Banner background

La perspective comme forme symbolique


Auteur du livre: Panofsky

Éditeur: Éditions de Minuit

Année de publication: 1975

Publié

dans

par

Étiquettes :


La question de la perspective peut utilement servir à cerner le préjugé par lequel la peinture plaisait à l’Académie quand elle se glissait dans le cadrage de la perspective frontale ; en effet l’image reproduite de cette façon donnerait l’illusion de saisir dans le tableau exactement ce que l’œil voyait dans la nature. Or il n’en est rien. Les peintres ont fait usage de toutes des perspectives différentes

Introduction : la question de la perspective ( preface de Marisa Dalai Emiliani)

Cette introduction précise les problèmes d’ordre géométrique et historique qui sont à traiter et fournit une revue des auteurs qui ont inspiré ou qui se sont opposés à Panofsky. La perspective est la science qui apprend à représenter les objets tridimensionnels sur une surface bidimensionnelle, de façon que l’image perspective coïncide avec celle que fournit la vision directe. Pour que l’illusion réussisse, il faut que le peintre se serve de la perspective linéaire et l’intègre dans la perspective atmosphérique. Enfin il faut que le spectateur regarde le tableau à partir du même centre visuel que celui adopté par le peintre, à la même distance et avec un seul œil absolument immobile. Étymologiquement le mot perspective a pourtant un sens beaucoup plus large. Les traités anciens (antiquité et moyen-âge) d’optique oscillent entre un caractère mathématique et géométrique et un intérêt pour les phénomènes physiques et psychologiques de la vision (directe, réfléchie, diffractée). Mais les problèmes de la représentation artistique ne sont abordés que par la scénographie…hélas les documents d’époque sont tous perdus.

C’est avec la Renaissance que le terme perspective prend le sens d’aujourd’hui. La représentation artistique a besoin de la connaissance des lois de la vision qui emploie la méthode euclidienne et se fonde sur la simplification de la vision bioculaire conditionnée par les mouvements circulaires et de translation des yeux. Mais maintenant la perspective change radicalement : tous les théoriciens de la perspective se réfèrent aux lois des phénomènes optiques uniquement en tant qu’introduction à leurs traités dont le principal dessein est d’enseigner les procédés de réduction perspective. Ces procédés sont fondés sur la définition du plan pictural comme intersection de la pyramide formée par les rayons visuels, ayant pour sommet l’œil de l’observateur et pour base l’objet à représenter. Les règles pour arriver à cette méthode de projection sont différentes d’un traité à l’autre. L’introduction d’Emiliani développe ici la perspective centrale moderne. Je ne résume pas. 

Quels sont les problèmes posés par la perspective dans ses formulations théoriques ? Avant tout des problèmes d’interprétation philologique ou géométrique. Et des problèmes historiques relatifs aux rapports des traités de la Renaissance avec les traités d’optique plus anciens ( soit le passage progressif à la modernité). Cela concerne l’histoire de l’art car ils servent d’indices des différentes façons de représenter l’espace selon les périodes ; ce qui est précieux pour comprendre l’art contemporain. Les anciens ont-ils connu la perspective centrale moderne ? Comment les peintres médiévaux ont-ils suggéré la tridimensionnalité des objets ? Y a-t-il une seule discipline au Quattrocento ? Vasari parle de perspective légitime un siècle après les découvertes des lois fondamentales pour insister sur le fait qu’il s’agit d’un instrument d’illusion naturaliste : le tableau reste un « comme si ». Et la virtuosité gratuite est dépréciée. Mais avec le baroque on ne cessera d’affirmer la fonction d’illusion. Les académies jugent de la qualité d’une peinture en fonction de la rigueur de la méthode retenue pour faire illusion. C’est dans la seconde moitié du 19eme siècle que les choses changent quand on découvre la liberté que prenaient les peintres par rapport à la perspective classique. 

Il faut mettre en perspective les critiques en regard de la thèse de Panofsky. Car celui-ci est en train de faire un tri parmi les positions des Hauck, Kern, Mesnil qu’il connaît bien. Hauck est le premier à poser sur un plan scientifique le problème des rapports entre image visuelle psychologique et image de la représentation perspective et à dénoncer leur discordance : l’incurvation rétinienne de la première n’a pas de répondant dans la seconde. Entre les deux se dessine une place pour une vision subjective. Ainsi l’étude des représentations des colonnes doriques réclame un procédé prévoyant la projection de l’objet sur un cylindre rond à génératrices verticales menées d’un point de l’axe, puis le développement sur un plan de l’image ainsi obtenue. Autre exemple, il y a un peintre  soucieux de créer une perspective du sol qui représente à Pompéi en raccourci un plan horizontal en le divisant selon un axe vertical, et en traçant dans les deux moitiés symétriques les orthogonales de fuite, non comme des droites convergentes mais comme des droites parallèles entre elles dans chaque moitié du plan. La méthode ici est trigonométrique car elle cherche à déterminer l’ouverture de l’angle d’inclinaison sur l’axe vertical des parallèles de fuite, dans chacune des deux moitiés symétriques du plan horizontal en raccourci. 

Kern approfondit car les peintres n’ont cessé d’affiner leur travail d’illusion par essais et erreurs. Il reprend la perspective du sol retenue par Hauck à Pompéi, et découvre des constructions où les lignes de fuite des deux moitiés symétriques du plan horizontal convergent légèrement. Là où il se trompe c’est de voir là une évolution successive alors que les exemples signalent un usage simultané des deux.

Mesnil va parler de « fait de style » : au Quattrocento, Masaccio se sert de la perspective pour produire une œuvre cohérente, harmonieuse et logique dans sa composition. Entre le peintre et le spectateur, voici un nouveau rapport esthétique et non plus religieux. Pour arriver à étayer ce point de vue scientifique il faut attendre Panofsky. Mais ce dernier va subir après lui un flot de critiques. Little, Bunim, Francastel et White apportent des remarques pourtant bien intéressantes à considérer.

Les critiques font usage d’arguments philosophiques et mathématiques ( au Moyen-Âge) puis d’arguments sociologiques (à la Renaissance). En parlant de symboles désignatifs faisant écho des connaissances techniques et des mondes culturels correspondants ( Bunim). En parlant à propos de l’Impressionnisme et de l’art contemporain d’un espace social ( Francastel qui s’appuie sur Durckheim). Le concept kantien d’espace inné et intuitif est remplacé par un espace génétique subjectif ( observé chez l’enfant) qui lie forme et contenu, géométrie et mythe. Et ce à chaque période comme à chaque âge de la vie. Dans la construction géométrique chaque civilisation insère tout un matériel imaginaire, historique, inspiré par les idéaux et habitudes d’un temps donné et le plus souvent selon des lois de la pensée mythique. White introduit un regard phénoménologique très riche. Il retient l’idée de Panofsky qu’à l’âge classique on a aussi connu un système de représentation perspective courbe. Aussi il propose alors une histoire générale de l’espace figuratif comme histoire de la formation et de l’affirmation progressives de deux systèmes perspectifs différents et absolument autonomes. D’une part il reconstruit le développement de la perspective linéaire depuis l’Antiquité dans une fonction d’illusion ou stylistique, les deux étant artificielles et sans base naturelle ; d’autre part il trace l’histoire de la perspective angulaire et curviligne beaucoup plus proche de l’expérience visuelle. Reste que l’histoire continue donnant la parole à des anti comme Decio Gioseffi.

Chapitre 1 : la perspective comme forme symbolique

Ce chapitre a quatre temps : voici le premier temps de ce long développement :  item perspectiva est mot latin signifiant vision traversante : c’est en ces termes que Dürer a cherché à cerner le concept de perspective. Ce mot se trouve déjà chez Boèce. Nous aussi, nous parlerons de « vision perspective » de l’espace là et là seulement où l’artiste dépasse la simple représentation en raccourci d’onjets singuliers, pour transformer son tableau tout entier en une sorte de « fenêtre » par laquelle, notre regard plonge dans l’espace. Limitant l’emploi de cette définition aux seuls cas où cette illusion existe, nous parlerons de vision perspective quand, dans une œuvre d’art, la surface est niée dans sa matérialité et qu’elle se voit réduite à n’être plus qu’un simple « plan du tableau » sur lequel se projette un ensemble spatial au travers de ce plan et intégrant tous les objets singuliers. La construction géométrique « correcte » découverte à la Renaissance a fait l’objet de perfectionnements et de simplifications d’ordre technique, mais ses présupposés théoriques et ses objectifs pratiques sont demeurés inchangés jusqu’à Desargues. L’exposé en est très simple. Il suffit d’imaginer le tableau comme une section plane de ce qu’on appelle la « pyramide visuelle ». Et pour construire cette pyramide, je suppose que le centre visuel est un point. Puis je relie ce point aux points caractéristiques de la configuration spatiale que je dois représenter. Comme la position relative de ces « rayons visuels » détermine en fait la position apparente des points en question dans l’image visuelle, il me suffit de représenter tout le système en plan et en élévation pour déterminer la figure qui apparaîtra sur le plan d’intersection de la pyramide visuelle. En effet la représentation en plan me donne les valeurs en largeur, la représentation en élévation les valeurs en hauteur. Il me suffit de relier entre elles ces valeurs sur un troisième dessin pour obtenir en perspective la projection recherchée. Ici s’appliquent les lois suivantes : toutes les perpendiculaires ou lignes de fuite se rencontrent en un point appelé « point de vue » lequel est déterminé par la perpendiculaire abaissée depuis l’œil sur le plan de projection. Les parallèles ont toutes un point de fuite commun. Si ces droites sont situées sur un plan horizontal, le point de fuite s’appelle « horizon », c’est-à-dire sur l’horizontale menée par le point de vue. Si en outre, elles forment un angle de 45° avec le plan du tableau, l’écart entre leur point de fuite et le point de vue est égal à la « distance », c’est-à-dire au recul de l’œil par rapport au tableau. Enfin étant donné des grandeurs égales entre elles qui décroissent progressivement vers l’arrière – et la position de l’œil étant connue -, il s’en suit qu’on peut calculer chaque segment à partir de celui qui le précède ou le suit. Dans cette perspective centrale, on suppose deux données essentielles : d’abord que notre vision est le fait d’un œil unique et immobile, ensuite que le plan d’intersection de la pyramide visuelle peut à juste titre passer pour une reproduction adéquate de l’image visuelle. Or cela fait abstraction de l’impression visuelle subjective. La structure d’un espace infini, continu et homogène se situe à l’opposé de la structure de l’espace psychophysiologique : la perception sensible ne connaît pas la notion d’infini parce qu’elle est bornée à un canton délimité de l’élément spatial. On ne peut pas non plus parler d’homogénéité de l’espace perçu car c’est la mathématique qui a créé cette « réalité » picturale où la « situation » n’a pas d’autonomie vu que tous les points y sont vides de contenu. L’homogénéité ne signifie rien d’autre que cette identité de structure fondée sur le caractère commun de leur tâche logique, de leur signification, et de leur détermination idéelle. Or chaque lieu a sa modalité propre et sa valeur et de cela la représentation ne sait rien. Elle ignore que le champ visuel est sphéroïde car il est balayé par deux yeux constamment mobiles. Elle ignore la différence entre « l’image visuelle » psychologiquement conditionnée pour transmettre le monde visible à notre conscience, et « l’image rétinienne » mécaniquement conditionnée qui se peint sur l’œil, organe anatomique. Cette différence existe car notre conscience possède une « tendance à la constance » à la constitution de laquelle collaborent vue et toucher et qui attribuent aux deux objets perçus une dimension et une forme pour les objets. Dernier point : l’approche mathématique néglige le fait que l’image rétinienne projetant la réalité sur un fond concave, les formes projetées ne sont mesurables qu’à partir d’un calcul d’angles dont l’incidence est à l’origine de déformations latérales. Projeter trois sections inégales d’une droite dans un système d’angles égaux a pour effet que l’image enregistrée ramène les trois sections, « quasi » à l’égalité. À cette discordance de l’image rétinienne et de la représentation perspective plane sur le plan purement quantitatif, s’en ajoute une sur le plan formel et qui provient des effets conjugués des mouvements oculaires et de la courbure rétinienne. Après la Renaissance on s’en est rendu compte deux fois au 17ème et au 19ème siècle. Kepler voit que la queue d’une comète nous semble courbe alors qu’elle est en réalité droite. Le 19ème va faire retour sur l’Antiquité (Hauck) : les architectes du Parthénon ont tenu compte de l’entasis dans la construction des colonnes doriques (pour les voir droites, il faut que les fûts soient bombés). Jouent en plus les stylobates et les épistyles (et ses triglyphes d’angle) ; les parties centrales en sont surélevées et l’impression est renforcée par une légère saillie de la façade. Dans l’Antiquité on dispose de tableaux à fresque sur les murs de Pompéi. Il y a application de procédés correcteurs dans la représentation d’un bloc rectangulaire où l’angle gauche arrière courbe deux de ses arètes adjacentes. Vu de loin l’angle prend l’apparence d’un arc de cercle. Le côté grossier qui témoigne malgré tout de la conscience des déformations visuelles est souvent caché par un tissu négligemment jeté sur cette zone du tableau quand il s’agit d’articuler le bloc dans un environnement occupé. Par contre les artistes du Moyen-Âge ont perdu cette conscience présente dans l’Antiquité en raison d’une coupure dans la transmission de ces enseignements. Ils se rendent pourtant bien compte que quelque chose dans la composition d’un ensemble articulé par leurs techniques, cloche, rate. En résumé, l’Antiquité s’est forgé une science de l’Optique fondée sur le 8ème théorème d’Euclide. À la Renaissance on se passera complètement de cette référence. 

