Tout au long de l’histoire de la philosophie le temps est pensé comme une succession d’instants, de points sur une ligne, bref de la même façon dont on pense l’espace ou l’étendue, comme des juxtapositions. De la durée réelle on s’est détourné. Parce que l’on pense pour l’action et ici le temps, en tout cas l’occasion (kairos), est un obstacle que l’on préfère convertir en chance dans nos stratégies. Et pourtant…
Le livre compte 9 chapitres préfacés par Frederic Worms, et deux introductions. Le livre est un ouvrage critique qui se déploie dans une seconde partie appelée « notes »… et qui occupe la moitié de l’ouvrage.
Préface
Ceci est un recueil qui s’appuie sur une méthode critique analytique. Tout se passe comme si la pensée n’était pas seulement opposée au réel, au mouvement, elle est aussi un mouvement réel qui rejoint de l’intérieur toutes les dimensions de notre vie, ou de l’être, qui y participe : c’est alors d’une intuition simple que le temps procède. Ce qu’on entend ici, c’est une double thèse. C’est la thèse selon laquelle il y a un rapport fondamental mais aussi un écart entre notre pensée et le mouvant. Nous sommes très frappés de voir comment le temps réel qui joue le premier rôle dans la philosophie de l’évolution, échappe aux mathématiques. Cette durée que la science élimine, qu’il est difficile de concevoir et d’exprimer, on la sent, on la vit.
En philosophie il faudra toujours conjoindre deux tâches : la critique de notre pensée en tant qu’elle nous sépare de la durée, du réel, et le déploiement de la pensée en tant qu’elle nous met en contact avec cette durée. Le travail intuitif n’est jamais séparable de la critique. Dans les autres livres, Bergson aura traîté des problèmes déterminés : la liberté, la mémoire, l’évolution de la vie, la morale et la religion. Mais maintenant Bergson travaille sur les deux tâches suivantes. Il faut penser la pensée pour faire l’expérience de l’expérience ; il faut critiquer la pensée qui use des médiations car ces dernières servent à atteindre l’immédiat ; il faut donc de la philosophie pour rejoindre le réel.
Ce livre, pour rendre compte de l’unité de la pensée unie au réel, passe par la diversité. On croisera des essais sur Claude Bernard, William James et Félix Ravaisson. Dans chacun de ces essais, Bergson traîte à la fois d’un problème singulier mais y rejoue aussi la totalité des enjeux de son œuvre. Dès lors entre les essais, il y a une tension manifestée par l’ordre du recueil, puisqu’il inverse dans la publication actuelle la chronologie des publications déjà éditées. Ainsi le texte de 1907 change la portée d’un texte de 1903 : alors que le texte de 1903 radicalise l’opposition entre la métaphysique et le réel tel qu’il est saisi par la science, le livre de 1907 justifie le recours à la science et la métaphysique comme un dédoublement du réel lui-même, chaque partie l’approchant de façon absolue mais en tension avec l’autre partie.
Sur la morale et la religion (1932), Bergson travaille aussi en deux temps car ce recueil-ci ne sortira qu’en 1938. Alors cette publication actuelle fait sentir toute la portée du livre de 1932 en lien avec tous les jalons qui lui ont été requis. Toujours nous trouvons que la complication est superficielle, la construction un accessoire, la synthèse une apparence : philosopher est un acte simple. L’intuition philosophique ne vaut que par sa relation avec l’ensemble des connaissances scientifiques à l’époque où le philosophe a vécu. La relation avec les contemporains est plus déterminante qu’avec l’histoire de la philosophie.
Introduction – première partie. Croissance de la vérité / Mouvement rétrograde du vrai
L’explication que nous devons juger satisfaisante est celle qui adhère à son objet, elle ne convient qu’à lui. Telle peut être l’explication scientifique. Mais en philosophie ? La philosophie de Spencer visait à prendre l’empreinte des choses et à se modeler sur le détail des faits. C’est ainsi que nous fûmes conduit devant la question du temps. Nous fûmes frappés de voir comment le temps réel échappe aux mathématiques. Son essence étant de passer, aucune de ses parties n’est encore là quand une autre se présente. Dans le cas du temps, l’idée de superposition impliquerait absurdité car tout effet de la durée qui sera superposable à lui-même et par conséquent mesurable, aura pour essence de ne pas durer.
Nous savions que la durée se mesure par la trajectoire d’un mobile et que le temps mathématique est une ligne, mais nous n’avions pas remarqué que cette opération tranche sur toutes les opérations de mesure car elle ne s’accomplit pas sur un aspect de ce qu’on veut mesurer mais sur quelque chose qui l’exclut. La ligne qu’on mesure est immobile, le temps est mobilité. La ligne est du tout fait, le temps est ce qui se fait. On compte seulement un certain nombre d’extrémités d’intervalles ou de moments, des arrêts virtuels du temps. La science quand elle porte sur le temps qui se déroule, le traîte comme s’il était déroulé. Elle extrait du monde matériel ce qui est susceptible de se répéter, de se calculer. Mais la durée échappe. Or la durée, on la sent, on la vit. Nous pénétrons avec la durée dans le domaine de la vie intérieure.
Ce que Spencer manque, éclaire toute l’histoire de la philosophie car tout le long de cette histoire, temps et espace sont traîtés comme choses du même genre. On s’est détourné du temps systématiquement au profit de l’espace. Et ce en raison du langage : une de ses fonctions est en effet de masquer la durée, soit dans le changement. S’agit-il du mouvement, l’intelligence n’en retient qu’une série de positions. Un point est atteint d’abord, puis un autre et un autre. De la transition, il détourne le regard. Notre action ne s’exerce aisément que sur des points fixes. Quand un certain espace aura été franchi, notre intelligence qui cherche la fixité suppose après coup que le mouvement s’est appliqué sur cet espace et que le mobile est en chacun des points de la ligne qu’il parcourt. De là à ne voir dans le mouvement qu’une série de positions, il n’y a qu’un pas.
Nous dirons la même chose du changement. Comment pourtant ne pas voir que l’essence de la durée est de couler et que du stable accolé à du stable ne fera jamais rien qui dure. Ce qui est réel ce ne sont pas des états simples instantanés pris par nous, encore une fois, le long du changement. C’est au contraire un flux. Le changement c’est indivisible, il est même substantiel. La métaphysique date de Zénon d’Elée qui signale les contradictions inhérentes au mouvement et au changement, tels que se les représente notre intelligence. Et la métaphysique fut chargée de chercher une réalité des choses au-dessus du temps, par delà ce qui bouge et ce qui change, en dehors de ce que nos sens perçoivent. La métaphysique prétendit dépasser l’expérience mais du coup elle réduisit l’expérience du temps à un extrait fixe et déssèché.
Bergson prend pour se faire comprendre l’image du cinéma. Ceci dit il reconnaît que la définition scientifique du temps convient à l’astronomie, la physique et la chimie. Mais le philosophe constate que les états de notre monde matériel sont contemporains de l’histoire de notre conscience (Husserl) : un morceau de sucre fond avec trop de lenteur pour notre attente. L’histoire de ma conscience dure. Alors comment lier la conscience (histoire) dans la matière (le sucre) et dans ma conscience (des états du monde) en termes de durée, par rapport à la science d’Einstein (relativité)? Bergson parle de simultanéité. Dans la durée envisagée comme une évolution créatrice, il y a création perpétuelle de possibilité et pas seulement de réalité. Possibilité veut dire deux choses : quand un musicien compose une symphonie, son œuvre était-elle possible avant d’être réelle ? Oui quand on dit qu’il n’y avait pas d’obstacle insurmontable à sa réalisation. Mais non car la symphonie n’existe réellement que quand elle a surmonté tout ce qui est imprévisible. La durée est faite de deux choses, continuité et hétérogénéité. L’écart entre ces deux choses tient à l’entendement qui a besoin de l’apparition de la chose pour ensuite y appliquer son jugement. Mais nous nous empressons d’effacer l’écart parce qu’on veut croire que la vérité est éternelle. Si le jugement est vrai maintenant, il a dû être vrai de toute éternité. À un jugement on applique donc un mouvement rétrograde.
