en quête de spiritualité. Ce sera le stoïcisme qui répond aux besoins vitaux de l’auteur.
Le discours philosophique
Arnold I Davidson prend le relais de Jeannie Carlier, sur la question du discours philosophique. Un jeu de questions-réponses se prolonge en une « disputatio » comme il y en avait au Moyen-Âge en scolastique : quand apparait le commentaire, c’est toujours dans un questionnement du texte référent, comme autorité magistrale (il faut savoir que les écrits systématiques naissent au 17ème-18ème siècles). Ceci est un reste de sa formation cléricale. Qui n’est pas sans insister !
Sur l’interprétation des textes antiques
Voici le premier apport substantiel du travail du philosophe proprement dit, soit une méthode d’interprétation.
Dans l’Antiquité il faut toujours lier le propos philosophique au genre littéraire…à savoir souvent des notes que l’on prenait pour soi-même. Ainsi Marc-Aurèle s’auto-persuade, en gardant pour lecture ses notes, sur les préceptes d’Epictète, dont les aphorismes invitaient à des exercices spirituels.
Le genre littéraire oriente l’interprétation des textes antiques car on y trouve indication des intentions de l’auteur. Ainsi Marc-Aurèle dit qu’il faut conformer ses désirs, et ses jugements, à la raison. Interpréter c’est répondre à 3 questions : a) sur ce que l’auteur doit dire depuis un point de vue imposé (le stoïcisme, par exemple) ; b) sur ce qu’il peut dire (les libertés qu’il prend en fonction du destinataire, ouvert ou pas) ; c) ce qu’il veut dire, soit le sens de ce qu’il dit. En effet, de nombreuses significations peuvent être tirées de ce qui est dit par des lecteurs de différentes époques. Pour bien interpréter, il faut se défaire de la partialité du moi individuel et passionné, pour se hausser à l’universalité du moi rationnel. Mais il faut aussi s’engager dans sa lecture … dégageant la valeur qu’elle a pour soi. L’objet du travail est surtout de rendre le texte actuel, ce qui suppose qu’il y a une nature humaine et qu’Epictète est ton frère en humanité.
L’entretien en arrive alors, latéralement, aux contre-sens qui dans l’Histoire ont été créatifs. Cette constatation vaut pour le propre travail de Hadot, aussi. En effet, il est marqué par plusieurs influences qui ne cessent de l’affecter. Au point de fourvoyer sa recherche.
Expérience unitive et vie philosophique
Le second apport est un travail qui ne satisfera pas longtemps, car c’est une fausse voie, le néo-platonisme.
L’expérience mystique est parlée dans des termes propres à l’amour conjugal. Plotin est le guide. Hadot pousse le propos jusqu’à redéfinir le plaisir sexuel (en lien avec le corps qu’il secoue…) dans une expérience mystique hors de toute jouissance phallique. Comparée à la théologie négative, la vie unitive à l’Esprit aimant – selon le premier état dans le mouvement de l’expression de l’indicible avant de prendre forme de l’Esprit intellectuel – ne concerne pas grand monde, et pas tellement Plotin lui même. Les exercices spirituels sont mille fois plus actuels car ils enseignent une véritable sagesse.
Ceci dit, Hadot préfèrera le stoïcisme au néoplatonisme.
Le discours philosophique comme exercice spirituel
Pourquoi privilégier la piste des exercices spirituels, avec les stoïciens, sinon parce que notre temps les recherche ? La philosophie antique est exercice spirituel parce qu’elle est mode de vie, forme de vie, choix de vie.
Et ce même dans des domaines comme la logique, l’éthique et la physique, c’est à dire la physique vécue, une certaine attitude par rapport au cosmos. Pour voir les choses telles qu’elles sont et non à partir d’un point de vue anthropologique, il s’agit de se replacer dans l’événement immense qu’est l’univers et dans le mystère insondable de l’existence : c’est cela la conscience cosmique.
La philosophie comme vie et comme quête de sagesse
Hadot a étudié tous les courants qui ont irrigué la pensée philosophique antique. Plusieurs fois, il y a dans les propos un accent sur le désintérêt.