Le deuxième temps du développement de Panofsky interroge dans quelle mesure et sous quelle forme l’Antiquité a été capable d’élaborer un procédé de perspective géométrique vu qu’ils ont remplacé la distance par les angles ? La représentation artistique s’appuierait sur la notion de sphère de projection remplaçant les angles par des cordes. Cela aurait permis de rapprocher les grandeurs de l’image de celles des angles. Et de fait l’Antiquité a usé de ce procédé. Vitruve écrit dans son « Dix livres sur l’architecture » que la représentation perspective d’une forme tridimensionnelle sur un plan est fondée sur un « omnium linearum ad circini centrum responsus ». Circini centrum veut dire pointe du compas.  S’agit-il ici du « point de vue » de la perspective moderne ? Non parce que Vitruve parle du point de convergence des perpendiculaires. En utilisant le terme de centrum il ne songe pas à un point de fuite situé sur le tableau mais à un centre de projection représentant l’œil de l’observateur. Et alors lorsqu’on prolonge les lignes de fuite, elles ne vont pas en un mouvement strictement concurrent se rejoindre en un seul point mais elles vont se rencontrer deux à deux en plusieurs points tous situés sur un axe commun (en arête de poisson). On voit que l’on est loin de la perspective moderne qui assure le maintien constant du rapport entre longueur, largeur et profondeur. Chez les anciens un pavement en damier est mal représenté et au Moyen-Âge on couvrira ces imprécisions en surinscrivant des banderoles, des écussons … On peut objecter que l’art n’a pas à respecter la rigueur mathématique. Panofsky pourtant l’exige quand il parle de style ; Cassirer parlera ici de forme symbolique : grâce à quoi « un contenu signifiant d’ordre intelligible s’attache à un signe concret d’ordre sensible pour s’identifier profondément à lui ». Dans l’Antiquité classique l’art a été un art des corps. Mais un objet dans l’espace y flotte car l’espace n’y est pas ressenti comme une réalité capable de résoudre l’opposition entre corps et non-corps. Tout au plus on a un « résidu » qui subsiste entre les corps. À la période hellénistique on commence à pouvoir percevoir les intervalles de profondeur mais on n’a pas le « module » qui en soit l’expression : les obliques montent pour les lignes du sol et descendent pour les lignes du plafond, sans que cela se rejoigne en un centre unique. Il n’y a pas une unité supérieure coiffant corps et espace libre si bien que ce que l’on gagne en spatialité se perd en corporalité. Cela n’empêche qu’il y a bien ici une vision du monde ; celle qui ne remet pas en question le théorème d’Euclide. Ce sentiment de l’espace ne revendique pas l’espace systématique. Cela se remarque jusque chez leurs philosophes : la totalité du monde demeure une chose discontinue. Démocrite présente le monde comme la synthèse corporelle d’atomes mais y adjoint pour assurer une possibilité de se mouvoir, le vide défini comme non-être. Et cela est avec leurs différences observable dans la philosophie de Platon et Aristote. Ce dernier va adjoindre un lieu spécifique (topos idios) des choses singulières comme la limite où se rencontrent l’Un et l’Autre. On est dans un monde symbolique mais pas encore logique. 

Troisième temps : quand le traitement des problèmes s’enfonce dans une impasse, il se produit des réactions ou mieux des retours en arrière. On voit alors revenir des formes de représentation primitives : Dürer apparaît quand les figures de Conrad Witz deviennent des figures graciles chez Wolgemut. La plus grande des réactions c’est la période du Moyen-Âge. C’est lui qui va détruire les solutions boîteuses de la perspective antique où le paysage de libre profondeur et les intérieurs clos commencent à se désagréger au profit d’une juxtaposition et superposition des éléments du tableau. Ceci dit les éléments singuliers du tableau ne s’intègrent pas encore dans le plan mais désormais néanmoins s’y réfèrent ; se détachant sur un fond d’or, ces formes accolées les unes aux autres ne respectent plus la « logique » précédente. On est entre le 2ème et le 5ème siècle. Le tableau n’accepte plus d’être une brèche traversée par le regard, il veut opposer au spectateur une surface totalement pleine. Un nouveau rapport relie les corps et l’espace où ils sont. C’est un tissu immatériel que la composition « Abraham donnant l’hospitalité aux anges » et « Sacrifice d’Isaac » (San-Vitale à Ravenne). Dans sa texture il y a alternance rythmique de la couleur et de l’or et pour l’art du relief, le clair et l’obscur, mais le résultat n’est pas que couleur et or. Cette unité avec sa forme particulière renvoie à la conception philosophique du temps et de l’espace propre au néo-platonisme païen et chrétien. L’espace est devenu un fluide homogénéisant mais il n’est pas mesurable. Dans l’art byzantin, on va privilégier la ligne qui conduit à représenter les formes picturales par des formes parfaitement graphiques ; le recours à la mosaïque voile la structure bi-dimensionnelle du mur en y étalant son tissu chatoyant. Les motifs du paysage y servent de décor comme une plage neutre. Mais les figures elles suggèrent l’existence de l’espace. L’héritage de la basse Antiquité migrera en Europe du Nord-Ouest qui est beaucoup plus radicale dans sa réception. L’art « roman » deviendra mûr au 12èmesiècle mais en se coupant de l’Antiquité au travers des Renaissances carolingienne et ottonienne. Désormais la ligne n’est plus que ligne, moyen spécifique d’expression graphique. La surface n’est plus que surface et non plus indice d’une spatialité immatérielle ; on se référera aux représentations du « Baptême au Jourdain », celui-ci étant une montagne aquatique. Chez les byzantins on peut voir les rives du fleuve. La peinture romane solidifie l’eau et les paysages attenant ne sont plus que surface ornementale. La rive est constituée de degrés que St Jean-Baptiste doit gravir. On est sorti de l’idée qu’il suffit de créer l’illusion de l’espace. Maintenant la surface homogénéise et les corps et l’espace : il y a ici affirmation d’une unité substantielle. En sculpture architecturale, la figure est incorporée à l’édifice, et est l’élaboration plastique immédiate de la masse architecturale elle-même. La statue d’un portail roman est l’élaboration plastique d’une colonne murale, la figure des reliefs romans, est celle d’un mur. Les œuvres d’art possèdent à nouveau trois dimensions. Et une substance. Leur tridimensionnalité et leur substantialité est celle d’une substance homogène constituée du point de vue esthétique par les rapports d’un ensemble d’éléments indissociables, obéissant en leur exension, leur forme et leur fonction, à un principe d’uniformité. L’art gothique différencie à nouveau cette masse pour obtenir des configurations presque corporelles. Les statues se détachent du mur et en un certain sens cette renaissance du sentiment du corps exprime un rapprochement avec l’Antiquité. Mais en un certain sens seulement. Gardant l’apport de l’art roman, le gothique ajoute, à l’émancipation des corps, une émancipation de la sphère spatiale les enfermant. Le rôle du dais qui coiffe la statue est de la rattacher au bâtiment, de libérer une portion d’espace et de l’assigner à la statue. On a des reliefs qui sont ainsi logés dans un espace qui transforme le champ de leur action en une scène de théâtre. Il y a des limites mais la scène présente un fragment d’un monde qui a potentiellement la possibilité d’une extension illimitée. La philosophie de Thomas d’Aquin va plus loin que celle d’Aristote en sortant de la finitude du cosmos empirique pour doter l’espace et la figure de l’infinité de l’existence divine. Cette infinité est un authentique infini en acte confiné encore pour un temps dans la sphère du surnaturel. On touche quasi du doigt le point de jonction avec une perspective moderne, presque à portée de mains. Giotto et Duccio font le pas. Ils lient les boîtes d’espace du Nord-Ouest à la découverte de l’art byzantin. La progression est tâtonnante mais certaine. La représentation d’un espace intérieur clos est ressenti comme corps creux pour des objets qui ont quelque chose de plus qu’une consolidation. Le mur redevient un plan transparent au travers duquel notre regard plonge. La spatialité de Duccio, à propos de « la Cène » du maître-autel à Sienne, est incohérente pour deux raisons : la première est que les objets ne semblent pas à l’intérieur mais en avant de la boîte d’espace ; la seconde que selon la vue asymétrique des meubles ou d’un édifice disposés sur le côté, les lignes de fuite sont quasi parallèles ; alors que selon une vue symétrique elles sont orientées vers un point de fuite croisant un axe en plusieurs endroits ou vers un horizon. On a atteint là l’unification perspective d’un plan partiel. Les artistes de la génération suivante se répartirent en un curieux partage. Certains vont schématiser « l’axe de fuite » que Duccio avait finalement abandonné. Ils firent même régresser en en revenant à des constructions purement parallèles. D’autres systématisent le procédé que Duccio n’avait appliqué que pour le plafond, en y soumettant aussi le pavement. Lorenzetti, dans son « Annonciation », force les perpendiculaires visibles du plan de base à converger en un seul et même point. Ici on fait enfin la découverte de l’infini sur le plan de base. Le tableau n’est plus une boîte d’espace délimité par les bords de la toile, il devient la surface de base d’une bande d’espace limitée toujours en arrière par un fond d’or mais l’avant devient extensible sur les côtés. Ce qui est important à souligner c’est que l’abstrait mathématique n’est pas encore pensé ; il ne sera à disposition qu’au 17ème siècle. À « la Présentation au temple » on ne voit pas que les perpendiculaires latérales sont déjà soumises à l’attraction du point de fuite opérant pour le sol en damier. Il y a discordance de traitement des perpendiculaires centrales et latérales. Cette discordance montre que le concept d’infini est en plein devenir et que la construction graphique du groupe de figures passe avant la construction graphique de l’espace. Commencer par le sol cela ne sera suggéré que par Pomponius Gauricus. La recherche de la perspective moderne chemine différemment dans le Nord.  La France ouvre la marche avec Maître Francke qui est en contact avec Broederlam et des peintres flamands mais on a toujours peur d’imprimer aux lignes de fuite latérales une rotation qui les feraient converger vers le même point de fuite que les lignes du centre. Van Eyck y arrive enfin dans la « Madone du chanoine Van der Paele ». Il libère l’espace tri-dimensionel de sa dépendance du premier plan du tableau dans « La Vierge dans l’église ». On enjambe le plan du tableau pour passer en avant, paraissant en raison de la « distance » courte, englober le spectateur. Le tableau est maintenant « une portion de réalité » car l’espace déborde de tous les côtés. Ceci dit les tableaux sont incorrects au plan mathématique ; ce qui ne sera plus le cas pour Dirk Bouts et Petrus Christus. Et pourtant ce progrès, cela ne perdurera plus chez Roger van der Weyden. Qui a inventé la construction légitime ? Elle sera recherchée en Italie. Brunelleschi, Piero della Francesca, Masaccio ne se trompent plus. Là on utilise la définition du tableau comme une intersection plane de la pyramide visuelle. Et celle-ci s’accompagne du procédé de la construction en plan et en élévation permettant de faire des tableaux d’espaces ouverts ou clos. On ajoutera que ceci n’a été pensable que lorsqu’on a quitté la vision aristotélicienne du monde : l’infiniment grand en puissance n’est pas contradictoire. Pour en venir à : l’infiniment grand peut être réalisé en acte ». Le passage s’est joué entre 1350 et 1500. Maintenant la conception de l’espace est déthéologisée des commentaires de la Somme de St Thomas d’Aquin. Tout un temps on verra se côtoyer des visions mystiques comme chez Giordano Bruno avec des visions compatibles avec les philosophies ultérieures de Descartes et Kant. C’est la recherche artistique qui a permis de s’élever au rang de la science. La vision subjective ne tardera pas à apparaître entre criticisme et scepticisme. 