Bergson s’attarde sur notre entendement et en souligne encore une caractéristique, selon laquelle on n’observe les choses que depuis un point de vue. Si bien que saisir la chose réclamera de tourner autour selon une infinité de points de vue. Autre exemple : la démocratie. Certains chercheurs parlent de cette invention récente en remontant à l’Antiquité où l’on croise des signes avant-coureurs. Mais ils nous apparaissent comme des signes que parce que nous connaissions la course jusqu’à sa fin. Notre regard sur le passé est biaisé. (Bergson prend un autre exemple : l’orangé, une couleur composée). Si notre conscience repousse dans le passé, sous forme de possible, ce qui surgit de réalité dans le présent, c’est justement parce qu’elle ne veut pas admettre que rien surgisse, que quelque chose se crée, que le temps soit efficace. Elle n’accepte pas l’idée d’une multiplicité indistincte et même indivisée, purement intensive ou qualitative, qui tout en restant ce qu’elle est, comprendra un nombre indéfiniment croissant d’éléments, à mesure qu’apparaissent dans le monde les nouveaux points de vue d’où l’envisager. La philosophie pose ici son exigence : en situant les conditions générales de l’observation directe, immédiate, de soi par soi. Cette observation interne est faussée par les habitudes que nous avons contractées. L’altération principale est celle qui a créé le problème de la liberté. Mais il y en a d’autres : nos états d’âme nous paraissent nombrables ; à chacun et à tous nous croyons pouvoir substituer les mots qui les désignent. Nous leur attribuons ainsi une fixité, la discontinuité, la généralité s’en suivent. C’est cette enveloppe qu’il faut déchirer. L’enveloppe est de nature spatiale et elle a une utilité sociale.
Bergson tire de la première de ses introductions une conclusion sur la psychologie qui doit rompre avec l’associationnisme. Mais aussi avec le kantisme. Car à son époque les néo-kantiens suivent le positivisme d’Auguste Comte. Bergson conclut contre Kant qu’au moins une partie de notre réalité, à savoir notre personne, peut être ressaisie dans sa pureté naturelle. Notre personne nous apparaît telle qu’elle est « en soi » dès que nous nous dégageons d’habitudes contractées pour notre plus grande commodité.
Introduction – deuxième partie. De la position des problèmes
Bergson reprend sans cesse ses acquis précédents dans d’autres publications. Ici il démarre avec l’ancienne notion d’intuition. Même s’il prête à confusion, en raison des usages qu’il fait de Schelling ou Schopenhauer pour qui l’intuition est une recherche immédiate de l’éternel ; alors que ce que nous cherchons, c’est la durée vraie. Kant le premier a ouvert la voie à une faculté supra-intellectuelle de l’intuition (ce qui sera repris par Husserl). Mais comme pour eux (Sche, Scho, Hu et K) l’intelligence opère dans le temps. Sortir de l’intelligence serait sortir du temps. ils n’ont pas vu que le temps intellectuel est un espace. Il faut au contraire se replacer dans la durée et ressaisir la réalité dans la mobilité qui en est l’essence. La métaphysique à produire ne commencerait pas par décrire l’unité systématique du monde. L’expérience seule pourra le dire et l’unité si elle existe, apparaîtra au terme de la recherche comme un résultat. Ce sera alors une unité riche et pleine, l’unité d’une continuité. À chaque nouveau problème, un nouvel effort. Il n’y a pas de science universelle. L’intuition porte sur la durée intérieure. C’est une vision directe de l’esprit par l’esprit. Plus rien n’est interposé, point de réfraction à travers le prisme dont une face est l’espace et dont l’autre est le langage. L’intuition veut dire feux de la vie intérieure, l’intuition signifie conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. C’est ensuite de la conscience élargie, prenant sur le bord d’un inconscient qui cède et qui résiste, qui se rend et qui se reprend : à travers des alternances rapides d’obscurités et de lumières. N’y a-t-il pas une intuition du vital qui prolongera la science du vivant ? La cause profonde de l’organisation (différente du mécanisme et de la finalité), nous l’atteindrons en resaisissant par la conscience l’élan de vie qui est en nous. Et par delà l’organisation, la matière inorganisée fait attendre notre conscience. L’élan attend lui-même, il est solidaire de notre durée. Qu’il se rattache à notre esprit par ses origines ou par sa fonction, il relève de l’intuition par tout ce qu’il contient de changements et de mouvements réels. Bergson prend ici l’exemple du calcul différentiel. Dans la mathématique il y a passage à la limite parce que le changement pur, la durée réelle, est chose spirituelle. L’intuition est ce qui atteint l’esprit, la durée, le changement pur, nous dirions « atteint à la divinité ». Les degrés d’atteinte de nos intuitions est liée au degré d’humanité où nous sommes parvenus. D’où la multiplicité des philosophies.
La méthode adéquate à l’objet de nos préoccupations sera faite de vues multiples, complémentaires et non pas équivalentes. Il y a pourtant un sens fondamental : penser intuitivement c’est penser en durée. L’intuition part du mouvement, l’aperçoit comme la réalité même, et ne voit dans l’immobilité qu’un moment abstrait, instantané, pris par notre esprit sur une probabilité. Pour l’intuition c’est le changement : quant à la chose telle que l’intelligence l’entend, c’est une coupe pratiquée au milieu du devenir et érigée par notre esprit en substitut de l’ensemble. L’intuition est pénible et ne saurait durer. L’idée issue de l’intuition commence par être obscure. C’est qu’il y a deux espèces de clarté. C’est la deuxième qui demande un effort parce qu’elle nous sort du confort. La deuxième ne s’impose qu’à la longue : c’est celle de l’idée radicalement neuve et absolument simple que capte plus ou moins notre intuition. Notre premier mouvement est de la dire incompréhensible. Mais si on accepte de promener avec elle, alors elle va dissiper les obscurités. Ensuite en retour la sortie des obscurités augmentera l’intelligence du problème. Et ainsi intellectualisée, cette clarté éclairera encore davantage. Il faut donc distinguer les idées qui gardent pour elles leur lumière faisant la clarté dans les recoins obscurs et les idées dont le rayonnement extérieur illumine toute une région de la pensée. Ce sont ces deux sortes qui nous importent car leur résistance ne s’est livrée que parce qu’on leur a donné du temps.
Bergson vient sur le problème du langage car on y retrouve les idées formées par l’intelligence au fur et à mesure de ses besoins. Sera clair par définition ce qui pourra se résoudre en généralités ; et la faiblesse de l’intuition en philosophie en est le résultat. Les philosophes se divisent entre les déterministes et les partisans de la liberté et c’est toujours le déterministe qui gagne. Parce qu’il a pour lui les pensées prêtes à l’emploi accumulées par la tradition. Nous assignerons à la nouvelle métaphysique un objet limite : l’esprit, et une méthode : l’intuition. Dès lors la métaphysique est différente de la science mais d’une égale valeur. On peut atteindre l’absolu. Il nous faut user de l’esprit de finesse. Si l’intelligence est faite pour utiliser la matière, c’est sur la structure de la matière que s’est modelée celle de l’intelligence. Mais il est impossible de considérer le mécanisme de notre intelligence pour arriver à la conclusion qu’entre intelligence et matière il y a symétrie. Mais quand nous ramenons l’intelligence à ses contours précis et quand nous approfondissons nos impressions sensibles, pour que la matière commence à nous livrer l’intérieur de sa structure, nous trouvons que les articulations de l’intelligence viennent s’appliquer exactement sur celles de la matière. Nous ne voyons donc pas pourquoi la science de la matière n’atteindrait pas l’absolu. À ceux qui prétendent que notre science est relative, c’est à eux d’en apporter la preuve. Mais dans notre métaphysique matière et esprit présentent un côté commun car certains ébranlements de la matière viennent s’exprimer dans notre esprit superficiellement en sensations ; et d’autre part notre esprit pour agir sur le corps doit descendre de degré en degré vers la matière et se spatialiser. Il s’en suit que l’intelligence quoique tournée vers les choses du dehors, peut encore s’exercer sur celles du dedans, pourvu qu’elle ne prétende pas s’y enfoncer trop profondément.