La science est désintéressée pour Aristote. Est théorique ce qui est fait sans intérêt particulier, sans objectif matériel. Plusieurs fois revient l’impression que la philosophie est cadrée fantasmatiquement. D’où cette conclusion abrupte : Socrate est un atomos inclassable, soit un symptôme dans la logique de tous ces systèmes. Ne pourrait-on y voir le personnage conceptuel qui incarne le citoyen lambda en recherche de sens ?
Les différentes écoles philosophiques rompent avec la vie quotidienne mais restent dans la vie en incarnant une attitude conforme à l’idéal philosophique. Toutes ces écoles refusent d’attribuer aux choses des différences de valeur qui n’exprimeraient que le point de vue partial de l’individu, désintéressement et indifférence conduisent à la paix de l’âme. C’est sous l’influence du stoïcisme que le droit a évolué par rapport aux esclaves dans le domaine pénal sur la notion de responsabilité. La réflexion théorique va dans un certain sens grâce à une orientation fondamentale de la vie intérieure. Et cette tendance de la vie intérieure se précise grâce à la réflexion théorique. Il y a 6 écoles de philosophie : le platonisme, l’aristotélisme, le stoïcisme, le cynisme, l ‘épicurisme et le scepticisme. La place faite aux autres y est essentielle : l’amitié chez les épicuriens, la conscience d’être membre d’un même corps de sorte que chaque membre en se mettant au service du corps se met au service de lui même. On trouve sa joie en faisant du bien aux autres. Mais pas question de s’aimer soi même, dans une telle posture vivre se fait inconsciemment, en retenant de ces rencontres… un détachement.
Pourquoi a-t-on perdu le mode de vie philosophique de l’Antiquité ? À cause du Moyen-Âge chrétien. Mais cette conclusion tranchée est à nuancer avec des exceptions. Si on cherche son chemin, il vaut mieux ne pas partir de l’enseignement des chaires scolastiques sous l’égide des théologiens mais plutôt des Facultés des Arts où l’on commentait Aristote et où on a redécouvert le bonheur de l’homme dans la contemplation et le travail de l’Esprit. Voici une filiation de cet acabit : Siger de Brabant, Boèce de Dacie, Aubry de Reims, Dante, Pétrarque, Erasme, Montaigne…
Hadot est un philosophe qui recherche après la période antique tous ceux qui en ont gardé l’esprit.
De Socrate à Foucault : une longue tradition
Bergson est un philosophe qui introduira la psychologie de l’introspection. La perception doit retrouver la naïveté primitive en purifiant le regard façonné par les idéologies dominantes…incompatibles avec l’idée chrétienne de création. Place alors à l’idée de Nature et importance de la notion d’organisme, c’est à dire dégagement d’une force qui vient de l’intérieur. Merleau-Ponty prolongera cette intuition en renouant avec l’idée de phusis et ceci est à rapprocher de nouveau de Plotin. Pour Jankelevitch cette force …est amoureuse. Hadot va chercher Alphonse de Waelhens qui l’introduit à Heidegger. L’angoisse est au coeur de la rencontre entre la conscience et la finitude et cela le fait remonter à Platon ou plus exactement à Porphyre qui parle de la différence entre l’être et l’étant. Tout ceci tient à un point de départ, à savoir sa vie de séminariste en 1946. Les existentialistes de l’absurde et de la liberté ne l’intéressent pas.
Inacceptable ?
Il faut sortir de la fascination pour le langage (le linguistic turn) au profit de l’expérience quotidienne qui nous donne le sentiment que le langage vise quelque chose, qu’il est intentionnel cherchant à élever le moi à un dépassement de soi (l’appartenance à un tout cosmique équivaut à l’appartenance à la communauté humaine). D’où l’importance d’un regard d’en haut, d’un point de vue transcendantal où l’objet est vu comme attirant pour des raisons non individuelles (mon désir) mais collectives (comme chez Kant ). La volonté est mue par une valeur absolue pas toujours énoncée clairement.
Le présent seul est notre bonheur
Reste au bout du livre une fascination pour l’étrangeté, pour une présence des choses ressentie d’une manière si intense que l’on ne peut plus en parler.