Quatrième temps : au moment où la perspective ne fait plus problème, les problèmes arrivent sur le versant artistique. En effet elle est une arme à double tranchant car si elle procure aux corps la place d’un déploiement plastique et d’une dynamique mimique, elle procure aussi à la lumière la possibilité de dissoudre les corps picturalement en se diffusant dans l’espace. Elle crée une distance entre l’homme et les choses ; mais elle abolit cette distance en faisant pénétrer jusque dans l’œil humain ce monde des choses dont l’existence autonome s’affirmait en face de l’homme. Et enfin elle ramène l’art à des formes stables mais elle le fait dépendre de l’individu et d’un désir de puissance. La disposition perspective d’une peinture devait-elle se régler sur le point occupé par le spectateur ou demander au spectateur de s’adapter par la pensée à la disposition adoptée par le peintre ? Et dans ce dernier cas, il fallait examiner, en quel endroit du champ du tableau, il était plus opportun de disposer le point de vue. Il faut suivre ici l’école maniériste. Il fallait aussi se demander à quelle longueur il était permis de fixer la distance. Enfin il leur fallait savoir si une vue oblique de tout l’espace paraîtrait licite et dans quelle proportion. Quoi alors de plus naturel que l’interprétation donnée de la perspective par la Renaissance ait différé du tout au tout de celle qu’en proposa le baroque : là on retient la signification objective de la perspective, ici sa signifiaction subjective. Antonello da Messina est à l’opposé de Dürer dans leurs tableaux « St Jérôme dans sa cellule », « St Jérôme dans son cabinet ». Altdorfer utilise la perspective oblique autrement que les peintres italiens du Trecento dans « Naissance de Marie » : il invente un espace oblique absolu ; il n’y a plus ni plans frontaux ni plans perpendiculaires dont il accentue la rotation. Il inaugure un principe de représentation qui trouvera sa pleine application dans la peinture hollandais du 17ème siècle. Ce sont alors des études de l’espace proche que privilégieront Rembrandt, Jan Steen, de Witte. Les italiens développeront l’espace en hauteur dans leurs plafonds à fresque. Espace en hauteur, espace proche, espace oblique : ces trois formes de représentation de l’espace expriment la conception selon laquelle, dans la représentation artistique, c’est du sujet que la spatialité reçoit ses déterminations spécifiques. Mais l’espace, qui devient une vision du monde, avec le philosophe Descartes et le géomètre Desargues, sera épuré de tout ingrédient subjectif : l’art qui gagne le droit de choisir entre les modalités de la représentation perspective, quant à la direction et l’éloignement, marque de son sceau l’espace théorique moderne et son indifférence à l’égard de ce même choix. Le pas décisif sera fait en géométrie projective générale où le cône visuel d’Euclide est remplacé par le faisceau géométrique de rayons multilatéral, se passant complètement de la direction du regard et en ouvrant toutes les directions de l’espace uniformément. L’espace est infini et homogène depuis un moment (remontant au Moyen-Âge et à son « style massif »), il devient isotrope. La vision perspective de l’espace (et pas seulement la construction perspective) sera combattue par Botticelli et par l’« expressionisme » pour des raisons opposées (pas assez ou trop objective). La vision perspective repose sur la volonté de construire l’espace figuratif à partir des éléments et sur le schéma de l’espace visuel empirique. La perspective mathématise l’espace visuel mais c’est précisément l’espace visuel qu’elle mathématise : elle instaure un ordre, mais c’est dans les phénomènes visuels qu’elle l’instaure. Qu’on lui reproche de réduire l’être véritable à n’être plus que le phénomène éphémère de choses vues, et le reproche inverse d’entraver la liberté et la spiritualité de l’imagination des formes, en fixant cette dernière à un phénomène de choses vues, il y a un déplacement d’accent. En opérant ce transfert dans le domaine du phénoménal, la vision perspective interdit à l’art religieux cette région magique où l’œuvre d’art accomplit des miracles et où la région du symbolique dogmatique prophétise le miracle et témoigne de son existence. Mais par contre elle ouvre à cet art religieux une région toute nouvelle : celle du visionnaire où le miracle est vécu par le spectateur, les événements surnaturels faisant irruption dans l’espace visuel apparemment naturel du spectateur et le pénétrant de leur surnaturalité grâce à cette irruption même. Tout se passe dans la conscience humaine jusqu’à en faire le réceptacle du divin.

Chapitre 2 : le problème du style dans les arts plastiques  

Heinrich Wölfflin fit cet exposé en 1911 et Panofsky en prit connaissance en 1915. Il l’analyse ici en lui rendant hommage, et ce à contre-courant de l’époque qui y avait opposé une fin de non-recevoir. Le point de vue de Wölfflin est essentiel sur le problème le plus général et le plus fondamental de la critique d’art : quant à la méthodologie à suivre. Panofsky refuse de réduire la perspective à un simple problème technique ou mathématique. Il pousse la philosophie idéaliste à se dépasser vers une histoire sociale des catégories de perception et de pensée. 

Tout style possède un contenu expressif déterminé reflétant le climat d’une époque et sa conception de la vie, mais aussi la personnalité de l’artiste. L’essence du style se caractérise non seulement par ce qu’il exprime mais aussi par la façon dont il l’exprime. Que Raphaël dessine ses lignes de telle ou telle manière peut s’expliquer jusqu’à un certain point par une disposition personnelle, mais que tout artiste du 15ème siècle se serve précisément de la ligne et non la tache picturale comme moyen d’expression essentiel n’a plus aucun rapport avec le tempérament. On ne peut le comprendre que si on part d’une forme générale de la vision et de la représentation. Il y a deux racines du style, distinctes en leur principe. L’une est un élément formel (visuel) qui ne joue aucun rôle sur le plan psychologique, l’autre un contenu (état d’âme) qu’on peut analyser au niveau de l’expression. Ces prémisses théoriques obligent à opérer la même distinction de principe au niveau des concepts dont on use habituellement pour tenter de définir l’essence d’un style, et à ranger d’un côté les concepts purement formels, qui n’ont de rapport qu’avec les modes de vision et de représentation d’une époque et de l’autre les concepts pour ainsi dire de contenu qui, eux, caractérisent ce qui, dans les limites de ces possibilités de représentation générale arrive à s’exprimer dans les productions d’une époque, d’un peuple ou d’un individu. À cette partie d’ordre philosophique, Wölfflin fait succéder une partie d’ordre pratique et historique qui va lui permettre d’illustrer sa thèse par un exemple et d’expliquer ainsi l’essence et l’usage de ces concepts qui pour lui ne concernent que la forme ; examinant le processus d’évolution que connait l’art italien du 15ème au 16ème siècle, il fait appel à cinq couples de concepts qui devraient exclusivement s’appliquer aux fondements optiques de représentation sur lesquels reposent les styles de ces deux périodes de l’art italien : ligne-tache, surface-profondeur, forme close-forme ouverte, tout-partie, représentation de choses complète-factuellement incomplète. Panofsky ne réagit qu’à l’approche des concepts et prend ces dix catégories en regard de la méthodologie. Wölfflin a-t-il le droit de qualifier d’évolution purement formelle cette évolution du linéaire au pictural, de la surface à la profondeur ? « Je » veux savoir si les éléments stylistiques que ces catégories définissent ne doivent être conçus que comme des modalités de représentation qui, en tant que telles, seraient dépourvues de toute expression et qui, par elles-mêmes incolores, n’acquéraient de couleurs et de tonalités de sentiments qu’à partir du moment où une certaine volonté expressive les prend à son service ? 

Œil et état d’esprit, pour Wölfflin ne vont pas de paire. Pour lui l’état d’esprit de Raphaël permet de comprendre le tracé de la ligne mais pas celui de l’époque. Il refuse le déterminisme du second sur le premier et surtout refuse de reconnaitre au second valeur d’expression. De même tout en accordant une signification expressive à la façon dont l’artiste du 15ème siècle ordonne ses surfaces, il affirme n’attribuer, sur le plan de l’expression, aucune importance au fait que cet artiste ordonne son tableau en surface et non en profondeur, qu’il montre une propension à la forme homogène plutôt qu’à des formes en dissolution, qu’il coordonne au lieu de subordonner et veuille l’achevé au lieu de l’inachevé. En fait cette distinction rigoureuse que pratique Wölfflin entre les éléments d’expression qu’on trouverait dans le contenu, et les éléments de représentation, qui seraient des éléments formels, se fonde sur une conception qui ne verrait dans le mode général de représentation, dans l’usage de la ligne, surface, … que la manifestation d’une optique, d’un certain rapport de l’œil au monde, parfaitement indépendant de la psychologie d’une époque ; mais en est-il vraiment ainsi ? Cette question pointe le point faible de Wölfflin. Les concepts d’œil, de vision, d’optique n’ont pas un sens absolument univoque alors qu’ils ont un sens propre et un sens figuré. Au sens propre l’œil est un organe qui permet à l’homme de recevoir une réalité, ressentie comme subjective mais objectivée par une mise en relation de la sensation avec la représentation a priori de l’espace abstrait. C’est la perception de cette réalité que l’on peut appeler expérience optique. En prenant cette option uniquement (le sens propre), le théoricien peut affirmer que la vision appartient à une sphère inférieure située en deçà de toute possibilité d’expression et qu’elle n’a rien à voir avec les sentiments ou le caractère d’un individu. Mais alors ce théoricien devrait reconnaître que la vision ne joue aucun rôle dans la formation d’un style. Or ce n’est pas cela que dit Wölfflin quand il parle d’optique. Que signifie mettre en forme une réalité obtenue par la vision ? Qu’est ce qui est en mesure d’interpréter la donnée encore informe sur le plan esthétique d’un organe de perception dans le sens d’un échange formel et artistique tout à fait étranger à cet organe lui-même ? Seule l’âme est coupable. Le rapport de l’œil au monde est un rapport de l’âme au monde de l’œil. Et ce comportement de l’œil dépend de l’âme (du monde). En tant qu’élément stylistique général, il se différencie des éléments du style individuel en ce qu’il ne peut révéler que l’état d’esprit général de toute une époque et non pas le sentiment personnel d’un seul individu ; mais cette différence est une différence de degré et non d’essence : les modes de représentation sont expression indifférenciée d’une grande pluralité d’individus. Wölfflin ne se rend pas compte que sa dialectique joue avec deux acceptions différentes du concept de vision. Il prend au pied de la lettre l’expression figurée et ne voit pas qu’il est passé de l’optique à un processus de l’âme. 

La distinction entre éléments stylistiques expressivement signifiants et expressivement non signifiants, lui permet de résoudre le problème de la forme et du fond. Est fond ce qui possède en soi une expression, forme ce qui ne fait que servir à l’expression. Est fond la totalité de ce que ne concernent pas les catégories des possibilités optiques, la sensation particulière à la beauté, ce sens particulier du mouvement, de l’espace et de la couleur que montre un artiste ou une époque. Est forme le mode de représentation en général qui ne sert qu’à rendre communicables ces éléments plus ou moins individuels et à les offrir au spectateur. S’il était exact que le mode de représentation par lui-même incolore, n’acquiert couleur et sentiments qu’au moment où une certaine volonté expressive le prend à son service, ne devrait-il pas être parfaitement indifférent à cette volonté expressive de choisir tel ou tel mode ? S’il était vrai que la forme générale de représentation du 15ème siècle dont le mode de représentation linéaire permit à Raphaël de satisfaire le besoin qu’il ressentait de s’exprimer et que celle du 16ème siècle dont les méthodes picturales permirent à Rubens de satisfaire le sien ne soit rien d’autre qu’un récipent vide ne cachant aucun contenu d’âme avant qu’on l’y mette, ne devrait-on pas pouvoir imaginer que ces récipients soient interchangeables ? Cette éventualité est inimaginable. De sa phrase : à chaque nouvelle optique est lié un nouvel idéal de beauté, Wölfflin ne tire pas la conclusion selon laquelle cette optique rigoureusement parlant n’est plus une optique mais une vision du monde qui dépassant le formel est partie constituante du fond. Ce qui autorise  d’affirmer que la tendance expressive personnelle d’un peintre n’est pas différente de celle d’un musicien. Il est certain que d’un côté la même forme suffit à donner à deux fonds individuellement différents la même tonalité et que d’un autre côté même l’identité parfaite de tous les éléments individuels du fond ne parviendrait pas à garantir la similitude d’expression à deux œuvres formées différemment. Il est tout aussi certain que la mise en forme avec sa force constitutive empiète sur la sphère du fond et que l’on doive déjà attribuer leur importance stylistique aux valeurs expressives. Le fait que Raphaël et Dürer aient pu ramener leurs œuvres à une forme commune signifie qu’ils avaient en commun un certain fond intersubjectif pour ainsi dire recouvert par leur conscience individuelle et le fait que, comme le dit Wölfflin, on ne puisse pas exprimer le même fond de la même manière à des époques différentes signifie qu’il ne peut absolument y avoir un même fond exprimé à des périodes différentes et cela pour la simple raison que la forme même qu’il prend à telle ou telle époque participe tellement de son être propre qu’il ne serait plus lui-même dans la forme d’une autre époque. Cette réflexion conduit à renoncer à la distinction forme-fond pour en venir à la distinction plus artisanale forme-objet ? On comprendra alors sous le concept de forme non seulement le mode de représentation en général mais aussi le tracé de la ligne, la composition de la surface ; l’exigence de séparer ces formes générales de ces formes particulières et de les en distinguer par des dénominations catégorielles propres, se révélerait justifiée. La forme individuelle particulière est l’actualisation et la différenciation de la forme générale qu’on peut en conséquence en tant que forme potentielle d’une œuvre d’art nettement distinguer de la forme actuelle de cette œuvre d’art. on pourrait alors ranger les différents éléments de cette forme générale en un système de catégories particulières. Et ici aussi il faudrait donner raison à Wölfflin lorsqu’il dit que la première tâche de l’histoire de l’art serait de découvrir et d’élaborer ces catégories. La différence entre forme générale potentielle et forme particulière actuelle valant pour l’art des sons, qui, art sans objet, est tout en forme mais en cela même toute expression, l’histoire de la musique, avant de caractériser des individus tentera de saisir en son essence et dans son évolution la forme mélodique et harmonique en tant que telle avec ses sous-ordres (sonate, symphonie). De la même façon, l’histoire des arts plastiques doit d’abord établir les possibilités de représentation générales des différentes périodes stylistiques et en faire des concepts. Mais il ne lui faudra pas oublier que l’art en choisissant une de ces possibilités, ne se fixe pas seulement une certaine représentation du monde mais aussi une certaine conception du monde. Conclusion il n’y a pas une double racine du style.