Mais la tentation est grande de pousser au fond de l’esprit l’application des procédés qui réussissent encore au voisinage de la surface. Comment ne pas voir que la métaphysique du passé méconnaît ce que l’esprit a de proprement spirituel ? Comment ne pas voir que pour rendre cette extension possible on a dû prendre des cadres intellectuels dans un état d’imprécision qui leur permettent de s’appliquer encore aux phénomènes superficiels de l’âme mais qui les condamnent à serrer déjà de moins près les faits du monde extérieur ? Bien différente est la métaphysique que nous plaçons à côté de la science. Ici elle se réserve l’esprit. Et sur le terrain qui lui est propre elle voudrait développer de nouvelles fonctions de la pensée. Au-dedans l’attention doit rester tendue. Une connaissance de l’esprit dans ce qu’il a de purement spirituel nous éloignerait pourtant du but. Nous nous rapprochons au contraire quand nous étudions la structure des choses. Ainsi la nature détourne l’esprit de l’esprit, tourne l’esprit vers la matière. Dégageons l’esprit de l’espace où il se détend, de la matérialité qu’il se donne pour se poser sur la matière, nous le rendrons à lui-même et nous le saisirons immédiatement. Cette vision directe de l’esprit par l’esprit est la fonction principale de l’intuition. L’intuition ne se communiquera d’ailleurs que par l’intelligence. Du moins s’adressera-t-elle de préférence aux idées les plus concrètes qu’entoure encore une frange d’images : comparaisons et métaphores suggèreront ce qu’on n’arrive pas à exprimer. Ce ne sera pas un détour car il y a des cas où c’est le langage-image qui parle sciemment en propre et c’est le langage abstrait qui parle inconsciemment au figuré. Dans le domaine du spirituel l’image peut nous donner la vision directe. Bien différente est la relation que nous établissons entre la métaphysique et la science. L’une et l’autre portent sur la même réalité. Mais chacune n’en ressent que la moitié. Et parce qu’elles sont au même niveau, elles ont des points communs et peuvent sur ces points se vérifier l’une l’autre. Laissons à la science la matière et à la métaphysique l’esprit, puisqu’elles ont toutes deux des points communs. Il n’y a qu’à attendre une fécondation mutuelle, et la matière rejoindra l’esprit. Science et métaphysique diffèrent par leur objet et leur méthode mais nous auront en commun l’expérience. Ici il faut se débarrasser des concepts tous faits. L’expérience intérieure ne trouvera nulle part un langage approprié. Et la métaphysique ne pourra donc que s’en tenir aux concepts et aux images. Elle devra assouplir le concept par la frange colorée dont elle l’entourera sur le terrain de l’expérience, avec des solutions incomplètes. Et dans une conclusion provisoire, elle atteindra une probabilité croissante qui pourra équivaloir à une certitude. Ici Bergson prend un exemple : l’âme survit-elle au corps ? Si l’expérience démontre qu’une petite partie seulement de la vie consciente est conditionnée par le cerveau, il s’en suivra que la suppression du cerveau laisse subsister la vie consciente…concédons !!, à l’état de survie. Pour aller plus loin il faut d’autres raisons tirées de la religion pour attribuer à telle survie une durée sans fin. On passe alors d’une conclusion possible à une conclusion probable. On a davantage approché du réel même si on reste dans une réflexion inachevée.
Bergson critique alors le dogmatisme qui frappe toute science naissante. La métaphysique moderne s’était donné un objet analogue à celui de la religion. Qu’elle confirme ou infirme le dogme, elle se croyait obligée de dogmatiser. Pourquoi choisir ce point de départ ? C’est qu’il ne dépendait pas d’elle d’en prendre un autre. Nous attacher à Dieu permet de tout déduire parce que cette notion contient tout. Mais pourquoi la métaphysique se faisait-elle cette idée de Dieu ? On oscille ici entre l’idée explicative et un principe agissant. In fine on n’explique rien par une telle voie. La métaphysique moderne a ainsi caractérisé la nécessité de prendre appui sur Dieu quand elle a cru s’en défaire, le déportant vers la substance, le moi, l’absolu, l’idée ou la volonté. N’est-il pas évident qu’une volonté n’est volonté qu’à la condition de trancher sur ce qu’on ne veut pas ? Comment l’esprit tranchera-t-il sur la matière si la matière est elle-même volonté ? Mettre la volonté partout c’est la mettre nulle part. Mécanisme et volonté sont devenus synonymes de l’être et par conséquent synonymes l’un de l’autre. Là est le vice du système. Où est passée la spontanéité qui tranche sur le mécanisme et la liberté sur la nécessité ? On fait alors appel à Dieu. La vérité est qu’une existence ne peut être donnée que dans l’expérience.
Jusqu’où va l’intuition ? Elle seule pourra le dire. La vérité est qu’il s’agit de trouver le problème plutôt que de le résoudre. Mais poser le problème c’est inventer. L’invention donne l’être à ce qui n’en avait pas. C’est dire que la question de l’origine et de la valeur des idées générales se pose à l’occasion de tout problème philosophique et qu’elle réclame dans chacun des cas, une solution particulière. La question importante est de savoir par quelle opération, pour quelle raison, et en vertu de quelle structure du réel, les choses peuvent être ainsi groupées. Dans le labyrinthe des actes, états et facultés de l’esprit, le fil est celui de la biologie : primum vivere : mémoire, imagination, conception et perception, généralisation enfin, ne sont pas là pour rien. Tout est vivant, tout organisme, tout tissu généralise, c’est-à-dire classifie puisqu’il sait cueillir dans le milieu où il est les éléments qui pourront satisfaire ses besoins…et il néglige le reste. Il n’y a pas beaucoup d’idées générales et l’immense majorité d’entre elles sont celles que la société a préparées par le langage en vue de la conversation et de l’action. Il nous faut ici ouvrir une parenthèse sur les généralités objectives inhérentes à la réalité même. Les ressemblances à la base de la généralisation sont classables en trois groupes. Un : la vie travaille comme si elle avait des idées générales (biologie). Deux : dans la matière inerte il y a des qualités, des combinaisons et des forces physiques. Trois : l’apparition de l’homme dégage une place à la fabrication.
Or si simple est la fabrication, elle a quand même besoin d’un modèle. L’arrivée de l’homme sur la terre est la raison d’être de la vie sur notre planète. Toutes les catégories de perception (hommes, animaux, plantes) correspondent au choix d’un certain ordre de grandeur pour la condensation. Le monde où nous vivons avec les actions et réactions de ses parties les unes sur les autres est ce qu’il est en vertu d’un certain choix dans l’échelle des grandeurs, déterminé par notre puissance d’agir. Rien n’empêcherait d’autres mondes correspondant à d’autres choix d’exister avec lui dans le même lieu et le même temps. Les idées générales correspondant aux propriétés et actions de la matière ne sont ce qu’elles sont qu’en raison de la mathématique immanente aux choses. Mais quand on en vient à l’homme, la nature lui a donné l’intelligence. Toute notre civilisation repose sur un certain nombre d’idées générales dont nous connaissons adéquatement le contenu puisque nous l’avons fait et dont la valeur est éminente puisque nous ne pourrions pas vivre sans elles. Toutes les idées générales bénéficient de l’objectivité de certaines d’entre elles. Une fois en possession des trois espèces d’idées générales, notre intelligence tient l’idée générale d’idée générale. Soit la parole articulée. La parole peut construire des idées générales comme il lui plait. D’abord celles qui favorisent la vie en société ; puis celles qui favorisent la spéculation pure ; et enfin celles qu’on construit pour rien, c’est-à-dire pour le plaisir.
Il y a lieu de réformer et parfois d’écarter la pensée conceptuelle pour venir à une philosophie plus intuitive. Et cela nous placera dans la direction du divin. Est proprement humain le travail d’une pensée individuelle qui accepte son insertion dans la vie sociale et qui utilise les idées préexistentes comme tout autre outil fourni par la communauté. Mais il y a déjà quelque chose de quasi divin dans l’effort d’un esprit qui se réinsère dans l’élan vital, générateur de sociétés qui sont génératrices d’idées. Cet effort exorcisera certains problèmes qui portent non pas sur ce qui est mais sur ce qui n’est pas, tel le problème de l’origine de l’être. Notre imagination ferme les yeux pour échapper au vertige. Pourquoi une réalité ordonnée où notre pensée se retrouve comme dans un miroir ? Pourquoi le monde n’est-il pas incohérent ? Essayons en outre d’engendrer : à mesure que nous dilatons notre volonté, ces problèmes reculent car nous sentons qu’une volonté ou une pensée divinement créatrice est trop pleine d’elle-même dans son immensité de réalité, pour que l’idée d’un manque d’ordre puisse seulement l’effleurer. Rappelons nous le « douteur » qui ferme une fenêtre puis retourne vérifier la fermeture : comment être sûr définitivement sûr qu’on a fait ce qu’on voulait faire ? La vérité est que la puissance d’agir est lésée : il n’avait qu’une moitié de volonté d’accomplir l’acte. La question qui se surajoute chez lui à la besogne faite ne représente en réalité que du négatif : c’est un déficit de vouloir. Tel est l’effet que produisent sur nous certains grands problèmes quand nous nous replaçons dans le sens de la pensée génératrice.
Mais dès que nous avons aperçu intuitivement le vrai, notre intelligence se redresse , formule intellectuellement son erreur. Sans l’avertissement venu du dehors, la pensée d’une illusion possible ne l’eut même pas effleuré car son illusion faisait partie de sa nature. Secouée de son sommeil elle analysera les idées de désordre et de néant. Parler de l’absence de tout ordre c’est-à-dire du désordre et du néant absolu, c’est prononcer des mots vides de sens. Quand le philosophe parle de néant ou de chaos, il ne fait que transposer dans l’ordre de la spéculation deux idées faites pour la pratique (se rapportant à une certaine espèce d’ordre mais pas à tout ordre). Les problèmes à l’origine de l’ordre et de l’être s’évanouissent. Et délivrée de cette obsession la pensée respire. S’en suit une critique de Kant (CRP et CPR). Telle est la doctrine que certains avaient jugés justifier le positivisme. Bergson alors rappelle qu’entre science et métaphysique, il n’y a pas à choisir car chacun chez soi elles finiront par rencontrer l’autre sur une frontière commune. Le scientisme s’est mis en travers de la métaphysique : tout effort d’intuition était voué aux gémonies. Raisonner sur des idées abstraites est aisé. Mais approfondir intuitivement l’esprit est plus pénible. Mais si l’on accepte cette méthode on ne finira jamais les études préparatoires et où sera-t-on conduit ? Nul ne le sait. La méthode c’est de rester toujours étudiant. Bergson amorce une lecture de son œuvre en expliquant ses étapes comme le temps nécessaire à lever les obstacles.
L’histoire de la philosophie démarre avec Aristote qui pense l’action individuelle et sociale, et qui a traçé les grandes lignes de notre langage et de notre pensée, sans les faire coïncider, en laissant une large place à la contingence et la variabilité, dégageant les travaux de la perception, de la pensée, et du langage. Toutes les activités individuelles ou sociales de l’esprit conspirent à nous mettre en présence d’objets que nous pouvons tenir invariables et immobiles pendant que nous les considérons. Ce sont eux qui deviendront à nos yeux, des objets, des substances invariables. Comment déraciner une inclination aussi profonde ? Il fallait montrer que si la marche habituelle de la pensée est pratiquement utile, elle conduit à des problèmes philosophiques qui resteront insolubles étant posés à l’envers. À l’attitude humiliée on devrait renoncer peu à peu, à mesure qu’on apercevrait la vraie cause des antinomies irréductibles. Celles-ci étaient de fabrication humaine. Mais il n’y a pas de fatalité et ce qu’on a fait de travers on peut le défaire. Il s’agirait de ressaisir la vie intérieure. L’intuition nous donne la chose dont l’intelligence ne saisit que la transposition spatiale, la traduction métaphorique. Voilà qui est clair pour notre propre substance. Et pour les choses ? Quand nous avons commencé avec la physique il n’y avait pas de physique quantique. Mais la physique saisissait la chose. Aussi pour avancer il a semblé nécessaire de se passer de support. Le solide doit se résoudre dans tout autre chose que du solide. Par le fait des grandes découvertes théoriques, ces dernières années ont amené les physiciens à supposer un espace de fusion entre onde et particule, entre substance et mouvement. Un penseur profond venu des mathématiques à la philosophie verra un morceau de fer comme une continuité mélodique.
Longue serait la liste des paradoxes qui ont franchi le mur entre improbable et probable et ce jusqu’à la banalité. Toutes nos avancées intuitives n’ont eu leur heure probante que quand la science a confirmé. Bergson prend alors des exemples autour de la relation psycho-physiologique des aphasies. L’étude nous montre qu’entre la conscience et l’organisme il y avait une relation qu’aucun raisonnement n’eut à construire a priori. Entre déterminisme et liberté, le rôle du cerveau était à tout moment de choisir parmi les souvenirs ceux qui pouvaient éclairer l’action commencée et d’exclure les autres, le reste demeurant dans l’inconscient. Le rôle du corps était de jouer la vie de l’esprit, d’en souligner les articulations motrices comme fait un chef d’orchestre pour une partition musicale. C’était l’organe de l’attention à la vie. La psychophysiologie et la psychopathologie dirigèrent notre regard sur plus d’un problème que nous n’aurions pas vu sans elles. Plus lentes encore à se faire accepter, sont ces vues situées au point de convergence de trois spéculations différentes et non plus seulement deux. Et celles-là sont de nature métaphysique. Là encore le problème se résoud en se posant autrement. Bergson approfondit le problème en lien avec la mémoire, la perception, la projection, et tout cela pour en revenir au sens commun. L’objet est une image mais une image qui existe en soi. Idéalisme et réalisme sont à renvoyer dos à dos. Mais renoncer à ses habitudes de penser est un effort gigantesque.