Chapitre 3 : le concept  de Kunstwollen

Cet exposé développe le dernier paragraphe de l’exposé précédent ; pour la critique d’art c’est en même temps une bénédiction et une malédiction que ses objets de science émettent nécessairement la prétention d’être compris autrement que sous le seul angle historique : une étude historique, qu’elle s’intéresse à la forme ou au contenu, n’explique jamais le phénomène « œuvre d’art » qu’à partir de tel ou tel autre phénomène mais ne remonte pas à une source de connaissance d’ordre supérieur. L’activité artistique qui, en ce sens, touche à la connaissance, se distingue, quant à elle, du devenir historique en général dans la mesure où ses productions ne représentent ni des manifestations de sujets ni des événements, mais des mises en forme de matériaux, et des résultats. En conséquence, l’analyse artistique se trouve placée devant une exigence à laquelle satisfait pleinement, dans le domaine philosophique, la théorie de la connaissance. Il lui faut en effet trouver un principe d’explication sur la base duquel on puisse non seulement concevoir dans son existence le phénomène artistique en le renvoyant sans cesse à d’autres phénomènes mais aussi le connaître dans les conditions même de son existence grâce à une réflexion plongeant vers la sphère du Dasein empirique. Cette exigence est une bénédiction parce qu’elle maintient la critique d’art dans une tension continuelle, pour qu’elle provoque sans cesse la réflexion méthodologique et que, surtout, elle nous rappelle toujours que l’oeuvre d’art est une œuvre d’art, et non un quelconque objet historique. C’est une malédiction parce qu’elle devrait introduire dans la recherche un sentiment d’incertitude et de dispersion difficilement supportable, et parce que cet effort pour découvrir une normativité a souvent abouti à des résultats qui blessaient soit la science soit l’art. En conséquence les critiques ont cherché leur salut dans une attitude purement historique (Hans Tietz 1913) ; ou cherchaient au bout d’une philosophie de la théorie de la connaissance une appréhension des phénomènes artistiques qui dépâssat le stade du phénoménal (Alois Riegl). Ici on va suivre le cheminement de ce dernier chercheur. Par sa situation historique, il ne put se consacrer tout de suite à la découverte et l’étude des normativités constituant la base de toute création artistique. Il se vit dans la nécessité d’assurer d’abord l’autonomie de cette même création en la défendant contre les théories de la dépendance (conception technologico-matérialiste de Gottfried Semper ; insistant sur la détermination de l’œuvre d’art et ses facteurs que sont la nature du matériau, technique, fonctionnalité, conditions historiques). Il introduisit un concept qui devait caractériser l’ensemble ou l’unité des forces créatrices trouvant leur expression dans l’œuvre d’art et l’organisant du dedans, pour la forme comme pour le fond : le vouloir artistique. Or ce concept n’est pas sans danger vu son accent psychologisant. Mais il a fort à faire aussi pour s’imposer  contre les théories de la nécessité, et contre le concept d’intention artistique.

L’exposé va se développer en trois temps ; le premier temps est lui-même subdivisé en trois : les conceptions les plus répandues des concepts sont psychologistes ; et les trois sous-groupes conjuguent 1) le sous-groupe où l’interprétation, fondée sur la psychologie de l’artiste dans le sens de l’histoire individuelle, identifie l’intention artistique ou le Kunstwollen et l’intention ou la volonté de l’artiste ; 2) celui où l’interprétation fondée sur la psychologie de l’époque dans le sens de l’histoire collective veut juger du wollen dans une création artistique comme de celui qui était chez les hommes de la même époque et comme ceux-ci, consciemment ou inconsciemment, l’ont compris ; 3) celui où l’interprétation, fondée sur une psychologie de l’aperception et procédant de façon purement empirique, croit pouvoir inférer la tendance qui s’exprime dans l’œuvre d’art et de l’effet que celle-ci produit sur nous quand nous le contemplons. Revenons au point 1). L’interprétation le plus souvent suggérée par le mot « intention » et le mot « wollen » prête à malentendu car elle semble se remplir à la psychologie de l’artiste historiquement définissable. Or c’est impossible de donner à ces notions un contenu objectif qui atteigne l’essentiel de ce que touche l’art ; en effet on ne dispose quant à l’intention que les oeuvres de l’artiste. C’est un cercle vicieux dans le raisonnement de l’interprétation de l’œuvre à partir de connaissances que l’on doit à l’interprétation. Et même quand l’artiste a fait part de ses intentions il y a pour nous un écart car il n’y a de volonté qu’à quelque chose de connu, un contenu que nous sommes capables de distinguer dans son être particulier d’autres contenus. L’acte volontaire garde toujours le caractère d’une décision. On ne peut raisonnablement parler d’un « wollen » dans le cas où c’est un instinct unitaire qui, de force, obtient du sujet, sans que celui-ci puisse y résister, un certain résultat. C’est seulement quand différentes possibilités de l’activité créatrice peuvent se présenter de cette manière à la conscience en s’éclairant mutuellement que celle-ci se voit en mesure et, du même coup, mise en demeure de devoir distinguer entre ces différentes possibilités, de les examiner soigneusement et finalement de se décider pour l’une ou pour l’autre. C’est Dürer qui fut le théoricien et non Grünewald. C’est pourquoi il y a presque nécessairement antagonisme dans toute esthétique développée par un artiste. On voit ici quelle signification accorder aux déclarations des artistes qui font œuvre de théoricien quand il s’agit pour nous de comprendre leur art. On ne peut affirmer que déjà en tant que telles, elles caractérisaient immédiatement le Kunstwollen du maître en question ; la seule chose qu’on puisse dire, c’est qu’elles nous fournissent uniquement une documentation sur ce Kunstwollen. La théorie est parallèle au travail artistique et ne permet pas de les comprendre. Il ne faut surtout pas imputer un certain wollen dans le sens du refus intellectuel d’autres possibilités à ces artistes qui, en accord avec eux-mêmes et leur époque, réalisèrent, au sens philosophique du terme, une certaine possibilité de la création artistique et à qui on ne peut atribuer, preuves à l’appui, des réflexions théoriques. C’est faux de dire que Polyclète aurait pu sculpter une œuvre de Borguèse parce que le wollen ne peut s’appliquer qu’à quelque chose de commun. Revenons au point 2). Ce seront les mêmes objections que nous opposerons à la conception psychologico-temporelle de l’intention artistique. Ici aussi il y a deux éventualités. Dans la première, nous avons en face de nous des courants ou des volontés qui ont opéré sans en avoir conscience et qu’on ne retrouve pas sous la forme de telle ou telle tradition documentaire. On ne peut donc précisément les inférer que de ces mêmes phénomènes artistiques qui, de leur côté, demandent à être expliqués par ces courants ou volontés. L’homme primitif n’est que l’hypostasie que nous avons ressentie devant ce produit. Dans la deuxième éventualité, il s’agit de ces intentions ou jugements qui sont devenus conscients et dont on trouve la formulation dans les théories artistiques ou la critique d’art contemporains des producteurs en question. Ces formulations ne peuvent à leur tour que constituer un phénomène parallèle aux productions artistiques de l’époque mais non contenir en elle-même déjà l’interprétation. Un artiste (point 1), en pratiquant l’analyse de ses propres œuvres ou en bâtissant des théories générales, peut permettre à son propre Kunstwollen de s’exprimer dans ses jugements mais pas en les nommant de son nom. De même un critique d’art (point 2), qui accompagne la production artistique d’une époque dans son ensemble peut permettre au Kunstwollen de cette époque de s’exprimer mais ne nous le nommera pas non plus par son nom. On ne pourra jamais mettre sur pied d’égalité, d’un côté la connaissance de ce qui, agissant sur les contemporains des œuvres concernées « dans un sens d’une certaine expression », semblait à leur avis devoir constituer le contenu des intentions artistiques en question, et de l’autre la connaissance certaine de l’être du Kunstwollen objectivement réalisé dans ces œuvres. Les traités critiques ou théoriques concernant l’art de toute une époque ne pourront pas nous fournir eux-non plus une interprétation immédiate des œuvres produites à cette époque. Revenons sur le point 3). En ce qui concerne la conception psychologico-aperceptive du Kunstwollen, mise le plus souvent en avant par l’esthétique moderne, il faut dire que les jugements qui se fondent sur cette conception (et ne se réfèrent pas tant à un objet historique qu’à l’impression ressentie par un spectateur) auront moins d’importance pour la connaissance des intentions artistiques réalisées dans l’œuvre d’art jugée, que pour la psychologie du spectateur portant ce jugement. Arrivent ici les préjugés de l’éducation…

On commence à admettre qu’on doive distinguer les intentions artistiques réalisées dans une œuvre d’art des intentions de l’artiste, de ses états d’âme, aussi soigneusement que de la réflexion des phénomènes artistiques dans la conscience de l’époque ou même des contenus des impressions produites par l’œuvre d’art chez un spectateur actuel. On commence à admettre que le Kunstwollen en tant qu’objet possible de connaissance scientifique n’est pas une réalité psychologique. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’étude critique a interprété le Kunstwollen comme une simple abstraction. L’abstraction n’est-elle pas la forme la plus simple du non-réel ? Seulement il nous semble qu’une définition en ce sens n’épuise pas totalement l’importance méthodologique de ce terme. La première raison est qu’une synthèse discursive ne pourrait que subsumer à un niveau conceptuel supérieur et sous un concept commun, les caractéristiques stylistiques qu’on peut constater pour ainsi dire de l’extérieur ; elle ne pourrait donc que conduire à une classification phénoménale des différents styles et non à la découverte des principes stylistiques qui, expliqueraient par la base le caractère propre de ce style sur le plan de la forme et du fond. La seconde, c’est qu’une définition du Kunstwollen au sens de synthèse conceptuelle ne peut pas tenir compte de la possibilité qu’on doit avoir d’appliquer cette expression à des phénomènes artistiques échappant à une délimitation chronologique, en particulier de l’appliquer à l’œuvre d’art prise en elle-même. Si Riegl parle de Kunstwollen baroque, hollandais, d’Amsterdam, de Rembrandt, si dans la composition d’une œuvre prise en elle-même, tableau, sculpture ou bâtiment, nous voulons constater une intention artistique au sens de Riegl, nous ne pouvons pas alors nous satisfaire d’une conception qui veut concevoir le Kunstwollen de façon purement discursive comme la synthèse des expressions d’une époque. On doit plutôt caractériser le contenu du Kunstwollen ou de l’intention artistique au moyen d’un concept qu’on pourrait immédiatement dégager de chaque phénomène artistique, que ce soit la production d’une époque, d’un peuple ou d’une certaine région, que ce soit l’œuvre d’un maître bien précis ou que ce soit enfin une œuvre d’art quelconque parfaitement isolée. Ce concept sera un concept fondamental qui, en découvrant ce même phénomène dans son être originel et exclusif de tout autre développement, en révélera le sens immanent. Voilà une première indication de la façon de définir le Kunstwollen sur le plan méthodologique, sur le seul plan qui lui permette d’être pris en considération comme objet possible de connaissance scientifique. Le Kunstwollen ne peut être rien d’autre que ce qui se trouve objectivement (et pas pour nous) dans le phénomène artistique. On n’a pas à ramener les éléments formels et imitatifs à deux concepts séparés. Une comparaison empruntée à la théorie de la connaissance peut éclairer toute la signification de cette définition. Soit dans les prolégomènes de Kant, le jugement : l’air est élastique. Dans une conscience en général ce propos ne renvoie pas à un jugement d’existence mais un jugement de perception. Il n’y a donc pas dégagement d’une loi objective valable en général. Cela eut été le cas si on avait expérimenté l’unité des deux termes comme effet d’une causalité : si je modifie la pression exercée sur une certaine quantité d’air, il y a modification de son extension. On a là un réactif donné à priori  qui fournit à l’objet qu’on étudie l’occasion d’éclairer son être propre par son comportement négatif ou positif vis-à-vis de ce réactif. Mutatis mutandis, on peut dans les objets de la critique d’art (époque, région ou individu) découvrir un sens immanent et en conséquence un Kunstwollen dans une acception transcendantalo-philosophique. Aboutir à cette conclusion n’est possible que si l’on étudie ces phénomènes exclusivement en eux-mêmes sans se référer à quelque chose en dehors (circonstances historiques, préhistoire psychologique, analogies stylistiques). Cette étude doit pourtant en retour se faire sous l’angle de critères de définition qui se réfèrent, avec la force de concepts a priori, non pas au phénomène mais aux conditions de son Dasein et Sosein. On ne vise pas la forme de la pensée créatrice d’expérience mais la forme de la contemplation artistique. On dégage par cette méthode l’existence d’un sens homogène qu’on inférerait à l’intérieur de ces phénomènes considérés en tant que phénomène artistique d’ensemble. On en vient alors à la possibilité d’une interprétation, d’un point de vue de l’histoire du sens, de ce même déroulement comme d’une unité idéelle. 