Bergson a donc abordé la science. Mais il s’avance sur l’intelligence en lien avec l’objectif de la fabrication. Il en vient à parler de technique : il y a l’homo faber, l’homo sapiens. Mais Bergson déteste l’homo loquax, le phraseur. Rien de plus vain que la conversation. Quelle est la fonction primitive du langage ? C’est de permettre de communiquer en vue de la coopération. Ici Bergson articule la pensée sociale en parlant de Platon. Et ce n’est que quand on est sorti de la pensée technique qu’il est devenu nécessaire d’être intuitif. On n’admettrait pas qu’un homme simplement intelligent se mêlat de questions scientifiques. À plus forte raison devrait-on l’interdire en philosophie. Hors du social, le vraissemblable n’est presque jamais vrai. Nous posons la connaissance scientifique et technique autant que la vision intuitive. Mais pour généraliser la compétence il va falloir beaucoup plus d’enseignement. Car on ne pense pas tout seul. Rentrer dans la pensée d’un autre c’est ardu car il faut s’approprier son point de vue, sa méthode, sa pensée. Et cela exige beaucoup d’efforts.
Chapitre III : le possible et le réel
J’ai beau me représenter le détail de ce qui va arriver, combien est pauvre ma représentation en comparaison de l’événement qui se produit. Adieu l’image que je m’en étais faite. J’ai la même impression de nouveauté devant le déroulement de ma vie intérieure. L’être vivant dure essentiellement. Il dure parce qu’il élabore sans cesse du nouveau et parce qu’il n’y a pas d’élaboration sans recherche, pas de recherche sans tâtonnement, le temps est cette hésitation même, ou il n’est rien du tout. Supprimez le conscient et le vivant, vous obtenez l’univers dont les états successifs sont calculables d’avance comme les images, antérieurement au déroulement , qui sont juxtaposées sur le film cinématographique. Mais alors pourquoi la réalité se déploie-t-elle ? A quoi sert le temps ? Il y a 50 ans j’étais très attaché à la philosophie de Spencer, mais je m’aperçus que le temps n’y servait à rien. Pourtant le temps est quelque chose. Le temps est ce qui empêche que tout soit donné d’un coup. Il est retardement. Dès qu’il n’est plus seulement question de sentir en soi un élan et de s’assurer qu’on peut agir, mais de retourner la pensée sur elle-même pour qu’elle saisisse ce pouvoir et capte cet élan, la difficulté devient grande comme s’il fallait invertir la direction normale de la connaissance. Notre faculté normale de connaître est essentiellement une puissance d’extraire ce qu’il y a de stabilité et de régularité dans le flux du réel. L’intelligence touche alors un côté de l’absolu comme la conscience en touche un autre. L’erreur commence quand l’intelligence prétend penser un des aspects comme elle a pensé l’autre. Il y a deux problèmes angoissants de la métaphysique : l’un a engendré les théories de l’être, l’autre les théories de la connaissance.
Le problème de l’être ne devrait pas se poser. Il ne se pose que si l’on se figure un néant qui précèderait l’être : on se dit : il pourrait ne rien y avoir. Vous verrez que vous n’avez affaire qu’à des mots. En réalité il n’y a pas de vide. Nous ne percevons et même nous ne concevons que du plein. Une chose ne disparaît que parce qu’une autre l’a remplacée. L’idée d’absence ou de néant ou de rien est liée à celle de suppression réelle ou éventuelle, et celle de suppression n’est elle-même qu’un aspect de l’idée de substitution. Mais quand nous nous transportons du domaine de la fabrication vers celui de la création, quand nous nous demandons pourquoi il y a de l’être, nous nous posons enfin le plus angoissant des problèmes métaphysiques, et nous acceptons l’absurdité. J’en dirais de même de l’idée de désordre. Dans le domaine de la connaissance, l’idée de désordre a un sens dans le domaine de l’industrie mais pas de la création. S’il n’y a pas finalité, il y a mécanisme. Si le mécanisme fléchit, c’est au profit de la volonté, du caprice, de la finalité. Mais lorsque vous vous attendez à l’un de ces deux ordres et que vous trouvez l’autre, vous parlez de désordre. Les deux illusions ici signalées n’en font qu’une. Elles consistent à croire qu’il y a moins dans l’idée du vide que dans l’idée de plein, moins dans le concept de désordre que dans celui de l’ordre.
Si nous laissons de côté les systèmes clos soumis à des lois mathématiques, isolables parce que la durée ne mord pas sur eux, si nous considérons l’ensemble de la réalité concrète ou tout simplement le monde de la vie, et celui de la conscience, nous trouvons qu’il y a plus dans la possibilité de chacun des états successifs que dans leur réalité. Au fur et à mesure que la réalité se crée imprévisible, son image se réfléchit derrière elle dans le passé indéfini ; elle se trouve avoir été de tout temps possible. Mais c’est à ce moment précis qu’elle commence à l’avoir toujours été et voilà pourquoi je dis que sa possibilité qui ne précède pas sa réalité, l’aura précédé une fois la réalité apparue. Le possible est le mirage du présent dans le passé. Illusion : le possible aurait été là de tout temps (aussi dans l’avenir), fantôme qui attend son heure. Il serait devenu quelque chose par l’addition de quelque chose, la vie. Or c’est tout le contraire. Le possible implique la réalité correspondante avec quelque chose en plus puisque le possible est l’effet annulé de la réalité une fois apparue, et le dispositif qui la rejette en arrière. Mais la vérité est qu’il faut plus ici pour obtenir le virtuel que le réel, plus pour l’image de l’homme que pour l’homme lui-même. On appelle possible ce qui n’est pas impossible. Ici on passe à une définition positive. Possibilité signifiait jusqu’ici une absence d’empêchement, maintenant, la préexistence sous la forme d’idée. Or comment ne pas voir qu’un événement s’explique après coup à partir d’éléments triés qui les expliquent… Mais un événement différent se serait aussi expliqué à partir d’autres éléments triés autrement, qui l’expliqueraient aussi.
Chapitre IV : l’intuition philosophique
Un système philosophique semble d’abord se dresser comme un édifice complet. Nous éprouvons devant lui une joie esthétique : nous trouvons ici l’ordre de la complication mais nous avons aussi le plaisir de découvrir le contentement de nous dire que nous savons d’où viennent les matériaux et comment la construction a été faite. Mais un contact souvent renouvelé avec la pensée du maître, peut nous amener à un sentiment tout différent. L’esprit humain est ainsi fait qu’il ne commence à comprendre le nouveau que lorsqu’il a tout tenté pour le ramener à l’ancien. Mais dans une fréquentation plus grande on en vient en ce point à quelque chose de plus simple que le philosophe n’a jamais réussi à dire. Il n’a fait que rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle. Toute la complicité de sa doctrine n’est que l’incommensurabilité entre son intuition simple et les moyens dont il disposait pour l’exprimer. Quelle est cette intuition ? Si le philosophe n’est pas arrivé à le dire, il reste la possibilité de fixer une image intermédiaire. Si elle n’est pas l’intuition même, elle s’en approche beaucoup plus que l’expression conceptuelle nécessairement symbolique. Ce qui caractérise cette image c’est sa puissance de négation car elle souffle le mot impossible. Impossible parce qu’une certaine expérience confuse mais décisive te parle par ma voix, qu’elle est incompatible avec les faits qu’on allègue et les raisons qu’on donne et dès lors ces faits doivent être mal observés. Le philosophe ne se laissera jamais aller à déduire paresseusement des conséquences selon les règles d’une logique rectiligne. Il est devant ses propres formulations avec le même sentiment d’impossibilité devant l’affirmation d’autrui. Il rentre en lui quand il revient à l’intuition. Mais avant ça il aura pris la tangente plus qu’à son tour. Et cela parce que la matière sur laquelle le penseur travaille c’est l’air du temps qui s’exprime entre autre dans la science de son temps. Il a dû s’appuyer sur çà pour donner une forme concrète à sa pensée.