Ainsi la distinction entre Kunstwollen et vouloir de l’artiste, et entre Kunstwollen et vouloir de l’époque montre qu’on ne peut le saisir qu’en allant à partir de catégories a priori interpréter les manifestations phénoménales. Ceci dit Panofsky termine avec une série de précaution eu égard à d’autres méthodes (psychologiques, historiques). Car la méthode privilégiée ici peut rencontrer des obstacles où il apparait précieux de se servir de relais méthodologiques développés ailleurs.

Chapitres 4 et 5 : le problème du temps historique – le problème de la description d’œuvres

Je ne résume pas ces deux dernières contributions parce qu’elles « sortent de la perspective » pour se centrer sur des problèmes propres à la profession de critique historique dans le domaine artistique, que ce soit à partir de la sculpture rémoise ou de la description d’un tableau de Grünewald. Ce qui est en jeu est la possibilité de dépasser la lecture phénoménale en gardant sa rigueur, grâce à l’apport d’une connaissance culturelle étudiée par l’histoire sociale, par une philosophie de la relation du sujet au monde.   

En regard de ce développement qui privilégie l’importance du symbolique, il m’apparaît intéressant de rapporter les propos de Georges Didi-Huberman dans son livre « Images malgré tout » paru aux Editions de Minuit en 2003.  

Didi-Huberman commence par développer dans une première partie intitulée « Images malgré tout », la description de quatre photographies sorties du camp d’Auschwitz par la résistance juive polonaise. Quatre bouts de pellicule arrachés à l’enfer ; envers et contre tout inimaginable ; dans l’œil de l’Histoire ; semblable, dissemblable, survivant.

Je ne résume pas ce cheminement pas à pas adossé à l’effort de voir ces quatre photos (publiées dans le livre). Des juifs enrôlés dans des Sonderkommandos avaient pour fonction de cheminer les corps gazés de leurs co-religionnaires dans les fours crématoires et ensuite de disperser leurs cendres dans des fosses communes. Une partie d’entre eux cherchèrent à faire connaître leur situation hors les camps. Ils développèrent à quelques-uns le projet de faire des photos. La résistance leur fit parvenir un appareil. En août 44, ces photos furent prises en prenant des risques malgré toutes les précautions mises en place. Ainsi deux photos nous sont parvenues du travail  de cheminement des corps vers les fours et retour. Deux autres photos permettent de distinguer un groupe de femmes nues conduites aux chambres à gaz. Sur ces photos, Didi-Huberman prend en charge un travail de présentation minutieux afin de nous permettre d’en saisir le message malgré leur côté lacunaire.  Juste un mot pour préciser l’enjeu de la polémique : il y a eu une campagne orchestrée par les nazis pour gommer la réalité de l’extermination et ceci réussit largement comme on l’observe dans les propos négationnistes. Il y a deux régimes de l’image, vérité et obscurité et c’est ce que méconnaît l’espace historique de l’inimaginable car il demande aux images ou trop ou trop peu. L’image franchit le seuil entre l’impossible de droit et la nécessité de fait. Le témoin n’a pas survécu aux images qu’il a extraites d’Auschwitz. Temps d’un éclair, ces lambeaux de réel seront enterrés dans un tube de dentifrice protecteur, comme une bouteille à la mer. D’où la nécessité d’une archéologie visuelle pour extraire le maximum de ces photos et ainsi respecter le vœu de ces quelques personnes qui en les prenant ont encouru les pires risques pour eux-mêmes. Ils sont toius morts. 

Par contre je vais prendre le temps de résumer la deuxième partie intitulée « Malgré l’image toute ».

1 : image-fait ou image-fétiche 

Dans ce chapitre, Didi-Huberman a fort à faire pour s’opposer à deux virulents polémistes : Gerard Wajcman, psychanalyste lacanien, et Elisabeth Pagnoux. Dans son article « de la croyance photographique », Wajcman discrédite totalement le travail de l’auteur tel qu’il est décrit dans la première partie, au nom d’un impossible : il n’y a pas d’image d’Auschwitz. Dans son article « reporter photographe à Auschwitz », va encore plus loin dans le rejet de l’image au nom d’un réel inimaginable, en critiquant l’exposition de Clément Chéroux « mémoires des camps, photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999). Pour les polémistes, il y a à dénoncer un risque de surinterprétation mais surtout des fautes de pensée. Par la promotion de l’imagination, il y a un appel à halluciner, une machine à fantasmer qui pousse à une identification forcément leurrante. Il y a l’exaltation presque enfantine d’un argument qui croit être la destruction d’un tabou. Wajcman résume en parlant, à propos de la première partie du livre, d’un discours pervers. C’est une fétichisation religieuse de l’image ; et par conséquent l’attention portée aux quatres photos relève du déni fétichiste par lequel le pervers exposera et adorera, comme des reliques du phallus, chaussures, bas ou petites culottes. L’incantation magique se double ici de perversité, d’un charlatanisme de la pensée car il y a volonté de tromperie sur la marchandise. Il s’agit d’une pensée infiltrée de christianisme (la passion de l’image est intimement chrétienne). Il s’agit ici de l’élévation de l’image en relique. Et comme si cette charge ne suffit pas, il faut dire le danger social, éthique et politique de cette foi dans les images. Pour Wajcman, l’analyse des quatre photos est un couronnement à la pensée du consensus, une justification presque inespérée à l’amour généralisé de la représentation dans notre monde moderne. Didi-Huberman, pour le polémiste, flatte nos pentes les plus simples, façon de satisfaire l’envie de ne rien voir, de fermer les yeux. Elisabeth Pagnoux souligne le propos. La tentative de reconstitution historique des quatre photos ne représente qu’une apparence de scientificité, avec ses sommets de vacuité technicisante. Il s’agit d’un acharnement à détruire le regard. L’attention à l’histoire se renverse en annulation de la mémoire et en entrave à l’avènement du passé. Annuler la mémoire : à la vacuité interprétative se superposera l’infamie politique et morale. L’analyse des images serait totalement déplacée, propice à l’antisémitisme ou négationnisme. 

Faut-il répondre à cela ? la première chose à dire c’est que cette polémique est l’indice certain que la pensée des images relève en grande part du champ politique. Mais cette violence polémique vient d’abord de son objet même. Si j’ai choisi les quatre images, c’est parce qu’elles constituaient un symptôme historique propre à bouleverser la relation que l’historien des images entretient avec ses propres objets d’étude. Il y a quelque chose ici qui met en question notre propre voir et notre propre savoir : un symptôme théorique dont la dispute témoigne qu’elle nous agite ensemble. Je suis le premier à lui concéder qu’il y a à clarifier entre nous ce qui est entendu par l’imagé de l’image. Wajcman a raison de dire qu’il n’y a pas d’image de l’opération de gazage. Mais moi je tiens la destruction des juifs d’Europe pour un phénomène historique multiforme : il y a eu cent techniques différentes entre mal radical et déconcertante banalité. Et là est-on autorisé de dire qu’il y a des images de la Shoah ? Wajcman a tort de dire qu’il n’y a pas d’images parce que les nazis les interdisaient et que s’il y en avait, pour eux il fallait les détruire. Il a tort de dire qu’elles ne pouvaient être prises dans les chambres à gaz parce qu’il n’y avait pas d’éclairage. Wajcman a quitté l’ordre des faits. Il lui faut une thèse qui vise la vérité : il n’y a pas d’image de la Shoah. Deux choses en réalité : une évidence d’abord, à savoir que tout le réel n’est pas soluble dans le visible ou qu’il y a une impuissance de l’image à transmettre tout le réel. Wajcman absolutise le réel tout autant que l’image ; ce faisant il rejette la définition de Bataille et Lacan selon qui le réel, d’être impossible, n’existe qu’à se manifester sous l’espèce de bouts. De l’autre côté il feint d’ignorer ce que j’ai tenté d’élaborer concernant la nature essentiellement lacunaire des images. Aux quelques images particulières de la Shoah il veut opposer le tout indifférencié d’un seul objet, vrai objet, objet réel, unique objet, irréductible. Car c’est à cet objet (Objet-Art-Shoah) que l’inimaginable devient si nécessaire. Le nœud de la controverse tient au « malgré tout ». Wajcman refuse de situer ce malgré tout dans l’historicité propre à la résistance juive à Auschwitz. Il préfère le comprendre comme un simple trait d’opinion sur l’image en général. Ce malgré tout est envisagé comme concept philosophique à l’époque post-moderne. Ce refus de comprendre le point de départ s’explique par le refus du point d’arrivée : ce malgré tout de l’histoire elle-même qui dénote la résistance politique comme héroïque ; le malgré tout de la pensée qui en questionne la mémoire, celle qui voit dans le fait historique singulier, une exception théorique propre à modifier l’opinion préexistante sur l’inimaginable. C’est qu’il veut dissocier l’histoire du concept. Le nœud de cette controverse réside dans une évaluation différente des rapports entre histoire et théorie ; il réside corrélativement dans une évaluation différente entre singulier et universel : entre le fait particulier et la thèse universelle, l’image n’est pour lui que leurre : c’est qu’il n’y avait rien à voir. Or il y avait à voir. Auschwitz nous oblige à repenser le droit et l’anthropologie, le récit, la mémoire et l’écriture, et aussi l’image. Inimaginable est un mot tragique : il porte sur la douleur intrinsèque de l’événement et sur sa difficulté concomitante à être transmis. Il faut entendre dans ce malgré tout une objection au tout, un faisceau d’arguments et de faits donnés malgré le tout de l’inimaginable érigé en dogme. C’est parce que la parole des témoins défie notre capacité à imaginer ce qu’elle nous raconte que nous devons tenter malgré tout de le faire afin, justement, de mieux entendre cette parole du témoignage. Un trait carctéristique de cette résistance à l’image, c’est qu’elle reprend spontanément les formes traditionnelle de l’iconoclasme politique. 

C’est cette valeur historique de l’image qu’a interrogée Clément Chéroux dans son exposition ; et c’est cette exposition qui a hérissé Elisabeth Pagnoux. Sauf à être de ceux qui exultent d’horreur, c’est une raison suffisante pour ne pas aller voir l’exposition. La polémique n’est pas tant dans le fait d’exposer ces images que dans l’usage du medium photographique comme source d’histoire ; or Raoul Hilberg oblige dans son dernier livre à s’affronter à ces matériaux visuels et préciser la place de la documentation visuelle relative aux camps. Les images existantes sont des images survivantes qui constituent une part infime d’un archivage qui fut réalisé puis détruit par les nazis. Les images survivantes sont des images mal vues parce que mal dites par l’historiographie de la Shoah. Qu’est-ce qui est écrit au revers de la photo, a-t-on le nom de l’auteur ? L’exposition de Chéroux donne toute une méthodologie, un cadre typologique pour ce travail. En 45 commence une période nouvelle pour la preuve visuelle nécessaire dans les séances du tribunal de Nuremberg. Mais ce fut aussi une nouvelle époque de l’épreuve visuelle dans le cadre d’une pédagogie de l’horreur. C’est alors que les images photographiques devinrent partie intégrante de la mémoire des camps. L’exposition est lue par Wajcman et surtout Pagnoux comme sollicitant la part maudite qui habite le spectateur de ces images, sa jouissance de mort. Il n’y a eu que dans les journaux et non dans le chef des organisateurs de l’exposition qu’il y a eu effet d’annonce. Mais ils confondent quant au fond : aucune des photos exposées ne serait adéquate à son objet ; elles sont inappropriées, pire, elles sont fausses. On rabat ici une valeur d’existence et un statut ontologique sur une valeur d’usage. Quant à la valeur d’usage, le mauvais usage que l’on en ferait, faudrait-il aussi sacrifier le langage dans son entier dès lors qu’un seul mensonge serait émis ? Il est vrai que le terrible est devenu une marchandise et dès 1950 Roland Barthes a fustigé la mode des images-choc. Les sociologues ont mis à jour toutes les techniques de manipulation de l’opinion. Pierre Vidal-Naquet pointe la naissance de la campagne négationniste au moment de la diffusion de la série « Holocaust ». Clément Chéroux face à cela prône une nouvelle rigueur : il faut douter des images, appeler un regard critique qui cherche à ne pas se faire prendre à l’illusion référentielle. On ne critique qu’à cela qui intéresse ; mais il ne faut pas face au pire toujours possible, répudier les images, comme façon de ne pas douter. En effet il y a un point à ne pas louper : où l’image touche au réel. Et les images du Sonderkommando n’ont rien à voir avec celles de Spielberg ou Benigni.