Mais un philosophe fait ce travail à sa manière tout à fait propre. Une philosophie ressemble plus à un organisme qu’à un assemblage. Comme un tourbillon le contact avec l’intuition originelle apparaît donc comme relative à l’époque. Mais c’est faux. Exemple de Berkeley. Celui-ci a quatre thèses fondamentales. 1) La matière serait un ensemble d’idées ; 2) Les idées abstraites et générales se réduisent à des mots ; 3) La réalité des esprits s’affirme par la volonté ; 4) Il faut poser l’existence de Dieu quand on considère la matière. Le rêve a toute l’apparence de la réalité. Il n’y a rien qui nous garantisse l’existence d’une chose extérieure. Mais pour cerner Berkeley il faut sentir le lien entre les quatre points. Assimiler la perception au rêve c’est ce qui dans l’idéalisme signifie le caractère coextensif de la matière à notre représentation. Elle n’a pas d’intérieur, elle ne cache rien, ne renferme rien. Elle est étalée en surface et tient toute entière dans ce qu’elle donne, soit l’idée. Le mot chose fait penser à une réalité qui serait en même temps un réservoir de possibilités, un trésor des signifiants (lien pt 1 et pt 2). Berkeley du coup aime mieux appeler les corps des idées plutôt que des choses. Le pt 1 (idéalisme) se lie au pt 2 (nominalisme) car les idées sont abstraites, c’est-à-dire extraites de la matière. Or on ne peut rien extraire comme quelque chose de ce qui ne contient rien. On a affaire à un mot veut dire : si une étendue qui serait à la fois visuelle et tactile n’est qu’un mot, à plus forte raison une étendue qui intéresserait tous les sens à la fois. Et voilà la réfutation du cartésianisme car « j’ai cette perception » et « cette perception existe » sont synonymes mais la seconde formulation introduit l’existence dans la description de toutes des perceptions différentes, ce qui nous invite à croire qu’elles ont quelque chose de commun, recouvrant l’unité d’une substance qui n’est que le mot existence hypostasié, et çà c’est une réalité (pt 4). Les diverses parties du système s’interpénètrent comme chez un être vivant.
Dans le cas de Berkeley il y a deux idées médiatrices. Berkeley perçoit la matière comme une simple pellicule transparente entre l’homme et Dieu. La matière serait une langue que Dieu nous parle. La vérité est qu’au-dessus de la phrase il y a quelque chose de beaucoup plus simple qu’une phrase et même qu’un mot : le sens, qui est moins une chose pensée qu’un mouvement de pensée, moins un mouvement qu’une direction. Après l’exemple de Berkeley, Bergson creuse la question des rapports de la philosophie avec la science. Mais il n’est pas question que le philosophe joue au scientifique comme s’il pouvait aller plus loin. C’est là une prétention injurieuse autant pour la science que pour la philosophie. La vérité n’est pas une synthèse de sciences particulières. En fait l’expérience se présente à nous de deux façons différentes. Mais dans les deux cas (en science, en philosophie) expérience signifie conscience. Mais en science la conscience s’épanouirait en dehors et dans la philosophie elle rentrerait en elle-même, pénètrerait la matière, la vie, la réalité en général ? Non c’est absurde. La matière et la vie qui remplissent le monde sont aussi bien en nous ; les forces qui travaillent en toutes choses, nous les sentons en nous. Descendons alors à l’intérieur de nous-mêmes : plus profond sera le point que nous aurons touché, plus forte sera la poussée qui nous renverra à la surface. L’intuition philosophique est ce contact, la philosophie est cet élan. Ramenés en dehors par une impulsion venue du fond, nous rejoindrons la science au fur et à mesure que notre pensée s’épanouira en s’éparpillant. Il faut donc que la philosophie puisse se mouler sur la science. Le philosophe n’est pas venu à l’unité, il en est parti. La règle de la science est celle qui a été posée par Bacon : obéir pour commander. Le philosophe n’obéit ni ne commande, il cherche à sympathiser. Philosopher est un acte simple. Ce que je veux surtout dire c’est que la connaissance usuelle est astreinte, comme la connaissance scientifique et pour les mêmes raisons, à prendre les choses dans un temps pulvérisé où un instant sans durée succède à un instant qui ne dure pas davantage. Le mouvement est pour elle une série de positions. Tout cela çà renvoie à l’erreur colportée par Kant. Défaisons ce qu’ils ont fait, ramenons notre perception à ses origines, et nous aurons une connaissance d’un nouveau genre sans avoir eu besoin de recourir à des facultés nouvelles.
Chapitre V : La perception du changement
La première conférence commence par veiller à retrouver un terrain commun entre rationalisme intégral et pragmatisme. Pour cela Bergson invite à regarder les anciens, à propos du problème du changement, car à bien le reprendre beaucoup de choses se simplifieront. Nous voyons le changement mais nous ne le comprendrons pas sans un minimum d’attention contre les préjugés. Concevoir est un pis-aller quand on ne peut pas percevoir et le raisonnement est fait pour combler les vides de la perception. Mais une conception ne vaut que par les perceptions qu’elle représente. Il ne s’agit toutefois pas de la perception d’une chose, d’une qualité ou d’un état : renvoyant aux notions de vérité et de réalité. Mais une conception s’écroule le jour où un fait vient heurter ces conceptions. Çà c’est le premier point. Pour le second, on revient sur une soi-disant insuffisance de nos conceptions et raisonnements. Cela tient à un brouillage par Zénon d’Elée et ses paradoxes d’Achille et la tortue. Platon et son mythe de la caverne surenchérit en instaurant le dualisme. Mais pour les modernes, ces essences (les Idées éternelles) sont constitutives des choses elles-mêmes : ce sont de véritables substances dont les phénomènes ne sont qu’une fine pellicule superficielle. Anciens et modernes sont d’accord pour dire que la philosophie a substitué le concept au percept, privilégiant les fonctions d’abstraction, généralisation, raisonnement. Et voilà le deuxième point. Pour le troisième point, si telle est la méthode alors on n’a pas qu’une philosophie comme il y a une seule science. L’intelligence combine mais ne crée pas. Il lui faut une matière et cette matière ne peut venir que des sens ou de la conscience. La science a pris pour elle tout ce qui est commun entre des choses différentes : la quantité ; et il ne reste plus pour la philosophie que le domaine de la qualité où tout est hétérogène à tout. S’en suit alors la question : ne devrions-nous pas revenir à la perception, obtenir qu’elle se dilate ? Or ici la méthode philosophique (essentiellement la dialectique) va contre notre but. Et ne venons pas dire qu’il n’y a pas moyen d’élargir la perception puisqu’elle ne peut voir que ce qui se voit. Eh bien non. Il y a l’art. il est évident que les artistes nous ouvrent les yeux et que grâce à eux on accède à des émotions et des sensations qui sommeilleraient en nous jusqu’à ce qu’ils les réveillent.
Devant un tableau de Corot ou Turner, nous trouverons que si nous les admirons, c’est que nous avons déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C’était une vision perdue dans la foule des visions qui se recouvrent dans notre expérience usuelle, se dissolvant par leurs interférences réciproques. On dit des artistes qu’ils sont idéalistes pour dire qu’ils se préoccupent moins que nous du côté matériel et positif de la vie. Étant détachés de la réalité arriveraient-ils à voir plus de choses ? En effet les nécessités de l’action limitent le champ de vision. Ainsi la perception distincte est découpée dans un champ plus vaste. Les faits nous montrent un effort constant de l’esprit pour limiter son horizon car avant de philosopher il faut vivre. Dans le champ immensément vaste de notre connaissance virtuelle, nous avons cueilli pour notre connaissance actuelle, tout ce qui intéresse notre action sur les choses. Le cerveau est construit pour faire cette sélection à travers des mécanismes de la mémoire. Nous regardons à peine l’objet ; nous nous contentons de savoir à quelle catégorie il appartient. Mais il y a des gens qui perçoivent pour percevoir, juste pour le plaisir. Ils naissent détachés. N’est-ce pas à les prendre au sérieux, là, que naît la mission d’une nouvelle philosophie. Plotin qui semble aller sur cette voie, parle toutefois de fuite dans la métaphysique comme si en se détachant, on était guidé vers un autre monde, différent de celui où nous vivons. Et là on croise Kant. Il a établi que si la métaphysique existe comme possible c’est par un effort de l’intuition. Seulement il ajoute que cette intuition est impossible. Avec lui à la suite de Plotin, tout le monde a vu qu’opter pour la métaphysique, c’était se détourner des sens et de la conscience, se détournant donc de la vie telle que nous en jouissons. À suivre Kant on a tous cru que nous apercevions réellement le changement là où on ne percevait que le mouvement. À suivre la métaphysique il y avait à s’élever au-dessus, au-dehors, du temps. au lieu de se pencher sur la grande question de la durée.
Deuxième conférence. Il est temps de cumuler nos acquis suite à l’effort d’avoir suivi la première conférence. Il faut revenir à la perception directe du changement et de la mobilité. Nous nous représenterons tout changement, tout mouvement, comme absolument indivisibles. Pour cela il faut abandonner les paradoxes de Zénon car entre A et B, deux points, il y a un bond et non pas un espace découpable infiniment. Ce que nous nous figurons à tort, c’est non pas le changement, mais les positions comme si nous avions besoin d’immobilité. Or le mouvement est la réalité même. L’immobilité est ce dont notre action a besoin et donc nous érigons l’immobilité comme la réalité. Or c’est ainsi que nous nous privons de ce qu’il y a de plus vivant dans le réel. Bien sûr le philosophe a parlé de passage pour approfondir ce qu’il en était du saut, du bond. Mais il nous fait peur. Tout changement réel est un changement indivisible. Et Bergson d’en venir à cette perception d’une chose, par un moi. Bergson met ici l’accent sur la psychologie. Il n’y a pas de perception qui ne change à tout instant. Exemple de deux trains avançant parallèlement à la même vitesse ; pour les passagers des deux trains il y a immobilité trompeuse. Et c’est une autre erreur d’appeler chose ce qui relève du noumène. Une perception subjective n’est qu’un aspect abstrait de l’état général de notre personne laquelle change globalement sans cesse (exemple de la couleur qui est faite d’oscillations incessantes modifiant l’apparence que nous appelons état). Il y a des changements, mais il n’y a pas sous le changement, des choses qui changent. Le changement n’a pas besoin de support. Il y a des mouvements mais il n’y a pas d’objet inerte, invariable, qui se meuve : le mouvement n’implique pas de mobile. Mais revenons à la vue. La science se soumet à ce qu’il n’y a nulle part de substantialité. Les masses se pulvérisent en molécules, les molécules en atomes, les atomes en électrons et corpuscules. Venons-en à la vie intérieure. Il y a la mélodie intérieure de notre vie intérieure, notre personnalité est cela même. Et çà c’est la durée vraie. La durée réelle c’est le temps perçu comme indivisible. Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques uns seront pris de vertige. Car ils estiment que si tout passe, rien n’existe. Cette réalité qu’est la mobilité échappe à la pensée ? Rassurons-les car il n’y a rien de plus solide. Si le changement est réel et même constitutif de la réalité, nous devons envisager le passé tout autrement que nous l’enseigne le langage. Car nous supposons que le passé est inexistant et que seul le présent existe. La fonction de la mémoire qui est propre au présent permet tout au plus de se souvenir. Quel est ce présent seul existant ? Il ne peut être un instant actuel car réduit à un point, il ne saurait avoir d’existence réelle. Notre conscience nous dit pourtant que le présent est une durée. Même si cette durée est quelque chose d’assez flottant, car pour suivre une conférence il y a extension de l’attention au-delà d’un mot, d’une phrase, d’un développement, d’une conférence, d’une deuxième conférence. Notre présent tombe dans le passé quand nous cessons de lui attribuer un intérêt actuel. Dès lors on peut reculer la limite entre présent et passé, car une attention à la vie qui serait suffisamment puissante (débarrassée de tout intérêt pratique) embrasserait dans un présent indivisé l’histoire toute entière de la personne consciente. Le passé se conserve de lui-même automatiquement, il n’a pas besoin de la mémoire. Le cerveau ne conserve pas le passé, il le sélectionne pour l’action. Or la conservation du passé dans le présent est autre chose que l’indivisibilité du changement. Le passé fait corps avec le présent. (suit une dernière remq sur le libre arbitre).
Chapitre VI : Introduction à la métaphysique
Si l’on compare entre elles les définitions de la métaphysique et les conceptions de l’absolu, on s’aperçoit que les philosophes s’accordent à distinguer deux manières profondément différentes de connaître une chose. La première implique que l’on tourne autour de la chose ; la seconde qu’on entre en elle. La première dépend du point de vue où l’on se place et des symbôles par lesquels on s’exprime. La seconde ne dépend d’aucun point de vue et ne s’appuie sur aucun symbôle. De la première connaissance, on dira qu’elle s’arrête au relatif ; de la seconde là où elle est possible, qu’elle atteint l’absolu. Pour éclairer son propos, Bergson va prendre des exemples. Le mouvement d’un objet dans l’espace ; un personnage de roman dont on me raconte des aventures. On a souvent rapporté ces développements à une représentation prise d’un certain point de vue, une traduction faite avec certains symbôles, lesquelles représentations sont dites imparfaites en comparaison de l’objet sur lequel la vue a été prise ou que les symbôles cherchent à exprimer. Mais l’absolu est parfait en ce qu’il est parfaitement ce qu’il est. C’est pour la même raison qu’on a souvent identifié l’absolu et l’infini. Vu du dedans l’absolu est une chose simple, mais envisagé du dehors, c’est-à-dire relativement à autre chose, il devient par rapport aux signes qui l’expriment, la pièce d’or dont on n’aura jamais fini de rendre la monnaie. Or ce qui se prête en même temps à une appréhension indivisible et à une énumération inépuisable, c’est par définition ce qu’on appelle un infini. Il suit de là qu’un absolu ne saurait être donné que dans l’intuition, tandis que tout le reste relève de l’analyse. Nous appelons intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour ce qu’il a d’unique et d’inexprimable. Au contraire l’analyse est l’opération qui ramène l’objet à des éléments connus. L’intuition possible est un acte simple. Ici l’idée de Bergson est de lier ensemble science et métaphysique. On voit clairement que la science positive a pour fonction habituelle d’analyser. Et la métaphysique est la science qui prétend se passer de symbôles.