Ce n’est pas parce que la photo ne remplacera jamais le regard, qu’il faut la rejeter sans aucune forme de procès, car alors on perd l’écart qui existe entre voir et savoir. L’historien met à jour leurs points de contact. Par delà la question voir-savoir, se pose la question des rapports de l’image et de la vérité. J’ai regardé les images comme des images-faits. Et Wajcman les regarde comme des images-fétiches. Sous sa position, il y a que toute vérité se fonde sur un manque, une absence, une négativité non dialectisable ; et que toute image est  une sorte de dénégation de l’absence (car une image est toujours affirmative). Cela produit alors la conclusion que toute image serait un substitut attrayant du manque. Ce polémiste va même jusqu’à dire de la photographie en général qu’elle est spécialement fétichique ; ce n’est pas de l’art. Pourtant la puissance de l’image tient à son indicialité en tant qu’enregistrement. En opposition à l’image-fait, Wajcman parle de l’image-fétiche, mais Didi-Huberman lui renvoie les propos de Freud : le fétiche forme une image totalitaire par la conjonction de sa nature de substitut et de sa nature d’écran ; cette image n’est donc pas une relique. Les quatre photos relèvent d’une lacunaire nécessité. L’image-fétiche est une image à l’arrêt (le désir pervers se soutient de l’idéal d’un objet inanimé) car le sujet s’arrête à un certain niveau de son investigation. L’image-fétiche ne peut donc être toute qu’à la condition d’être inanimée par son possesseur exclusif, l’objet qui ne déçoit pas. Les images de Birkenau ne sont rien de cela. Elles sont quatre et formant un montage élémentaire. Un montage dont il serait désastreux de recadrer les morceaux. Lacan insiste sur le caractère arrêté de l’image-fétiche car ici le montage renvoie au choix d’une seule image dans une séquence où prévalait le changement, c’est-à-dire la dimension historique. Et cela n’est pas à retrouver dans l’instantané photographique car Lacan parle d’image fantasmée. C’est le fantasme qui réduit la séquence des images singulières pour l’hypostasier sous la plume de nos deux détracteurs, en image toute c’est-à-dire une image vide. La troisième particularité du fétiche selon Lacan est qu’il forme une image-écran : c’est un voile, qui pose la question du pourquoi le voile est-il plus précieux à l’homme que la réalité ? Pourquoi l’ordre de cette relation illusoire devient-il un constituant essentiel, nécessaire, de son rapport avec l’objet ? Les quatre images feraient écran au gazage… Les membres du Sonderkommando auraient voulu cet écran ? Pour une plus grande satisfaction du spectateur ?

Je vois une raison plus philosophique ; notre détracteur part de ceci que la Shoah constitue une horreur exceptionnelle, l’horreur extrême du siècle ; puis il demande : est-ce qu’il est du pouvoir d’une image de nous faire voir, vraiment l’horreur ? Ce débat agite toute pensée qui cherche à dépasser ou dialectiser le thème platonicien de l’image-voile. Malentendu car ce livre est orienté dans le sens de l’image-déchirure. Il y a en effet un double régime du fonctionnement des quatre images : visible et visuel, détail et pan, ressemblance et dissemblance, anthropomorphisme et abstraction, forme et informe, vénusté et cruauté. Comme les signes du langage, les images savent à leur manière produire un effet avec sa négation. Elles sont tour à tour le fétiche et le fait, la consolation et l’inconsolable. Elles ne sont ni l’illusion pure, ni la vérité toute mais ce battement qui agite ensemble le voile avec sa déchirure. Bataille et Blanchot reconnaissent ce moment de l’image où elle devient le regard du néant sur nous. Là où tous les mots s’arrêtent, peut surgir une image ; non pas l’image-voile mais l’image-déchirure qui laisse fuser un éclat de réel. L’image terrifiante , les quatre photos nous mettent dans la situation d’y percevoir une horreur nue, images qui nous laissent d’autant plus inconsolés qu’elles ne portent pas les stigmates de l’inimaginable. Primo Levi constate que l’imaginaire commun s’éloigne de plus en plus de ce « là-bas » car y surabonde les clichés, donnant raison aux organisateurs de l’exposition « Mémoire des camps ». Ce n’est pas parce que l’image donne l’étincelle et non la substance qu’il faut l’exclure de nos pauvres moyens pour approcher l’histoire terrible dont nous parlons. Il y a dans le double régime des images un flux et un reflux de la vérité en elles (Susan Sontag). Il faut compter sur ceci : quand leur surface de méconnaissance se trouve atteinte par une turbulence, une lame de connaissance, nous traversons alors le moment d’une épreuve de vérité. Les photographies ne lui (S Sontag) furent que l’ouverture du savoir par l’entremise d’un moment de voir. Pour qui veut savoir comment, le savoir n’offre ni miracle, ni répit ; c’est un savoir sans fin : l’interminable approche de l’événement. Il y a un voile, mais qui se plisse. Voilà pourquoi, pour savoir, il faut imaginer aussi. En confondant l’irreprésentable avec l’inimaginable, on se met dans la possibilité de penser tout destin du trauma. Ka-Tzetnik a commencé par s’étonner d’être si insensible face aux quatre images ; mais un jour il met une photo à son mur : je ne peux la quitter des yeux. Alors survient un ravissement comme si l’acte d’affronter l’image était nécessaire à l’assomption du fait lui-même par la psyché du survivant. Jorge Semprun vit la même chose : il y a d’abord cet effet de voile lié à l’expérience d’une déréalisation des images par celui qui a vécu ce « là » qu’elles montrent « ici ». Le travail est celui de reconnaître les images et cela exige en fait de modaliser le passage « là-ici » par une suite complexe de nuances qui seront autant de césures du sentiment éprouvé. Entre savoir certain et une reconnaissance incertaine, voilà le trajet du trauma car l’intime privé devient l’étrangeté de l’histoire collective quand les images cessent d’être personnelles. Toute cette approche est phénoménologique et elle bute sur le référentiel structuraliste de Wajcman. Voici une leçon de plus.

2 : image-archive ou image-apparence

Ce chapitre ajoute un autre polémiste : Claude Lanzmann et son film Shoah. La lecture usurpe le statut du témoin. La lecture des quatre images est totalement liée au moment critique car l’image n’est lue qu’à un bon moment. Lanzmann fait le choix de ne renvoyer qu’aux témoignages des survivants qui côtoyaient les juifs des camps parce qu’ils habitaient juste à côté d’eux. Les images du film arpentent des paysages où la nature a recouvert les lieux. L’absence de traces des camps est confronté à la phrase des témoins : « je ne crois pas que je suis ici ». La lecture de la première partie du livre remplit le silence du lieu, elle subtilise la parole originaire de son habitant : « la source est perdue, la parole est niée ». Voilà le crime de Didi-Huberman. En face Shoah atteint le degré absolu de la parole. En refusant d’utiliser les images d’archives. Le film est parvenu à montrer ce qu’aucune image ne peut montrer puisqu’il montre qu’il n’y a rien à voir (et donc qu’il n’y a pas d’image). 

L’image-fétiche est remplacée par l’image-archive. Lanzmann rejette les images d’archives car ce sont des images sans imagination. Il lui manque le témoignage. Lanzmann pense faire un film sur le manque d’images des camps d’extermination, relativement à la pléthore d’images sur les camps de concentration. Et il est exact aussi que nombre d’entre elles ont été utilisées pour témoigner (à tort) de l’extermination dans les chambres à gaz. À ceci s’ajoute un choix formel relatif au film ou reportage de documentation. Mais il y a deux Lanzmann : à un moment il a défendu son film de façon rigoriste : il n’y a pas d’images de la Shoah. C’est légitime de donner la parole aux survivants des camps d’extermination mais c’est illégitime de rejeter les quatre images de Birkenau. Parce qu’elles ne nous apprennent rien sur la vérité et leur lecture ne peut que tomber dans le culte d’icônes. L’archive pourtant ne dispense pas d’un travail d’élaboration ; elle n’est signifiante qu’à être patiemment élaborée. Lanzmann ne prend l’image d’archive que pour prouver et prouver cela même qui n’a pas de preuve ; elle glisse même du côté du démenti, nourrissant le camp négationniste. Lanzmann la tire du côté de la fiction (fétichiste, on y revient) hollywoodienne, passant à la trappe le travail de Alain Renais avant lui avec son film « Nuit et brouillard », et le travail de Godard après lui avec son film « Histoire(s) du cinéma ». Lanzmann décrète que reconstruire Auschwitz relève d’une falsification ; c’est fabriquer des archives. (Et bien sûr il entra en polémique avec Jorge Semprun). « Shoah » n’est pas fait pour communiquer des informations, mais apprend tout. L’archive n’apporte que des informations mais elle n’affecte ni l’émotion, ni la mémoire, et ne fait lever que des exactitudes mais pas la vérité. Lanzmann se vit comme incompris et se plaint : je n’ai jamais parlé de détruire un document sur les chambres à gaz mais si j’en avait trouvé un je l’aurais détruit. Je ne voulais pas fonder mon dire, on ne peut pas aller plus loin, c’est comme le cogito cartésien. On comprend ou on ne comprend pas, c’est tout. Didi-Huberman, lui, ne comprend pas qu’un intellectuel ne veuille pas fonder son dire. On peut comprendre avec Descartes le doute hyperbolique , mais on ne comprend pas la certitude hyperbolique : je suis l’image toute de Shoah, donc je peux détruire toutes les (autres) images de la Shoah. 

En histoire, écrivait Michel de Certeau, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en documents certains objets répartis autrement. Cette nouvelle répartition culturelle est le premier travail. En réalité elle consiste à produire de tels documents, par le fait de recopier, transcrire ou photographier ces objets en chageant à la fois leur place et leur statut. S’il faut réélaborer un concept d’archive c’est parce que l’histoire nous a obligés au dur travail d’affrontement avec les archives du mal auxquelles l’exposition de Chéroux donnait une visibilité particulièrement éprouvante. Arlette Farge rappelle que l’archive n’est pas un stock dans lequel on puiserait par plaisir, elle est constamment en manque. Elle est toujours une histoire en construction dont l’issue n’est jamais entièrement saisissable. Chaque découverte y surgit comme une brèche dans l’histoire conçue, une singularité provisoirement inqualifiable que le chercheur va tenter de racommoder au tissu de ce qu’il sait déjà, pour produire si possible une histoire repensée de l’événement. Elle est bribe, elle libère un effet de réel. Elle n’est pas reflet ni preuve de l’événement, car elle est toujours à élaborer par recoupements incessants, par montage avec d’autres archives. L’archive demande à être construite, l’archive est toujours le témoin de quelque chose. D’où la place importante du son au cinéma. À ce titre la collection de témoignages réunie dans Shoah forme bien une archive. C’est aussi Michel Foucault qui a secoué, voire ébranlé, le rapport à l’archive. Son intention de déniaiser notre approche positiviste, trop naïve, ne mérite cependant pas de rejeter toute fabrication comme fabrication d’une apparence. Aby Warburg, Walter Benjamin et Marc Bloch ont rappelé que la source n’est jamais un pur point d’origine, mais un temps déjà stratifié, déjà complexe. Et il faut comprendre que l’histoire se construit autour de lacunes perpétuellement questionnées. Carlo Ginzburg, dans un colloque sur les limites de la représentation, a rejeté le scepticisme radical. Entre positivisme et scepticisme, la balance est dialectique car c’est dans leur entre deux que se joue l’expérience de la preuve, proche du mot épreuve. Il s’agit de raconter la vérité telle qu’elle peut être transmise d’homme à homme, il s’agit de rétablir la fonction de liaison du langage (Renaud Dulong, le témoin oculaire). Les positions philosophiques sont devenues absolues dans la bouche de Jean-François Lyotard, Giorgio Agamben et Claude Lanzmann : le différend, le silence pur, la parole absolue. Et à cela il y a à opposer l’impossible au malgré tout (Jean-Pierre Vernant, histoire de la mémoire et mémoire historienne). L’impossible vient se dédoubler quand à cette difficulté de raconter s’ajoute la difficulté d’être entendu. Face à la pensée binaire, la position tierce est tenue par le Sonderkommando prenant les quatre images d’Auschwitz. On n’a pas affaire aux survivants ici mais au témoignage de morts. Leurs images produites du dedans des camps en activité les rendent légitimement témoins dans l’œil de l’histoire. La question n’est plus celle de la vie ou la mort mais la mort pour le témoin et la vie  pour le témoignage. Eventuellement. Ces quatre images sont presque les seules possibles en raison du statut des membres de ce commando. On a retrouvé dans le sol de Birkenau les manuscrits de cinq de ces membres : Haïm Herman, Zalmen Gradowski, Leib Langfus, Zalmen Lewental et Marcel Nadsari. Il s’agit des rouleaux d’Auschwitz. On comprend aussi qu’il y a eu énormément de témoignages d’outre-tombe qui se sont perdus. Ils ont cherché tous les moyens possibles d’une reproductibilité, en recopiant des faits, des listes, des noms, des plans et en disséminant ces copies sous les cendres. Ils ont cherché qualitativement à ce que toutes les sortes de trace doivent être convoquées au témoignage du grand massacre. Et c’est logique que l’image soit convoquée à y participer, en élargissant les voies, en élargissant les voix. 

Lanzmann s’est mépris sur la nature de l’archive en général et sur la nature du témoignage en général, il se méprend enfin sur l’image et l’imagination. Il faut rappeler ici Aristote face à Platon : « puisqu’il n’y a aucune chose qui existe séparément en dehors des grandeurs sensibles, c’est dans les formes sensibles que les intelligibles existent. Et c’est pourquoi l’exercice même de l’intellect doit être accompagné d’une image ». Alors pourquoi parler d’image sans imagination ? Même Sartre n’est pas d’accord. Sa compréhension de l’imagination passe par l’hypothèse selon laquelle l’objet n’est pas plus dans l’image que l’image ne serait un objet amoindri, une moindre chose : l’imagination (s’involuer dans l’image) ne saurait se réduire à une fausse perception (se tromper sur le réel). il y va d’une intention du Sonderkommando de nous transmettre avec ces quatre images une possibilité d’imagination. Si l’image est un acte et non une chose, c’est comme acte et non comme moindre chose qu’il fallait regarder ces quatre images. Ici Didi-Huberman reprécise l’intérêt du courant phénoménologique en philosophie, autour de la notion d’intention. C’est une phénoménologie, non de la perception à strictement parler, mais d’une quasi-observation du monde. Regarder l’image, en croyant percevoir directement les objets de la réalité qui s’y représentent, ce serait essayer de tourner autour de l’écran de fumée pour aller voir ce qu’il y a derrière. Mais l’étude du point de vue produit, du grain de l’image, des traces de mouvements, tout cela peut être mis en œuvre pour articuler l’observation de l’image elle-même à la quasi-observation des événements qu’elle représente. Cette quasi-observation, lacunaire et fragile en elle-même, deviendra interprétation lorsque seront convoqués tous les éléments de savoir susceptibles d’être réunis par l’imagination historique en une sorte de montage ayant valeur de construction pour l’analyse (Freud).

3 : image-montage ou image-mensonge

Mais pourquoi un montage ? D’abord parce que le simple lambeau de pellicule extrait de Birkenau présentait, non pas une, mais bien quatre images elles-mêmes distribuées selon une discontinuité temporelle : deux séquences bout à bout montrant deux moments distincts du même processus d’extermination. Ensuite parce que la lisibilité de ces images ne peut se construire qu’à les mettre en résonance et en différence avec d’autres sources. La valeur de connaissance ne saurait être intrinsèque à une seule image, pas plus que l’imagination ne consiste à s’involuer passivement dans une seule image. Il s’agit au contraire de mettre le multiple en mouvement, de ne rien isoler, de faire surgir les hiatus et les analogies, les indéterminations et les surdéterminations à l’œuvre. L’imagination est construction et montage de formes plurielles mises en correspondances. Sa valeur heuristique est incomparable pour Baudelaire et Lévi-Strauss : faculté scientifique de percevoir les rapports intimes et secrets des choses. Connaissance délicate, elle demande un tact infini de chaque instant. Le montage ne vaut que lorsqu’il ne se hâte pas trop de conclure, lorsqu’il ouvre et complexifie notre appréhension de l’histoire, lorsqu’il nous donne accès aux singularités du temps et à son essentielle multiplicité. Il faudrait concevoir une notion du montage qui serait au champ des images, ce que la différenciation signifiante fut au champ du langage dans la période post-saussurienne. Rhizomes, bifurcations. Le photographe avait toujours déclenché deux fois son appareil photo pour rendre compte, par deux angles de vue au moins, du temps qu’il observait. On n’a pas non plus qu’un mot pour dire le tout d’un réel quel qu’il soit. Wajcman vient chercher à son appui Moïse des Tables de la Loi quand il louange le film Shoah : la loi veut réduire les images comme l’unique veut réduire sans reste la multiplicité des singularités lacunaires. Mais Maurice Blanchot dans « l’entretien infini » écrit : les dix lois ne sont loi que par référence à l’unité ; personne n’attentera à l’un. Toutefois dans la loi même demeure une clause qui garde un souvenir de l’extériorité de l’écriture lorsqu’il est dit : tu ne feras pas d’images, car se faire des images, c’est évidemment attenter à l’Un. Et Didi-Huberman d’en conclure : voilà bien pourquoi l’image n’est pas toute. Mais la mort est irreprésentable, au-delà de toute image des morts. Wajcman n’ayant trouvé que des images pas-toutes, révoque toutes les images. Lacan quand il dit que la femme n’est pas-toute, il ne veut pas dire qu’il n’y a rien à attendre des femmes. Les images ne donnent pas tout à voir ; mieux, elles savent montrer l’absence depuis le pas-tout à voir q’elles nous proposent constamment. Il est aussi vain de vouloir stopper l’imagination ou de décréter qu’il n’y aura pas d’image à venir, que d’isoler les quatre images en les coupant de leur économie symbolique (les images sont toujours prises dans le langage ; les photos étaient complétées d’un texte en référence) et de leur rapport au réel (les images étant à comprendre dans l’acte même qui les a rendu possibles). Tout acte d’image s’arrache à l’impossible description d’un réel. 

Il existe au moins deux façons cinématographiques de mettre en œuvre cette hantise à l’endroit de la destruction des juifs d’Europe : Lanzmann et Jean-Luc Godard. Deux esthétiques différentes sont ici en jeu, deux façons de montage, mais aussi deux éthiques  du rapport créé dans ces films entre image et histoire. Une polarité s’est donc formée bien qu’elle ne donne en droit, qu’une part seulement des réponses cinématographiques possibles, il y aura toujours des images à venir, imprévisibles aujourd’hui. Cette polarité fonctionne comme un lien de complémentarité ; mais cela a viré à la polémique… alors qu’au départ les deux cinéastes avaient envisagé une collaboration. La polarité esthétique vire à l’expression d’une éthique du regard en termes quasi théologiques, quand des proses de seconde main s’en mêlent provoquant dans l’opinion comme un soupçon de mensonge. Une débauche d’images chez Godard, baroques et donc artificielles ; l’image une chez Lanzmann, plutôt du côté de ce qu’on ne peut regarder, le Rien de la pure vérité. D’un côté l’opus musaicum des artistes romains dans leurs décors en collages qui ornaient les grottes susceptibles d’être habitées par les Muses ; de l’autre côté un film mosaïque replié sur l’Un, la Loi et l’analogie biblique. D’un côté l’adoration des veaux d’or à l’origine d’une religion nouvelle et de l’autre l’érection d’une Table de la Loi cinématographique ; monothéisme de l’image-toute, polythéisme des images nulles. La polémique s’écrasera quand Lanzmann érigera Shoah comme l’Evénement : il n’y a pas d’images de la Shoah parce qu’il y a l’image de Shoah. Or ce film est à situer dans l’histoire du film documentaire dans laquelle on croise « Nuit et brouillard » d’Alain Resnais. Il y a dans ce film un travelling souligné par l’analyse de Serge Daney car il y voit l’obligation de ne pas fuir devant notre histoire, l’anti-spectacle étant une injonction à comprendre que la condition humaine et la boucherie industrielle n’étaient pas incompatibles et que le pire venait juste d’avoir lieu. Une écriture du désastre comme le dit Maurice Blanchot. Ce film se veut un ébranlement de la mémoire né d’une contradiction entre documents inévitables du passé et marques répétées du présent. Les documents de l’histoire sont ces fameuses images d’archives qui laissèrent leurs spectateurs sans voix. Les marques du présent viennent du regard sans sujet. Ce qui fait de la place en off à des témoignages lus par Jean Cayrol qui sont moins témoignages que des écritures volontairement distanciées (sur fond musical de Hanns Eisler). Mais ce que le film gagne en impact avec ses marques, c’est au détriment des archives ; ceci dit, le film n’avait pas promis de tout apprendre mais plus modestement de proposer un accès à l’inaccessible. Resnais a tenté de dégager un temps critique (à la façon de Brecht), propice, non à l’identification, mais à la réflexion politique. Shoah corrige cet essai en introduisant une étape supplémentaire qui consiste à ne plus utiliser le contretemps des images d’archives, au profit d’une seule dimension qui crée par la durée les conditions d’une impossibilité d’éviter. Ceci dit, l’image d’archive se fera rappeler. 

Il y a assurément des choses qu’on ne peut voir ; et ce qu’on ne peut pas voir, il faut le montrer. Wajcman passe pourtant à l’excès quand il ajoute que ce que ça montre, c’est qu’il n’y a pas d’image. Ceci est faux car l’histoire de la peinture, l’histoire des images est bien la tentative incessante pour montrer ce qu’on ne peut pas voir. Toute l’histoire des images peut se raconter comme un effort pour donner le dépassement visuel des oppositions triviales entre le visible et l’invisible. La meilleure façon de montrer ce qui nous échappe, c’est d’en monter le détour figural, en associant plusieurs vues ou plusieurs temps du même phénomène (allusion à un petit film nazi en septembre 41 à Mogilov). Or Shoah en est l’antipode. C’est en donnant la parole aux survivants qu’il crée un imaginable de cette expérience-là (le montage est greffé sur l’économie du récit). Godard lui choisit dans « Histoire-s du cinéma » de montrer le cinéma lui-même et sa propre réminiscence dans un montage tout entier organisé sur l’économie du symptôme. Il y a un lien à faire avec Hitchcock car ce dernier a été convoqué pour monter les films US pris à la libération des camps. Perdu face aux rushes, le cinéaste américain collabore avec Sidney Bernstein qui, lui, a reçu la même demande côté UK. Godard, lui, veut signifier que la peur dans les images de « Notorious » qui insiste sur un travelling devant des bouteilles de vin de grand cru, pour relever de la fiction, ne relève pas pour autant de la falsification. Cette séquence est fictive , humoristique même, mais elle atteint une vérité phénoménologique : le montage en intensifiant l’image rend à l’expérience visuelle une puissance que nos certitudes ou habitudes visibles ont pour effet de pacifier, voiler (paradoxalement le travelling des bouteilles provoque la peur chez le spectateur). Robert Bresson inspire aussi Godard quand il impose à la représentation une manière de fragmentation, qui rend les parties indépendantes afin de leur donner une nouvelle dépendance. Il joue sur la toute-puissance des rythmes, cet art du montage grâce auquel une image se transforme au contact d’autres images, comme une couleur au contact d’autres couleurs. Bresson cherche tout ce qui se passe aux jointures, où l’ on observe le fait étrange que ce soit l’union interne des images qui les charge d’émotions, selon le principe de rapprocher les choses qui n’ont jamais été rapprochées et ne semblaient pas prédestinées à l’être. Démonter et remonter jusqu’à l’intensité, à un tel degré capable d’en faire surgir une vérité. Ceci est à rapprocher des actualités télévisées, qui peuvent utiliser des images documentaires jusqu’à produire une falsification de la réalité historique qu’elles archivent pourtant. Pour Hitchcock, le montage des séquences de George Stevens ne devaient pas séparer les bourreaux des victimes et il ne fallait pas séparer le camp de son environnement social. 

Godard ne dit pas autre chose : le montage c’est ce qui fait voir ; c’est ce qui transforme le temps du visible partiellement souvenu en construction réminiscente, en forme visuelle de hantise, en musicalité du savoir. Au montage, on rencontre le destin : Godard est face à la défaite du cinéma face à la réalité des camps ; ce rendez-vous manqué est son destin, sa culpabilité en tant que cinéaste. Le cinéma fut d’abord fait pour penser car il se donnait, voulait se donner comme une forme qui pense. Le montage est l’art de produire cette forme qui pense ; il est l’art de rendre l’image dialectique. Mais cela ne relève en rien d’une synthèse au bout du montage. Les choses se compliquent quand il y a à convoquer les mots à lire, à voir ou à entendre : la dialectique doit se comprendre dans le sens d’une collision démultipliée des mots et des images : les images s’entrechoquent entre elles pour que surgissent des mots et les mots se choquent entre eux pour faire surgir une image. Pour que de la pensée ait lieu visuellement. L’image se lit par le montage : elle se fonde sur un rapprochement des incommensurables. Mais n’en produit pas moins un phrasé de l’Histoire (Rancière, le destin des images). Godard rebondit : pour moi l’Histoire est l’œuvre des œuvres. Et voici Walter Benjamin : l’âge du cinéma est l’âge de l’Histoire en son acception moderne car il travaille de plain-pied avec l’inoubliable, manière de dire qu’il ne cesse de s’affronter à la question de l’anéantissement. Godard sortira dans un de ses montages une image où le mot End est voilé laissant la possibilité que le mot soit plus long : endloss, Endlössung. L’exigence de Godard est qu’il faut réexplorer les archives historiques à nouveaux frais. Histoire(s) du cinéma en devient un montage malgré tout : ne pas avoir peur avec les images d’archives de faire œuvre de montage. Avec quoi monter les images des camps ? Ceci est illustré par une lecture d’une séquence qui convoque successivement Goya (Désastres, caprices), deux images du convoi Buchenwald-Dachau filmés en 45 par Stevens, et une séquence érotique hollywoodienne (réalisée par le même Stevens) de Liz Taylor au lit avec Montgomery Clift, où surgit la Marie-Madeleine de Giotto dans son tableau (noli me tangere)… Je ne peux résumer ces pages essentielles. Elles font écho de la lecture des quatre images dans la première partie qui doit aussi être lue in extenso.