Il y a une réalité que nous saisissons tous du dedans par intuition et pas par analyse. C’est notre propre personne dans son écoulement à travers le temps. Nous sympathisons avec nous-mêmes. Quand je promène sur ma personne supposée inactive le regard intérieur de ma conscience, j’aperçois d’abord ainsi qu’une croûte solidifiée à la surface, toutes les perceptions qui lui arrivent du monde matériel. Ces perceptions cherchent à se grouper en objets. J’aperçois ensuite des souvenirs plus ou moins adéquats à ces perceptions et qui servent à les interprêter. Et enfin je sens se manifester des tendances, des habitudes motrices, une foule d’actions virtuelles plus ou moins solidement liées à ces perceptions et à ces souvenirs. Mais si je me ramasse de la périphérie vers le centre, si je cherche au fond de moi ce qui est le plus uniformément, le plus constamment, le plus durablement moi-même, je trouve toute autre chose : c’est une continuité d’écoulement qui n’est comparable à rien de ce que j’ai vu s’écouler. C’est une succession d’états dont chacun annonce ce qui suit et contient ce qui précède. À vrai dire ils ne constituent des états multiples que lorsque je les ai dépassés et que je me retourne en arrière pour en observer la trace. Tandis que si je les éprouvais, ils étaient si solidement organisés, si profondément animés d’une vie commune, que je n’aurais su dire où l’un quelconque d’entre eux finit, où l’autre commence, tous se prolongeant les uns dans les autres. C’est le déroulement d’un rouleau (une vie va vieillissant) mais c’est aussi un enroulement car notre passé nous suit. Conscience signifie mémoire. À vrai dire ce n’est ni un déroulement ni un enroulement car il n’y a pas deux moments identiques (comme deux images évoquant la représentation de lignes ou de surfaces dont les parties sont homogènes). Il n’y a pas deux moments identiques chez l’être conscient. Soit un sentiment, la conscience qui accompagne ce sentiment ne pourra rester identique à elle-même pendant deux moments consécutifs puisque le mouvement souvent contient en plus le souvenir du précédent. Il faut plutôt évoquer l’image d’un spectre aux mille nuances, avec des dégradations insensibles qui font qu’on passe d’une nuance à l’autre. Un courant de sentiments qui traverserait le spectre en se teignant tour à tour de chacune de ces nuances éprouverait des changements graduels dont chacun annoncerait le suivant et résumerait en lui ceux qui le précèdent. Encore les nuances resteront-elles toujours extérieures les unes aux autres. Elles se juxtaposent : elles occupent de l’espace. Au contraire ce qui est durée pure exclut toute idée de juxtaposition, d’extériorité réciproque et d’étendue.
Imaginons alors un élastique infiniment petit, contracté en un point mathématique. Tirons le progressivement de manière à faire sortir du point une ligne qui ira s’agrandissant. Fixons notre attention sur l’action qui trace la ligne. Considérons que cette action est indivisible. Dégageons nous enfin de l’espace qui soustend le mouvement pour ne tenir compte que du mouvement lui-même, de l’acte de tension ou d’extension, enfin de la mobilité pure. Nous aurons une image mais cette image reste incomplète parce que le déroulement de notre durée ressemble par un côté à l’unité d’un mouvement qui progresse et par d’autre côté à une multiplicité d’états qui s’étalent et qu’aucune métaphore ne peut rendre un des deux aspects sans sacrifier l’autre. La vie intérieure ne peut être représentée en images. Mais peut-elle l’être par des concepts ? En tout cas à employer des images, on accoutume la conscience à une disposition particulière et déterminée qu’elle devra adopter pour s’apparaître à elle-même sans voile. Encore faut-il qu’elle consente à un effort. Autant les idées abstraites peuvent rendre service à l’analyse, autant elles sont incapables de remplacer l’intuition. Mais le concept généralise en même temps qu’il abstrait. Le concept ne peut symboliser une propriété spéciale qu’en la rendant commune à une infinité de choses. Ils ont donc non seulement l’inconvénient de diviser l’unité concrète de l’objet en autant d’expressions symboliques, ils divisent aussi la philosophie en écoles distinctes. Or la métaphysique n’est pas un jeu, c’est une occupation sérieuse de l’esprit. Il faut qu’elle transcende les concepts pour arriver à l’intuition. Certes les concepts sont indispensables car la métaphysique ne saurait se passer des autres sciences. Mais elle n’est proprement elle-même que lorsqu’elle dépasse le concept ou du moins s’affranchit des concepts raides. Essayons maintenant de faire de la durée une multiplicité ; cette multiplicité ne ressemblera à aucune autre. Dirons-nous alors que la durée a de l’unité ? Mais cette unité est changeante, colorée, vivante, ce qui ne ressemble guère à une unité abstraite. Une connaissance intérieure absolue de la durée du moi par le moi lui-même est possible. C’est dans la confusion entre le rôle de l’analyse et celui de l’intuition que vont naître les discussions scolastiques entre écoles. Dans la suite Bergson va prendre la science psychologique pour montrer qu’elle pèche par des défauts d’analyse qui pâtissent au travail de dégagement de l’intuition. Et c’est là que de la science, la métaphysique de Bergson glisse vers l’art. Les exemples de nouveau sont au rendez-vous : soit le dessin d’une tour de la cathédrale de Paris par un visiteur artiste étranger qui découvre la ville. Ceci dit pour situer ses différents croquis et les relier comme des dessins sur Paris, il est parti d’une intuition originelle du tout (la ville, la cathédrale). Mais l’opération inverse n’est pas possible : il est impossible avec des tas de croquis de faire sentir ce qu’est Paris à quelqu’un qui n’y est jamais allé. En s’appuyant sur cet impossible que l’on comprend avec du bon sens, Bergson critique les écoles philosophiques qui ont quand même voulu prendre cette voie. Ici il y a des pages sur l’empirisme et le rationalisme. Puis il en vient de nouveau à son effort pour cerner la durée réelle. Dans la survivance du passé dans le présent, il n’y aurait pas de durée mais de l’instantanéité. L’état psychologique élémentaire est un perpétuel devenir. On extrait de ce devenir une certaine moyenne de qualité invariable quand on fait de la science psychologique ; on ne cerne là que du temps abstrait. C’est dire que l’analyse opère toujours sur l’immobile tandis que l’intuition se place dans la mobilité, dans la durée. On reconnait le réel, le vécu, le concret à ce qu’il est la variabilité même. L’erreur est de croire qu’avec des schémas on recomposerait le réel. de l’intuition on peut passer à l’analyse mais pas l’inverse.
Ici Bergson repart vers l’Antiquité et aboutira à Galilée. Beaucoup de problèmes naissent de la même illusion : ce que les points immobiles sont au mouvement d’un mobile, les concepts de qualités diverses le sont au changement qualitatif d’un objet. Si la métaphysique est possible c’est au prix d’un effort colossal. Entre réalité et mobilité, Bergson va aligner neuf points. 1) Il y a une réalité extérieure et pourtant donnée immédiatement à notre esprit ; 2) toute réalité est donc tendance si l’on convient d’appeler tendance un changement de direction à l’état naissant ; 3) notre intelligence quand elle suit sa pente naturelle procède par perceptions solides d’un côté, et par conception stable de l’autre ; 4) on comprend que des concepts fixes puissent être extraits par notre pensée de la réalité mobile, mais il n’y a aucun moyen pour restituer avec la fixité des concepts la mobilité du réel ; 5) les démonstrations qui ont été données de la relativité de notre connaissance sont entachées d’un vice originel : elles supposent, comme le dogmatisme qu’elles attaquent, que toute connaissance doit nécessairement partir de concepts aux contours arrêtés pour étreindre avec eux la réalité qui s’écoule ; 6) jamais notre esprit ne peut suivre le mouvement inverse : philosopher consiste à invertir la direction habiltuelle du travail de la pensée ; 7) cette inversion n’a jamais été effectuée de manière méthodique (juste la tentative du calcul infinitésimal) ; la quantité est toujours de la qualité à l’état naissant : un des objets de la métaphysique est d’opérer des différenciations et des intégrations qualitatives ; 8) est relative la connaissance symbolique par concepts préexistants qui va du fixe au mouvant mais non pas la connaissance intuitive qui s’installe dans le mouvant et adopte la vie même des choses ; 9) c’est ici que Bergson passe de Galilée à Kant : toute la CRP aboutit à établir que le platonisme, illégitime si les idées sont des choses, devient légitime si les idées sont des rapports et que l’idée toute faite, une fois ramenée du ciel sur la terre, est bien comme l’avait vu Platon le fond commun de la pensée et de la nature. Mais toute la CRP repose sur le postulat que notre pensée est incapable d’autre chose que de platoniser ….
(Les trois derniers chapitres ne sont pas résumés ici.)