4 : image semblable ou image semblante

La problématique de l’exposition Mémoires des camps consistait à s’interroger sur les conditions et la diffusion de ces témoignages photos, plutôt qu’à retracer le fonctionnement des camps. Monter n’est pas assimiler. Dans Histoire(s) du cinéma, une victime des camps est montrée, morte, à la suite d’un extrait de film pornographique, occasion pour Godard, dans son commentaire off, de distinguer la violence d’image faite à l’esprit dans tout acte créateur et la brutalité réelle qu’un système totalitaire généralise à la vie entière. Si la pensée se refuse à peser, violenter, elle s’expose à subir sans fruit toutes les brutalités que son absence a libérées. Seule une pensée triviale nous suggère que, si c’est à côté, ce doit être pareil. Seule une image publicitaire peut essayer de nous faire croire qu’une auto et une jeune femme c’est pareil. Seule une image de propagande peut essayer de nous faire croire qu’une population très minoritaire peut être à l’Europe entière ce qu’une pieuvre gigantesque est à sa proie. Bataille et Benjamin se sont dressés contre les assimilations ; ils ont donné à penser les ressemblances en les produisant. Mais Lanzmann a si peur de l’image qu’il proteste avec la plus grande énergie morale, que les bourreaux ne sont pas les victimes et qu’ils ne sont pas nos semblables, et ce parce qu’il confond ressemblance et identité, quand il accuse tout semblable de n’être qu’un semblant. Cela nous amène à la question dernière traitée dans ce livre : la position éthique. C’est en tant que semblable qu’un être humain devient le bourreau d’un autre. La relation bourreau-victime se fonde sur leur commune espèce humaine. Or dans cette relation entre semblables, il n’y a rien qui permette de dire que, semblables, victime et bourreau, seraient indiscernables, substituables ou échangeables. 

On se simplifie la vie éthique en rejetant le mal radical du côté de l’Autre absolu. L’esthétique de l’inimaginable est une triviale esthétique négative en ce sens qu’elle qualifie le mal radical par tout ce qu’il n’est pas ; ce faisant elle l’éloigne de nous et se légitime elle-même de ce seul éloignement. L’imaginable ne nous rend certes pas présent le mal radical, mais du moins, nous fait-il nous approcher de sa possibilité, toujours ouverte dans l’ouvert d’un quelconque paysage familier. Jean-Luc Nancy et Jacques Rancière ont apporté des éclaircissements philosophique au motif de l’irreprésentable. L’opinion s’est doté d’un interdit à l’encontre de la représentation du mal radical depuis Shoah ; JL Nancy veut casser cet interdit, le déconstruire en disant que la représentation devant la Shoah est « interdite » dans le sens de stupéfaite. L’interdit devient ainsi le geste intrinsèque dont s’anime la représentation elle-même. Le geste d’image constitue l’objet par excellence du montage selon Godard. Il est l’héritier de Nietzsche : sa réflexion sur l’histoire délivre une énergétique. Le geste est compris comme un symptôme, comme un montage de temps hétérogènes où la représentation se surprend, dans la mesure où sa prolifération dessine quelque chose comme une sismographie de l’histoire. Rancière dénonce ici le post-modernisme et sa terreur sacrée : cette confusion est orchestrée pour transformer les problèmes de réglage de la distance représentative en problèmes d’impossibilité de la représentation. Cela renvoie y compris dans Shoah à un choix refusant de penser l’image. 

La thèse de l’inamiginable est faite de trois hyperboles. 1) où l’on veut savoir quelque chose de la Shoah, il faudrait se débarrasser des images. 2) où l’on veut convoquer une mémoire décente de la Shoah, il faudrait révoquer toutes les images. 3) l’éthique disparaît là où apparaît l’image. À quoi le livre répond : les images deviennent précieuses au savoir, à partir du moment où elles sont mises en perspective dans des montages d’intelligibilité. La mémoire de la Shoah ne devrait pas cesser de se reconfigurer au fil de nouvelles relations à établir, des nouvelles ressemblances à découvrir, de nouvelles différences à souligner. Pour savoir il faut s’imaginer. La mise en jeu du sujet dans l’exercice du voir et du savoir procède d’un souci épistémologique : on ne sépare pas l’observation de l’observateur. L’image est au cœur de la question éthique. La singularité exemplaire des camps  se reconnaît dans le fait que l’humanité même y aura été systématiquement niée. Que faire à présent ? Myriam Revault d’Allonnes répond ceci : en anthropologie on ne peut pas penser la condition inhumaine de l’homme soumis à la terreur des camps, sans y reconnaître une crise de l’identification et une faillite de la reconnaissance du semblable. Non seulement le camp détruit des hommes et invente, dans le rapport bourreaux-victimes, une dissemblance radicale d’hommes à sous-hommes, mais encore, il cherche à détruire, chez les prisonniers, la possibilité de reconnaître en leurs propres compagnons d’autres hommes, leurs semblables. Il faut maintenant penser ça depuis notre propre situation de survie à cette histoire. Il ne s’agit pas de s’y croire mais d’engager un processus de reconnaissance du semblable où se fonde l’éthique même du rapport à l’expérience des camps. Or ce processus est imagination dit Robert Antelme. L’imagination ne donne pas la proportionnalité de l’événement. Elle travaille au cœur même de la disproportion entre l’expérience et son récit : la honte d’être un homme, y a-t-il une meilleure raison d’écrire ? L’imagination s’anime lorsque surgit l’inimaginable : ce que nous ne comprenons pas mais que nous ne voulons pas renoncer à comprendre, nous sommes bien contraints de nous l’imaginer. Ce qu’il y a d’éthique ici est formulé comme suit : l’imagination est aussi une faculté politique : nous tentons d’imaginer à quoi ressemblerait notre pensée si elle était ailleurs ; et ici on rejoint Hannah Arendt. Elle réinterprète la faculté de juger kantienne (lien entre éthique et esthétique) lors du procès d’Eichmann. Voilà pour quoi il faut malgré tout poser un regard esthétique sur les quatre photos. Elles montrent que l’organisation d’Auschwitz voulait abolir la reconnaissance du semblable où se fonde le lien social (Deleuze rappelle ici Spinoza et son similis affectus). Le livre revient sans cesse à Wajcman qui ne désarme pas. Maintenant son argument en vient à propos de l’image, à la proscrire en recourant au combat de Persée avec la Gorgone : à propos de son image-miroir, image-bouclier. Le miroir, l’image, est un bouclier réel contre le réel irregardable. À ses yeux ce mythe trop païen est remis à son goût quand il l’évoque autour de St Georges tuant le dragon : toute image est un appel à la foi mais la passion chrétienne poisse tout, car l’image, sur le versant cultuel, flirte avec les reliques et, sur le versant théologique, l’image serait le Salut comme épiphanie de la vérité. Mais Didi-Huberman retourne complètement la lecture qui manifestait la tromperie à partir de la ruse. Persée sauve l’honneur de toute référence à la religion. Godard dit que l’image viendra au temps de la résurrection, en jouant du registre de l’humour. Godard dit plutôt (mais en rusant) que l’Image Toute ne nous est pas donnée, qu’il n’y a justement pas à l’espérer. Seul nous est donné le simple rectangle de 35mm. Nous ne voyons sur l’écran que les restes calcinés d’un corps d’homme, à côté des millions d’autres qui forment son hors-cadre. Du processus d’anéantissement, reste quelque chose qui y résiste puisqu’il devient l’occasion de sa possible mémoire. C’est la mort en tant qu’elle fait des restes. Rabattre Histoire(s) du cinéma sur une résurrection, c’est méconnaître le travail du temps. il n’est pas nécessaire d’en appeler à la résurrection pour observer la survivance dont se tisse le monde de la mémoire, auquel contribue les images. D’où vient qu’un bout de pellicule puisse rédimer quoi que ce soit du réel d’Auschwitz ? Walter Benjamin parle de génération des vaincus en s’y incluant quand il parle de la rédemption du réel : les penseurs juifs persécutés qui réussirent à fuir (parfois dans le suicide) ont décidé de repenser l’histoire malgré tout. L’Erlösung, la rédemption, fut la pauvre réponse de ces penseurs aux machines de l’Endlösung ; ces penseurs sont Rosenzweig et Scholem entre autres. Pour Rosenzweig la rédemption est l’attente d’un bouleversement qui peut survenir à tout moment, soit un moment de résistance aux griffes de l’histoire quand elles se ferment sur nous : le Oui dans le clin d’œil de l’instant. Scholem entreprit l’étude historique du concept de rédemption dans la mystique juive qui retourne la perspective, privilégiant le problème de la création à celui de la fin des temps. La rédemption, c’est une réponse à la situation de l’exil, réponse guidée par un pessimisme absolu quant à l’histoire et son progrès. Benjamin a publié ses idées « sur le concept d’histoire » : faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir comment les choses se sont réellement passées. Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il n’y a de rédemption possible qu’à se situer dans un certain rapport à l’histoire : on ne peut inventer le futur qu’à faire venir à soi une remémoration, selon une loi d’anachronisme qu’on appelle inconscient du temps : le passé est marqué d’un indice secret qui le renvoie à la rédemption, celui d’un souffle d’air dans lequel vivaient les hommes d’hier. Cet écho, Benjamin l’appelle image. L’image vraie du passé passe en un éclair. L’image ne ressuscite rien, ne console de rien. Elle n’est rédemption qu’à la seconde où elle passe : façon d’exprimer la déchirure du voile malgré tout,malgré le revoilement immédiat de toute chose dans la désolation du passé. Du moins le montage de Godard aura-t-il créé les conditions mnémotechniques d’une prégance pour ces images si fuyantes. 

La photo de Stevens filmant l’ouverture des camps ne sauve l’honneur du réel historique que dans le temps de sa fuite même. Mais de sa fuite constamment à remémorer. Ce que le philosophe sait être impossible en droit, l’artiste expérimente sa possibilité malgré tout. Et on en vient à Krakauer. Ami de Benjamin il a fait une théorie du cinéma autour de la rédemption de la réalité physique. Il a analysé le nazisme comme phénomène de masse à la lumière du cinéma. Il a questionné le rapport de l’image au réel, lorsque leur contact met en jeu l’histoire dans ce qu’il a de plus crucial. Sa réflexion tourne autour des problèmes du réalisme ; il faut en interroger la valeur critique dans un contexte philosophique qui largement idéaliste l’appelle faux problème. La critique du continu prend appui sur une observation des journaux d’illustration et sur les actualités cinématographiques des années 20 et 30. Il s’en est pris à la photographie en 27 lorsqu’elle prétend restituer un continuum de l’espace et du temps qu’elle documente ; alors elle devient l’affiliée de l’historicismre ambiant, et dans la société dominante sert comme l’un des plus puissants moyens de grève contre la connaissance. La réalité qu’elle représente est non délivrée, inapte à toute mémoire authentique quand le monde devient photogénique. De cette façon l’histoire est mortifiée. Les actualités de la Fox et de la Paramount sont les symptômes historiques qui font lever les survivances et rendent visible le malaise dans la culture. Seule une analyse montre le symptôme (morcellement-reconstruction). Le réalisme critique ne s’obtient qu’à briser la continuité artificiellement présentée par l’historicisme photo et cinématographique de ce temps-là. Par contre le Cuirassé Potemkine et La ruée vers l’or ne créent pas l’ennui car le réel historique est ramené à sa cause véritable ; le personnage de Charlot captive parce qu’il est kafkaïen. Devant Westfront 1918, film de GW Pabst, Krakauer est divisé parce que la valeur éthique de ce film se cherche entre un tableau de genre et ces paysages de barbelés qui dominent l’espace et auquel toute l’existence humaine est subordonnée. Il reconnaît surtout à Pabst d’avoir pris un risque esthétique dont l’enjeu se révèle sur le plan éthique de la mémoire historique, voire l’attitude politique devant la guerre. Trois ans plus tard, Krakauer voit advenir le nazisme, et dans son livre de 47, il défend les prérogatives éthiques de l’image sous l’angle d’une rédemption malgré tout. Dans ce livre il ne renonce ni au constructivisme ni au réalisme et il les joue l’un avec l’autre en vue d’élaborer une expérience de l’histoire dans l’image. D’un côté, l’image déconstruit la réalité et cela grâce à ses propres effets de construction ; des objets inobservés envahissent l’écran, les changements d’échelle changent notre regard sur le monde, les agencements inédits produits par le montage nous font comprendre les choses autrement. Les situations familières se vident de leur signification, mais soudain ce vide explose et alors le chaos empirique devient réalité fondamentale. C’est par sa construction d’étrangetés (exterritorialité), ses coupes transversales dans le continuum spatial et temporel, que l’image touche à un réel que la réalité nous voilait jusque là et c’est en cela que l’image touche au temps. En déconstruisant les récits, elle se rend capable d’un réalisme critique, d’un pouvoir de juger l’histoire, de faire lever le temps occulte des survivances, de rendre visible le retour de l’absent dans l’exterritorialité, dans l’étrangeté du cinéma. L’image pas plus que l’histoire ne ressuscite rien du tout mais elle rédime : elle sauve un savoir, elle récite malgré tout la mémoire des temps. L’image rédime, en elle se déploie encore la belle énergie de Persée. Les membres du Sonderkommando sont de cette trempe là. la rédemption passe à travers la paralysie, elle ne survient que lorsque le courage de connaître se fait source d’action. L’honneur est sauvé contre l’impuissance. Tout est question de choix. Il y a mieux à faire que de suivre Wajcman et Pagnoux.